Henri Maspero (1883-1945)

LA FIN DES MING

Bibliothèque historique, Payot, Paris, juin 1934, pages 7-23.
Préface à Les empereurs mandchous, de E. Backhouse et J.-O.-P. Bland.

  • "Au commencement du XVIIe siècle, la dynastie des Ming, qui avait conquis le trône quelque deux cents ans plus tôt en chassant les Mongols de Chine, régnait encore ; mais elle s'était acquis une impopularité plus grande que n'en ont ordinairement les dynasties chinoises, même au bout de deux siècles. À vrai dire, elle avait gouverné dans des conditions particulièrement difficiles : elle s'était usée à lutter contre les Mongols, expulsés, mais toujours redoutables sur la frontière du Nord-Ouest ; puis, quand, au XVIe siècle, ceux-ci avaient enfin cessé d'être une menace, la formation d'un empire mandchou dans le bassin du Leao était survenue presque immédiatement, amenant un nouveau danger. La guerre défensive poursuivie sur la frontière d'année en année, l'entretien de la Grande muraille et des troupes destinées à sa garde, les expéditions, tout cela coûtait cher : dans le second quart du XVIIe siècle, les frais militaires atteignaient, dit-on, dix-sept millions d'onces d'argent, presque la moitié du montant total des impôts de l'empire, et il y avait tous les ans un déficit de plus d'un million d'onces d'argent. Les taxes augmentaient sans cesse, et le poids en était d'autant plus lourd que la population était appauvrie par le brigandage constant." Lire la suite ci-dessous >>>

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L'impôt foncier, assez faible encore au XIVe siècle, sous les Yuan et au début de la dynastie, quand le taux n'en dépassait pas un litre de grain par are pour les meilleures terres irriguées, et descendait jusqu'à un décilitre par an pour les plus mauvaises, était monté en moins de cinquante ans à seize litres pour les bonnes terres et six litres pour les mauvaises, ce qui écrasait tellement les paysans qu'on dut, en 1840, le diminuer de 20 à 30 %. Mais il restait encore beaucoup trop lourd, et dans bien des endroits, les paysans s'enfuyaient et laissaient leurs terres à l'abandon. Ce n'est pas tout : le monopole du sel avec ses fermiers avides était aussi exécré que la gabelle l'était en France au XVIIIe siècle, et les exactions produisaient le même résultat de multiplier les brigands et les hors-la-loi. Si les historiens officiels sont assez circonspects, les romans et les nouvelles du temps montrent bien l'impopularité de cet impôt. Un célèbre recueil de contes, achevé quarante ans environ après la chute des Ming, le Leao-tchai tche-yi (que Giles a traduit sous le titre de Strange Stories from a Chinese Studio), manifeste le sentiment public à ce sujet quand il raconte comment le Roi des Enfers, ayant décidé de nettoyer la rivière qui traverse son empire, réquisitionna sur terre pour la corvée les filles publiques et les fermiers du sel, en prenant pour chefs d'équipe les contrebandiers qui, armés de longs bâtons, devaient rosser les fermiers dès qu'ils faisaient mine de se reposer. Et il y avait encore une autre cause de mécontentement : le système des grands domaines créés en faveur des princes, des princesses et des favoris exaspérait les paysans chassés de leurs champs et les rejetait eux aussi parmi les hors-la-loi. Dans le principe, il n'y avait là rien de nouveau : il avait été appliqué sous toutes les dynasties, et il avait l'avantage de soulager la cour du paiement des émoluments et pensions des princes et des hauts fonctionnaires, en leur donnant des terres pour leur en tenir lieu, avantage appréciable dans l'état constant de pénurie du trésor. Mais l'inconvénient était que la cour ne se sentait retenue par aucun frein dans ces libéralités qui ne lui coûtaient rien, si bien que les domaines distribués furent de plus en plus considérables : de douze mille à vingt mille meou chacun environ (750 à 1.200 hectares) au début de la dynastie, on en était venu à les faire d'autant de k'ing (mesure de superficie valant 100 meou) au XVIIe siècle : le second fils de l'empereur Wan-li, le prince de Fou dont le fils devait être quelques mois empereur à Nankin en 1644-1645, possédait 11.000 k'ing dans la province de Ho-nan, 4.485 k'ing dans celle de Chan-tong, et d'autres terres d'étendue inconnue dans celle de Hou-kouang, soit plus de 100.000 hectares. Les paysans conservaient en principe la propriété de leurs champs, les impôts, corvées et autres redevances allant seuls au maître du domaine ; mais en réalité les princes et les favoris ou leurs intendants levaient les taxes comme ils l'entendaient, chassaient les paysans qui résistaient ou ne payaient pas, s'emparaient de leurs champs pour les faire cultiver à leur profit, usurpaient même les terres avoisinant le domaine, sans que les mandarins pussent rien faire pour leur protection.

