Henri Maspero (1883-1945)

Contribution à l'étude de

LA SOCIÉTÉ CHINOISE À LA FIN DES CHANG ET AU DÉBUT DES TCHEOU

Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, tome 46 n°2, 1954, pp. 335-403.

  • Introduction : "Les écrivains de l'époque des Royaumes Combattants et de la dynastie Han ont beaucoup écrit sur l'antiquité. Ce qu'ils ont dit des idées des Anciens est d'une utilisation difficile et peu sûre, parce qu'ils y ont sans cesse mêlé leurs propres idées et celles de leur temps. Mais ils ont fait connaître aussi nombre de traits de la culture matérielle antique, en quoi ils sont moins sujets à caution : les faits qu'ils rapportent sont le plus souvent exacts, comme le montre la fréquente concordance des données des inscriptions et de celles des Rituels, en particulier du Tcheou-li, ce recueil administratif du IVe siècle a. C. qui est un curieux mélange de faits anciens réels et de théories utopiques..."
  • "Ce qui est faux, c'est le jour sous lequel ils les présentent, car dans ce cas encore ils projettent constamment le contemporain dans l'antique, et donnent des interprétations ou des explications inacceptables de faits vrais en eux-mêmes. Nous commençons ainsi à entrevoir quelque chose de la vie matérielle des Chinois à l'époque la plus ancienne sur laquelle nous avons des documents écrits, vers la fin des Chang et le début des Tcheou, aux confins du second et du premier millénaire avant notre ère."
  • "Quand on essaie de rapprocher les résultats des découvertes archéologiques récentes, les données des inscriptions, et certains passages des Classiques et des auteurs anciens, ils s'éclairent les uns les autres. L'étude des instruments aratoires et du mode de travail agricole aide à comprendre ce qu'était la vie paysanne ; l'organisation des domaines fonciers telle que la font voir les inscriptions des Tcheou occidentaux, celle de la vie royale telle qu'elle ressort des inscriptions des Chang, s'éclairent mutuellement ; ...enfin les données ainsi acquises, et celles de quelques inscriptions mises en face de divers passages du Tcheou-li, permettent de saisir les formes encore rudimentaires d'où l'administration impériale sortira peu à peu, mais sans jamais se dégager complètement de ces origines."

Extraits : La vie paysanne. Les instruments aratoires - Les domaines : donation et bornage
Organisation de la maison des patriciens propriétaires de domaines
Organisation administrative du royaume
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Cabanes. Henri Maspero (1883-1945) : Contribution à l'étude de la société chinoise à la fin des Chang et au début des Tcheou Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, tome 46 n°2, 1954.

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La vie paysanne. Les instruments aratoires

La Chine apparaît dès ses origines comme un pays de civilisation agricole. C'est le second des empereurs mythiques, Chen-nong qui enseigna aux hommes la culture des céréales. Or, la charrue s'impose si fermement à l'esprit comme étant par excellence l'instrument du travail des champs que personne n'a hésité, en Chine pas plus qu'en Occident, à attribuer l'emploi de la charrue aux Chinois de la haute antiquité : déjà avant les Han, le Chan-hai king en assignait l'invention au petit-fils de Heou-tsi, l'ancêtre des rois Tcheou. Ce n'est que tout récemment que M. Siu Tchong-chou a démontré qu'ils ne la connaissaient pas et que l'instrument aratoire mentionné dans les textes antiques était une sorte de houe avec laquelle ils façonnaient la terre à la main. La charrue ne leur fut connue qu'à une époque relativement récente, vers le milieu du dernier millénaire avant notre ère, soit qu'ils l'aient alors inventée, soit qu'ils en aient par quelque intermédiaire appris l'usage des Occidentaux qui l'employaient depuis des siècles. La charrue allait provoquer une véritable révolution : la vie non seulement des paysans, mais de toute la société, fut modifiée. La charrue amena l'établissement de champs permanents irrigués ; il avait pu y en avoir anciennement en quelques lieux favorables, mais dès lors ils devinrent la forme normale de l'exploitation du sol, et la culture par défrichement, usitée jusque là, disparut. La charrue imposait la recherche de terrains plats ; elle fit descendre l'agriculture des pentes au fond des vallées, jusque là abandonnées aux marais et aux divagations des fleuves ; des endiguements en permirent la mise en culture. La grande plaine du fleuve Jaune commença à se transformer. Comme on l'a vu plus haut, la tradition veut que les premières digues qui permirent l'assèchement du vaste delta des Neuf Fleuves aient daté du temps du prince Houan de Ts'i, au VIIe siècle. C'est probablement encore un peu trop tôt ; tout ce qui s'est fait d'important dans le pays de Ts'i est toujours rapporté à ce prince : dans la vallée de la rivière Lo, l'irrigation et la culture du riz semblent s'être installées au IVe siècle. Quoi qu'il en soit, les terres cultivées s'étendirent peu à peu, à mesure que l'énorme main-d'œuvre exigée par le façonnage à la main put s'employer à faire de nouveaux champs ; la population s'accrut avec l'accroissement des moyens de subsistance ; le pays s'enrichit, sinon les paysans. Les princes eurent des ressources plus abondantes et surtout plus régulières ; l'impôt lui-même changea de forme vers fin du VIe siècle, et la dîme des récoltes fut remplacée par un véritable impôt foncier, fondé sur l'étendue des terres cultivées, ce qui ne put se faire que là où des champs permanents avaient remplacé les anciens défrichements dont l'emplacement et l'étendue variaient d'année en année. C'est à la suite de cette révolution technique et économique qu'à partir du Ve et du IVe siècle les lettres et les arts purent prendre leur essor en Chine.

Pour une époque plus ancienne, quand le Che king, le Tcheou-li, le Li-ki, même, parlent des travaux des champs, l'instrument aratoire qu'ils mentionnent n'est jamais la charrue li, mais la houe lei ou lei-sseu. Il n'existe pas de nom antique de la charrue : le mot li se rencontre dans les textes antiques, mais seulement avec la valeur de « bœuf noir ». La littérature moderne emploie l'expression lei-sseu comme une désignation littéraire élégante de la charrue : c'est par exemple sous ce nom qu'elle est décrite en détail dans un petit ouvrage technique sur l'agriculture, des T'ang ou des Song, le Lei-sseu king. Mais ce n'est là qu'un pédantisme de lettrés, qui appliquaient à un instrument moderne le nom d'un instrument ancien tout différent, par allusion aux Classiques. Les auteurs anciens n'ont jamais hésité sur le véritable sens du mot ; au IIe siècle de notre ère, le Chouo-wen définit encore le lei comme « un bois courbe pour labourer à la main », et le sseu comme « une bêche » tch'a.

