Édouard Chavannes (1865-1918)

Édouard Chavannes (1865-1918) : Le dieu du sol dans la Chine antique Appendice au T’ai chan, Éditions Ernest LEROUX, Paris, 1910, pages 437 à 526.

LE DIEU DU SOL DANS LA CHINE ANTIQUE

Éditions Ernest LEROUX, Paris, 1910, pages 437 à 526 (en appendice au T’ai chan).

  • "Le culte du dieu du sol est extrêmement ancien en Chine. Je voudrais essayer de montrer comment il s’est constitué ; cette recherche n’est pas sans importance, car elle nous permettra d’apercevoir quelques-uns des aspects les plus primitifs des croyances religieuses de l’Extrême-Orient."
  • Introduction : "Le dieu du sol est la personnification des énergies qui résident dans le sol. Chaque parcelle de sol a son dieu qui lui appartient en propre ; mais la division du sol, étant déterminée par les groupements humains qui l’occupent, varie suivant l’extension de ces groupements ; à ces répartitions diverses du territoire correspond toute une hiérarchie de dieux du sol." (Lire la suite...)
  • Conclusion : "Cependant, à côté de ces divinités colossales qui éclipsent toutes les autres par leur éclat, continuent à subsister les antiques dieux du sol et des moissons et le temple ancestral, témoins des croyances les plus invétérées de la race. Ils représentent les sentiments primitifs du laboureur qui, dans sa rude tâche journalière, comptait sur l’appui surnaturel de ses ancêtres comme un enfant se confie en son père, et qui implorait la clémence du sol natal pour que des cataclysmes imprévus ne vinssent pas ruiner l’espoir de ses jeunes moissons. Ce culte local et familial est le substratum le plus profond de la pensée religieuse en Chine : rien n’est plus près des origines que le dieu du sol et le temple ancestral."

Extraits : Les divers dieux du sol - Le dieu du sol et l'éclipse de soleil
Le dieu du sol dans les cas de trop grande pluie ou de sécheresse
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Les divers dieux du sol

Le dieu du sol est la personnification des énergies qui résident dans le sol. Chaque parcelle de sol a son dieu qui lui appartient en propre ; mais la division du sol, étant déterminée par les groupements humains qui l’occupent, varie suivant l’extension de ces groupements ; à ces répartitions diverses du territoire correspond toute une hiérarchie de dieux du sol.

À la base est le dieu du sol familial. Il était constitué autrefois par l’emplacement situé au-dessous d’un orifice qu’on ménageait au milieu de l’habitation ; cet emplacement s’appelait le tchong lieou. Les caractères qui forment son nom indiquent d’une part qu’il était au centre, c’est-à-dire qu’il concentrait en lui toutes les forces inhérentes au sol familial, d’autre part, qu’il était exposé à la pluie c’est-à-dire qu’il était à ciel ouvert pour permettre à la terre de participer au mouvement d’échanges qui constitue la vie universelle. Le tchong lieou était l’une des cinq divinités familiales auxquelles on rendait un culte dans l’antiquité, les quatre autres étant : le fourneau dans lequel brûle le feu domestique, le puits où réside le génie de l’eau, la porte extérieure et les portes intérieures dont les dieux veillent aux rites de passage qui protègent toute enceinte. De nos jours, le tchong lieou n’existe plus sous ce nom ; mais il a son équivalent dans le petit génie local t’ou ti chen auquel chaque famille sacrifie ; dans les rues de toute cité chinoise, vers le soir, s’allument en plein air à l’entrée des boutiques les bâtonnets d’encens qui fument devant sa tablette ; si on l’honore de telle façon c’est que, la terre étant en dernière analyse l’origine de tous les biens dont l’homme peut jouir, les petits dieux locaux ont fini par n’être plus considérés que comme des dieux de la prospérité familiale; on les vénère aujourd’hui, non plus comme des puissances naturistes, mais comme de bons génies qui font gagner beaucoup d’argent.

