Henri Maspero (1883-1945)

INFLUENCES OCCIDENTALES EN CHINE AVANT LES HAN

Mélanges posthumes..., Paris, 1950, vol. III Études historiques, pages 35-51.

  • "On a longtemps cru, aussi bien en Occident qu’en Extrême-Orient, que la civilisation chinoise s’était constituée de façon entièrement indépendante, au moins à ses débuts. On est arrivé peu à peu à reconnaître que les apports extérieurs ont été plus nombreux, et surtout plus fréquents qu’on ne pouvait le supposer d'abord ; et il était réservé à ces dernières années de montrer que des relations entre la Chine et l’Occident avaient existé de tout temps, et que des influences venues de l’Europe Orientale et de l’Asie Méditerranéenne s’étaient fait sentir dès l’époque néolithique."
  • "Si, à l’époque néolithique, la Chine septentrionale paraît avoir déjà subi en quelque mesure l’influence occidentale, il semble qu’au contraire, au début de la période historique, vers le IXe siècle a. C. et les siècles suivants, des circonstances défavorables que nous ignorons aient rendu les communications impossibles ou tout au moins très rares."

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La constitution de l’empire achéménide de l’Inde à la Méditerranée, et la formation d’une sorte d’empire scythique chez les nomades du Nord de la mer Noire et du Caucase (empire qui fut plus tard remplacé par un empire sarmate), répandirent largement l’influence iranienne chez les barbares d’Asie Centrale. De leur côté, les Chinois eux-mêmes, longtemps séparés des nomades du Nord par des tribus de barbares montagnards (au Tche-li, au Chan-si et au Chen-si), avaient peu à peu réussi à soumettre ces barbares et se trouvèrent, au IVe siècle a. C., en contact direct avec le monde extérieur. Il en résulta des échanges et des emprunts de toute sorte. Les Chinois empruntèrent de toute main, objets matériels, techniques d’artisans, sciences et méthodes de travail intellectuel, connaissances diverses, etc. Alors commença ce grand courant d’échange qui dura jusqu’au jour où l’expansion musulmane eut fermé les routes pour des siècles.


Les objets matériels dont, à cette époque, on peut attribuer sûrement la présence en Chine à un emprunt occidental ne sont pas très nombreux. La plupart se rapportent à la guerre : ce sont des armes et des équipements empruntés aux voisins du Nord ; peut-être même leur ont-ils emprunté plus encore, et la technique du fer, qui apparaît précisément en Chine vers le IVe siècle a. C., est-elle venue aussi des Barbares du Nord ; mais cette dernière question, à peine effleurée par Hirth il y a une vingtaine d’années, mal étudiée plus récemment par M. Tchang Hong-tchao dans son Che-ya, aurait besoin d’être complètement reprise avant qu’on pût conclure définitivement.

Au IVe siècle a. C., les principautés de Tchao et de Ts’in se trouvaient, à la suite de la soumission des barbares de Tai, au Nord du Chan-si, et des Jong du Nord du Chen-si, en contact avec les Huns, tribus nomades qui occupaient les deux rives du fleuve Jaune et avaient leur centre autour de Cho-p’ing. Or, dès ce moment, l’organisation de l’armée et la tactique militaire de ces deux principautés changent. L’armée chinoise antique tirait sa force principale des chars de guerre, montés par trois guerriers, cocher, lancier, archer, et accompagnés de fantassins ; la cavalerie était inconnue. Au Tchao et au Ts’in, les corps de chars de guerre, peu maniables, furent remplacés par des corps de cavalerie analogues aux troupes hunniques, et qui, organisés sur le modèle des barbares, furent équipés comme eux : l’armure chinoise en peau de rhinocéros, si lourde et si raide que celui qui en était revêtu était, d’après le Li-ki, dispensé de saluer rituellement, et d’ailleurs impossible à porter à cheval, fut remplacée par l’armure d’écailles imbriquées (écaille de cuir, ou mailles de métal), d’origine iranienne, que portaient les cavaliers barbares, et dont M. Laufer a conté l’histoire dans la première partie de son ouvrage Chinese Clay Figures intitulée Prolegomena on the History of Defensive Armour (Chicago, 1914). Le casque conique, la dague courte de l’époque des Han ont aussi la même origine.