La houe chinoise antique était, comme toutes les houes, faite de deux parties, le manche lei et le soc sseu. « Le charron tch'o-jen », lit-on dans le K'ao-kong ki du Tcheou-li,

« fait les manches de houe, lei : le sep ts'eu est long de 1 pied 1 pouce ; la partie droite du milieu a 3 pieds 3 pouces ; la partie recourbée du haut a 2 pieds 2 pouces ; (le manche a donc en tout), en suivant la courbure, 6 pieds 6 pouces de long. Le soc sseu a 5 pouces de large. »

Tcheng Hiuan, commentant ce passage, note que la houe antique différait de celle de son temps qui était bifide. La houe des Han est bien connue grâce à divers dessins gravés dans les tombes du Chan-tong. Les uns représentent Chen-nong tenant l'instrument qu'il vient d'inventer ; les autres figurent le même instrument entre les mains de génies ailés ou simplement du défunt. Elle avait un manche droit ou légèrement recourbé, et un double tranchant emmanché suivant l'axe même du manche. Le manche est différent de celui que décrit le Tcheou-li, mais pour le tranchant il semble que Tcheng Hiuan se soit trompé. Le caractère n'apparaît pas isolément dans les inscriptions des Chang, mais les formes qu'on en trouve en combinaison marquent nettement les deux dents du hoyau, et celles-ci apparaissent encore mieux dans un dessin réaliste gravé sur un vase de bronze connu sous le nom de « touei de la houe », lei-touei, parce que ce dessin est la seule inscription qu'il porte.

Est-ce à dire que l'instrument avait changé de forme entre l'antiquité et l'époque des Han ? Il me semble plus vraisemblable qu'il avait peu à peu disparu après l'invention de la charrue et que les lettrés du temps des Han, en donnant des instructions aux dessinateurs pour la représentation de cet instrument inconnu, ont simplement choisi parmi les outils de leur temps celui qui leur paraissait répondre le moins mal à la description du Tcheou-li, et pour cela choisi une bêche. Or il y avait au moins deux sortes de bêches : une bêche à tranchant large et dont le manche solide était muni d'une barre transversale pour appuyer le pied, le tch'a, qui devait être analogue au bipalium des jardiniers de l'Italie antique ; et un hoyau houa, « une bêche à deux tranchants », leang jen tch'a, qui différait de nos hoyaux comme du bidens antique en ce qu'il était emmanché comme une bêche, avec les deux dents dans le prolongement du manche au lieu de former un angle avec lui. Dans les bas-reliefs des Han, c'est le houa qui a servi de modèle à la représentation du lei-sseu antique, bien que cette bêche répondît plutôt au ts'ien de l'antiquité.

La description du Tcheou-li est si précise qu'elle donne une idée très nette de ce qu'était l'instrument antique, sauf toutefois le tranchant dont il n'est pas dit s'il était unique ou bifide. L'auteur du Tcheou-li a voulu incontestablement décrire un instrument unique qui se composait de deux parties, l'une en bois qu'il appelle lei (terminée par le sep ts'eu), et l'autre en métal qu'il appelle sseu, le soc. Ces deux parties, on les trouve souvent mentionnées chez les auteurs anciens: le Yi-king déclare que

« Chen-nong tailla le bois pour en faire le soc sseu, et courba le bois pour en faire le manche lei. »

Cette houe chinoise était un instrument d'aspect singulier. Le manche en est très long : 6 pieds 6 pouces, soit 1,58 m en comptant le pied des Han à 0,24 m, ce qui est la mesure moyenne ; c'est presque la taille d'un homme. Il est vrai que la courbure du manche en diminue la hauteur, de sorte que l'instrument mis à plat a juste, nous dit-on, la longueur d'un pas, soit 6 pieds, c'est-à-dire 1,44 m. Il il n'en reste pas moins que le manche est anormalement long. D'autre part, le tranchant a 5 pouces de large, soit seulement 0,12 m, et la partie utile est moindre encore s'il y a deux dents et par conséquent un espace vide au milieu. Un très long manche avec un tout petit tranchant, cela fait un instrument très léger avec lequel les travaux de force sont impossibles. Pas de défonçage de terres lourdes avec cette houe ; tout ce qu'on peut faire est d'égratigner la terre, et encore faut-il un sol lui-même très léger : un manche aussi long se briserait si l'on frappait le sol violemment comme nous le faisons avec notre hoyau, ou si l'on essayait de soulever des mottes de terre un peu lourdes. On ne pouvait donc s'en servir en piochant comme nous faisons du hoyau : d'ailleurs la barre de pied exclut ce mode d'emploi qui la rendrait inutile. La longueur du manche, elle aussi, serait gênante si l'on s'en servait verticalement ou avec une faible inclinaison comme de nos bêches. La seule manière de s'en servir était évidemment de la pousser devant soi ; un dessin des Han le montre très clairement, mais, comme je l'ai dit, l'outil des Han n'est pas exactement l'outil antique, et l'on pourrait hésiter à conclure de l'un à l'autre si les caractères des inscriptions des Chang ne fournissaient eux aussi des dessins fort nets ; de même, la position de la main stylisée qui tient la houe dans le dessin du lei-touei ne laisse aucun doute à cet égard : si la houe était employée à notre manière, la main serait du côté opposé du manche.

Cet instrument curieux n'est pas particulier à la Chine. M. Hopkins a montré qu'on emploie un instrument analogue dans l'île de Skye sur la côte Nord de l'Écosse : il est appelé en gaélique cas-chrom. C'est «une charrue à pied en bois et en fer..., servant à la fois de bêche et de charrue». On la pousse dans le sol à l'aide de la barre de pied ; le manche est alors abaissé, le talon formant point d'appui, et un sillon est creusé. C'est tout à fait un lei-sseu, à cela près que le sep en est plus long et que le soc n'en est pas bifide, sans doute parce que le terrain est moins léger que le lœss.

L'emploi de ce cas-chrom écossais fait comprendre le sens exact des termes qui expriment l'action du lei-sseu. L'expression courante est tche-lei. Le mot tche veut dire au propre «fouler aux pieds», « piétiner » ; il a aussi le sens moins fort de « presser du pied » : par exemple Sseu-ma Ts'ien dit de Sou Ts'in tche king-nou « il pressait du pied une forte arbalète (pour la bander) ». C'est ce sens qu'il a dans l'expression tche-lei, qui veut dire « presser du pied la houe » en appuyant sur la barre transversale. Ainsi Houan K'ouan, dit dans le Yen-t'ie louen « les commanderies de l'intérieur... ne conviennent pas aux bœufs et aux chevaux. Le peuple laboure en pressant du pied la houe, et transporte les fardeaux sur le dos ou au bout de bâtons ; les gens se fatiguent beaucoup sans grand résultat ». On retrouve l'expression dans une autre partie du même ouvrage : (Les gens qui mangent tranquillement bien assis chez eux) « ne connaissent pas la fatigue de cultiver soi-même en pressant du pied la houe ». Un siècle plus tôt, Houai-nan tseu emploie la même expression, mais en écrivant le verbe par un caractère homophone tche : « un homme qui cultive en pressant du pied la houe ne fait pas plus de 10 meou ». Dans ces deux derniers exemples, il est douteux qu'il faille prendre le mot à la lettre : les paysans du temps des Han labouraient à la charrue, et il est plus probable qu'il n'y a là qu'une expression stéréotypée pour désigner le labourage. Dans le premier passage, au contraire, le façonnage à la main et le portage à dos d'homme s'opposent au labourage à la charrue attelée et au voiturage, et « presser du pied la houe » désigne bien le travail du paysan qui, faute de pouvoir atteler des chevaux ou des bœufs à une charrue pour labourer, parce que le climat de son pays ne convient pas à ces bêtes, est obligé de bêcher son champ et appuie du pied sur sa bêche pour l'enfoncer dans le sol : même si la houe des Han n'était pas pareille à celle de l'antiquité, c'est le même geste.