Au-dessus de la famille se trouve le groupe plus étendu appelé le li, terme que nous traduisons par ‘canton’. Chaque canton, comprenant vingt-cinq familles, avait son dieu du sol ; la population avait l’ordre de lui sacrifier en un jour faste du second mois du printemps) et, quand avait lieu cette cérémonie, chaque famille du canton envoyait un de ses membres y assister) ; c’était d’ailleurs un des hommes du canton, et non un fonctionnaire, qui officiait : Tch’en P’ing, qui mourut en 178 av. J. C., s’était fait une renommée de justice parce que,

« lors du sacrifice au dieu du sol dans le canton, il avait, étant découpeur, partagé la viande des victimes très équitablement. »

Le dieu du sol peut représenter le canton auquel il est affecté ; de là vient la singulière expression ‘dieu du sol enregistré’ ; elle désigne le groupe des hommes qui ont été recensés comme appartenant à un canton déterminé. Nous lisons, par exemple, que le roi de Tch’ou voulut donner à Confucius sept cents dieux du sol enregistrés ; cela signifie qu’il se proposait de lui attribuer un territoire comprenant sept cents cantons de vingt-cinq familles chacun.

Au-dessus du canton se trouvait, à l’époque des Tcheou, la division territoriale appelée l’arrondissement ; elle comprenait deux mille cinq cents foyers. Le chef de l’arrondissement était un fonctionnaire ; à ce titre, il figure dans le Tcheou li qui, au nombre de ses attributions, mentionne celle « de sacrifier au dieu du sol de l’arrondissement aux (deux) saisons de l’année. »

Sous la dynastie Han, c’est la sous-préfecture qui correspond à l’arrondissement des Tcheou ; dès l’année 205 av. J.-C., Kao tsou, qui venait à peine de fonder le pouvoir de sa maison, ordonna d’instituer dans chaque sous-préfecture un dieu du sol public ; en outre, en 197 av. J.-C., il approuva une proposition aux termes de laquelle

« il serait ordonné à chaque sous-préfet d’offrir régulièrement en sacrifice un mouton et un porc aux dieux du sol et des moissons dans le deuxième mois du printemps et dans le dernier mois de l’année ; quant aux dieux du sol cantonaux qui relevaient du peuple, chacun d’eux devait recevoir des sacrifices aux frais privés de la population. »

Ces textes nous apprennent que, de même que dans l’arrondissement de l’époque des Tcheou, c’était dans la sous-préfecture que, à l’époque des Han, le sacrifice au dieu du sol devenait un culte officiel qui se faisait aux frais de l’État ; pour les dieux du sol cantonaux, il devait être subvenu aux offrandes par les ressources privées des habitants. En outre, nous voyons par le second de ces textes que, dans la sous-préfecture, le dieu du sol se doublait d’un acolyte, le dieu des moissons, qui le complétait ; nous retrouverons ce second personnage auprès des dieux du sol de rang supérieur ; il n’est d’ailleurs que leur reflet et n’a pas d’histoire propre ; toutes les fois qu’il apparaît, ses destinées sont celles mêmes du dieu du sol.

Au-dessus de l’arrondissement, la dynastie Tcheou ne reconnaissait que les royaumes féodaux ; plus haut encore, les neuf provinces. Pour les royaumes féodaux, c’était le fonctionnaire appelé le siao sseu t’ou qui, au moment où le Fils du Ciel instituait une principauté, allait y installer un dieu du sol et un dieu des moissons. Pour chacune des neuf provinces, c’était le ta sseu t’ou qui

« y établissait les talus des autels de son dieu du sol et de son dieu des moissons ; il y plantait un arbre pour être le seigneur des champs, et, dans chaque province, il se servait pour cela de l’arbre auquel ce pays était favorable ; c’est du nom de cet arbre qu’on appelait ce dieu du sol et ce pays. »