Si les guerriers barbares n’avaient fourni aux Chinois qu’une nouvelle espèce d’armure, l’intérêt de la chose, quelque grand qu’il eût pu être à l’époque, serait assez mince pour l’histoire de la civilisation chinoise. Mais la chance fit qu’ils leur donnèrent, inconsciemment du reste, beaucoup plus. Sur les armures qu’ils portaient étaient fixés des ornements de toute sorte, ainsi que sur le harnachement des chevaux : boucles de ceinturon, gardes et fourreaux de sabre, carquois, brides, etc. ; et les ornements étaient dans le style qu’on appelle souvent scythique parce que les meilleurs spécimens en ont été découverts dans le Sud de la Russie, territoire des anciens Scythes. On l’a très heureusement défini comme « style animal », à cause du rôle presque exclusif qu’y joue l’animal, réel ou fantastique, dans le dessin. C’est un style purement décoratif où l’observation réaliste est toujours subordonnée à l’interprétation ornementale. Employé presque exclusivement à la décoration des petits objets (les Scythes nomades habitaient sous des tentes, et ne se bâtissaient ni villes, ni palais, ni temples, pour la construction ou l’ornementation desquels ils auraient pu être amenés à élaborer un style propre d’architecture, de sculpture ou de peinture), il a tendance à remplir complètement le petit espace qui lui est alloué, sans laisser de vides. Les motifs d’ailleurs sont peu nombreux, animaux retournant la tête en arrière, parfois jusqu’à se mordre la queue, animaux renversés se tordant sur eux-mêmes, animaux se battant et se dévorant mutuellement, etc. ; mais, grâce à l’imagination des artistes qui savaient en renouveler indéfiniment l’expression, leur répétition ne produit pas la monotonie. Les espaces vides dans le dessin du corps d’un animal sont couverts eux-mêmes de dessins d’animaux ou d’oiseaux, représentés en entier ou en partie ; les extrémités se transforment, elles aussi, en animaux ou en plantes : griffes, queue, cornes, oreilles deviennent des têtes d’animaux. Et tout ce qui dépasse, pieds d’un vase, anses, manches, prend des formes de bec d’oiseau, de mufle de lion, de trompe d’éléphant, ou encore de pattes avec des griffes de fauve ou de rapace ; quelquefois même les pattes, la queue, les yeux, les oreilles se muent en feuilles ou en fleurs. Les animaux fantastiques voisinent avec les animaux réels : griffons à tête d’aigle sur un corps de lion, dragons, quadrupèdes ailés, à côté de lions, de taureaux, de cerfs, etc. Et malgré ce caractère ornemental et cette tendance au fantastique, les œuvres de cet art, les meilleures au moins, sont d’une vie réelle, pittoresque, remuante et grouillante. L’artiste scythique avait un don de saisir le mouvement sur le vif, de rendre avec vigueur l’action violente et brutale, qui prêtait une vie exubérante à ses créations les plus monstrueuses.

Ce style, ce n’étaient pas les nomades semi-barbares de la Russie Méridionale ni, moins encore, ceux de la Sibérie Occidentale qui l’avaient créé. Il semble être né de l’adaptation de l’art mésopotamien aux besoins de populations voisines ; dès une haute époque, il se répandit des rivages de la Méditerranée et de la Mer Égée, où il influença l’art minoen et l’art mycénien, jusqu’aux bords de l’Indus où il se retrouve, semble-t-il, dans les découvertes de Mohenjo-daro, ne laissant guère que l’Égypte entièrement hors de sa sphère. Le développement rapide de la civilisation chez les populations nouvelles de l’Asie Mineure et de la Grèce le fit peu à peu disparaître de ces régions, où il céda la place à d’autres formes d’art ; le triomphe de l’art grec acheva de lui être fatal en Occident. Mais il survécut chez les populations de culture arriérée, celles qui, plus éloignées des nouveaux foyers artistiques, eurent le plus de peine à se créer un art propre ; la culture du Kuban, au Nord du Caucase, vers le Xe siècle a. C., en est imprégnée. Les Scythes l’apportèrent avec eux lorsqu’ils envahirent le Sud de la Russie vers le VIIIe siècle. Et, d’autre part, il se conserva fort tard dans l’Iran. Chez les Perses, il semble être resté l’art populaire et industriel, même après que la conquête de toute l’Asie Antérieure les eut remis en contact direct avec d’autres civilisations et que l’art babylonien fut devenu chez eux l’art officiel. Peu à peu, d’ailleurs, chez les Perses comme chez les Scythes, l’influence de l’art grec se faisait sentir de plus en plus pressante.