On retrouve ce mouvement caractéristique de l'emploi de cet instrument dans l'ode Ts'i-yue du Che king :
Aux jours du 3e mois, nous allons houer.
Aux jours du 4e mois, nous levons les pieds.

« Lever les pieds » est à prendre littéralement : le paysan lève le pied pour l'appuyer sur la barre transversale de la houe ; c'est l'équivalent de tche-lei du Yen-t'ie louen et du Houai-nan tseu.

La portée de ce geste est précisée par le K'ao-kong ki qui explique qu'on n'enfonçait pas toujours la houe en terre de la même façon, mais qu'on en changeait l'inclinaison suivant les terrains :

« Une terre dure demande un sep ts'eu (emmanché) droit ; une terre molle demande que le sep soit (emmanché) obliquement. Quand le sep est emmanché droit, il est plus commode pour pousser t'ouei ; quand il est emmanché obliquement, il est plus commode pour verser la motte fa. Quand le sep est (emmanché) suivant un angle pareil à la forme d'une pierre sonore king, c'est ce qu'on appelle (un sep pour) terre moyenne. »

Dans le premier cas, on l'emploie surtout comme couteau pour fendre la terre, dans les deux autres, comme versoir pour la rejeter sur le côté. Les commentateurs supposent que, dans les deux cas extrêmes, les dimensions variaient : il n'y a aucune raison de le supposer ; l'emmanchure seule diffère : dans le premier cas, le coude de la partie médiane vient se poser à angle droit sur le sep horizontal ; dans les deux autres cas, il s'y pose en formant un« angle obtus.

Le travail lui-même est décrit succinctement, à propos de la cérémonie du Labourage Royal, dans le Yue-ling et le Kouo-yu, qui se complètent mutuellement. Voici le le texte du Yue-ling :

« Le Fils du Ciel en personne prend sur son char une houe lei-sseu et la pose entre le cuirassier et le cocher qui font avec lui un groupe de trois personnes ; et, conduisant les trois ducs, les neuf ministres, les princes et les grands officiers, il laboure, keng, lui-même le champ du seigneur ti-tsi. Le Fils du ciel pousse t'ouei trois fois (la houe), les trois ducs la poussent cinq fois, les ministres et les princes la poussent neuf fois. »

T'ouei, c'est pousser la houe avec la main pendant qu'on appuie avec le pied sur la barre transversale, de façon à la faire pénétrer dans le sol. On pousse la houe, c'est-à-dire qu'après l'avoir enfoncée dans le sol on avance en la poussant devant soi et, en la poussant, on la tient légèrement inclinée à droite ou à gauche, de façon à rejeter la terre sur le côté en formant une motte fa. En poussant la houe bien droit, on arrive à tracer un sillon. C'est ce que dit le Kouo-yu :

« Le roi en cultivant fait une motte, (puis chacun) successivement triple (le nombre précédent), et les gens du peuple achèvent le labour de 1.000 arpents. »

Tel était le mode d'emploi du lei-sseu, l'instrument aratoire de la haute antiquité chinoise.

Cabanes 2. Henri Maspero (1883-1945) : Contribution à l'étude de la société chinoise à la fin des Chang et au début des Tcheou Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, tome 46 n°2, 1954

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Les domaines : donation et bornage

Les domaines sont appelés dans les inscriptions yi-t'ien, ou t'ien... Les Rituels disent yi, quelquefois ts'ai-ti. Leur étendue différait considérablement. Le Yi king parle d'un domaine yi de 300 familles hou ; plus tardivement, au IVe siècle, le Chang-tseu, énumérant les récompenses accordées pour la valeur militaire dans la principauté de Ts'in, parle de yi de 300 et 600 familles.

Dans les inscriptions, il n'y a malheureusement rien qui donne une idée du nombre de familles qui résidaient dans les divers domaines dont il est question. Mais elles montrent les domaines sous d'autres aspects. Les propriétés d'un même maître n'étaient pas nécessairement d'un même tenant.

Les mots yi et t'ien, bien que désignant, soit séparément soit en conjonction, ce que nous appelons un domaine, sont des mots de sens différent... yi c'est le domaine considéré comme la résidence du propriétaire, avec un temple ancestral et une agglomération paysanne ; t'ien, c'est le domaine considéré comme terrain de culture. Le premier terme le désigne en fonction des habitants, le deuxième en fonction des terres. Ces deux termes n'ont pas de valeur religieuse ; il ne s'agit donc pas de fiefs.

[Datation des inscriptions]

Je vais maintenant aborder une série d'inscriptions qui montrent ce qu'était un domaine. Je les rangerai par sujets, et non par ordre chronologique, pour l'excellente raison qu'il est à mon avis impossible de les dater... Les inscriptions antiques, au point de vue de leurs dates, se présentent de diverses façons. Certaines n'ont pas de date du tout : elles ne posent pas de question. Celles qui présentent une date n'ont parfois qu'une indication de mois, avec ou sans jour en signes cycliques. Celles-ci sont également impossibles à dater, et on ne l'a pas essayé : un mois avec quantième et jour cyclique peut fournir une date, parce que le même cyclique ne retombe sur le même quantième du mois que tous les quatre-vingts ans ; mais, sans quantième, il n'y a aucun moyen de dater. En effet, le cycle ayant soixante jours et le mois grosso modo trente jours, tous les jours du cycle peuvent tomber en n'importe quel mois dans l'espace de deux ans.

Restent trois sortes d'inscriptions datées : celles qui contiennent une indication d'année de règne (sans nom de roi), avec mois et jour cyclique ; celles qui contiennent, à côté du mois et du jour cyclique, une des indications énigmatiques ki cheng pa, ki sseu pa, etc., ou encore la formule du 1er du mois tch'ou-ki, etc., avec ou sans donnée de règne ; enfin, quelques très rares inscriptions qui mentionnent un titre royal, soit celui d'un roi précédent, soit celui d'un roi régnant, avec ou sans date d'année. Ces dernières sont les seules qui permettent de fixer une date approximative ; toutes les autres ne fournissent absolument aucune indication utile.

