Eugène GUILLEMET (1873-1927)

La médecine et les médecins en Chine par Eugène GUILLEMET (1873-1927) Annales d'hygiène et de médecine coloniales, Paris, 1912.

LA MÉDECINE ET LES MÉDECINS EN CHINE

Annales d'hygiène et de médecine coloniales, Paris, 1912, pages 152-175, 232-254.

Biographie

  • Dans ce pays de traditionalisme outré, où le cerveau, momifié depuis des siècles, a cessé tout effort, la durée indéfinie de la doctrine première ne nous apparaît que comme un phénomène normal. Les bases de la médecine sont encore ce qu'elles étaient il a 5.000 ans, et les siècles qui ont passé sur elles ne les ont pas entamées.
  • Suivant les croyances chinoises, le septième enfer, dit Enfer de l'huile bouillante, est réservé aux médecins coupables. Étant jugés d'après le nombre des morts qui surviennent dans leur clientèle, il est fort à craindre pour eux qu'ils ne s'y retrouvent presque tous après leur mort.


Extraits : Théorie médicale - Médecins - Charlatans
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Théorie médicale

Illustration extraite de l'ouvrage : Specimen medicinae sinicae, édité par Andreas Cleyer
Illustration extraite de l'ouvrage : Specimen medicinae sinicae, édité par Andreas Cleyer

Un exposé sommaire suffira pour donner une idée exacte des théories bizarres dont s'accommode si bien la mentalité de ce peuple.

Suivant les Chinois, l'harmonie qui règne dans l'univers est la résultante de l'équilibre de deux forces contraires, l'une désignée sous le nom de yang, l'autre de yng. Le corps humain n'échappe pas à cette loi générale : il subit, comme toute chose, l'influence de ces deux principes nécessaires à l'existence. Sont-ils en accord parfait ? C'est la santé. L'équilibre est-il rompu ? Ce sont les troubles, les désordres, les maladies. Le premier (chaleur innée) est le fluide excitateur, actif, qui tend toujours à monter ; le second, au contraire (humide radical), est le fluide modérateur, passif, qui tend toujours à descendre.

La chaleur vitale réside dans l'abdomen, le fluide passif dans le cerveau. Mais tous les deux circulent dans les diverses parties du corps, grâce au sang et à l'air (esprits vitaux) : ils empruntent pour cela la voie de douze canaux qui relient entre elles les douze sources de la vie.

Ce sont les battements produits par cette circulation en divers endroits du corps qui indiquent la source du mal (pouls). Le corps humain avec ses divers systèmes, artériel, veineux, musculaire, nerveux, peut être comparé à un luth dont les différentes parties rendent des sons différents. L'état des divers pouls, qui peuvent être comparés aux touches de cet instrument, fera connaître l'état et le degré de son altération.

Il y a cinq organes principaux : le cœur, le poumon, le rein, le foie, la rate ou l'estomac. Ces organes (dont les deux derniers semblent toujours associés de manière à n'en former qu'un seul) ont entre eux des liens de parenté ; ils ont des amis, des ennemis aussi. Il serait oiseux de chercher à comprendre ce que signifient toutes ces parentés, toutes ces amitiés, toutes ces inimitiés. Les médecins actuels l'ignorent complètement et se bornent à déclarer que c'est ainsi, puisque les anciens l'ont dit.

De plus, les divers organes correspondent à certains éléments, à des plantes, à des saisons, à des couleurs, etc. C'est ainsi que le cœur, qui est en même temps le fils et l'ami du foie, a pour frère l'intestin grêle et pour ennemi les reins. Il prédomine en été, se trouve soumis à la couleur rouge et à l'influence du feu ; il correspond à la planète Mars. La table ci-contre résume ces conceptions. Parlant de ce principe, que l'influence des éléments sur le corps humain est variable suivant les saisons et les époques de chaque saison, l'année médicale est différente de l'année lunaire ordinaire ; c'est pourquoi les médecins chinois se servent d'un calendrier spécial. L'année se divise en 4 saisons et 24 époques de 15 jours chacune. Chaque saison a une action dominante sur un organe, l'automne sur le poumon, le printemps sur le foie, l'été sur le cœur, etc.

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Médecins

Illustration extraite de l'ouvrage : Specimen medicinae sinicae, édité par Andreas Cleyer
Illustration extraite de l'ouvrage : Specimen medicinae sinicae, édité par Andreas Cleyer

En Chine, la profession médicale est ouverte à tous, la liberté d'exercice complète. Aucun certificat n'est imposé, aucun examen n'est nécessaire. Il n'y a ni écoles, ni hôpitaux, ni études préparatoires. C'est aux malades qu'il appartient de contrôler la science de celui qu'ils appellent. Deux ou trois ans d'études à l'école du village, une longue robe, un profond regard de savant derrière des lunettes d'alchimiste, une vague connaissance des plantes et de quelques décoctions suffisent à la plupart d'entre eux pour affronter la clientèle. Muni d'un bagage de connaissances plus que rudimentaire, l'homme est prêt à tuer ou à guérir suivant les circonstances. En tout cas, traiter les affections dont le diagnostic pourrait mettre en défaut le cerveau occidental le mieux doué ne sera désormais pour lui qu'un jeu.