Sous les Han, nous trouvons au-dessus de la sous-préfecture, la commanderie administrée par un gouverneur. Chaque commanderie, de même que chaque sous-préfecture, avait son dieu du sol et son dieu des moissons. En outre, les Han orientaux instituèrent une division en douze provinces, mais ces provinces n’étaient pas, comme celles des Tcheou, de véritables entités territoriales ; chacune d’elles constituait simplement le ressort dans l’étendue duquel s’exerçait le pouvoir de contrôle d’un fonctionnaire appelé le punisseur ; ce fonctionnaire représentait en réalité les délégués militaires de l’antiquité qui venaient inspecter les diverses parties de l’empire à la tête d’une armée ; or une armée en campagne, comme nous le verrons plus loin, emportait avec elle son dieu du sol, mais il est évident qu’elle n’aurait eu que faire d’un dieu des moissons puisque son séjour dans une région était nécessairement trop bref pour qu’elle pût semer et moissonner. Ces explications nous permettent de comprendre le passage suivant du Heou Han chou :

« Dans les commanderies et dans les sous-préfectures on établit des dieux du sol et des moissons ; c’était (dans la commanderie) le gouverneur, et (dans la sous-préfecture) le sous-préfet qui présidaient aux sacrifices ; les victimes qu’on offrait étaient un mouton et un porc; cependant, dans le territoire administré par un chef de tcheou (c’est-à-dire par un des fonctionnaires chargés du pouvoir de contrôle sur l’une des douze provinces), il y avait un dieu du sol, mais il n’y avait pas de dieu des moissons ; cela vient de ce que le chef de tcheou était un délégué officiel ; or, dans l’antiquité, lorsqu’une armée se mettait en route pour faire œuvre de pacification, elle emportait bien avec elle la tablette du dieu du sol, mais elle n’emportait pas le dieu des moissons. »

Si la Chine de l’époque des Han avait été semblable à la Chine d’aujourd’hui, il n’y aurait plus eu au-dessus des gouverneurs de commanderie que l’empereur, maître suprême du monde. Mais les Han avaient institué une sorte de demi-féodalité en érigeant un certain nombre de territoires en royaumes qui étaient dévolus, à de rares exceptions près, à des membres de la famille impériale. Un roi-vassal n’était pas, comme le gouverneur de commanderie, un simple fonctionnaire révocable à merci ; il exerçait dans son domaine une quasi-souveraineté et le pouvoir qu’il détenait était héréditaire. C’est pour cette raison que, tant chez le roi-vassal que chez le Fils du Ciel, les dieux du sol et des moissons se présentent sous une forme particulière, forme qui existait d’ailleurs déjà dans la féodalité complète de l’époque des Tcheou, lorsque le Fils du Ciel était entouré de toutes parts par des principautés dont il n’était que le suzerain. Ce que nous allons dire s’applique donc aussi bien au roi et aux seigneurs des Tcheou qu’à l’empereur et aux rois-vassaux des Han et des dynasties qui, jusqu’aux T’ang, adoptèrent le même système que les Han.

Pour l’époque des Tcheou, nous lisons dans le chapitre Tsi fa du Li ki :

« Le dieu du sol que le roi établissait pour le bénéfice de la multitude du peuple se nommait le grand dieu du sol ; le dieu du sol que le roi établissait pour son bénéfice propre se nommait le dieu du sol royal. — Le dieu du sol qu’un seigneur établissait pour le bien du peuple se nommait le dieu du sol régional ; le dieu du sol qu’il établissait pour son propre bénéfice se nommait le dieu du sol seigneurial. — Quant aux grands officiers et aux magistrats de grade inférieur, les dieux du sol qu’ils établissaient dans une communauté organisée se nommaient les dieux du sol officiels. »

À l’époque des Han, le Tou touan de Ts’ai Yong (133-192 p.C.) nous fournit des renseignements concordants :

