Albert Maybon (1878-19xx)


LA RÉPUBLIQUE CHINOISE

Préface de Stéphen Pichon
Armand Colin, Paris, 1914. XX+268 pages.

  • Préface : "C'est l'histoire de cette fondation du régime républicain sur les ruines du gouvernement impérial que M. Maybon raconte. Et cette publication n'est ni moins instructive ni moins intéressante que celle dont l'auteur l'a fait précéder en 1908. On peut y suivre le récit des insurrections qui ont mis aux prises les deux chefs des fractions rivales dans la conquête du pouvoir : d'un côté, le docteur Sun Yat-sen, agitateur tout imprégné d'éducation américaine, pourchassé jusqu'en Angleterre par la police de l'empire, d'abord constitutionnel et disciple du « Confucius moderne », K'ang Yeou-wei, puis républicain et socialiste avec un programme comportant la conquête des droits de l'homme et la répartition des richesses ; de l'autre côté, Yuan Che-k'ai, d'une éducation toute différente, ancien vice-roi sous la monarchie, successivement au faîte du pouvoir et en disgrâce sous l'impératrice Ts'eu-hi et sous le régent qui lui succéda, chargé par celui-ci de rétablir l'ordre et de châtier les révolutionnaires, premier ministre à la veille de l'abdication à laquelle il a finalement présidé.

  • Ainsi se caractérisent, en résumé, à travers des conflits et des vicissitudes, relatés par M. Maybon, les deux forces qui s'opposent dans l'organisation de la République chinoise. Si l'on veut simplifier la formule, ce qui n'est pas toujours, je le reconnais, le moyen de la rendre tout à fait exacte, on peut dire que la démocratie, représentée par Sun Yat-sen et ses partisans, se trouve en face du mandarinat et de la bourgeoisie, représentés par Yuan Che-k'ai."

Table des matières
Extraits : Sun Yat-sen, 1907Autour du 12 février 1912Sun Yat-sen, août 1912, 1913
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Table des matières

  1. Avant l'insurrection : L'idée réformiste et l'évolution gouvernementale. — La politique constitutionnelle de la régence. — L'esprit révolutionnaire et l'idée républicaine.
  2. L'insurrection : De l'insurrection à la monarchie constitutionnelle. — Du ministère Yuan Che-k'ai à la destitution du régent. — Chute de la dynastie et de l'empire. Proclamation de la république. — Les débuts du gouvernement républicain.
  3. La mêlée des partis : Les partis et le gouvernement. — La base sociale des partis. — Les élections.
  4. Les forces gouvernementales et la force révolutionnaire : Les militaires. — Les marchands. — Les sociétés populaires ; le gouvernement de Canton.
  5. La restauration de l'État : Le but de Yuan Che-k'ai. — La politique de la « présidence provisoire ». — La politique de la présidence après la deuxième insurrection.

 

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Sun Yat-sen, 1907

En 1895, dans le groupe de K'ang Yeou-wei, quelques Cantonais, qui n'étaient pas des lettrés, professaient une doctrine plus radicale que celle de leur maître ; ils disaient que toute réforme serait inefficace si le régime politique et social n'était pas transformé.

Parmi eux se trouvait un homme qu'une culture scientifique avait formé à une conception positive des choses : c'était le Dr Souen Yi-sien ou, comme il se nomme lui-même, suivant la prononciation cantonaise de son nom, Sun Yat-sen. Il était né en 1866, dans la province du Kouang-tong, ainsi que K'ang Yeou-wei ; tout jeune, il était allé avec sa mère dans les îles Hawaï et avait commencé ses études au collège de Honolulu ; il les avait poursuivies au Queen's College à Hong-kong. En 1886, âgé de vingt ans, il suivit les cours de médecine que la mission anglo-américaine avait institués à l'hôpital de Canton et, l'année suivante, il entra au collège de médecine de Hong-kong. Il y obtint, en 1891, le diplôme de « licencié en médecine et en chirurgie ». De cette époque date le commencement de sa vie politique. Il s'installa à Macao pour exercer la médecine et entra en relations avec les réformistes.