Mais, avant de disparaître complètement, ce « style animal » se répandit à travers toute l’Asie, en Sibérie chez les tribus des bords de l’Iénisséi, et jusqu’en Mongolie comme l’ont montré les découvertes de ces dernières années. Il eut à se transformer pour s’adapter au goût de ces populations, moins hellénisées que les Scythes, et au contraire pénétrées d’influences iraniennes. Presque dès l’origine, les Sarmates, proches voisins des Scythes sur les bords de la Caspienne et au delà de l’Oural, et qui devaient finir par détruire leur empire et le remplacer dans toute la Russie Méridionale au IVe siècle a. C., lui firent subir une forte influence iranienne. Ce qu’il pouvait avoir de contenu religieux disparut : les figures de divinités et de démons, fréquentes dans les pièces perses ou dans celles du Louristan, se rencontrent de moins en moins à mesure qu’on s’éloigne chez les Scythes ou les Sarmates ; les animaux fantastiques subsistent, mais ce sont les animaux réels qui prennent la première place. L’influence iranienne introduisit chez eux l’amour de la polychromie et des pierres enchâssées, que Rostovtzeff, dont les travaux ont tant fait pour élucider ces questions complexes, considère comme caractéristiquement sarmate par opposition à l’art scythique plus hellénisé. Mais, au fur et à mesure que les découvertes se multiplient, les ressemblances entre les objets de provenances diverses se montrent plus nettes : scythes, sarmates ou perses, ils sont bien du même style et ne diffèrent guère que par la plus ou moins grande habileté des artisans, meilleurs ouvriers en Perse qu’en Asie Centrale.

C’est ce style qui conquit l’Asie Centrale et Orientale. Évidemment, ce ne fut pas sans s’affaiblir et se défigurer en route ; et les spécimens que les Huns et leurs voisins purent en apporter en Chine n’étaient certainement pas parmi les meilleures pièces. Et cependant ils eurent une influence énorme.


Ils arrivaient au bon moment. L’art archaïque de la Chine, strictement rituel, se mourait avec la société et la religion qui lui avaient donné naissance ; à côté de ses motifs d’une stylisation un peu monotone, l’imprévu de la décoration scytho-sarmate séduisit d’autant plus les Chinois qu’il troublait peu leurs habitudes artistiques, étant, de même que leur art archaïque, essentiellement décoratif.

Ils commencèrent par copier les objets usuels : on a retrouvé quelques uns de ces objets chinois, presque identiques à leurs prototypes scythiques. Mais bientôt, ne se contentant plus d’imitation pure et simple, ils surent en dégager les motifs principaux, qu’ils introduisirent partout, jusque dans la décoration des objets rituels qui relevaient de l’art archaïque. L’influence étrangère fut assez forte pour donner une figure iranienne à de vieilles conceptions chinoises. Les animaux fantastiques chinois, le tigre, le dragon, les gardiens des points cardinaux à l’intérieur de tombeau, furent représentés sous des types iraniens ; et les lions ailés qui gardent l’extérieur des tombeaux des Han, des Leang et des T’ang montrent combien les effets de cette influence furent durables. Le griffon à tête de lion fut de bonne heure identifié au tigre, qui selon les Chinois préside à l’Occident ; il devint un motif d’ornementation fréquent : des yeou de la fin des Tcheou, qu’on trouve dans presque toutes les grandes collections, ont le couvercle décoré d’une tête de griffon aux larges crocs, aux énormes cornes ; d’autres yeou sont entièrement traités en griffons, la tête sur le couvercle, la panse décorée d’ailes enroulées stylisées, les pieds, quand il y en a, ornés de griffes ; et quelquefois un petit animal, ou même un homme s’applique à la poitrine entre les pattes de devant, comme dans un très beau vase de la collection Sumitomo.

