Henri Imbert


LES ALLIGATORS ET LES CROCODILES DE LA CHINE

Imprimerie d'Extrême-Orient, Hanoi-Haiphong, 1921, 16 pages

 

 

Texte intégral
Feuilleter
Télécharger/Lire aussi

Figure d'un alligator. Henri Imbert : Les alligators et les crocodiles de la Chine. —  Imprimerie d'Extrême-Orient, Hanoi-Haiphong, 1921, 16 pages.
Figure d'un alligator trouvée sur une table de pierre dans l'île d'Argent, Chinkiang.



Actuellement les naturalistes modernes divisent les crocodiliens en trois groupes principaux :
1° — Les crocodiles proprement dits ;
2° — Les caïmans ou alligators ;
3° — Les gavials.

On avait longtemps cru que les alligators vivaient seulement dans les deux Amériques. Quant au début de l'année 1878, M. Fauvel, officier des douanes chinoises et conservateur du Muséum de Chang-Haï, eut la chance de recevoir d'un de ses collègues M. Palm, un alligator qui avait été capturé dans la vase, à peu de distance du Yang-Tsé-Kiang, près de la ville de Ou-Hou.

Il en fit une excellente description qu'il fit paraître à Chang-Haï dans un bulletin de la Société asiatique.

L'animal capturé à Ou-Hou était de petite taille, 1,75 m de longueur totale et son museau ressemblait à celui d'un brochet comme chez les alligators du Mississipi ; mais il était plus court de même que toute la tête, que chez l'espèce américaine.

Sa gueule renfermait 74 dents, et son dos avait 17 écussons. Il était d'une couleur brun verdâtre sur le dos avec des points jaunes ; des bandes verdâtres et jaunâtres sur la queue. A tous ces signes M. Fauvel reconnut que cet animal était une variété d'alligator et lui donna le nom d'alligator sinensis, alligator de Chine.

Au mois de septembre de cette même année un nouvel individu fut de nouveau capturé par des employés de la douane, à Tcheng-Kiang sur le Yang-Tzeu.

On put le garder vivant jusqu'en décembre. Il poussait des cris gutturaux que les Chinois imitaient en prononçant brusquement avec aspiration le mot t'o. Ce détail est fort intéressant, car il donnerait l'explication du nom chinois de l'alligator. Cette bête fut mise dans de l'alcool et expédiée au Muséum d'Histoire Naturelle, à Paris, où elle doit encore s'y trouver.

Rappelons également que M. Svinhoe étant en 1869, à Chang-Haï, vit chez un charlatan dans la ville chinoise, un alligator à moitié mort qui avait été retiré d'une excavation du Kiang-Si. Deux capitaines anglais naviguant sur le Yang-Tsé déclarèrent également en avoir vu dans une piscine de la pagode d'Argent sur le fleuve.

Puis un troisième rapporta qu'en 1876 un alligator avait été pris à Tcheng-Kiang dans le fleuve Bleu.

De plus, on vendait encore à cette époque dans les pharmacies des morceaux de peau ou d'écailles de dragon, et tous les apothicaires s'accordaient à dire qu'on les apportait d'Ou-Hou, de Tcheng-Kiang, ou de Canton.

Étant donnés tous ces témoignages, il n'était plus permis de douter que tous ces alligators étaient bien originaires de la Chine méridionale et que l'on avait affaire à une nouvelle espèce d'alligator.

M. Fauvel apprit également que dans la fameuse pagode d'Argent du Yang-Tzeu-Kiang, des bonzes nourrissaient des alligators dans une piscine et qu'une de ces bêtes figuraient sur une stèle.

Il vit une piscine dans laquelle gisait, lui dit un bonze, un long dragon ; mais qu'à cause de la température froide de la saison, il s'était enfoui dans la vase. On lui raconta également que les pêcheurs du fleuve Bleu en prenaient quelquefois dans leurs filets, mais qu'ils les rejetaient à l'eau après les avoir assommés à coups de massue.

On lui montra enfin la fameuse stèle où une de ces bêtes était fidèlement reproduite, avec son museau de brochet, ses dents acérées, ses écussons sur le dos, les anneaux de sa queue, ses quatre pattes avec des griffes idéalisées, les fameuses griffes des dragons chinois.