« L'objectif de ce parti, dit-il lui-même, était si sage, si modéré, me parut si réalisable que mes sympathies lui furent immédiatement acquises et que je crus faire de mon mieux, pour servir les intérêts de mon pays, en me joignant à lui. L'idée maîtresse était d'amener une réforme pacifique et nous espérions, en présentant au trône des plans modérés, obtenir une forme de gouvernement plus en rapport avec les exigences modernes. Le but du mouvement était l'établissement d'un gouvernement constitutionnel pour remplacer le système vieilli, corrompu, usé, sous lequel gémit la Chine. Nos pétitions au trône aboutirent seulement à de nombreux et rigoureux châtiments. Trouvant la porte fermée aux moyens pacifiques, nous devînmes plus pratiques et nous jugeâmes qu'un certain degré de violence serait nécessaire. »

Ce fut le premier pas vers la politique antimandchoue. Sun Yat-sen et ses amis, en 1895, tout en demeurant loyalistes, estimèrent qu'il fallait forcer la main à l'empereur. À cet effet, ils projetèrent, en octobre, de s'emparer de Canton. Ce plan échoua. Les chefs du mouvement durent chercher leur salut dans la fuite. Sun Yat-sen s'embarqua pour le Japon, puis passa aux îles Hawaï, visita les États-Unis et arriva le 1er octobre à Londres. « Je commençais à peine à distinguer Holborn du Strand quand je fus privé de ma liberté ». Le 11 octobre, en effet, il fut attiré à la légation de Chine et séquestré. Le gouvernement anglais obligea la légation à relâcher le prisonnier.

Dans les années qui suivirent, Sun Yat-sen voyagea, entra en rapport avec les hommes et les œuvres. C'est à l'étranger qu'il apprit l'arrivée de son ancien maître K'ang Yeou-wei aux affaires ; il prévit, sans peine, l'échec final, et le succès des conservateurs le confirma dans son opinion qu'il n'y avait pas de réformes possibles avec l'aide de la cour, qu'il fallait faire la révolution contre la dynastie, contre l'autocratie.

Il reprit la formule d'action des sociétés secrètes : « Renverser Ts'ing (les Mandchous) rétablir Ming (les Chinois) ». En 1904, dans sa Solution de la Question Chinoise, il écrivit de longues pages sur l'invasion mandchoue, les massacres et toutes les violences des conquérants. Enfin, dans son discours de Tokyo de 1907, qui fut une copieuse déclaration de principes du nouveau parti révolutionnaire Ko-ming tang, réunissant en une même organisation tous les groupes anti-dynastiques, il proclama que « la lutte raciale contre les Mandchous est le premier devoir des Chinois. »

C'était bien là le langage des anciens « maîtres-guides » du « Lotus-Blanc » ou des « Trois-Unions ». Mais Sun Yat-sen ajoutait :

« Il faut renverser la monarchie ; l'empereur serait-il chinois, il ne faudrait pas hésiter à faire la révolution, car le but à atteindre, c'est un gouvernement républicain. »

Il allait même plus loin :

« Il faudra améliorer notre état social pour empêcher qu'une révolution économique ne devienne inévitable dans l'avenir. »

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Autour du 12 février 1912

Le 29 décembre 1911, peu après son arrivée d'Europe, Sun Yat-sen avait été élu à Nankin président du gouvernement républicain, par les délégués des seize provinces indépendantes. Il désigna aussitôt ses ministres. Le chef de l'« Union Jurée », Houang-hing, eut la guerre ; deux portefeuilles furent donnés à des ministres du cabinet de Pékin. Yuan Che-k'ai, [président des ministres de Pékin], fut informé que le nouveau gouvernement avait un caractère provisoire, qu'il se dissoudrait dès que l'assemblée nationale aurait prononcé. Néanmoins, le 5 janvier, Nankin lançait à l'adresse des puissances un manifeste proclamant la république.