Le nouveau style d’ailleurs n’exclut pas complètement l’art archaïque : outre que celui-ci impose souvent des formes traditionnelles, des motifs en survivent au moins à titre d’ornements secondaires, destinés à remplir les vides de la décoration de style scytho-sarmate ; et les artistes chinois arrivent à les fondre l’un et l’autre en un ensemble harmonieux.

Quant à tout ce qui n’est pas obligé de s’asservir à certaines formes archaïques, menus objets de la vie usuelle (aiguilles de tête, pendeloques, amulettes, agrafes, etc.), quelle qu’en soit la matière, métal, jade, etc., le style nouveau y règne en maître. Les pièces de jade, les plus soignées, sont peut-être les plus intéressantes au point de vue artistique ; les artisans en jade créèrent de charmantes séries de petits animaux, lièvres assis, tapis, prêts à bondir, cerfs, oiseaux, dragons, etc., montrant tous une sûreté remarquable d’interprétation du mouvement de l’animal.


Plus tard, les conquêtes grecques en Haute Asie, au temps d’Alexandre et de ses successeurs, apportèrent des influences helléniques. Celles-ci ne s’exercèrent pas directement, mais toujours à travers cette sorte de filtre qu’étaient les peuplades établies dans l’Asie Centrale, en sorte que l’influence artistique de la Grèce fut en Chine bien différente de ce qu’elle fut dans l’Inde vers le même temps.

Dans l’Inde, des satrapes et des dynastes grecs attirèrent des artistes grecs qui travaillèrent sur place, créant des ateliers, et apportant ainsi aux artistes indigènes non pas quelques œuvres à imiter, mais tout leur art avec leurs techniques et aussi leurs idées d’esthétique et leur idéal artistique. En Chine, au contraire, les objets apparurent tout seuls, et ce fut aux artistes indigènes de découvrir comment on pouvait les imiter et s’en inspirer. Et, de plus, ce furent surtout des objets industriels, et non des œuvres d’art, qui parvinrent en Extrême-Orient, étoffes brodées pour les vêtements, tentures d’appartement ornées de scènes et de personnages, comme celles dont des fragments ont été retrouvés dans des tombeaux de l’époque des Han en Mongolie ; et ils étaient moins en style hellénistique, qu’en ces styles particuliers créés par les Grecs à l’usage des Orientaux, styles gréco-syrien, gréco-iranien, gréco-bactrien. Du moins ces objets présentaient-ils des scènes plus proches de la vie réelle que les fantastiques combats d’animaux des boucles de ceintures scytho sarmates.


C’est d’après tous ces éléments que les artistes chinois paraissent s’être constitué à eux-mêmes un style et une technique absolument personnels. Après la période d’imitation, ils surent s’assimiler assez bien l’esprit de l’art étranger pour ne plus se sentir obligés d’en copier les formules.

La peinture paraît être née de la transposition en décoration murale de l’ornementation des tentures et étoffes gréco-iraniennes ; la sculpture, au contraire, de l’adaptation du travail des petites pièces d’ornementation de l’habillement ou des harnais à la décoration des poutres de bois et des colonnes des maisons. L’une et l’autre, purement décoratives, ne restèrent pas sans action réciproque, la sculpture profitant de tous les progrès du dessin et de la peinture, ainsi qu’elle a fait de tout temps en Chine, et la peinture, de son côté, reprenant sans cesse au contact de la sculpture quelque chose de l’amour du mouvement échevelé propre à l’art scytho-sarmate. De toute cette évolution d’ailleurs, nous ne saisissons que les traces dernières, car les grandes œuvres des derniers siècles avant notre ère, les palais des Ts’in et des Han avec toutes leurs peintures et leurs sculptures, ont disparu, et quand nous trouvons enfin des œuvres nombreuses, au temps des Han Postérieurs, la période des tâtonnements est clos depuis longtemps.