Maltôtiers et paysans expulsés formaient un peu partout de petites bandes de brigands qui vivaient sur le pays, pillaient et rançonnaient la population ; et cette insécurité perpétuelle accroissait le mécontentement général et était un grief de plus contre la dynastie. Aussi quand en 1628 survint la famine dans le Nord-Ouest de l'empire, ce fut une sorte de levée en masse. Le brigandage devint universel dans les provinces frappées, et comme à ce moment les Mandchous, ayant réussi à franchir la Grande muraille en trois endroits, menaçaient Pékin et occupaient toutes les forces militaires de l'empire, il se développa sans encombre : de grosses bandes se formaient un peu partout. Au Chen-si, les principaux chefs qu'on appelait les Huit Grands Rois furent bientôt les maîtres presque incontestés de la province entière. Lorsqu'en 1631 les armées impériales ayant repoussé les Mandchous purent enfin s'occuper d'eux, ils étaient solidement installés : il fallut deux ans pour les chasser de la vallée de la Wei, et encore, si leurs bandes se dispersèrent, ce fut pour se reformer bientôt ailleurs : la désaffection de la dynastie et la misère générale étaient telles (en 1640, le grain valait 10.000 pièces de monnaie les 10 litres, au Ho-nan) que partout où ils allaient ils reformaient vite leurs bandes et ils trouvaient la complicité plus ou moins active des populations. La plupart des brigands passèrent au Ho-nan à la suite du chef le plus redouté, Han Hien-tchong ; tandis qu'un autre chef, qui devait bientôt devenir célèbre, Li Tseu-tch'eng, se contenta de franchir les monts Ts'in-ling et alla s'installer dans la vallée de la Han. Cette sorte de jeu continua une dizaine d'années, les rebelles, quelquefois vainqueurs, plus souvent dispersés par les impériaux, reconstituant toujours sans grand'peine leurs bandes en quelque autre point. Peu à peu cependant l'ordre revenait : les brigands du Chan-tong et du Chan-si étaient vaincus et mis à mort, le Sseu-tch'ouan était pacifié ; treize des principaux chefs avaient été pris ou tués et leurs soixante-douze places fortes avaient été détruites. Il est vrai que beaucoup de leurs hommes avaient échappé et étaient allés grossir les troupes des deux derniers, Han Hien-tchong et Li Tseu-tch'eng devenus d'autant plus redoutables. Toutefois leur sort ne paraissait pas douteux : ils pourraient tenir la campagne plus ou moins longtemps, mais devaient finir par être eux aussi réduits. On pouvait espérer voir le calme dans l'empire, quand des événements imprévus vinrent tout changer.

En 1642, Li Tseu-tch'eng remporta un gros succès en enlevant K'ai-fong-fou, la capitale du Ho-nan, après quatre mois de siège, après avoir dispersé les troupes impériales venues pour délivrer la ville. Il était déjà célèbre, et, moins difficile à vivre que son rival Han Hien-tchong, c'est à lui que s'étaient ralliés la plupart des anciens chefs de bande survivants. Pareil à ceux-ci par sa cruauté, son absence de scrupules, son manque d'instruction, il les dominait par son courage personnel, par ses talents militaires, par des éclairs de générosité même envers ses ennemis ; il les dépassait surtout par son intelligence ou tout au moins par un certain sens politique. Il le montra à ce moment, dans un conseil de guerre qu'il tint alors avec ses lieutenants pour discuter des mouvements et des campagnes prochaines ; de K'ai-fong il était presque à égale distance des deux capitales, Pékin et Nankin : aussi l'un de ses lieutenants proposa-t-il de fondre sur les riches pays du bas fleuve Bleu, jusque-là presque épargnés par les rébellions, tandis qu'un autre conseilla un coup de main sur Pékin ; un troisième proposa d'aller s'installer dans l'Ouest au Chen-si, de s'y organiser et de tenir réellement le pays, puis, maître de cette province, de conquérir le Chan-si, et seulement alors de marcher sur Pékin, non pour le piller, mais pour y prendre le trône. Les deux premiers avis, c'était la continuation de la vie menée depuis des années par le chef et ses hommes, c'était le brigandage ordinaire continué avec plus ou moins de succès, au Nord et au Sud, c'était le pillage sans but défini, simplement pour vivre et faire vivre sa troupe ; le troisième, c'était l'adoption d'une vie nouvelle, aussi bien que d'une politique nouvelle, une réforme complète, mais avec un but qui en valait la peine. Li Tseu-tch'eng n'hésita pas et fit sien ce dernier avis ; on dit que, très superstitieux, il se décida parce qu'une prophétie annonçait que « dix-huit fils » allaient conquérir le trône, et que les trois caractères qui écrivent en chinois les mots « dix-huit fils » font, si on les assemble, le caractère servant à écrire son propre nom de famille, Li; c'est en effet un genre de jeu de mots prophétique qui a couru de tout temps en Chine : au milieu du IIe siècle de notre ère, les malheurs que Tong Tch'o allait faire tomber sur la dynastie Han étaient de même annoncés dans une pièce de vers parlant de «l'herbe sur une distance de 1.000 li», phrase où on retrouvait les éléments du caractère servant à écrire le nom de famille Tong.