...Je ne sais si c'est la facilité avec laquelle chacun peut se faire médecin à son gré qui conduit tout Chinois à professer quelques connaissances pathologiques. En tout cas, on serait surpris d'en trouver un seul qui ait la modestie d'avouer qu'il n'y connaît rien. Les vieillards, en particulier, instruits par l'expérience des nombreuses drogues qu'ils ont absorbées, donnent volontiers des conseils et n'hésitent pas, le cas échéant, à prendre la direction thérapeutique d'une maladie. Il n'est pas de hameau qui ne compte deux ou trois de ces demi-lettrés qui, sans vergogne, avec l'audace que, seule, peut donner une ignorance parfaite, se disent experts dans l'art de guérir et très capables de prescrire un traitement, pour une affection dont le diagnostic serait pour un médecin européen de la plus grande difficulté. Le plus fort est qu'ils réussissent toujours à se faire accepter comme tels par l'opinion publique.

Un habitant du village gît sur son lit, n'ayant plus que la parcelle de souffle que lui laisse l'impitoyable phtisie. Le premier rustre qui passera par là déclarera qu'il suffirait d'une décoction soigneusement faite avec des plantes qu'il connaît bien et qu'il a expérimentées maintes fois pour que la cure se produise. Personne ne méprise un tel avis : bien au contraire. Une discussion s'élèvera immédiatement entre les personnes présentes. D'autres se joindront à la discussion ; chacun préconise sa panacée et chacun est bien sûr — et l'affirme bien haut — que, si on lui faisait soigner le malade à sa manière, il ne serait pas long à le remettre sur pied. Ce serait l'affaire de quelques jours, de quelques heures peut-être.

... En Chine on reconnaît, comme chez nous, en général, deux classes de médecins : ceux qui s'occupent des maladies internes et ceux qui traitent les maladies externes. Pratiquant l'art dans l'unique but de s'enrichir aux dépens de la crédulité publique, on en voit qui ne craignent pas de se présenter sous ce double titre. Cependant la médaille a son revers. Leur ignorance totale du corps humain les trouve en effet désarmés devant une intervention radicale. La chirurgie leur est absolument inconnue. On ne voit pas, du reste, comment ils pourraient raisonner un diagnostic et de quelle façon ils auraient les moyens d'intervenir. À part quelques cautères grossiers, quelques aiguilles à acupuncture, dont nous parlerons plus loin, l'arsenal chinois n'existe pas. Ils se contentent d'appliquer au hasard des onguents, des pâtes, des pommades, dont tous mes confrères savent comme moi, pour avoir été appelés à les soigner, les résultats parfois désastreux.

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Charlatans

À côté de ces médecins à poste fixe, qui représentent la science officielle de ce pays, il y a les irréguliers, les commis voyageurs de la médecine, les forains...

Le charlatanisme, a-t-on dit, est le frère jumeau de la médecine. Si vieux que soit le mot, la chose est bien plus ancienne. Le premier acteur chinois fut celui qui, voici des siècles, monta sur un tréteau et se mit à gesticuler, racontant ou chantant, aux éclats de rire de l'assistance, une histoire plaisante ou un conte burlesque. Point de masque sur sa figure, la sueur et la poussière étaient ses seuls artifices. Mais, la plupart du temps, ce comédien improvisé avait un but : vendre sa drogue. Il est resté de nos jours et il vend, aux carrefours populeux des rues chinoises ou sur la place des petites villes ou des marchés animés, des plantes, des pilules, de la corne de cerf ou des os de tigre, qui guérissent de toutes les maladies les bienheureux acheteurs.

Qui n'a vu sur nos foires et nos marchés ces superbes charlatans qui débitent, au son des cymbales, des discours éloquents dont ils ne sont point les auteurs ? C'est avec ce bagage littéraire, qui compose toute leur science, qu'ils écoulent à prix d'or leurs produits sans valeur. Le charlatan chinois, lui, est plus modeste ; il n'a pas, comme les nôtres, d'équipage à son service. En fait de musique, il n'a qu'une sonnette, qu'il agite à son arrivée dans les villages où il passe, et c'est sur son dos qu'il transporte de ville en ville ses richesses thérapeutiques. Si, d'occasion, il emprunte une brouette, c'est pour mieux se poser aux yeux de ceux devant lesquels, tout à l'heure, il étalera ses précieux ingrédients, et si sa garde-robe indique, à première vue, qu'il ne nage pas dans l'opulence, néanmoins l'ensemble de l'accoutrement révèle un je ne sais quel cachet aristocratique qui n'est pas sans prestige aux yeux de sa clientèle.