Mais, si les Chinois surent merveilleusement développer ce qu’ils reçurent de cet art étranger, ce n’en est pas moins de lui qu’ils apprirent à observer les animaux, à en reproduire les poses, les attitudes, les expressions caractéristiques, malgré la stylisation et en dépit des contorsions imposées par les nécessités décoratives. C’est à cette école qu’ils commencèrent à dégager leur merveilleux talent d’animalier, qui saisit moins la forme et la ligne que le mouvement et l’allure ; c’est là qu’ils prirent cet amour de la vie animale prise sur le vif et représentée dans tout son élan et sa force, tendance qui, se répandant dans toutes les manifestations de leur art, a tendu à lui donner pour idéal, à l’inverse de l’idéal grec, le rythme de l’action.

Si les mercenaires barbares apportèrent en Chine, aux IVe et IIIe siècles avant l’ère chrétienne, des objets matériels dont les Chinois tirèrent un parti prodigieux et hors de proportion avec leur mérite intrinsèque, une autre catégorie d’étrangers leur apporta des connaissances diverses, des idées, jusqu’à des contes populaires qui n’eurent évidemment pas, dans l’histoire de la civilisation chinoise en général, l’importance des précédents, mais dont certains jouirent néanmoins eux aussi d’une fortune étonnante.

La formation de l’empire perse achéménide, en absorbant tous les anciens empires de l’Asie Méditerranéenne d’une part, et en unifiant d’autre part toutes les tribus iraniennes sous le sceptre du Grand roi, paraît avoir été un facteur décisif dans les rapports de l’Occident avec la Chine. Dans les dernières années du VIe siècle a. C., Darius avait conquis les grandes plaines qui forment les glacis orientaux et septentrionaux du plateau iranien, à l’Est, dans l’Inde, le Penjab, et au Nord la Bactriane et la Sogdiane. Dans l’ordre et la sécurité relatives que faisait régner le nouveau régime, des relations suivies et régulières pouvaient s’établir. Et à travers les pays du bassin du Tarim, où se parlaient en ce temps des langues indo-européennes, tocharien, koutchéen, etc., des caravanes régulières et fréquentes pouvaient commencer à porter les marchandises, et aussi les idées, les plus simples au moins, de l’Occident vers l’Extrême-Orient et probablement aussi (mais ceci est moins saisissable dans le peu que nous savons de l’histoire réelle de l’Iran) en rapporter en sens inverse. Plus tard la conquête d’Alexandre, la formation de l’Empire Séleucide, puis celle d’États hellénistiques en Asie Centrale, donna plus de force à ces rapports.

Fait singulier, ce sont des Hindous, non des Iraniens, qui semblent avoir fait le transit de l’Extrême-Orient. Et comme des notions d’origine étrangère apparaissent dans la littérature chinoise de ce temps, mais que jamais il n’y est fait mention des commerçants étrangers eux-mêmes, il est vraisemblable que la plupart d’entre eux n’allèrent jamais jusqu’en Chine même. Ils devaient s’arrêter du côté de Lan-tcheou, où la route coupait le fleuve Jaune, et là, à ce point de rencontre des caravanes d’Occident et de la batellerie chinoise, devait se tenir le marché où, après la conquête des tribus barbares occupant les montagnes qui séparent les hautes vallées de la Wei et de ses affluents du cours supérieur du fleuve Jaune, les princes de Ts’in établirent vers le début du IIIe siècle la commanderie de Long-si. C’est probablement pour cela que le pays qu’ils atteignaient après une si longue course leur était seulement connu comme Ts’in, dont les Hindous firent Cîna, ce nom qui devait avoir une si prodigieuse fortune, puisque, à part les Russes, tous les peuples d’Occident, Hindous, musulmans, Européens, l’ont employé de tout temps pour désigner la Chine, et que dans ce pays même il a fini par revenir, porté par le bouddhisme, sous la forme Tche-na, transcription du sanscrit Cîna : forme qui jusqu’à nos jours, prononcée à la japonaise (Shina), sert au Japon à désigner la Chine.