Il semblerait à première vue qu'avec une année de règne, un mois et un jour cyclique, on dût arriver à dater les inscriptions avec précision. Dans la période moderne, à partir des Han, ce serait souvent suffisant : en effet, pour trouver la date d'une inscription de la 1e année d'un souverain qui n'est pas nommé, 12e mois, jour kia-tseu (1er du cycle), il suffit de prendre successivement toutes les premières années des souverains de la période considérée, jusqu'à ce qu'on arrive à celle où le 12e mois contient un jour kia-tseu ; comme le calendrier alors est régulier et que la longueur des règnes est exactement connue, la recherche est sûre. Mais, à l'époque antique, d'une part le calendrier est irrégulier, et de l'autre nous ne connaissons pas les durées des règnes : il n'y a donc aucun moyen de faire une recherche sûre...

Est-ce à dire qu'il faille prendre les inscriptions en vrac et se résigner à les laisser dans le vague au long de la dynastie des Tcheou ? Ce serait les rendre inutilisables, car cette dynastie est très longue et il y a eu trop de changements, au cours de son histoire, pour qu'on puisse mettre sur le même pied un document du début ou de la fin des Tcheou. Il existe au moins deux moyens, d'importance inégale, de déterminer une datation sinon précise, au moins approximative. D'abord le style des bronzes : la forme du vase, les motifs d'ornementation ont eu leur développement propre, et il est possible d'en établir une chronologie. En second lieu, le contenu des inscriptions : on a constaté que certains noms de hauts dignitaires reviennent dans plusieurs inscriptions ; en classant ensemble celles qui contiennent les mêmes noms, on arrive à former des familles d'inscriptions à peu près contemporaines. En se servant conjointement de ces deux procédés, on pourra parvenir à une datation approximative.

La constitution d'un domaine se faisait en quelque sorte en deux temps : d'abord donation solennelle des terres au cours d'une audience, la donation étant enregistrée par les scribes ; puis, plus tard, les terres données étant reconnues, mesurées et délimitées sur le terrain avec le concours des voisins. Les deux actes sont bien connus par les inscriptions et par les textes.

[Donations d'un domaine]

Les donations se faisaient par acte solennel, en une audience où le donateur (roi ou seigneur) recevait le donataire et lui tenait un discours plus ou moins long, indiquant les raisons de sa faveur et les dons qu'il lui accordait. Le passage suivant, qui est la deuxième partie de l'inscription du grand trépied de K'o, montre comment cette cérémonie se faisait aux environs de la seconde moitié du IXe siècle :

« ...Le roi était à Tcheou ancestral Tsong-Tcheou. Le matin, le roi se rendit au Temple miao (du roi) Mou, et prit place. Ki de Tch'ong assistait. L'officier de bouche chan-fou K'o entra par la porte et se tint debout au milieu de la cour, face au nord. Le roi s'écria :
— Chef de famille Yin, faites la tablette ts'ö donnant la charge ming à l'officier de bouche K'o !
Le roi parla ainsi :
— K'o, autrefois je vous ai donné la charge d'être l'intermédiaire de mes ordres. Maintenant, je continue et j'agrandis votre charge. Je vous donne... un vêtement de soie écrue siao k'iong... je vous donne une terre à Ye, je vous donne une terre à Pei, je vous donne la terre de P'ou, sur le mont Tsiun, (prise sur) les biens kia de Tsing, avec les serviteurs et les servantes tch'en-tsie (de cette terre). Je vous donne une terre à K'ang ; je vous donne une terre à Yen ; je vous donne une terre à Fou-yuan. Je vous donne une terre sur le mont Han-chan. Je vous donne des scribes che, des petits serviteurs siao-tch'en, des flûtes, des tambours et des cloches. Je vous donne les hommes de Tsing, Tchang et P'ou pour les enregistrer tsi. Je vous donne les hommes de Tsing qui se sont enfuis à Tch'ong. Soyez diligent et, du matin au soir, vaquez aux affaires ; ne contrevenez pas à mes ordres.
K'o salua en se prosternant... »

Si le roi n'était pas à la capitale, mais en voyage, il donnait audience au lieu où il se trouvait, mais avec la même cérémonie, comme on le voit par l'inscription dite du trépied de Nan-kong Tchong des Tcheou, où le roi donne la terre (le mot employé ici n'est ni t'ien, ni yi, mais ts'ai) de Houai (?) à un personnage appelé Tchong. Cette inscription est perdue depuis longtemps avec le vase qui la portait. Elle avait été trouvée à l'époque des Song, et elle n'est connue que par les ouvrages épigraphiques de cette époque.

« Or, le 13e mois, le jour keng-yin, le roi était à Han-ts'eu. Le roi ordonna au Grand scribe ta-che de donner la terre de Houai (?). Le roi dit :
— Tchong, ces gens de Houai (?) sont venus se donner au roi Wou pour être sujets. Maintenant je vous fais don de la terre de Houai (?) pour être votre apanage ts'ai.
Tchong, pour répondre à la bienveillance du roi, a ordonné de faire ce vase à bouillon pour son père Yi... »

on voit encore par cette inscription comment le domaine est constitué par donation royale.

Cette cérémonie n'avait d'ailleurs rien de spécial à la collation d'un domaine foncier ; c'était la cérémonie normale par laquelle le roi conférait une charge, en somme la cérémonie même de l'audience. On la retrouve pareille dans les inscriptions où il n'y a pas donation de terre, par exemple dans celle du vase de Yu :

« Or, le deuxième mois, le premier jour faste, ting-hai, le roi était à la ville de Tcheou dans la Grande salle ta-che ; le matin il se rendit au Temple miao. L'intendant tsai Fei assistait. Le Faiseur de tablettes Yu entra par la porte et se tint debout au milieu de la cour, tourné vers le nord, etc.
(suit l'énumération des dons).

Le chapitre Tsi-t'ong du Li-ki décrit cette cérémonie de façon fort exacte, ce qui montre que, dans certains cas au moins, les Rituels, malgré leur date tardive, connaissaient bien certaines cérémonies de l'antiquité, probablement parce que leur caractère solennel les préservait et qu'elles n'avaient pas changé depuis le début de la dynastie :

« Anciennement, les rois éclairés donnaient des dignités à qui avait de la vertu et donnaient des émoluments à qui avait des mérites. Ils conféraient dignités et émoluments dans le Grand temple ta-miao, afin de montrer qu'ils n'osaient pas agir d'eux-mêmes (ils agissaient sous l'influence des ancêtres). C'est pourquoi, un jour de sacrifice, après la première présentation de la coupe, le prince descendait se tenir debout au sud des degrés orientaux, tourné face au sud. Celui qui recevait la charge se tournait face au nord. Le scribe, à la droite du prince, tenant en main la tablette ts'ö, conférait la charge. (Le récipiendaire) saluait deux fois en inclinant la tête, recevait le diplôme chou et retournait chez lui.