Sa décision prise, Li Tseu-tch'eng agit immédiatement. Il marcha sur le Chen-si qu'il trouva à peine défendu, arriva devant le chef-lieu de la province, Si-ngan fou, dont un officier lui ouvrit les portes; puis après trois jours de pillage accordés à ses troupes, il rétablit l'ordre et y mit le siège de son gouvernement pendant qu'il envoyait ses lieutenants consolider sa conquête en s'emparant des places fortes qui tenaient encore pour les Ming. Le jour de l'an chinois (8 février 1644), il y prit le titre de roi, et distribua à ses partisans des titres de marquis, comtes, vicomtes et barons ; il créa six ministères et avec l'aide des fonctionnaires qui se ralliaient à lui, il organisa tant bien que mal une administration régulière pour la province. Il ne resta d'ailleurs pas longtemps à Si-ngan : il avait sous ses ordres 600.000 cavaliers et 400.000 fantassins, et ne pouvait les entretenir longtemps à ne rien faire. Dès le mois de mars, il passait le fleuve Jaune et envahissait le Chan-si. Ce fut presque une promenade militaire : le chef-lieu, T'ai-yuan, lui fut livré presque aussitôt par un des officiers et il se contenta de faire mettre à mort le gouverneur et quarante-six fonctionnaires, puis, continuant sa marche, il déboucha dans la plaine de Tche-li presque sans avoir rencontré de résistance.

Pendant ce temps, la cour était toute désemparée, et cette arrivée subite des brigands qu'on s'était habitué depuis des années à considérer comme un mal, mais un mal lointain, achevait de jeter le désordre en exaspérant les factions adverses qui se rejetaient l'une sur l'autre la responsabilité du désastre approchant. Depuis le début de la dynastie, les empereurs s'étaient presque constamment trouvés en lutte avec les lettrés : c'est ce qui est arrivé de tout temps aux gouvernements en Chine quand, dans des circonstances difficiles, des problèmes nouveaux exigeant des solutions nouvelles, les faits les mettent en opposition avec les théories des lettrés ; et c'est un des aspects du conflit perpétuel entre l'opportunisme des gouvernements et les doctrines a priori des lettrés. Sous la dynastie Ts'ing, les empereurs, quand ils voulurent être obéis, eurent toujours la ressource de faire appel à des Mandchous, et ils réussirent ainsi à mater à peu près leurs mandarins. Les Ming, comme avant eux les Han et les T'ang, n'ayant pas cette ressource, avaient été réduits à se servir des eunuques, serviteurs souples, obéissants, et qu'ils pouvaient, ou croyaient pouvoir, briser à leur gré sans difficulté : sous cette dynastie, les eunuques, en dehors du palais, occupèrent les plus hautes charges civiles et militaires, ou bien ils les remplirent de leurs clients, ce qui causa des conflits constants avec les hauts fonctionnaires appartenant à la classe des lettrés.

Devant le danger que faisait courir à la capitale l'approche de Li Tseu-tch'eng, les querelles ne cessèrent pas. Le Grand secrétaire Tsiang Tö-ying profita de la circonstance pour attaquer les eunuques en les accusant de s'être approprié les taxes pour l'entretien de l'armée, ce qui n'était peut-être pas inexact, mais était pour l'instant hors de propos. Le trésor était vide : la vérité était que lettrés et eunuques n'avaient rien à s'envier en fait de malversations et d'exactions. Un Grand secrétaire, extrêmement riche, Li Kien-t'ai, offrit de payer toutes les dépenses de l'expédition contre les rebelles ; naturellement il voulut en prendre la conduite, et, incapable de diriger une armée, il perdit la plupart de ses hommes qui moururent de faim ou désertèrent le long de la route, et il dut s'arrêter sans pouvoir rien faire. Du moins écrivit-il :

« J'envoie le meilleur avis qui puisse être donné dans ces circonstances : quitter Pékin indéfendable et se retirer à Nankin avec le prince héritier.

L'empereur reçut la lettre le 9 avril et, le lendemain, il fit discuter la proposition dans son conseil ; mais sa décision était prise : bravement, mais peu sagement, il déclara :

— Li Kien-t'ai m'exhorte à me retirer dans le Midi, mais un souverain doit mourir devant les dieux du Sol et des Moissons : comment pourrais-je m'en aller ?

On discuta ensuite l'envoi du prince héritier seul à Nankin, mais les ministres ne purent se mettre d'accord ; l'empereur, ballotté entre des avis contraires, ne prit aucune décision et se retira en s'écriant :

— Moi, je ne suis pas le souverain d'un État perdu, mais mes ministres sont tous des ministres d'un État perdu !

Il ne semble pas avoir compris la gravité de la situation et il fallut que cinq ou six conseillers s'employassent à la lui montrer sous son véritable jour pour qu'il consentît enfin, le 11 avril, à appeler à la défense de la capitale la seule armée qui fût à proximité, celle qui était chargée de garder la frontière contre les Mandchous, sous les ordres du général Wou San-kouei.