Ce que la Chine reçut ainsi, avant les Han, dans le domaine des idées, ce ne pouvait naturellement être que des notions simples, au moins au début : les étrangers qui venaient là n’étaient ni des philosophes ni des savants, ils rencontraient des Chinois également peu cultivés. Aussi est-ce bien à tort, à mon avis, que l’on a cherché dans l’Inde l’origine de la mystique taoïste ancienne. Les faits mystiques sont des faits de psychologie qui, pour n’être pas fréquents, n’en sont pas moins universellement répandus, et cela, indépendamment du degré de culture et de civilisation ; les transes extatiques de Lao-tseu, de Tchouang-tseu, de Lie-tseu sont la forme raffinée, et pourvue d’interprétations philosophiques, des transes extatiques des sorciers et des sorcières hi-wou de la Chine antique. Ce que les commerçants étrangers apportèrent était bien plus simple. Ce furent d’abord des connaissances géographiques : les Chinois apprirent soudain l’existence vers l’Ouest d’un monde inconnu qu’ils ne soupçonnaient pas et ils acceptèrent tout ce que leur en racontèrent les voyageurs, faits de géographie véritable et de géographie mythique tout à la fois (leurs informateurs eux-mêmes ne distinguaient guère entre elles).

Ils apprirent à chercher la montagne mythique des Hindous, le Meru, avec ses quatre fleuves qui, après avoir fait le tour de la montagne, vont se jeter dans l’Océan, chacun vers l’un des points cardinaux, et ils crurent pouvoir l’identifier à un lieu de leur propre géographie, le K’ouen-louen, qui n’avait certainement aucun rapport réel avec lui. Mais le Yu-kong ou « Tribut de Yu », chapitre géographique du Chou-king, a une province dans laquelle trois fleuves (mais non quatre) coulaient dans des directions opposées, le fleuve Jaune vers l’Est, l’Eau Noire vers le Sud, et l’Eau Faible vers l’Ouest, allant se jeter dans les Sables Mouvants ; c’est là que, parmi d’autres noms de tribus sauvages, se trouve aussi celui de K’ouen-louen. Pourquoi est-ce lui qui fut choisi pour être identifié au Meru ? Il est impossible de le deviner : le Yu-kong n’établit aucun lien entre ce nom de K’ouen louen et les trois fleuves : de plus, ce nom n’y désigne pas une montagne, mais une tribu de Jong ; et d’autre part, il n’y a aucun lien même lointain entre ce nom et celui de Meru, ni même avec le nom de la montagne sainte analogue, mais un peu différente, des Iraniens, Alberezaiti. Le Meru d’ailleurs se dédoubla en Chine. Simple fait géographique, ce fut le K’ouen-louen. En tant que montagne des dieux, située au milieu de l’Océan, et reposant sur une tortue, il devint les Îles des Immortels, P’eng-lai, etc., posées elles aussi dans la mer sur des tortues. À la fin du IIIe siècle a. C., l’empereur Ts’in Che-houang devait envoyer des expéditions en mer à leur recherche, comme plus tard, sous Wou ti des Han, en 122 a. C., Tchang K’ien devait vainement chercher le K’ouen-louen en Asie Centrale.

Des notions de géographie positive étaient elles aussi importées. Pour les commerçants indiens, comme pour les Chinois, le Meru (= K’ouen-louen) était certainement le nom général de l’énorme massif montagneux qu’il fallait contourner pour aller de l’Inde en Chine et, comme tel, il appartenait à la géographie réelle : il était le pays d’où vient le jade, comme le sait fort bien Mencius. Entre cette montagne et les Sables Mouvants, la Chine apprit l’existence d’un fleuve coulant de l’ouest à l’est, et dès ce temps ils firent du Tarim le cours supérieur de leur propre fleuve Jaune, qui, après avoir fait le tour du K’ouen-louen et traversé l’Eau Sans Fond (Wou-ta-chouei), en sort par le Sud-Ouest au Mont des Pierres Entassées (Tsi-che-chan, un autre nom du Yu-kong exporté loin dans l’Ouest) et coule à travers les pays d’Occident (Si-yu) jusqu’au lac Ye ou (probablement le Lob-Nor), où il se jette et d’où un cours d’abord souterrain, puis à ciel ouvert, le conduit en Chine. Par delà le K’ouen-louen, aux lieux où le Soleil se couche, la mer Occidentale (Si-hai) n’est probablement pas un écho de l’existence de la Méditerranée, mais simplement le correspondant mythique de la mer Orientale où le Soleil se lève, complétant le groupe des Quatre mers qui entourent le monde habité et en baignent les quatre faces.