L'inscription chinoise relatait qu'un jour faste, du sixième mois de la seizième année de Tao-Koang (juillet 1836) Tchang-Pé-Ling, vice-roi du Kiang-Nan, et inspecteur du fleuve Jaune, relâcha un t'o à cet endroit. De toute antiquité les Chinois ont connu ces alligators et ils leur ont donnés le nom de t'o.

Ils connaissaient aussi les crocodiles proprement dits du genre de ceux de la Cochinchine et qui vivaient dans les provinces méridionales du Fou-Kien et du Koang-Tong.

Les gens de ces pays les appelaient ngo-yu. Ils étaient de grande taille, car le célèbre Han-Yu, dont nous parlerons plus loin, dit ceci dans une longue poésie intitulée Long-Che citée par les annales de Tchao-Tcheou, kiuen 42, folio 20 :
« À Tchao-Tcheou, on attrape la malaria sur les bords de la rivière Ngo-Ki ;
Le tonnerre gronde constamment dans ce pays ;
Et les cultivateurs sont dévorés par les crocodiles grands comme des jonques, aux dents et aux yeux effrayants. »

Et dans son célèbre Tsi-Ngo-Yu-Wen, à un passage, il parle des yeux proéminents hoan des crocodiles.

Or les alligators à museau de brochet ne sont pas de grande taille et n'ont pas les yeux proéminents comme le crocodilus frontatus par exemple.

Han-Yu était un fin lettré qui connaissait certainement le caractère t'o et s'il a employé les caractères ngo-yu c'est bien pour différencier les crocodiles des alligators. Mais nous reparlerons plus loin de ceci.

Quelquefois les lettrés ont employé le caractère kiao avec la clef de serpent, probablement pour désigner le crocodile genre gavial qui a peut-être existé, à un moment donné, dans les chaudes vallées du Seu-Tchouen, où la température en été dépasse souvent 40°, comme dans la vallée du Gange.

Les livres classiques parlent souvent des alligators. Citons le Li-Ki, p. 367 du tome I du père Couvreur :
« L'inspecteur des pêches a ordre d'abattre des crocodiles, de prendre des gavials. »

Le père Couvreur donne en note au bas de la page :
« Kiao crocodile dangereux, alligator touo, crocodile qui n'est pas dangereux et dont la peau sert à faire des tambours, gavial. »

Le père Couvreur fait une erreur, le gavial est au contraire un crocodile assez dangereux, ayant un museau très allongé, aux dents acérés. C'est le plus long des crocodiliens. Le gavial du Gange dépasse souvent 6 mètres.

Les alligators à museau de brochet dans l'âge adulte ne dépassent jamais 1,85 m. Ils fuient devant l'homme, ils rampent difficilement et on les assomme à coups de bâton. Ils ont presque complètement disparu de la Floride et de la vallée du Mississipi.

Nous dirons donc de nouveau que les noms ngo-yu désignent les crocodiles proprement dits, t'o l'alligator, et kiao peut être le gavial.

Dans le tome II, du même ouvrage, le Li-Ki, chap. Tchong-Yong, p. 466 :
« L'eau nourrit les grandes tortues, les crocodiles (caractères kiao et touo) de différents genres. »

Couvreur dit en note : Touo peut être le gavial.

Citons aussi le livre des Poésies Che-King, p. 342, chap. Ta-ya, chant VIII, Ling-Taï, traduction Couvreur :
« Le tambour de peau de crocodile battait doucement, Touo kou poung poung. »

Ces tambours étaient certainement couverts avec de la peau d'alligator, dont en Amérique on fabrique des porte-cartes, des porte-monnaie, des bottes et même des selles.