Il était bien tard : Wou San-kouei était à Ning-yuan, à 400 kilomètres au nord-est de Pékin ; pour qu'il pût arriver à temps, il aurait fallu qu'on retardât un peu la marche des rebelles. Mais il n'y eut aucune résistance. Les rebelles arrivaient de T'ai-yuan, la capitale du Chan-si, en plusieurs corps menaçant la capitale à la fois par le Sud et par le Nord-Ouest. L'armée du Sud fut le 12 avril devant Pao-ting qui ouvrit aussitôt ses portes, Li Tseu-tch'eng commandait en personne l'armée la plus forte et la plus dangereuse qui, après avoir enlevé Ning-wou et Ta-t'ong, se présentait devant le camp retranché de Siuan pour descendre directement sur Pékin par la passe de Kiu-yong. L'empereur avait confié ce qui lui restait de troupes à l'eunuque Tou Hiun, avec l'ordre d'aller renforcer la défense de Siuan et d'empêcher les rebelles de déboucher dans la plaine ; mais aussitôt que ceux-ci furent annoncés, Tou Hiun alla à leur rencontre à une distance de quatre lieues, non pour combattre, mais pour offrir sa soumission et leur livrer le camp retranché, malgré le commandant qui, désespéré, se suicida. La route était maintenant ouverte.

Le 16 avril l'empereur chargea de la défense de la capitale elle- même l'eunuque Wang Tch'eng-ngen, mais il y avait si peu de troupes qu'aucune défense n'était possible et que la fin n'était plus qu'une question de jours. Le 19, les rebelles étaient devant les tombeaux impériaux qu'ils incendièrent. À la capitale, personne ne les savait si proches, et un parti de cavaliers arriva devant l'une des portes sans avoir été reconnu. Le 24, l'empereur convoqua son conseil : tous les ministres restèrent muets et pleurèrent sans donner d'avis ; dans la journée les rebelles arrivaient en nombre et établissaient trois camps sous les murs. Le 25 avril, Li Tseu-tch'eng envoya à l'empereur l'eunuque Tou Hiun pour lui demander d'abdiquer ; furieux, il cria à l'eunuque qu'il irait en personne combattre les rebelles ; mais pendant ce temps une des portes de l'enceinte leur était ouverte et ils se répandaient par la ville. Il ne restait plus que le Palais, qui forme un immense enclos au milieu de la capitale. L'empereur monta sur la montagne de Charbon, une colline artificielle située un peu au nord des salles d'audience ; il regarda les feux des camps ennemis qui illuminaient le ciel ; et il dit en soupirant :

— Hélas ! mon peuple !

Puis, après avoir hésité longtemps, il redescendit et entra au Palais, se fit amener le prince héritier et ses frères, les princes Yong et Ting, les habilla lui-même de costumes d'hommes du peuple et ordonna à quelques eunuques restés fidèles de tenter de les faire fuir, pendant que l'impératrice les embrassait en pleurant. Après leur départ, il fit apporter du vin, il s'assit avec l'impératrice et avec sa favorite, tous trois burent tristement quelques coupes ; quand ce fut fini, la favorite se leva la première pour se retirer, et comme elle s'en allait l'empereur tirant son sabre la frappa et l'abattit à ses pieds ; pendant ce temps l'impératrice se hâtait de retourner dans son appartement où elle se pendit avec sa ceinture. L'aînée des princesses avait quinze ans ; quand elle vit son père tirer son sabre, elle leva le bras droit pour se protéger ; elle fut blessée au bras et tomba, mais le coup n'était pas mortel et elle survécut. L'empereur tua alors son autre fille, puis il passa chez l'impératrice et en voyant son cadavre, il dit simplement :

— C'est bien, c'est bien !

La nuit avait passé et c'était déjà le 26 au matin ; avant le lever du soleil, suivant l'habitude, les cloches sonnèrent pour l'audience impériale, mais il ne vint personne. Alors, accompagné du dernier eunuque fidèle, Wang Tch'en-ngen, l'empereur monta une dernière fois sur la montagne de Charbon, regarda longuement la ville et la campagne, peut-être avec l'espoir de voir de loin arriver les troupes fidèles de Wou San-kouei ; puis il s'étrangla et Wang Tch'eng-ngen, qui l'avait accompagné, se suicida à ses ses côtés. Quelques heures après, Li Tseu-tch'eng entra dans le Palais qui n'était pas gardé, suivi de son Premier ministre, des présidents de ses six ministères, de ses officiers et de toute sa cour ; il se rendit à la salle du Faîte Impérial, et monta s'asseoir sur le trône. Cependant Wou San-kouei, appelé à l'aide depuis dix jours, s'était enfin ébranlé ; mais soit qu'il craignit réellement d'aventurer son armée en s'avançant imprudemment, soit qu'il fût tenté par les offres que lui avait déjà faites Li Tseu-tch'eng, et hésitât sur le parti à prendre, il ne se hâtait guère : le 22 seulement il arrivait à Chan-hai kouan, le 26, il n'était encore qu'à Fong-jouen, au bord du Louan-ho, ayant fait à peine la moitié du chemin qui sépare Ning-yuan de Pékin. C'est là qu'il apprit la nouvelle de la prise de la capitale et du suicide de l'empereur : il rebroussa chemin aussitôt et retourna à Ning-yuan pour attendre les événements.