Les inscriptions précédentes ont montré des donations royales ; mais toute constitution de domaine ne venait pas du roi. Si c'était quelque autre personnage qui faisait la donation, la cérémonie était exactement la même. Dans l'inscription du kouei de Mao, c'est le comte de Yong qui confère une charge à un de ses officiers : il le fait exactement par la même cérémonie que le roi, et dans les mêmes termes :

« Or, le onzième mois du roi, le jour de la lune décroissante [marqué] ting-hai, Ki de Yong entra assister yeou Mao, qui prit place au milieu de la cour. Le comte de Yong s'écria :
— Je donne une charge à Mao.
Il dit :
— Succédez à vos défunts grand-père et père qui ont régi la maison seigneuriale de Yong. Jadis, votre grand-père a déjà rempli cette charge ; votre père a régi les gens de Fang ; ils ont déployé une éclatante perfection... Maintenant, comme je n'oserais ne pas attacher d'importance aux promotions faites par feu Monseigneur sien-kong, j'accrois pour vous la fonction donnée par feu Monseigneur. Maintenant, voici que je vous donne charge de régir le palais de Fang et les gens de Fang. N'osez pas ne pas être excellent ! Je vous fais don de quatre tablettes tchang de jade, d'un vase précieux pour le mobilier du culte ; je vous fais don de dix chevaux et de dix bœufs. Je vous donne une terre à Tso, une terre à..., une terre à Toueï, une terre à Tsai.
Mao salua en se prosternant...

[Bornage du domaine]

La donation faite, si c'est un domaine nouvellement constitué, il faut en déterminer exactement les limites, de façon à écarter toute contestation avec les voisins.

À l'époque des Han, les contrats de vente de terrains portaient indication des limites par rapport aux propriétés voisines. Ce n'était pas une innovation : dès l'antiquité, on procédait à une délimitation précise.

Il en existe un exemple remarquable datant des confins du IXe et du VIIIe siècle a. C. ; c'est la délimitation de deux domaines de San, que stipule la grande inscription du plat du chef de la famille San... Cette inscription constitue un document de premier ordre : c'est le procès-verbal authentique de la constitution d'un domaine. D'abord on procède au bornage : on fait les levées de terre fong pour marquer les limites ; c'est un fait que note le Tcheou-li à l'article des borneurs fong-jen. Le domaine créé pour San dépend d'un personnage que l'inscription appelle « le roi de Tsö », et qui réside à Teou... les faits sont exposés avec beaucoup d'exactitude. Le bornage est exécuté en présence de deux groupes d'officiers représentant les uns les intérêts de l'ancien propriétaire, les autres ceux du propriétaire du domaine nouvellement créé. Parmi les premiers, il y a, d'abord, « les officiers du maître de Tsö » Tsö-jen yeou-sseu, créateur du nouveau domaine en faveur de San, puis ceux des propriétaires voisins, le maître de Teou Teou-jen, le maître de Yuan Yuan-jen, soit que ceux-ci aient contribué par le don de quelques parcelles de leurs terres à la constitution du domaine de San, soit qu'ils aient été simplement maîtres de domaines contigus (c'est chez le maître de Teou que résidait le roi au moment du bornage, d'après la dernière ligne de l'inscription) ; d'autre part, des officiers yeou-sseu de San et quelques personnages qui étaient sans doute de ses amis et veillaient à ses intérêts. Le bornage était essentiel pour marquer les limites à l'intérieur desquelles le propriétaire du domaine avait le droit exclusif d'envoyer ses paysans faire des défrichements, et qu'il ne devait pas leur laisser dépasser.

Le bornage achevé, on fait prêter serment aux agents locaux du roi de Tsö : c'étaient ceux qui étaient chargés des terres avant la donation ; ce sont eux qui les ont remises au nouveau maître. Ils prêtent serment d'avoir livré ce qu'il leur était commandé de livrer, et de ne pas molester le nouveau propriétaire en essayant de reprendre les terres qui lui ont été remises ; le serment se termine par l'énoncé des peines appliquées au cas où ils manqueraient à leur parole. Il n'est pas question d'un serment de San : peut-être jugeait-on inutile de demander au nouveau venu de s'engager à ne pas molester ceux parmi lesquels il s'installait ; mais il est plus probable que l'inscription est celle que San avait fait graver pour son propre usage, et ne mentionne pas son propre serment parce qu'il serait inutile à sa défense en cas de procès.

Le serment prêté, le domaine est définitivement établi sur le terrain : il ne reste plus qu'à en remettre le plan au donataire pour servir de preuve en cas de contestation. Puis le chef des scribes signe le procès-verbal de la cérémonie, qui est destiné à servir de contrat k'iuan pour être présenté à titre de preuve en cas de contestation.

Ce que ce texte apporte de plus important, c'est, à côté de détails précis sur le mode de constitution d'un domaine, la constatation qu'il s'agit là non pas d'un fait rare, mais au contraire d'une affaire courante, pour laquelle il y a toute une procédure bien établie et qui se déroule régulièrement et sans improvisation hâtive ; chacun sait ce qu'il a à faire et le fait au moment voulu.

Domaine. Henri Maspero (1883-1945) : Contribution à l'étude de la société chinoise à la fin des Chang et au début des Tcheou. Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, tome 46 n°2, 1954

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Organisation de la maison des patriciens propriétaires de domaines

La Chine était constituée d'étages superposés de systèmes économiques fermés : en bas gentilshommes propriétaires fonciers, au-dessus seigneurs, tout en haut le roi. La terre était la seule valeur ; c'était, à chaque degré, par des terres qu'on récompensait les services : le simple gentilhomme payait ceux qu'il employait en leur allouant de petites parcelles, comme le roi ses grands dignitaires en leur allouant de vastes domaines. Nul ne pouvait vivre que de l'exploitation de ses terres et, le maître étant le plus souvent absent pour remplir sa charge auprès de ceux qu'il servait, il fallait des gens pour le remplacer, tant pour l'exploitation du domaine, producteur des ressources, que pour l'administration de la famille qui vivait des produits du domaine, et pour les transports du domaine à la résidence du maître, bien que ce dernier point fût simplifié par le fait que les domaines étaient toujours constitués à proximité de la résidence réelle. Tout cela demandait une organisation compliquée ; aussi la maison des simples gentilshommes était-elle montée aussi largement que celle des seigneurs, avec de nombreux officiers dont les titres comme les fonctions étaient les mêmes que dans les principautés. Les Classiques, en particulier le Yi-li, donnent quelque idée de ce qu'était l'organisation de la maison, non seulement des grands-officiers tai-fou, mais encore des simples gentilshommes de la principauté de Lou vers les Ve et IVe siècles a. C., et les quelques inscriptions des Tcheou occidentaux qui mentionnent des noms de fonctions familiales viennent corroborer les notions qu'on peut tirer de ces textes, et montrer l'ancienneté de cette organisation.