Les parties marécageuses de la Chine méridionale comme les marais de Yun-Mo (Hou-Pé), et les bords vaseux du fleuve Bleu, étaient peuplés dans les premiers temps de son histoire par des serpents, tortues et alligators. Car on lit dans le Seu-King, quatre livres, chap. II, livre III, page 450, Couvreur :
« Yu creusa des canaux et fit écouler les eaux dans la mer. Il chassa les serpents et les dragons dans les herbes des marais. »

Dans les annales, Textes historiques, p. 40, le père Wieger cite ceci :
« En 2201, comme l'empereur Yu traversait le fleuve Bleu, un dragon jaune souleva sa barque. »

Page 58 :
« La 3e année de son règne 1877 (av. J.-C.) le ciel fit don à l'empereur Koung-Kia de deux dragons (crocodiles), un mâle et une femelle. L'empereur ne savait pas comment les nourrir. Un certain Liou-Lei ayant réussi à les faire boire et manger, l'empereur le prit en affection et le nomma gouverneur des dragons. »

En 523 (av. J.-C.) il y eut de fortes pluies : des dragons combattirent dans les marais de la Wei.

Toujours dans les Textes histori
ques, p. 212 :
« En 210 (av. J.-C.) l'empereur Che-Hoang-Ti envoya une expédition de magiciens à l'île de Pong-Laï à la recherche de la drogue d'immortalité, ils en furent empêchés d'y arriver par un grand crocodile. »

Nous pensons qu'il faut plutôt lire un grand requin. Du reste les crocodiles ne s'aventurent guère en mer et préfèrent l'eau douce.
« L'empereur Tchao des Han (86 à 74 avant J.-C.) d'après le Che-I-Lou de Wan-Kia des Tsin, pêcha un dragon blanc dans les eaux de la Wei semblable à un serpent sans écailles et qui avait une corne flexible sur la tête ; ses dents sortaient de sa gueule. L'empereur ordonna de le hacher et de le préparer au vinaigre et le trouva excellent. »

Ce dragon paraît bien bizarre et ne devait être qu'une vulgaire couleuvre.
Sous les Tang les crocodiles pullulaient dans le Kiang (le fleuve Bleu), car le célèbre poète Tou-Fou qui a longtemps habité sur ses bords à Kouei-Tchéou dit ceci dans sa composition rythmée Fong-Si-Yo :
« Dans le Kiang, j'aime à tirer des flèches sur les crocodiles, kiao. »

En 754 l'empereur Sou-Tsong des Tang ordonna d'élever des autels et d'offrir des sacrifices aux dragons des marais.

D'après Thomson, p. 357 de son ouvrage Dix ans de voyage, en 784, sous les Tang, on éleva à côté de Fou-Tchéou, la pagode Hoa-Yen pour rappeler la disparition des crocodiles du fleuve Min, obtenue grâce aux prières d'un bonze nommé Ling-Tchiao.

En 819, Han-Yu, le comte Wen fut destitué et exilé à Tchao-Tchéou (Koang-Tong) pour avoir critiqué l'empereur Hien-Tsong pour les honneurs qu'il avait rendus à des os de Bouddha.

Han-Yu arrivé dans ce pays d'exil s'ingénia à civiliser les habitants un peu sauvages de cette contrée déserte.

Ayant appris que des crocodiles de la rivière Ngo-Ki faisaient des ravages, il composa sa célèbre harangue Tsi-Ngo-Yu-Wen qui figure dans tous les recueils de kou-wen, nous la résumons ci-dessous :
« En l'année 820, moi, Han-Yu, préfet de Tchao-Tchéou, j'ordonnai à mon officier Tseou-Tsi de faire jeter un mouton et un cochon dans la rivière Ngo comme offrandes aux crocodiles et de leur faire savoir ceci :
« Jadis les premiers souverains, pour éviter les ravages causés par les bêtes sauvages, firent brûler les forêts pour les chasser, tendre les filets pour les capturer et les tuer avec des lances... Tchao-Tchéou est à 10.000 lis de la capitale et les crocodiles ont profité de la solitude du pays et des grands marécages pour se propager. Je vous défends de rester dans ce pays que j'administre et de continuer à dévorer des bestiaux, des ours, des cerfs et des daims... Je vous somme d'avoir à déguerpir le plus tôt possible...
Si vous vous montrez récalcitrants et si vous n'obéissez pas, alors je ferai confectionner des flèches empoisonnées et je choisirai d'habiles archers pour exterminer complètement votre race...
»

Et les crocodiles touchés par ce beau discours déguerpirent, car un commentateur de cette harangue ajoute :
« Pendant la nuit de ce jour-là, le vent souffla en tempête, les éclairs sillonnèrent les nues, au bout de quelques jours la rivière fut entièrement desséchée, sur une distance de 600 lis dans l'ouest, et les crocodiles ne firent plus de ravages.
»

Or, comme on le verra plus loin, ils recommencèrent leurs exploits sous la dynastie des Song.