Le succès de Li Tseu-tch'eng était complet : son extraordinaire coup de main sur la capitale avait réussi, l'empereur s'était suicidé, le prince héritier était prisonnier avec son frère, la dynastie des Ming était renversée, et la plupart des mandarins se ralliaient à lui ; le trône était tout proche. Il y avait bien cependant quelques ombres au tableau : la capitale du Sud, Nankin, et les provinces du Centre et du Midi étaient incertaines, et on ne pouvait prévoir si les gouverneurs et les généraux accepteraient de bonne grâce le fait accompli ou s'il faudrait les réduire par de nouvelles campagnes ; et même dans le Nord, à quelques jours de marche, les hésitations de Wou San-kouei en se prolongeant risquaient de devenir une gêne et même un danger. Dans ces conditions, il est difficile de comprendre comment Li Tseu-tch'eng ne sut pas user de l'arme que lui avait mise entre les mains la capture du prince héritier. C'est une habitude à laquelle se sont conformés presque tous les fondateurs de dynastie en Chine, que de mettre sur le trône pour la forme un prince de la famille qu'ils veulent renverser et de le faire abdiquer quelque temps après en leur faveur : il y a là un intervalle plus ou moins long où, le titre étant chez l'un et le pouvoir chez l'autre, les mandarins, les lettrés et le peuple s'habituent peu à peu au renversement qui va se produire, de plus, l'abdication justifie devant la conscience de la plupart le changement d'allégeance. Li Tseu-tch'eng dut se croire assez fort pour n'avoir pas besoin de cette comédie : une dizaine de jours après son entrée à Pékin, ce qui restait de la cour lui remettait un mémoire demandant qu'il prît le titre impérial, ce qu'il accepta.

À ce moment de son suprême triomphe, Li Tseu-tch'eng était reconnu universellement dans les provinces du Nord, sauf par Wou San-kouei qui demeurait dans l'expectative. Celui-ci n'avait pas autant de troupes que l'usurpateur, mais elles étaient mieux exercées et plus disciplinées. Ni l'un ni l'autre ne paraissent avoir été très désireux d'en venir aux mains : les généraux chinois préfèrent les négociations aux batailles. Wou San-kouei, pour se donner un statut, avait proclamé le prince héritier et prétendait agir en son nom ; mais comme il ne pouvait ignorer que le prince, prisonnier des rebelles, avait fait sa soumission à Li Tseu-tch'eng et accepté de lui le titre de roi de Song, il ne devait pas prendre très au sérieux cette manifestation de loyalisme. Au reste elle ne l'avait pas empêché d'engager des pourparlers dès le début, par l'intermédiaire de son père Wou Siang, déjà rallié ; mais il les faisait traîner sans se résoudre ni à une rupture, ni à un engagement définitifs. Peut-être, en tirant les choses en longueur, ne cherchait-il qu'à se faire payer plus cher ; on dit aussi qu'il voulait se faire rendre sa favorite enlevée par un des généraux de Li Tseu-tch'eng, et que, déjà en route pour aller faire sa soumission, ce fut la nouvelle de cet enlèvement qui le rejeta parmi les ennemis de l'usurpateur. Entre temps, il négociait également avec le régent mandchou, avec qui il s'était abouché dès le 2 mai, cherchant à s'assurer son aide en cas de nécessité. Il hésita un peu trop longtemps pour la patience du nouvel empereur : au bout de quinze jours, celui-ci se lassa ; peut-être aussi eut-il vent des négociations entamées avec les Mandchous ; voyant que les 40.000 taëls qu'il lui avait envoyés en cadeau le 4 mai ne suffisaient pas à le décider, il changea de méthode et envoya 20.000 hommes contre lui. L'expédition n'eut pas de succès : les deux généraux qui la commandaient ne comprirent pas qu'il fallait en finir le plus vite possible avant que les Mandchous pussent intervenir ; ils menèrent la campagne mollement, et quand Wou San-kouei, se retirant devant eux sans combattre, passa la Grande muraille et se retira à Ning-yuan, ils ne le poursuivirent pas, se contentèrent de laisser une garnison à Chan-hai kouan et s'en retournèrent. Aussitôt après leur départ, Wou San-kouei revint, surprit la garnison de Chan-hai kouan et enleva la place ; et, pressant ses négociations avec les Mandchous, il se hâta de conclure un arrangement avec eux.