Chaque domaine était régi par un intendant tsai chargé d'en diriger l'exploitation. Ceux qui avaient plusieurs domaines avaient plusieurs intendants domaniaux yi-tsai, sur place dans chaque endroit. Il y avait en outre des gardes-chasse yu et des gardes-forestiers lou, pour l'exploitation des parties des terres qui n'étaient jamais mises en culture, forêts, étangs, etc. D'autre part, quand les terres étaient assez étendues pour former plusieurs domaines, il y avait un officier pour régler tout ce qui était d'intérêt général : c'était le directeur des piétons sseu-t'ou, qui levait les corvées pour l'entretien des routes et des ponts, la construction de la maison du maître et de ses dépendances, les battues de chasse, etc. Le chef des artisans kong-che était une sorte d'ingénieur qui faisait les plans et s'occupait en général de la partie technique des constructions, des routes, de la fabrication et du montage des chars, etc. S'il y avait des marchands installés sur le domaine, on les mettait sous le contrôle d'un chef de marchands kia-tcheng. Pour maintenir l'ordre, il y avait un prévôt de justice che qui faisait la police, arrêtait les fauteurs de troubles et les jugeait, mais dont les jugements, d'après le Tcheou-li, n'étaient exécutoires qu'après examen par un juge royal, le tchao tai-fou. Enfin le roi (et sans doute aussi les seigneurs) imposaient au gentilhomme-propriétaire un directeur des chevaux sseu-ma désigné par eux, et chargé de « régir les domestiques, les archers, les braves, les policiers, les... (?) petits et grands ». C'était cet officier royal et non le maître du domaine qui amenait et conduisait les troupes en campagne ; les simples propriétaires privés n'avaient pas de corps de troupes à eux, c'était un droit réservé aux seigneurs tchou-heou. Les directeurs des chevaux avaient sous leurs ordres un personnel plus ou moins nombreux d'employés : des sseu-jen qui portaient les ordres, des cadets chou, puis des employés plus spécialisés : portiers houen-jen, gardes-magasin kouan-k'ou, gardes-grenier lin-jen, borneurs fong-tchö, ceux-ci chargés de mesurer le terrain pour les défrichements et, à l'occasion, pour les donations.

Outre ces officiers chargés des besognes administratives, les gentilshommes avaient des officiers personnels. Quelques-uns étaient chargés du culte familial : un prieur tchou ou scribe-prieur tchou-che, qu'on appelait aussi le doyen (chargé) des ancêtres tsong-lao, quelquefois assisté d'un petit-prieur siao-tchou, et ayant sous ses ordres un scribe de la divination par l'achillée che-che et un préposé aux objets du culte sseu-kong. D'autres étaient pour le service de sa personne : des domestiques p'ou, un officier de bouche tsai-fou ayant sous ses ordres des cuisiniers yong-jen, etc. Et, pour commander tout ce monde d'officiers et d'employés de rangs et d'emplois si divers, il avait auprès de lui un intendant familial kia-tsai qu'on appelait aussi le doyen de la maison che-lao ou simplement le doyen lao, qui commandait les intendants domaniaux, régissait la maison de son patron et tous ses officiers, ses employés et ses domestiques, réglait recettes et dépenses, et en général s'occupait de toute la vie matérielle.

Il est question de cet intendant familial dans plusieurs inscriptions : c'était, en effet, « le plus honorable des officiers de la maison » d'un seigneur, et celui-ci lui conférait sa charge avec pompe. La cérémonie est décrite dans l'inscription du kouei de Mao et l'inscription du kouei du maître Houei indique avec plus de précision le rôle de l'intendant familial comme aide de son patron :

« Or, la 1e année du roi, le 1er mois, le 1er jour faste [marqué] ting-hai, le comte Ho-fou parla ainsi :
— Maître Houei, votre grand-père et votre père se sont donné de la peine pour ma maison.
Vous assisterez le petit enfant que voici (c'est-à-dire moi votre patron, qui succède à mon père qui vient de mourir).
Je vous donne charge de régir mes familiaux, de régir mon côté Ouest et mon côté Est, mes domestiques p'ou, mes palefreniers yu, mes artisans po-kong, mes pasteurs mou, mes serviteurs et mes servantes tch'en-ts'ie, de régler le dedans et le dehors ; n'osez pas ne pas être excellent !

Mais, de même que celle de Mao, cette inscription montre qu'il ne faut pas prendre à la lettre pour une haute antiquité les distinctions notées par les Rituels pour des temps plus récents. Mao, comme Houei, sont évidemment des intendants familiaux chargés de régir la maison, le premier du comte de Yong, le second du comte Ho-fou ; mais ils sont en même temps des intendants domaniaux : ils régissent le domaine où réside leur patron, ou du moins (car il réside sans doute à la cour) son domaine le plus important par sa proximité de la cour royale (et probablement aussi parce que c'est là que sont installés la famille et le temple ancestral), domaine que le premier désigne par son nom de Palais kong de Fang et le second simplement, sans nom, par «ma maison» wo-kia. L'intendant familial, le doyen de la maison, n'est pas un officier à part : c'est simplement l'intendant du domaine où le patron réside le plus souvent, qui, parce qu'il approche constamment du maître et que c'est lui qui a à s'occuper d'assurer son existence matérielle, a pris peu à peu, par la force des choses, le pas sur les autres. Son rôle n'est au fond que celui de tout intendant ; mais il est grossi par la position du titulaire auprès du maître.

L'inscription du plat du chef de la famille San montre comment était montée la maison des seigneurs propriétaires fonciers. On y voit paraître, à propos de la délimitation du domaine de San, les officiers yeou-sseu de San et de ses amis, ainsi que ceux des maîtres des domaines voisins. Le maître de Tsö, « l'homme de Tsö », Tsö-jen comme il est appelé, avait envoyé un de ses inspecteurs des cultures t'ien, un garde-forestier lou, son chef des gardes che-che, son portier siao-men-jen, son directeur des artisans sseu-kong ; deux de ses amis avaient envoyé des gardes-chasse yu. D'autre part, le chef de la famille San avait chargé de ses intérêts : d'abord deux des principaux officiers de sa maison, son directeur des piétons sseu-t'ou et son directeur des chevaux sseu-ma, ainsi que le directeur des artisans sseu-kong du maître de P'ing et l'intendant seigneurial kiun-tsai (c'est-à-dire l'intendant familial) de celui-ci ; puis des officiers de rang moindre de sa propre maison, un de ses pages siao-tseu, son inspecteur des cultures t'ien, son écuyer hiao. Certains de ces officiers apparaissent dans d'autres inscriptions. Par exemple, c'est le page siao-tseu San qui porte contre Hou, devant le prince de Hing, une accusation à propos d'une affaire de vente d'esclaves.

L'intendant familial, les intendants domaniaux étaient des personnages importants, et leurs charges étaient souvent héréditaires. Peut-être étaient-ils choisis d'ordinaire par le chef de la famille parmi les parents ; mais ce n'était pas la règle, car les cas connus ne le montrent pas. De même le prieur, et surtout les directeurs, sseu-t'ou, sseu-ma, dont l'un au moins, le second, était considéré comme assez important pour que le roi s'en réservât la nomination. Mais le menu personnel des scribes, des petits officiers, des pages, des musiciens devraient être pris parmi les vassaux tch'en du domaine (comme les seigneurs russes choisissaient leurs gens parmi les paysans) et être de basse classe ; on voit le roi faire don, à l'officier de bouche K'o, de scribes che, de petits vassaux siao-tch'en, de flûtes, de tambours et de cloches, ce qui semble indiquer que c'étaient des gens de classe servile.