Le père Gaillard dans Nankin, p. 130, raconte qu'en 954 (ap. J.-C.) sous le règne de l'empereur Hien-Te des Heou-Tcheou, on pêcha un dragon dans une mare. Il ajoute :
« Nous inclinons à croire que ces dragons nautiques mentionnés avec persistance dans l'histoire de Nankin sont des spécimens de l'alligator sinensis, tels qu'en recèlent encore les eaux du Wang-Pou et du Yang-Tsé-Kiang. »

Sous l'empereur Tchen-Tsong des Song (998 à 1022 ap. J.-C.) Tcheng-Yao-Tsouo était préfet de Tchao-I dans le Chen-Si ; il fut envoyé en exil à Tchao-Tcheou comme Tong-Pan.

Dès son arrivée, il fit construire une pagode pour faire des sacrifices aux mânes de Han-Yu, et fit graver une stèle.

Puis ayant appris que les crocodiles ravageaient de nouveau le pays, il les fit pourchasser et écrivit à ce sujet la célèbre composition intitulée Lou-Ngo-Yu-Weng, qui figure dans le kiuen 41 folio 5 des annales de Tchao-Tcheou, dans laquelle il disait notamment ceci :
« J'ai appris que dans le village de Lieou-Hoang, du district de Wang-Kian, un jeune garçon de la famille Tchang, âgé de 16 ans, lavait avec sa mère dans la rivière, quand soudain un crocodile saisit sa mère avec sa queue et l'emporta dans les eaux où il la dévora complètement...
Je dis alors au préfet Li d'ordonner au satellite Yang-Hiun de le capturer avec un immense filet qu'on lancerait d'une petite jonque... Deux pêcheurs jetèrent ce filet et une centaine de personnes qui s'étaient rassemblées sur les berges de la rivière aidèrent à le sortir de l'eau, on lui lia la gueule et les pattes, et on le hissa sur une grande jonque...
»

Et comme Tcheng-Yao-Tsouo était un excellent poète il composa sur cette pêche une chanson célèbre à Tchao-Tcheou.

Sous ce même empereur en 1012, un nommé Ko-Tcheng-Jen captura un dragon de 2 pieds de long.

Citons les annales du district de Koen-Ming-Hien (Yunnan-fou) kiuen 8, f° 10 :
« Au commencement de la période Ta-te (1297) de l'empereur Tcheng-Tsong des Yuen, des crocodiles kiao dévoraient des habitants du Yunnan. Mais on les extermina. »

M. G. Cordier dans son guide de Yunnan-fou, p. 37, raconte ceci :
« Un marchand de Tali, nommé Touan, traversait souvent le lac pour son commerce ; or, ce lac était habité par un crocodile qui dévorait tous ceux qui le rencontraient. Le marchand résolut de se dévouer, et de tuer le monstre. Il avala de l'arsenic, s'attacha autour du corps des lames tranchantes et se laissa dévorer par la bête. Quelques jours plus tard, les habitants, sauvés, voyaient flotter sur l'eau le cadavre du crocodile. Les autorités rendirent compte du fait à l'empereur qui décerna au héros le titre de prince des dragons, et ordonna qu'on lui rendit un culte. »

Nous avons retrouvé cette histoire dans le Nan-Tchao-Yé-Tche, mais l'histoire se passe à Tali-fou, le héros s'appelle Touen-Tche-Tcheng et le crocodile est un serpent extraordinaire qui vivait dans les eaux de l'Eurl Ho.