À la nouvelle de cet échec, le premier subi depuis le début de sa marche triomphale sur la capitale, Li Tseu-tch'eng décida d'en finir immédiatement avec Wou San-kouei ; il se mit en personne à la tête d'une armée de 200.000 hommes, et quitta Pékin le 17 mai pour marcher contre lui. La rencontre eut lieu dix jours plus tard près de Chan-hai kouan, par un jour de tempête de sable terrible. Wou San-kouei attaqua d'abord avec succès les « pirates » qui furent presque enfoncés, mais Li Tseu-tch'eng donnant de sa personne rétablit le combat et, ayant enveloppé son ennemi de trois côtés, allait l'écraser complètement quand l'arrivée de l'armée mandchoue le sauva et décida de la victoire. Li Tseu-tch'eng se retira à Yong-p'ing, et c'est probablement de là qu'il essaya de reprendre les pourparlers avec Wou San-kouei, lui proposant un partage de l'empire : il offrait de lui remettre le prince héritier son prisonnier et de lui rendre Pékin pour les Ming, tandis que lui-même conserverait le Chan-si, le Chen-si et tout l'Ouest. Mais Wou San-kouei vainqueur croyait inutile de traiter : les conversations n'aboutirent pas et Li Tseu-tch'eng furieux, après s'être vengé en mettant à mort Wou Siang et sa famille, dut rentrer en hâte à Pékin, suivi de près par ses ennemis. Il ne pouvait être question pour lui de tenter de défendre la capitale ; aussi se hâta-t-il d'entasser sur des chariots le trésor et les objets précieux pour les expédier dans l'Ouest sous escorte, pendant que lui-même, après avoir mis le feu aux portes et au Palais, se retirait avec le reste de son armée par une autre route.

Li Tseu-tch'eng était vaincu ; mais qui était vainqueur ? Wou San-kouei put croire un instant que c'était lui ; mais s'il espérait, Li Tseu-tch'eng chassé, pouvoir prendre la première place au nom d'un prince Ming mis par lui sur le trône, il fut aussitôt détrompé et dut s'apercevoir bien vite qu'en faisant appel aux Mandchous comme alliés, il s'était donné des maîtres.

Les Mandchous étaient des pasteurs nomades qui avaient longtemps vécu paisiblement, divisés en petites tribus, au nord de la frontière chinoise, entre les Mongols à l'Ouest et le royaume de Corée à l'Est. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, un chef de tribu nommé Nurhachi réussit à soumettre peu à peu les autres chefs et finit par ranger sous ses ordres l'ensemble des tribus mandchoues, puis étendit même son autorité jusque sur les tribus mongoles les plus proches ; au début du XVIIe siècle, l'empire de Nurhachi s'étendait de l'Amour au Toumen, et il s'était fait reconnaître par le gouvernement chinois, qui lui payait 800 onces d'argent chaque année pour s'assurer qu'il ne franchirait pas la Grande muraille. Une expédition chinoise envoyée contre lui en 1619 fut désastreuse ; Nurhachi continua la conquête du bassin du Leao jusqu'à la mer, mais, en 1626, il échoua devant Ning-yuan, au nord-est de Chan-hai kouan. Cet échec marqua pour vingt ans l'arrêt de l'avance des Mandchous en territoire chinois. Ils se retournèrent contre les Mongols : le successeur du Nurhachi reçut en 1635 la soumission du descendant des empereurs Yuan, qui lui remit le grand sceau de cette dynastie ; c'est à la suite de cela qu'il prit lui-même le titre impérial et donna à sa dynastie le nom de Ts'ing. Sa mort qui survint alors que son fils était encore enfant aurait pu amener la dissolution du nouvel empire, si son frère qui prit la régence n'avait été un homme énergique qui sut arrêter les troubles.

Les choses auraient pu rester longtemps dans le même état avec la Chine. Ning-yuan, dont les Chinois avait fait leur grande place forte sur la frontière, barrait efficacement la route aux armées mandchoues, formées surtout de cavalerie et peu aptes aux sièges, et empêchait la conquête de nouveaux territoires. Tout ce qui était possible, c'était que des partis de cavaliers profitassent de la moindre négligence pour franchir la Grande muraille et pénétrassent le plus loin possible, quelquefois jusqu'au Chan-tong, en pillant tout sur leur passage, et en se hâtant de s'en retourner avec leur butin dès que les troupes chinoises commençaient à s'ébranler. Des razzias mandchoues d'un côté, des expéditions chinoises de l'autre, telles sont les relations des deux empires pendant vingt ans.

La révolte de Li Tseu-tch'eng et l'appel à l'aide de Wou San-kouei vint tout changer. Celui-ci pensait sans doute qu'il lui suffirait de quelque concession pour payer les Mandchous et les renvoyer chez eux après avoir chassé Li Tseu-tch'eng ; mais ils ne l'entendaient pas ainsi : après la victoire, le régent refusa de se retirer, sous prétexte que l'ordre était loin d'être rétabli. Il ne songeait évidemment pas encore à conquérir la Chine entière, mais il profitait de l'occasion pour prendre tout ce qui était à portée, et d'abord Pékin où, après en avoir écarté Wou San-kouei, il entra solennellement le 6 juin et fit introniser son neveu le jeune empereur. Pendant ce temps, Wou San-kouei avec son armée, aidé ou plutôt surveillé par des auxiliaires mandchous, était expédié au Chen-si sous prétexte de poursuivre Li Tseu-tch'eng. On le représente à cette époque comme atteint d'une sorte de neurasthénie, s'enfermant sans vouloir recevoir personne pour s'abandonner à la mélancolie : il pouvait en effet avoir des regrets. Ses projets d'ambition personnelle avaient été réduits à néant au moment même où il se croyait tout près de les réaliser et sa propre imprudence était la seule cause de sa déception. Le Chen-si, qui lui était donné en apanage avec le titre de roi, était une faible compensation pour l'homme qui avait compté devenir le Premier ministre tout-puissant (et peut-être bientôt le remplaçant sur le trône) d'un prince Ming réinstallé par lui à Pékin et au nom de qui il aurait gouverné comme le sauveur de la dynastie, et qui se trouvait réduit maintenant à n'être qu'un vassal, quelque peu suspect, d'un empereur barbare.