En somme, les officiers que le Yi-li et le Tso tchouan nous montrent autour des grands seigneurs de leur temps, dont ils constituaient les maisons, on les trouve déjà mentionnés presque tous dans les inscriptions des Tcheou occidentaux. Ce n'est pas l'imitation des cours princières qui a peu à peu amené les grands-officiers tai-fou, puis les simples particuliers propriétaires, sous les Tcheou orientaux, à se donner ce nombreux personnel de dépendants pour administrer leurs domaines, gouverner leurs domestiques et tenir leur maison. C'est un fait ancien. Il remontait à l'époque où le pays était peu peuplé et présentait une économie rudimentaire, où chaque domaine devait former un tout complet, une unité de production indépendante, et où, d'autre part, la difficulté des communications faisait de l'entretien du maître, de sa famille et, en dehors de ses domaines, de sa suite à la cour du suzerain, un problème ardu exigeant toute l'attention d'un officier spécial et de nombreux employés. Chaque maison noble était ainsi un petit État en miniature, où le maître régnait sur ses domestiques avec l'aide de ses officiers. Il recevait en audience, face au sud, il conférait des charges, il donnait des ordres, et sa parole avait force de loi dans les limites de sa maison et de ses domaines, de sa « famille » kia, comme l'on disait alors.

Murailles. Henri Maspero (1883-1945) : Contribution à l'étude de la société chinoise à la fin des Chang et au début des Tcheou. Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, tome 46 n°2, 1954

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Organisation administrative du royaume

C'est sur le modèle de cette organisation familiale que s'est constituée, à une époque qui pour nous est préhistorique, l'organisation administrative des seigneuries et, en particulier, celle de la grande seigneurie par excellence, celle du royaume. Nous n'en connaissons pas les débuts. Nos documents éclairent assez bien l'époque des Tcheou occidentaux, et jettent encore quelque lumière sur la fin des Chang, immédiatement avant les Tcheou : en gros, une période qui va du XIIIe ou du XIIe jusqu'au VIIIe siècle avant notre ère. Il n'atteignent pas le début de la dynastie Chang et, plus haut, la dynastie Hia reste encore toute mythique. Ce qu'ils nous montrent, d'ailleurs, c'est la cour royale, et nous ne savons que très peu de choses de l'organisation des seigneuries de la haute antiquité ; c'est pourquoi je passerai tout de suite de l'organisation de la maison d'un simple particulier à celle de la maison du roi. Elles ne différaient guère l'une de l'autre que par la complexité plus grande de la seconde et le plus grand nombre des officiers ; mais, à cela près, c'étaient les mêmes officiers, remplissant les mêmes fonctions et portant le plus souvent les mêmes titres, tout au plus avec une épithète honorifique ou majorative dans le cas des officiers royaux, un des adjectifs signifiant grand, ta, tchong, etc., placé en tête.

La seule description que nous ayons de la cour d'un roi et des hauts emplois de ceux qui la composent à l'époque des Tcheou occidentaux ou du début des Tcheou orientaux est donnée comme s'appliquant non à la cour d'un souverain contemporain des auteurs de cette description, mais à celle d'un souverain de l'antiquité, le saint empereur Chouen ; et, pour bien marquer ce caractère antique, les noms ou les titres donnés aux ministres sont les uns des noms légendaires, les autres des désignations de fantaisie. Elle se trouvait dans la seconde partie du Yao-tien, un des petits traités qui ont été conservés dans le Chou king ; depuis le Ve siècle de notre ère, cette partie en a été détachée et en a reçu le nom de l'ancien Chouen-tien perdu. Ou y voit l'empereur Chouen entouré de ses conseillers et désignant ses dix ministres. En tête de la liste, il y a son Premier ministre, le Quatre-pics sseu-yo (c'est-à-dire le k'ing-che des Tcheou), et le comte Yu qui est son directeur des artisans sseu-k'ong. Il y a ensuite un dignitaire chargé de l'agriculture, le prince Millet heou-tsi (qui correspond au nong-fou cité par le Kouo-yu dans la cérémonie de labourage), chargé de semer les cent espèces de grains. Sie, l'ancêtre de la dynastie Chang, est son sseu-t'ou ; Kao-yao, son exécuteur che (le sseu-k'eou des Tcheou) ; Tch'ouei, son ministre des Travaux kong-kong (le sseu-kong des Tcheou) ; le comte Yi est son ordonnateur du temple ancestral tche-tsong et K'ouei son directeur de la musique tien-yo. Il a son porte-parole na-yen, Long, qui fait « sortir et rentrer » ses ordres (c'est l'intermédiaire des ordres tch'ou-na-ming ou le scribe de l'intérieur nei-che fa des Tcheou). Enfin les régions non cultivées ont leur ministre spécial, Yi, le garde-chasse yu, qui s'occupe « des plantes sauvages et des animaux dans les terrains hauts et bas ».

Cette liste est évidemment une liste tendancieuse où les idées de la classe des scribes politiciens du début des Tcheou orientaux se retrouve sans peine. Il n'y a aucun ministre militaire correspondant au sseu-ma ou directeur des chevaux : un empereur saint n'a pas besoin d'armée ; en revanche, il y a un ministre de la Musique, et l'on sait l'importance de la musique dans le gouvernement selon les idées des lettrés. D'autre part, la liste révèle son ancienneté par la mention d'un ministre garde-chasse ou forestier yu. Ce n'est qu'à une époque fort antique, celle des cultures par défrichement, qu'une idée pareille pouvait venir aux lettrés ; ils ont mis deux ministres distincts, un pour les régions cultivées, le souverain Millet heou-tsi, qui fait semer les grains ; l'autre pour les régions incultes, le garde-chasse yu, qui s'occupe des plantes sauvages et des animaux. Si le sseu-ma manque, en revanche les deux autres ministres, le chef des corvées ou directeur des piétons sseu-t'ou, et le chef des travaux ou directeur des artisans sseu-k'ong, sont présents tous deux.

[Le k'ing-che, Premier ministre]

De même que les patriciens avaient un intendant familial pour régler toute affaire de leur maison, de même les rois avaient à leur cour un grand dignitaire qui réglait toute chose, et les déchargeait en général de toute besogne matérielle. C'était le chargé des affaires, k'ing-che comme l'appellent les inscriptions, celle des Chang comme celle des Tcheou, ou k'ing-che comme écrivent les Classiques, Che king, Chou king, Tso tchouan, etc. Il contrôlait les intendants domaniaux, centralisait tout ce qui concernait les domaines, et dirigeait toute l'administration avec l'aide d'employés qu'on appelait les employés du chargé des affaires k'ing-che leao. Il était en somme une sorte de Premier ministre. Les inscriptions décrivent son activité sans toujours donner son titre exact, et il n'est pas impossible qu'il ait porté parfois d'autres titres, tout en accomplissant la même fonction ; la cour des Tcheou n'est pas une administration rigoureusement organisée, et le personnage que le roi charge de diriger les affaires n'a pas absolument besoin de recevoir le titre ordinaire de la fonction qu'il remplit.