D'après MM. Marsden, Baldelli Boni et le colonel Yule, Marco Polo avait entendu parler des alligators. Mais pour nous il a mélangé les renseignements donnés sur eux, avec ceux fournis sur les fameux serpents boa du Yunnan ; voici le passage où Marco Polo en parle :
« En cette province de Caraian (Yunnan) naissent et se trouvent les couleuvres et les grands serpents qui sont si désmesurés que cil qui les voit en a grant paour. Et ceus qui l'oent dire s'en devraient merveillier, si sont hideuses. Et vous dirai comment elles sont graus et grosses.
Or sachiez certainement que il en y a de telles qui sont longues X pas ; et telles plus et telles moins. Et sont bien si grosses comme une grosse bosse (tonne) qui vaille le montant de six paumes. Et si ont deux jambes devant, près de la teste qu'ils n'ont nul pié qu'un ongle fait comme ongle de faucons ou de lyon. Le chief a moult gros, et les yeux sont grans oultre mesure. La bouche a si grant que bien engloutirait un homme entier. Et si sont si hideuses et si laides, et si fières, qu'il n'y a homme ne beste qui ne les doubte et qui ne les crieine... »

Il parle ensuite de leur capture puis de l'emploi de leur fiel :
« Et quand ils les ont prises, si leur traient le fiel du ventre et le vendent moult chier. Car sachiez que l'on en a fait moult grant médecine... »

Puis Marco Polo cite les divers emplois de ce fiel et ajoute :
« Encore vendent ils la char de cel serpent, car elle est moult bonne à mengier et la menguent moult volontiers. »

La première partie de cette description du Vénitien convient assez bien aux alligators : des pattes, de gros yeux, une grande gueule. Mais dans aucun Pen-tsao on ne parle de l'emploi du fiel des alligators ou des crocodiles, mais au contraire de celui des gros boas du Yunnan et de l'île d'Hai-Nan qui ont souvent de 7 à 10 m de longueur. Les Chinois les appellent mai-teou-che serpent qui baisse la tête en rampant ou bien encore nan-che, serpent du sud.

Quant à la chair de l'alligator ou du boa, les Chinois ont l'habitude de manger aussi bien de l'une que de l'autre.

Pour nous, Marco Polo par grans serpents désigne les alligators ou crocodiles et par couleuvres, les grands boas du Yunnan.

Dans l'année 1893 du Tour du Monde, M. Barrelon parle du vivier aux caïmans de Mytho où les Annamites coupent à ces bêtes de 1 à 1,5 m de leur queue dont les Chinois et eux sont très friands de leur chair.

Au sujet des crocodiles des provinces méridionales de la Chine, rappelons que d'après le récit du voyage de l'ambassade hollandaise à Pékin fait par de Goyer et de Keyser en 1665, p. 174 au Koang-Si, on élevait des crocodiles à un moment donné :
« au levant de la ville de Gu-Tcheu (Ou-Tcheou, Koang-Si) on voit le lac de Go ou le roi de Pegao nourrissait autrefois 10 crocodiles auxquels il faisait dévorer les coupables et les criminels, on dit que ceux qui étaient innocents n'en recevaient jamais de mal ; de sorte que ceux que les crocodiles ne tuaient point étaient tenus pour justes et entiers, et étaient renvoyés libres à leurs foyers. »

Sous les Ming, les crocodiles n'avaient pas encore disparu du pays de Tchao-Tchéou, car Tang-Choen-Tche, un poète de cette époque, parle d'eux dans ce vers :
« Je crains les crocodiles qui sont cachés dans la profondeur des eaux. »

Sous les Tsing on en causait encore beaucoup, puisque nous trouvons le passage suivant dans la 2e partie du voyage de l'ambassade hollandaise par de Goyer et de Keyser, p. 101 :
« On trouve aussi force crocodiles près la ville Chao-Cheu dans les eaux du fleuve de Co, lesquels molestent et tuent beaucoup de monde ;
»

et quelques lignes plus loin ils en font une assez exacte description et disent, page 102 :
« Les Chinois font bonne chère de leur chair qui est blanche, d'un goût de chapon et d'une odeur très agréable... elle guérit les morsures des araignées ; leur sang éclaircit la vue et remédie aux blessures des serpents, etc. »

Ils donnent également à la page 101 un dessin de ces crocodiles.