C'est à Li Tseu-tch'eng qu'il fit sentir le poids de ses déceptions et de ses rancœurs. Celui-ci après les premières défaites avait dû abandonner le Tche-li et le Chan-si ; mais il avait tenté d'organiser la résistance au Chen-si, sa province natale. Il n'y put tenir que quelques mois ; sa capitale Si-ngan fou fut enlevée au début de 1645, et il prit de nouveau la fuite. Il passa au Ho-nan, puis au Hou-kouang et tâcha de s'y installer ; mais la chance avait changé pour lui, ses lieutenants complotaient contre lui, ses hommes l'abandonnaient ; en octobre il dut s'enfuir de nouveau ; il finit par périr misérablement, tué par des paysans comme il attaquait leur village pour se ravitailler ; et ils ne reconnurent qui il était qu'en dépouillant les cadavres, quand ils virent le dragon brodé sur ses vêtements.

Tandis que les provinces du Nord étaient ainsi le théâtre de guerres et de désordres, et que Pékin passait de main en main, les provinces du Sud restaient calmes et la dynastie des Ming paraissait prête à s'y réorganiser. La nouvelle du désastre de Pékin était parvenue à Nankin, la capitale du Sud, le 6 mai. En l'absence du prince héritier prisonnier des rebelles, les hauts fonctionnaires, sous l'influence de Ma Che-ying et en dépit de Che K'o-fa qui soutenait un autre candidat, proclamèrent empereur le prince de Fou, un petit-fils de Chen-tsong, l'empereur de la période Wan-li (1573-1620) : il fit son entrée dans sa capitale le 17 mai, le jour même où, dans le Nord, Li Tseu-tch'eng quittait Pékin à la tête de son armée pour aller attaquer Wou San-kouei. Les mois qui suivirent furent occupés à tenter d'organiser la capitale et ce qui restait de l'empire. La tâche était difficile. Tout manquait, les fonds surtout : le trésor, resté à Pékin, avait été pillé par Li Tseu-tch'eng. Et les impôts ne rentraient guère : du Chan-si et du Chen-si aux mains de Li Tseu- tch'eng, du Tche-li et du Chan-tong aux mains des Mandchous, du Sseu-tch'ouan aux mains de Han Hien-tchong, il ne venait rien ; du Hou-kouang et des pays situés sur la rive nord du fleuve Bleu, il venait à peine la moitié. Et il fallait lever, armer et entretenir des troupes, remettre en état les murs des places qui se trouvaient le long de la nouvelle frontière, sans parler des dépenses de l'empire et de la cour.

Le pire était que les deux principaux conseillers, Ma Che-ying et Che K'o-fa, se détestaient et étaient en conflit perpétuel, le second ne pouvant pardonner au premier d'avoir fait échouer, lors de la discussion sur le choix de l'empereur, le candidat qu'il favorisait. Ils ne s'entendaient pas mieux sur la politique à suivre. Che K'o-fa préconisait une politique active et audacieuse avec une intervention immédiate dans le Nord, tandis que son rival conseillait d'attendre et de voir venir les événements : il l'emporta pendant les premières semaines, alors que tous étaient encore sous le coup de la catastrophe du 26 avril, et il fut chargé de lever les troupes et de préparer une expédition contre Li Tseu-tch'eng. Mais la nouvelle de la défaite de celui-ci à Chan-hai kouan et de sa fuite de Pékin permit à Ma Che-ying de reprendre le dessus : l'expédition était devenue inutile, et il n'y avait plus qu'à attendre de savoir ce qu'allaient faire et dire Wou San-kouei et ses alliés barbares. Des titres furent décernés à Wou San-kouei et à plusieurs autres officiers chinois au service des Mandchous comme récompense du service rendu aux Ming dans la campagne contre Li Tseu-tch'eng. L'intronisation de l'empereur mandchou à Pékin n'empêcha pas la correspondance de continuer entre les deux cours.

Tout ce que Che K'o-fa put obtenir, ce fut l'organisation de la défense de Nankin. On créa en avant de la nouvelle capitale, sur la nouvelle frontière, quatre circonscriptions militaires, deux le long du fleuve Jaune (il avait alors son embouchure au Kiang-sou), entre la mer et la région de K'ai-fong, pour la défense contre les Mandchous, deux entre le fleuve Jaune et le fleuve Bleu, dans la région où passe aujourd'hui la limite du Ngan-houei, pour la défense contre Li Tseu-tch'eng qui était maître du Ho-nan ; chaque circonscription avait un général à sa tête et Che K'o-fa, installé avec une armée à Yang-tcheou, la place qui commande au Nord les abords du fleuve Bleu, avait le commandement de l'ensemble de la défense. La disposition était bonne et la capitale aurait dû être bien défendue ; mais les troupes étaient trop peu nombreuses, et elles manquaient de tout : les vivres surtout étaient insuffisants. Au reste, Li Tseu-tch'eng étant entièrement absorbé par sa lutte avec les Mandchous, et ceux-ci de leur côté ne montrant au Chan-tong qu'assez peu d'activité, le danger, encore au début de 1645, ne paraissait pas si pressant qu'il fallût tout sacrifier à la défense.