Toutes ces nouveautés plurent à ce point aux Chinois que divers ouvrages leur furent consacrés et eurent un succès considérable. Il nous reste plusieurs rédactions d’un petit opuscule accompagné de cartes et de dessins (ceux ci malheureusement perdus) qui décrivaient les peuples étranges des régions situées loin des royaumes centraux : deux ont été incorporés au Chan-hai-king ou « Livre des Monts et des Mers », et un autre au Houai-nan-tseu ; et le Chan-hai-king encore contient des fragments d’une description particulière du K’ouen-louen. Un roman fut consacré à la mise en œuvre de toutes ces données, le Mou-t’ien-tseu-tchouan « Biographie de Mou, Fils-du-Ciel » : on y décrivait les randonnées aux quatre extrémités du monde du grand roi conquérant de la dynastie Tcheou, le roi Mou. Enfin, les poèmes de K’iu Yuan sont pleins d’allusions au K’ouen-louen. Cette brusque découverte d’un Occident merveilleux piqua évidemment la curiosité des Chinois du IVe siècle avant l’ère chrétienne.


À mesure que les relations devenaient plus fréquentes entre l’empire iranien et la Chine, d’autres que des commerçants durent se mêler aux caravanes, et des étrangers d’esprit aventureux durent plus d’une fois accompagner les bateliers chinois, par delà Long-si, jusqu’en Chine même. Des astrologues, des alchimistes, des médecins, des devins, etc., toutes sortes d’aventuriers que quelque raison contraignait à quitter leur pays natal, durent aller y chercher fortune.

Il n’était pas besoin de spécialistes pour enseigner aux Chinois que l’année solaire n’a pas, comme ils le croyaient, 366 jours juste, mais environ 365 1/4 : les voyageurs ordinaires y suffisaient, si même les Chinois ne finirent pas par le découvrir tout seuls. Mais il fallut certainement que des astrologues occidentaux vinssent jusqu’en Chine même pour enseigner aux Chinois à établir un calendrier luni-solaire mathématiquement correct, avec la période de dix-neuf ans : quand au début du IIIe siècle a. C. ce calendrier fut officiellement appliqué dans le pays de Ts’in, le mois intercalaire jouen-yue y était encore placé à date fixe après le neuvième mois, l’année commençant avec le dixième mois, conformément à l’usage babylonien. Naturellement ces astrologues apportaient avec eux l’astrologie, à leurs yeux bien plus importante que l’astronomie : les Chinois furent des élèves si dociles qu’un savant allemand, Bezold, précisant les idées émises précédemment par Jastrow, a pu montrer que certaines phrases du chapitre sur l’astrologie (T’ien-kouan-chou) des Mémoires Historiques de Sseu-ma Ts’ien, qu’il connaissait par la traduction française de Chavannes, recouvrent exactement (les noms propres naturellement changés) des passages des tablettes astrologiques assyriennes. Les alchimistes eurent peut-être un succès égal; mais ce n’est qu’au début des Han, dans la première moitié du IIe siècle a. C., que nous trouvons mention du premier alchimiste chinois connu.


Ces étrangers apportaient jusqu’à des légendes et des contes populaires qui se répandirent dans la population. Le sinologue allemand Conrady a montré que plusieurs apologues d’animaux contenus dans le Tchan-kouo-ts’ö sont d’origine indienne. Un trait de folk-lore iranien a même pénétré dans l’histoire chinoise ancienne, où il figure par deux fois ; et les deux fois il s’est attaché à la dynastie Yin ou à ses descendants de Song : c’est la légende du roi qui tire des flèches contre le ciel ; les flèches retombent ensanglantées, après avoir blessé le dieu qui est dans le ciel ; et le roi meurt bientôt après, soit victime de ses propres flèches, soit par quelque autre prodige, en punition de son sacrilège. Ce trait merveilleux est célèbre en Europe sous le nom de « la flèche de Nemrod » parce qu’il est attribué à ce chasseur biblique. Il a plu particulièrement aux Chinois anciens, qui l’ont attribué d’une part au roi Wou-yi des Yin, de l’autre à son lointain descendant, le roi K’ang, dernier souverain de Song ; mais comme il était incompréhensible pour eux, ils l’ont déformé (à moins que ce ne soient les historiens qui ont essayé de faire rentrer le miracle dans le cadre de la vie normale) : le roi, Wou yi ou K’ang, ne tire plus directement sur le ciel ; il suspend à une perche une outre pleine de sang qu’il appelle ciel, et c’est sur elle qu’il tire. Ce n’en est pas moins un sacrilège, et il périt bientôt.