L'habileté du charlatan ne peut pas se déployer partout avec la même ampleur. Il évite autant qu'il peut les villes, où l'esprit des gens est plus développé, et se rabat de préférence sur les campagnes, où l'extraordinaire crédulité du paysan fournit à ses talents un champ d'action presque illimité. Dans les villages, au tintement de sa sonnette, malades et curieux accourent et font cercle. Il a déjà planté son enseigne, un petit drapeau blanc qui indique, en magnifiques caractères, la solidité de sa réputation, et il aligne par terre, avec une symétrie pleine de goût, ses fioles, ses paquets, ses onguents et ses drogues. Quand il juge l'auditoire suffisant, il commence sa harangue tout en allant et venant au milieu du public, tâtant le pouls de l'un, la tempe de l'autre, faisant fonctionner les articulations d'un troisième. Il interroge par-ci par-là, et, alors qu'il y est indifférent, feint d'écouter, l'air prodigieusement intéressé, comme s'il voulait mieux saisir les détails toujours copieux que lui donnent les malades. Une seule chose cependant lui importe : le côté pratique, la vente des médicaments qui le fait vivre. Le charlatan chinois ne se fait aucune illusion ; il compte moins sur la valeur de ce qu'il débite que sur sa faconde et son esprit d'à-propos. Rien n'est amusant comme de le voir opérer. Au cours d'un voyage que je fis l'hiver dernier sur le Yantze, je me souviens d'avoir assisté, dans une sous-préfecture de la province, à une scène de ce genre. Sur la place, au-dessous d'un immense parasol, un individu à mine patibulaire pérorait sur une estrade. À portée de sa main se trouvait une table chargée de flacons, de pilules colorées, de quelques dents d'animaux et d'une petite montagne de paquets. C'était sa spécialité, une poudre d'immortalité fabriquée avec une plante rapportée du Thibet, secret de famille transmis de génération en génération ; une pincée dans une tasse de thé, chaque jour, suffisait pour atteindre l'âge du patriarche. Malgré son éloquence, l'ampleur de ses gestes, le sérieux de son attitude, personne n'achetait. Son petit œil bridé, extrêmement mobile, fouillait parmi l'entourage, très nombreux. Tout d'un coup, il se fixa ; il avait trouvé la victime qu'il cherchait, un gros paysan qui écoutait bouche bée. Il alla le chercher, l'amena près de la table, lui tâta le pouls, lui fit tirer la langue. L'autre, qui jusque-là obéissait comme un automate, pâlit brusquement en apprenant qu'il était plus malade qu'il ne semblait s'en douter, et il ne retrouva ses sens qu'en entendant le charlatan annoncer à toute l'assistance qu'il avait précisément là, tout prêt, le remède capable de le guérir. Déjà des mains se tendaient. Quand je repassai, quelques heures après, le harangueur était encore là, mais le stock de paquets avait disparu et il ne s'occupait qu'à ranger méthodiquement dans une boîte spéciale la recette de la journée.

On reproche à ces gens d'être des chevaliers d'industrie, qui exploitent l'inimaginable crédulité de leurs compatriotes. Il faut avouer que ceux qui s'y laissent prendre y mettent par trop de bonne volonté. Un proverbe bien connu de tous, mai tsoui pa tze, qui s'applique uniquement à ces confrères ambulants. signifie : « son boniment fait sa fortune ». En général, ce sont des déclassés, qui ont déjà exercé plusieurs métiers et n'ont réussi dans aucun. Mais s'ils se livrent au jeu et à l'opium, ce ne sont pas pour cela des malfaiteurs ; chez quelques-uns, leur métier est une tradition de famille, et d'autres ne l'ont adopté que parce qu'il faut bien qu'ils vivent.

Et ils ont peut-être sur la science médicale officielle de ce pays un avantage inappréciable : s'ils ne guérissent pas, ils ne tuent pas. Le proverbe primum non nocere pourrait être leur devise. Quant à la seconde partie : deinda curare, ils ont la sagesse en général de laisser à la nature le soin de la réaliser. La plus grande partie des drogues qu'ils emploient sont inoffensives et leurs pilules ne sont presque toujours qu'une agglutination de farine de froment légèrement aromatisée ou sucrée. Ils ont également, sur l'orgueil stupide de leurs confrères à lunettes, l'avantage de se communiquer leurs recettes, s'ils en ont que, par hasard, ils croient bonnes. Il règne entre eux une grande solidarité. Ils tiennent souvent dans les grandes villes des réunions qu'ils appellent « Fraternité des empiriques ». Partout où ils se rencontrent, ils se traitent de frères et s'entr'aident réellement quand ils sont dans le besoin. Ils ont les défauts de leurs qualités. S'ils sont en fonds, ils s'invitent à des dîners pantagruéliques, qui les obligent à rester plus qu'il ne faudrait dans la même localité pour payer leurs frais d'auberge. Mais s'ils font la noce en famille, ils ont assez de philosophie pour pouvoir jeûner ensuite en particulier sans se plaindre.

Le patron de la médecine officielle est l'empereur Chen-Long. Celui des médecins ambulants est Io-Wang (médicament-roi). Ce n'est que le surnom donné par la postérité à un docteur du nom de Sun, qui vivait en l'an 960 de notre ère. On lui doit trente volumes, qu'il composa pour expliquer et commenter les découvertes de Chen-Long. Il a été déifié depuis longtemps. D'innombrables temples ont été élevés en son honneur. Un de ses titres est : « le grand Dieu qui préserve la vie ».

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