À ce moment d'ailleurs la cour de Nankin était mise en émoi par une affaire qui semblait bien plus grave que le problématique péril mandchou. Le 25 mars 1645, le bruit courut à la capitale que le prince héritier, qu'on avait cru mort dans la débâcle de Li Tseu-tch'eng, avait pu s'échapper et venait d'arriver à la capitale : il était installé dans un temple bouddhique, le Hing-chan sseu. La nouvelle se répandit très vite au milieu de la joie universelle : l'empereur n'était pas aimé, et au contraire le jeune prince, avec l'auréole de toutes ses aventures romantiques, était très populaire. La foule courut en masse à son monastère pour le voir, et il s'organisa spontanément une garde de 500 hommes pour le protéger. Personne ne songeait d'ailleurs à renverser le prince de Fou pour le mettre à sa place : les partisans du prince se contentaient de dire :

— L'empereur n'a pas de fils : en voilà un pour lui !

Cependant l'empereur avait réuni son conseil et délibérait. Devant l'enthousiasme général, on n'osa pas supprimer immédiatement le prétendant. Il fut convoqué à la cour pour être examiné. Il se tira fort mal de cette épreuve : à toutes les questions qu'on lui posa sur sa vie passée au palais à Pékin, il ne sut pas répondre. On ne savait trop que faire de lui quand un des anciens fonctionnaires de la cour de Pékin finit par le reconnaître pour le petit-fils d'un gendre de l'empereur Mou-tsong (1567-1572). Il fut jeté en prison. Mais le peuple de Nankin resta persuadé qu'il était réellement le prince héritier, et plusieurs des plus hauts fonctionnaires se déclarèrent également pour lui, le général Lien Leang-tso qui commandait en amont de Nankin sur le fleuve Bleu une des quatre circonscriptions militaires de la frontière, les gouverneurs du Hou-kouang et du Kiang-si. Le général Leang Tso-yen prétendit avoir reçu l'ordre secret du prince héritier de débarrasser l'empire de Ma Che-ying et, levant des troupes, il se révolta, entra à Kieou-kiang et menaça la capitale ; le général Lien Leang-tso, qui devait s'opposer à sa marche, n'était pas trop sûr, étant de ses amis et de plus s'étant déclaré lui aussi pour le faux prince-héritier. Tout cela affaiblissait encore la position de la dynastie restaurée à grand'peine.

Le frère du régent mandchou, le prince Yu, qui commandait les troupes du Chan-tong, se rendit compte que l'occasion était favorable pour écraser les Ming avant qu'ils n'eussent eu le temps de se reconstituer solidement au sud du fleuve Jaune, et il entra en campagne. Che K'o-fa essaya en vain de l'empêcher de franchir la rivière Houai, son armée fut mise en déroute et il n'eut que le temps de se jeter dans Yang-tcheou, qui commande au Nord l'approche du fleuve Bleu et par suite celle de Nankin. La ville fut enlevée presque immédiatement, le 20 mai ; Che K'o-fa fut mis à mort et la population passée au fil de l'épée. Moins de deux semaines plus tard, les Mandchous étaient devant le fleuve Bleu qu'ils franchirent sur de petits bateaux, sans rencontrer aucune résistance de la part de la flotte qui s'enfuit au Fou-kien ; et le lendemain, 4 juin, comme ils approchaient de Nankin, le prince de Fou s'enfuit en toute hâte avec quelques cavaliers, pendant que la population sortait de sa prison le faux prince héritier et le mettait sur le trône, élévation éphémère dont les Mandchous le délogèrent immédiatement. Quant au prince de Fou, abandonné de presque tous, traqué de près par ses ennemis, il se suicida en se jetant dans le fleuve Bleu au moment où il allait être fait prisonnier.

La prise de Nankin par les Mandchous marquait vraiment la chute des Ming. Le prince de Fou avait eu un instant une chance de reconstituer un empire, sinon, sur la Chine entière, au moins dans le bassin du fleuve Bleu ; mais le temps avait été bien court, les circonstances bien peu favorables, et au surplus ni lui ni ses ministres ne paraissent avoir été à la hauteur de cette tâche colossale. Du moins fit-il encore figure d'empereur pendant l'année qu'il régna ; les princes qui après lui essayèrent de se maintenir au Fou-kien et à Canton ne furent que des aventuriers. En 1645, la conquête de la Chine par les Mandchous était virtuellement achevée, malgré des résistances locales qui se produisirent encore. La dynastie Ts'ing était définitivement installée sur le trône et devait le garder deux siècles et demi, jusqu'à la révolution de 1911 et à l'établissement de la république.

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