[Yuan Che-k'ai] ne se posa plus en champion des Mandchous ni même de la monarchie ; il se dit uniquement le défenseur « de l'ordre et de la tranquillité », et, comprenant que le conflit ne pouvait se dénouer que par l'abdication sans conditions de la dynastie ou par la défaite totale des révolutionnaires, mais ne distinguant pas encore de quel côté étaient les chances les plus sérieuses, il s'employa à faire le jeu à la fois des impériaux et des républicains. D'abord [il] appuya auprès de l'impératrice douairière une requête où, en termes suppliants, les cinq généraux du Nord demandaient que la famille impériale fit le sacrifice de ses richesses pour permettre à l'armée loyaliste d'écraser la rébellion ; et il annonçait que si satisfaction n'était pas donnée aux généraux, il présenterait sa démission au trône. L'impératrice remit, dès le lendemain, au chef du gouvernement quatre-vingt mille onces d'or qui furent aussitôt négociées par le trésor mandchou avec les banques européennes. Le prince K'ing ajouta, aux sept millions et demi de l'impératrice, une somme de deux cent cinquante mille francs. Yuan Che-k'ai déclara alors qu'il était en état de vaincre l'insurrection, qu'il n'hésitait plus, qu'il allait sans délai prendre l'offensive. Mais à ce moment éclata la mutinerie d'une division du Tche-li ; sept cents soldats menacèrent de détruire la ligne ferrée de Mandchourie. Cet incident suffit à faire oublier à Yuan Che-k'ai ses projets belliqueux, et, peu après, il entra de nouveau en négociation avec le gouvernement de Nankin, mais, cette fois, il se passa d'intermédiaire et correspondit directement avec Wou T'ing-fang par voie télégraphique. D'abord tous deux cherchèrent, dans l'examen des questions que posait la réunion de l'assemblée nationale, une base d'accord, ils se butèrent vite. Ils s'accusaient réciproquement de trahir la cause de la paix, et dès qu'ils n'échangeaient plus leurs vues il était question des deux côtés de recourir aux armes. Dans une adresse aux légations, Sun Yat-sen disait :

« Yuan Che-k'ai demande aux Mandchous d'abdiquer et il nous demande de dissoudre notre gouvernement, c'est qu'il veut rester seul au pouvoir. »

Et le président de Nankin ajoutait qu'il n'abandonnerait pas ses fonctions, tant que Yuan serait le représentant des Mandchous. L'assemblée révolutionnaire déclarait le chef du gouvernement impérial « traître envers la nation ». Les préparatifs militaires reprenaient. Le 31, Yuan répondit aux accusations de Sun Yat-sen :

« Je suis prêt à accepter la solution d'où sortira la paix et un accord qui soit le fruit de la raison. Je n'ai jamais manifesté le désir d'être président de la république. »

Une nouvelle fois, Yuan Che-k'ai se prêtait aux exigences révolutionnaires. Il promettait de faire abdiquer l'empereur sans attendre la dissolution du gouvernement de Nankin. Devant la cour, il exposa que, dans l'intérêt du pays, il importait de mener à bien les négociations avec les républicains, mais qu'on ne le pouvait pas, tant que subsistait la souveraineté impériale. La cour décida de se dessaisir du pouvoir, estimant qu'en fin de compte, il valait mieux accepter les pensions d'une république, avec le droit, pour les Mandchous, de participer à la vie publique du pays, que de continuer à lutter pour risquer de tout perdre. L'abdication, imposée par une victoire militaire, eût entraîné une « perte de face » honteuse et l'obligation de subir la loi du vainqueur. On le comprit au palais, et le prince K'ing, qui toujours sut se tirer des situations les plus scabreuses, dissipa les dernières hésitations. Les jeunes princes, qui, jusque-là, ne souffraient pas que la dynastie fût sacrifiée, se résignèrent à l'inévitable ; néanmoins, ils repoussèrent les conditions imposées par les républicains et qu'avait indiquées précédemment Sun Yat-sen dans son télégramme comminatoire. On reprit le projet élaboré par Yuan Che-k'ai ; écarté quinze jours auparavant, par une minorité irréductible, il fut, le 2 février, accepté par tous les membres de la famille impériale. Un acte d'abdication fut aussitôt dressé. Il posait d'abord en principe que la dynastie ne cédait pas à la force, qu'elle résignait de son plein gré le pouvoir en faveur d'un régime républicain, et, en second lieu, que l'empereur abdiquait ses droits politiques, mais conservait ses prérogatives de pontife et de souverain sacrificateur. Les négociations s'engagèrent sur cette base, les républicains ayant renoncé à plusieurs de leurs prétentions et adhéré au programme que naguère ils avaient combattu. On eut immédiatement l'impression que l'accord était certain ; preuve évidente de la fatigue éprouvée des deux côtés. Pour la première fois, la prochaine conclusion de la paix fut annoncée. Il n'était même plus besoin de proroger l'armistice. Yuan Che-k'ai, d'ailleurs, rappela dans le Nord une partie des troupes envoyées, en octobre, au Hou-pei, afin de prévenir, à l'annonce de l'abdication, un soulèvement mandchou. Ces troupes semblaient moralement prêtes à appuyer tout mouvement anti-impérialiste ; leur loyalisme à l'égard du souverain n'avait pas résisté à cette longue crise du pouvoir. Elles paraissaient acquises à Yuan Che-k'ai.