Nous trouvons enfin la dernière trace de l'existence de ces crocodiles dans la province du Koang-Tong, dans les annales de la sous-préfecture d'Ou-Tchoan, kiuen 10 folio 43 :
« La 5e année de Hien-Fong (1855) le printemps et l'été furent très secs, les céréales hors de prix, à Ou-Tchoan survint un crocodile ngo-yu qui dévora des habitants.

D'où diable venait-il ce crocodile ? les indigènes du pays les ignorent aujourd'hui. Mais ce n'était sûrement pas un requin ; car ils sont toujours désignés, encore maintenant, par les caractères kiao yu, et puis du reste Ou-Tchoan est loin de la mer.

Notes extraites de divers ouvrages et des Pen-tsao.

Le Dictionnaire Tsé-Yuen dit que le t'o alligator ressemble au ngo-yu crocodile.

D'après les trois ouvrages ci-après, cités dans les annales de Tchao Tcheou, kiuen 39, folio 50 :

du Sieou-Choei-Kien-Kiu-Lou :
« Le crocodile ngo-yu a la gueule du dragon, les griffes du tigre, les yeux du crabe, les écailles du t'o ; sa queue est longue de plusieurs pieds, à son extrémité elle est encore grosse comme un ki et couverte de pointes acérées.
Il secrète une bave gluante. Ils se tapissent dans la profondeur des eaux la plupart du temps. Dès qu'un homme s'approche d'eux, ils le saisissent avec leur queue, dont ils se servent comme l'éléphant se sert de sa trompe. »

du Nan-Tcheou-I-Ou-Tche :
« Le ngo-yu ressemble à un lézard, mais il est long de plus d'un tchang (3,5 à 4 m). Il a quatre pattes, une gueule garnie de dents acérées, c'est un être aquatique qui se nourrit de poissons. »

du Wang-Hoa-Kou :

« Le Préfet Wang-Tsi-Tche, quand il était à Tchao-Tcheou, pêcha un ngo-yu, grand comme une jonque, et il en fit prendre un dessin.
Sa forme est semblable à celle de l'alligator t'o, il a une grande gueule, le corps d'un bœuf, des dents comme des dents de scie, une queue avec un crochet acéré. Quand il rencontre des cerfs, des cochons, il les attrape aussitôt avec sa queue et les mange. Il pond beaucoup d'œufs, quelques uns de ces œufs font des yu-pie (tortues) ; d'autres, des petits crocodiles, mais un sur deux seulement.
Hang-Yu à l'époque des Tang chassa les crocodiles.
Le tong-pan Tcheng-Yao-Tsouo en tua à l'époque des Song. Et maintenant le préfet Wang-Tsi-Tcheng en prit également.
Mais cette espèce devient rare, il en existe cependant encore quelques-uns, mais ils vivent solitaires et se cachent. Les vieilles annales omettent d'en parler. »

Passages extraits de divers Pen-tsao

L'alligator t'o, ou le dragon t'o, s'appelle encore tou-long le dragon terrestre.

D'après le Pen-tsao de Tsiang-Ki :
« Le t'o ressemble au dragon ; son cri est effrayant. Celui qui est long d'un tchang crache des vapeurs, produit des brouillards et fait pleuvoir. C'est donc bien une variété de dragon, il ne faut pas le ranger dans la classe des poissons.
Il bave en dormant, sa force est terrible, il ravage les bords des rivières. »

Les pêcheurs les prennent dans les trous à poissons. Il en faut 100 pour les capturer et autant pour les sortir de l'eau, sinon c'est impossible. D'après le Pen-tsao de Li-Che-Tchen des Ming :
« Le caractère t'o représente la tête, les yeux, le ventre, les pattes et la queue de cet animal.
Le t'o se tapit dans des trous profonds, et les pêcheurs le prennent en mettant un appât à un crochet fixé au bout d'un bambou, quand il l'a avalé, ils le sortent lentement, de l'eau.
Il peut se déplacer horizontalement sur terre, mais il est incapable de s'élever dans les airs. Son cri ressemble au bruit du tambour qui sert à battre les veilles de la nuit et qu'on appelle t'o kou.
Quand ils l'entendent, les li prédisent qu'il pleuvra. L'os occipital de l'alligator est limpide et brillant et bien plus gros que celui des poissons. »