Quelque titre qu'il ait porté, ce Premier ministre était chargé, d'après l'inscription du vase de Tsö (ci-contre) , de « diriger les Trois ministres et les Quatre régions » ; il avait sous ses ordres, à l'intérieur (c'est-à-dire à la capitale et dans les domaines appartenant en propre au roi), les «employés du chargé des affaires» k'ing-che leao, les commandants (?) tchou-yin, les propriétaires ruraux li-kiun et les Cent artisans po-kong, et, à l'extérieur, « tous les seigneurs, administrateurs et barons » tchou heou-t'ien-nan, qui remplissaient des charges dans les Quatre régions.

Une autre inscription, celle du trépied de Monseigneur de Mao, précise encore l'étendue des fonctions de ce personnage :
« ... Le roi dit :
— Père Yin (c'est un autre nom de Monseigneur de Mao) ! Je commence à régler le mandat des rois mes prédécesseurs. Je vous donne charge de gouverner mon État, ma maison, l'intérieur et l'extérieur ; occupez-vous uniquement du gouvernement des petits et des grands ; veillez à ma position, discernez (?) du haut en bas ceux qui obéissent et ceux qui n'obéissent pas. Ah ! que les Quatre régions ne soient pas troublées... Si moi je n'emploie pas (les sages) ou suis sot, n'osez pas rester oisif... Mettez d'accord dans mon État les chefs petits et grands ; sans cesse entièrement annoncez une vertu pareille à celle du roi mon prédécesseur ; respectueusement aidez le Ciel Auguste ; supportez le Grand mandat ; pacifiez les Quatre principautés (principautés des Quatre régions). Puissé-je ne pas attrister les anciens rois !...
Le roi dit :
— Père Yinh !
Puis il dit :
— Quant à ces employés leao du chargé des affaires k'ing-che, à ces employés leao du Grand scribe ta-che, qu'il soient régis par vous. Je vous donne charge de régler entièrement la famille royale et les Trois fonctionnaires, les pages siao-tseu, le chef des gardes che-che, les vassaux-tigres hou-tch'en (qui commandent la garde du corps), ainsi que mes employés familiers sie-che...

Ces inscriptions sont proches d'une ode du Che king où est vantée la gloire de Tchong-chan Fou :
« Le roi donne (cette) charge à Tchong-chan Fou :
Soyez le modèle des cent seigneurs ;
Continuez (la charge de) votre aïeul et (de) votre père !
La personne du roi, défendez-la !
Faites sortir et rentrer les ordres du roi ;
Soyez la gorge et la langue du roi !
Répandez partout le (bon) gouvernement à l'extérieur,
Afin que, dans les quatre régions, tous soient soumis.
« Importante est la charge, conférée par le roi,
Que Tchong-chan Fou a prise.
Ceux qui, dans les États et principautés, obéissent ou n'obéissent pas,
Tchong-chan Fou les discerne...

Comme tous les propriétaires fonciers, à côté des intendants tsai chargés des régions formant des domaines en exploitation régulière, le roi avait des forestiers lou et des gardes-chasse yu pour les régions laissées à l'état sauvage, montagnes, forêts, marais, étangs, etc.

On ne peut se représenter l'organisation des Tcheou occidentaux, et éviter de l'assimiler inconsciemment à l'administration impériale à partir des Han (comme l'ont fait les érudits chinois de siècle en siècle), qu'à condition d'avoir toujours présente à l'esprit cette ressemblance avec l'organisation des domaines privés. L'organisation des domaines n'était toutefois qu'une part de l'administration royale ou seigneuriale, et c'est par là que celle-ci se distinguait des organisations des particuliers. Un propriétaire foncier n'avait à s'occuper que de l'exploitation de ses terres. Le roi et les seigneurs avaient encore à exercer une certaine police générale du territoire, police d'autant plus difficile que les terrains en friche et inhabités en formaient la plus grande partie ; ils devaient le défendre et se défendre eux-mêmes contre les entreprises des barbares, qui non seulement l'envahissaient de toute part, mais encore campaient en son milieu même, ou encore contre celles de vassaux ambitieux, tentés de renouveler l'exploit des princes de Tcheou contre les rois de Chang ; ils avaient à entretenir les voies de communication, routes, ponts, canaux, rivières, sans parler des moyens de transport, chars et bateaux, de l'exploitation de salines, de mines de cuivre, de carrières, de forêts, etc. Pour tout cela, il fallait une organisation moins dispersée que celle des domaines. Service militaire et corvées de travail étaient mis sur le même plan, comme prestations imposées à la population selon la situation de chacun : les nobles et les paysans formaient l'armée, les premiers combattants en char, les seconds à pied ; les artisans étaient chargés des travaux publics répondant à leur spécialité. Chacune de ces activités avait ses officiers particuliers.

[Sseu-t'ou, sseu-ma et sseu-k'ong]

Le Chou king cite à plusieurs reprises trois personnages qui s'occupent de ces diverses activités. Ce sont le directeur des piétons sseu-t'ou (ou, comme l'appellent les inscriptions, le directeur de la terre sseu-t'ou), le directeur des chevaux sseu-ma et le directeur des artisans sseu-k'ong (ou, comme écrivent les inscriptions, sseu-kong).

Les deux premiers paraissent avoir été au début essentiellement des chefs militaires chargés de recruter et de commander les troupes, le premier parmi les paysans qui combattaient à pied et tenaient garnison dans les places fortes, le second parmi les patriciens qui combattaient en char et dont on formait des corps expéditionnaires. Quant au troisième, il dirigeait les travaux des artisans et des ouvriers, et on le voit parfois chargé à ce titre de la direction d'un domaine où sans doute les travaux d'artisans et d'ouvriers l'emportaient sur les travaux agricoles.

Le Chou king fait de ces trois personnages de hauts dignitaires de la cour (des ministres, si l'on veut employer cette expression qui répond si mal à ce que sont les hauts fonctionnaires chinois, aussi bien dans les temps modernes que dans l'antiquité). Les inscriptions les mentionnent assez souvent, et ils y apparaissent également comme ayant un rang élevé : le sseu-t'ou et le sseu-ma sont parmi les personnages qui « entrent assister » jou yeou les récipiendaires dans les grandes audiences royales et, chaque fois que leur titre est mentionné, ces personnages sont tous de très hauts dignitaires, ou bien ce sont de grands seigneurs dont on ne juge même pas nécessaire de mentionner le titre parce qu'ils étaient trop importants et trop bien connus pour que ce fût nécessaire. Les inscriptions où se rencontrent les sseu-t'ou, les sseu-ma et les sseu-kong, toutes de la fin des Tcheou occidentaux, nous montrent ces officiers sous un jour assez différent des Rituels où ils sont également mentionnés.

Trois ducs. Henri Maspero (1883-1945) : Contribution à l'étude de la société chinoise à la fin des Chang et au début des Tcheou. Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, tome 46 n°2, 1954

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