Le 7 février, T'ang Chao-yi qui, dans les nouveaux pourparlers, parut jouer de nouveau le rôle de représentant du gouvernement de Pékin, fit connaître à Yuan les modifications de pure forme que les républicains désiraient apporter aux clauses de l'abdication. Les échanges de vues se poursuivirent pendant quelques jours. Malgré la volonté d'aboutir de part et d'autre, il était malaisé de déterminer, dans tous ses détails, le statut futur de la maison impériale. Le problème se posait, semble-t-il, ainsi : étant donné que le Fils du Ciel remplit à la fois des fonctions politiques et un ministère sacerdotal, qu'il est chef d'État et grand pontife du culte de la famille nationale, trouver une formule qui permette d'opérer un partage judicieux entre ces deux charges jusqu'ici confondues et de séparer la chose publique d'avec la chose religieuse. Comme l'exercice du pouvoir était, dans le gouvernement traditionnel, inséparable de l'obéissance aux rites, tout dans l'œuvre entreprise prêtait à discussions subtiles.

Le 11, les difficultés étaient réglées ; les deux tuteurs du souverain et un représentant de la famille impériale approuvèrent le projet d'accord tel qu'il résultait des dernières négociations ; le même jour, l'impératrice le sanctionna. Le 12, trois édits étaient publiés.

En premier lieu, l'empereur annonçait sa renonciation au pouvoir et la transformation du gouvernement monarchique en gouvernement républicain, par les soins de Yuan Che-k'ai.

Le second édit définissait la situation nouvelle de la cour et des membres de la famille impériale. Il était spécifié que l'empereur recevrait une rente annuelle de dix millions de francs, que ses résidences seraient la Cité Interdite et le Palais d'Été, que le personnel du palais resterait en fonction, que les propriétés des princes mandchous, mongols et tibétains seraient respectées, que les princes et nobles conserveraient leurs titres, seraient exempts du service militaire, que le sceau impérial continuerait à être apposé sur les actes nobiliaires, etc.

Le troisième édit adjurait les fonctionnaires et le peuple d'accueillir avec calme la décision du trône qui se sacrifiait pour le bien du pays.

Les légations reçurent communication de ces divers textes. Deux proclamations de Yuan Che-k'ai parurent dans la Gazette Officielle du 12. Dans la première, le président du conseil faisait connaître qu'en vertu des premiers édits, il avait la qualité « d'organisateur plénipotentiaire de la république », et il recommandait aux fonctionnaires d'assurer, comme sous l'ancien régime, l'expédition des affaires ; dans l'autre, il faisait appel aux sentiments civiques de tous pour le maintien de l'ordre. Il ne semble pas que la population ait été bien impressionnée par ce grand événement. Nulle part on ne signala une manifestation de quelque importance. À Nankin seulement, des personnalités de l'entourage de Sun Yat-sen protestèrent contre la nomination, par l'empereur, de Yuan Che-k'ai aux fonctions « d'organisateur » du nouveau régime ; la presse républicaine critiqua avec amertume les nouveaux décrets, faisant remarquer que le mode d'abdication n'était point exactement conforme au pacte conclu entre les deux gouvernements, que satisfaction n'avait pas été donnée relativement à l'hérédité du titre impérial et au transfert à Nankin du pouvoir central. Dans une lettre à Yuan Che-k'ai, Sun Yat-sen exprima les inquiétudes de son parti :