C’est ainsi que, petit à petit, des notions nouvelles de toutes espèces pénètrent en Chine, notions techniques, connaissances géographiques, contes, etc. Un homme de génie de la deuxième moitié du IVe siècle et du début du IIIe siècle a. C., Tseou Yen, devait essayer de les amalgamer avec les idées proprement chinoises pour en tirer un système cosmologique. Il ne reste malheureusement rien de ses œuvres. Nous savons seulement que, tâchant de mettre d’accord la théorie indienne selon laquelle le monde est composé de sept dvîpa, grands continents entourés d’eau, disposés autour du mont Meru comme les pétales d’une fleur, avec la vieille tradition chinoise d’une division du monde (chinois) en neuf provinces tcheou, il enseignait qu’autour du K’ouen-louen, centre du monde, étaient disposés neuf continents tcheou, entourés chacun d’une ceinture de mers qui empêchait de communiquer de l’un à l’autre, avec un Océan (Ta-ying-hai) enveloppant le tout ; et que la Chine n’était elle même que l’un de ces continents, celui du Sud-Est, appelé Chen-tcheou. Il introduisit cette description dans un système philosophique par ailleurs purement chinois, où il essayait de mettre d’accord la théorie du yin et du yang et celle des Cinq Éléments (wou-hing).


Vous avez sans doute remarqué un fait curieux. On peut établir un double courant d’infiltration de choses et d’idées occidentales en Chine : l’un venu des pays barbares du Nord et du Nord-Ouest ; l’autre venu de l’Inde et de l’Iran par l’Asie Centrale. Or ce que les Chinois apprirent par ces deux voies fut entièrement différent. Des barbares du Nord, ils reçurent seulement des objets matériels, armures, harnachements, probablement la technique du fer ; ce n’est que par un véritable coup de génie qu’ils surent tirer de là les éléments d’un art nouveau qui, très vite, dépassa de loin celui de leurs initiateurs. Au contraire, aux gens de l’Inde et de l’Iran, les emprunts furent dans le domaine des idées : connaissances intellectuelles, surtout. Les Chinois de ce temps, supérieurs de tout point à leurs voisins barbares du Nord, n’avaient à leur prendre que des objets ; au contraire, sans être inférieurs à leurs lointains voisins de l’Inde et de l’Iran, ils trouvaient chez ceux-ci une culture différente, des disciplines scientifiques inconnues ou plus développées, qui piquaient leur curiosité et les attiraient. Toutes ces nouveautés d’ailleurs, quelle qu’en fût l’origine, vinrent se fondre harmonieusement dans la pensée chinoise qu’ils contribuèrent à enrichir sans la dévier.

Bien avant les Han, les Chinois empruntèrent donc beaucoup à l’Occident. Certes, sous cette dynastie, les conquêtes de Wou-ti et l’établissement d’un protectorat chinois en Asie Centrale permirent le développement de relations plus suivies et plus régulières entre les grands centres de civilisation du monde antique ; mais ce ne fut que la continuation et le développement d’un état de choses existant depuis longtemps déjà. Des deux grandes innovations d’origine étrangère qui eurent sur la société chinoise antique une action profonde et durable, et qui furent parmi les agents les plus puissants de son évolution, l’une, l’adoption du bouddhisme, remonte à l’époque des Han, mais l’autre, la création d’un art nouveau, est antérieure à cette dynastie. L’apport, en soi assez médiocre, des barbares presque incultes eut sur la civilisation chinoise une influence presque égale à celui de l’Inde civilisée. Tant il est vrai que, dans les emprunts que les divers peuples et les diverses civilisations se font entre eux, la part de celui qui emprunte, et l’utilisation de l’emprunt, ont souvent plus d’importance que la chose empruntée elle-même.

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