Selon celui de Hong-King :
« Le t'o a des écailles et avec la peau du ventre on couvre des tambours. C'est au moment de mourir qu'il a le plus de force, alors on lui verse dans le corps de l'eau bouillante puis on lui enlève facilement la peau. »

D'après celui de Sou-Song :
« Maintenant les t'o alligators sont encore très nombreux dans les lacs et les rivières, ils ressemblent au lézard et au pangolin. Ils ont un ou deux tchang de long, le dos et la queue sont couverts d'écailles. La nuit ils crient : les pêcheurs les craignent beaucoup. »

Emplois divers

Tous ces Pen-tsao parlent de l'emploi de la peau, des écussons, de la chair, de la graisse et du foie de l'alligator pour diverses maladies.

En résumé

Les alligators sinensis de taille ordinaire ont été appelés t'o ou t'o-long, ceux de grande taille, d'après Li-Che-Tchen (ayant plusieurs tchang 3,5 à 7 mètres) (genre gavial du Gange) étaient désignés sous le nom de kiao ou kiao-long, dragon-kiao.

Quant aux crocodiles proprement dits, genre de ceux de la Cochinchine, bien connus des Méridionaux, ils étaient appelés ngo-yu.

M. le Docteur Tirant dans une note parue dans l'année 1885, p. 212 d'Excursions et reconnaissances (Saigon) dit ceci :
« Peut-être retrouvera-t-on l'alligator sinensis, dans le Haut-Mékong ; pour le moment en Cochinchine on ne connaît que les crocodiles vrais, dans le sens strict du mot. »

Dragon

Comme le dit M. Grandidier, page 85 de son bel ouvrage sur la céramique chinoise, nous dirons également que le dragon est un monstre mythologique dont l'idée première a été probablement suggérée par l'alligator qui existait jadis dans les fleuves du Nord de la Chine, et qui n'a pas encore disparu du Sud de l'Empire. Cet animal causait de nombreuses déprédations, mais détruit dans le Nord, il cessa d'inspirer la terreur aux populations, et fut bientôt considéré comme un être aquatique de bon augure qui présageait et faisait tomber la pluie, source de fertilité chez une nation agricole. L'alligator transformé en dragon est devenu le symbole de la pluie et de l'abondance.

Quant aux fameux os de dragon long-kou que l'on trouve chez tous les apothicaires et pharmaciens chinois et qui rentrent dans la composition de nombreux médicaments, ce sont les ossements fossiles d'animaux antédiluviens, et le savant abbé David, tome 2, p. 319 de son Voyage dans l'empire chinois, parle de la collection de M. Kingsmill qui renfermait des ossements de plusieurs espèces de mastodontes, rhinocéros, éléphants, anoplotherium, dinothérium, equus, hipparion, singe, félis, etc.

La plupart de ces fossiles étaient empâtés dans un calcaire roux, dur et provenaient du Seutchoan ou du Yunnan.

D'après le Pie-lou on en trouve dans les vallées des rivières du pays de Tsin, dans les grottes des ruisseaux du Taï-Chan. Selon le Pen-tsao de Hong-King ces ossements proviennent des pays de I, de Liang et de Pa, etc.

Nous nous réservons de revenir plus tard sur cette question et de la traiter à fond.

Nous terminerons en disant que l'existence d'une espèce d'alligator, presque identique à celui du Mississipi, est d'une grande importance au point de vue de la thèse soutenue par plusieurs savants, que l'Amérique du Nord à une époque géologique récente, aurait fait partie de l'Est du continent asiatique.

Rappelons de nouveau que la première étude et description de l'alligator de Chine est due à un Français M. Fauvel, officier des douanes chinoises, savant naturaliste, travailleur infatigable.

Il a laissé après lui 37 intéressantes brochures où l'on peut glaner d'utiles renseignements scientifiques ou historiques.


*

Téléchargement

imbert_allicrocos.doc
Document Microsoft Word 327.5 KB
imbert_allicrocos.pdf
Document Adobe Acrobat 258.7 KB