« L'édit et votre lettre annonçant votre adhésion à la république fédérée me causent une grande joie, mais la république ne saurait reconnaître la nomination d'un organisateur de la république par un empereur de la dynastie des Ts'ing. »

La réponse de Yuan Che-k'ai fut un télégramme envoyé à T'ang Chao-yi, par lequel il chargeait celui-ci de le représenter. T'ang, avec Wou T'ing-fang, rassura la minorité protestataire, et il devint bientôt évident aux yeux de tous qu'il importait d'élire sans retard Yuan Che-k'ai, afin d'annuler l'autorité dont l'avait investi le dernier décret de l'empereur déchu.

Le mouvement qui avait renversé l'empire, plusieurs fois millénaire, et la dynastie mandchoue, à la 268e année de son règne, était fini.

... Le 10 mars, en présence de quelques grands mandarins, des princes mandchous et mongols, des représentants provinciaux, le chef de la délégation de Nankin remit solennellement à Yuan Che-k'ai le sceau de président de la république ; dans le discours qu'il lui adressa, il eut soin de marquer que cette investiture se faisait en vertu des pouvoirs du gouvernement du Sud :

— Monsieur le nouveau Président, lui dit-il, vous succédez à M. Sun Yat-sen. Le conseil de Nankin, qui vous a élu à l'unanimité, espère que vous saurez fortifier la république.

Le même jour, ce conseil adressa au chef de l'État un télégramme significatif :

« Vous maintiendrez intacts les articles de la constitution républicaine, vous vous conformerez au désir du peuple, vous abandonnerez les mauvais fonctionnaires et en emploierez de bons. »

Si Yuan Che-k'ai eut alors le sentiment de la servitude dans laquelle il était tombé, il n'en laissa rien paraître ; il remercia Sun Yat-sen de son désistement, il prêta serment de fidélité à la constitution de Nankin. Mais, à partir de cet instant, sa politique cachée eut constamment pour but de se libérer de la sujétion du parti républicain, d'atteindre à la pleine et entière souveraineté.

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Sun Yat-sen, août 1912, 1913

1912... Le 24 août, l'ancien président de la république arriva à Pékin. Il entra dans la cité tartare par la porte centrale de Tsien-men, en pompeux appareil, devant le front des troupes. Au cours des manifestations publiques et privées que les partis, la présidence, la cour mandchoue elle-même organisèrent en son honneur, il joua à merveille son rôle d'« abbé Lamourette », en mettant en avant l'intérêt patriotique. Mais nul Chinois ne prit le change. C'était une pensée égoïste qui l'incitait à prêcher la paix, l'union : Sun Yat-sen, jugeait, comme me le disait un de ses partisans, qu'il méritait d'être payé de toute une longue vie de propagande, et payé à sa valeur puisqu'il se considérait comme le principal artisan de la révolution. D'ailleurs, convaincu d'être doué de talents nombreux et vastes, il croyait sincèrement qu'il se devait à son pays, qu'il était indispensable dans la période de transformation qui s'ouvrait pour la Chine. Il ne voulait cependant rien tenter qui parût faire croire qu'il revenait sur son acte de désistement, et il déclara bien haut qu'il renonçait à agir sur le terrain de la politique. Toute son ambition visait à construire des chemins de fer.

1913...Dans ces conversations, l'on avait maintes fois prononcé le nom de l'ancien chef du gouvernement de Nankin. Sun Yat-sen, par ses fonctions de « commissaire plénipotentiaire de la corporation des chemins de fer », par son goût pour les questions industrielles et financières, s'était rapproché du monde des affaires. Il était devenu un ambigu de « businessman » et de prophète très curieux. Je l'aimais mieux cependant avec ses airs de doctrinaire politique, qu'il se donnait au temps où il rêvait la défaite des Mandchous et la fin de l'autocratie. Dans sa villa de Chang-haï, on le trouvait, en 1913, entre deux portes, et, quand il vous donnait rendez-vous à ses bureaux de la « corporation », il ne manquait pas de vous recevoir, mais c'était avant et après des conférences d'où devaient sortir de grandes choses, au milieu d'un personnel nombreux de secrétaires, d'une clientèle avide de parents, d'amis, de serviteurs qui, ainsi qu'il arrive dans ce pays plus que dans tout autre, s'attachent aux pas du personnage qui a des titres et de l'argent à distribuer.

— Dans dix ans, dans quinze ans, m'a-t-il déclaré, la Chine sera sillonnée de chemins de fer. Je m'adresse aux grandes maisons de construction et non aux banques, je dis aux industriels étrangers : « Construisez nos lignes ferrées, et vous serez autorisés à les exploiter à votre bénéfice pendant une période à fixer, au terme de laquelle le réseau fera retour à l'État chinois.

Les explications qui suivirent cet exposé me montrèrent que Sun Yat-sen est resté Chinois, en dépit de ses longs séjours à l'étranger : il voit les choses en rêve, « en grand », sans mesurer la distance qui sépare un projet de sa réalisation. On dirait même qu'il cherche à s'abuser lui-même. À Chang-haï, dans l'atmosphère de fièvre qu'il créait autour de lui, il avait l'illusion d'être une puissance. Au début, il put prendre au sérieux son titre et sa fonction, mais bientôt il dut revenir à une plus saine notion des choses. Il était, en effet, visible que sa « corporation » n'était d'aucune sorte rattachée au ministère des voies et communications, qui, seul, était compétent ; ce ministère mettait à l'étude des lignes ferrées à l'insu du « commissaire des chemins de fer ! » En réalité, le gouvernement de Pékin avait négligé de déléguer ses pouvoirs, en bonne et due forme, à son plénipotentiaire. C'était une situation cocasse dont on riait à Chang-haï, personne ne doutait que « le docteur Sun » n'eût été victime d'une mystification de Yuan Che-k'ai.

Au reste, cette question de chemins de fer était secondaire ; celui qui avait été le grand chef du parti révolutionnaire s'intéressait surtout aux affaires financières, et il mettait à profit ses relations d'Amérique, d'Europe et d'Asie pour combiner des emprunts, des achats de fournitures d'usines, des engagements d'ingénieurs, pour jeter les bases d'une organisation de banques industrielles. De caractère politico-financier, le groupe Sun Yat-sen était devenu un centre de négociations extrêmement actif avec tous les chefs et les notabilités des provinces, il inspirait, il conseillait, il prétendait diriger les groupements influents des capitales, et, sur la place de Chang-haï, il avait pris de l'importance, mais il n'y jouissait d'aucun crédit. Sun, d'ailleurs, semblait travailler lui-même à sa ruine. Un ami de l'académicien Tchang Kien me disait :

— M. Sun Yat-sen vient quelquefois nous parler de ses projets, ils sont tous très habiles, mais construits sans tenir compte de certaines données. Il y a quelques jours, il est venu nous entretenir d'une idée originale ; pour sortir le pays des difficultés financières, il a imaginé de demander au gouvernement central d'arrêter la circulation monétaire et d'émettre des billets gagés sur des réserves agricoles, nous l'avons conseillé de ne pas écrire dans ce sens à Yuan Che-k'ai, il ne nous a pas écouté.

Sun Yat-sen fit en effet connaître ces vues au président de la république, il y ajoutait des considérations sur les obligations militaires du pays en face du « danger russe ». Peu après, en février 1913, il partit pour le Japon ; les journaux chinois et étrangers insérèrent des communiqués sur l'importance politique de ce voyage, l'on eût dit que Sun jouait le rôle d'envoyé extraordinaire du gouvernement de Pékin. Ce dernier, depuis longtemps excédé de la mégalomanie de son « commissaire des chemins de fer », se montra mécontent de cette tournée bruyante au Japon. Quand Sun revint à Chang-haï, il trouva plus de réserve dans le monde des notabilités chinoises.

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