« Le dieu du sol qui était associé au temple ancestral à la cour du Fils du Ciel se nommait le grand dieu du sol ; c’était le dieu du sol que le Fils du Ciel établissait pour le bénéfice de la multitude du peuple. Le dieu du sol appartenant en propre au Fils du Ciel se nommait le dieu du sol royal, ou aussi le dieu du sol impérial ; dans l’antiquité, celui qui était investi du mandat souverain, l’emportait quand il partait en guerre, et c’est auprès de lui qu’il infligeait les punitions. Le Chang chou dit en effet : « Ceux qui obéiront à mes ordres, je les récompenserai devant l’ancêtre ; ceux qui n’obéiront pas à mes ordres, je les châtierai devant le dieu du sol. » — Le dieu du sol qu’un seigneur établissait pour le bénéfice du peuple se nommait le dieu du sol régional ; le dieu du sol appartenant en propre à un seigneur se nommait le dieu du sol seigneurial. — Quant aux grands officiers et aux magistrats de grade inférieur, les dieux du sol qu’ils établissaient dans une communauté organisée se nommaient dieux du sol officiels. Les grands officiers n’avaient pas le droit d’établir de leur propre autorité un dieu du sol ; mais ils le faisaient en communauté avec les habitants. — Quant au peuple, [c’était pour chaque groupe comprenant vingt-cinq familles] ou davantage qu’on établissait un dieu du sol ; c’est maintenant ce qu’on appelle les dieux du sol cantonaux. »

De ces deux textes, celui du Tsi fa et celui du Tou touan, il résulte que, tandis que les dieux du sol cantonaux étaient institués par le peuple, et que les dieux du sol officiels étaient établis par des fonctionnaires au nom de la communauté politique qu’ils administraient, les dieux du sol des souverains tels que le Fils du Ciel ou les seigneurs étaient établis par ceux-ci de leur autorité propre, et non par une délégation du peuple ; en outre, ces dieux du sol étaient au nombre de deux pour chaque souverain : l’un d’eux, qui était appelé le « grand dieu du sol » pour tout l’empire, ou le « dieu du sol régional » pour une principauté, avait son autel dans le palais où il faisait vis-à-vis au temple ancestral ; le second, qui était appelé « dieu du sol royal » ou « impérial » lorsqu’il s’agissait du Fils du Ciel, et « dieu du sol seigneurial » lorsqu’il s’agissait d’un seigneur, avait son autel dans le champ sacré où le souverain pratiquait lui-même la cérémonie du labourage afin de produire le millet destiné aux offrandes dans le temple ancestral. La distinction entre ces deux dieux du sol n’est pas très aisée à faire, puisque l’un et l’autre présidaient en définitive à la même étendue de territoire ; il semble qu’on puisse l’expliquer de la manière suivante : dans la souveraineté, il y a deux termes, le prince et le peuple qui sont aussi essentiels l’un que l’autre ; si on implore le dieu du sol pour le peuple, ce sera sur l’autel du grand dieu du sol, et, ce qu’on lui demandera, c’est de faire du bien au peuple en favorisant l’agriculture ; si on invoque le dieu du sol pour le prince, ce sera sur l’autel du dieu du sol royal ou seigneurial, et, ce qu’on attend de lui, c’est qu’il assure la prospérité de la. maison régnante en maintenant son autorité. Le texte cité plus haut du Tou touan nous donne une indication intéressante en nous apprenant que c’était ce dieu personnel au souverain, et non le grand dieu du sol, qui était emporté lors des expéditions militaires pour présider aux châtiments ; le droit de punir est en effet une manifestation essentielle de l’autorité suprême.

Ce qui montre bien que le grand dieu du sol avait pour rôle principal de veiller à l’agriculture, c’est qu’on lui adjoignait le dieu des moissons ; le dieu du sol personnel au Fils du Ciel n’avait pas besoin de cet acolyte puisqu’il symbolisait avant tout le prestige redoutable du souverain.

En résumé, dès les premiers temps historiques, nous trouvons établie toute une hiérarchie de dieux du sol. Dans l’habitation familiale, l’orifice central, sans être appelé un dieu du sol, n’en diffère cependant point en nature. Dans le canton, le dieu du sol cantonal est une divinité au culte de laquelle le peuple subvient par ses propres moyens. Le dieu du sol familial et le dieu du sol cantonal sont aujourd’hui devenus les dieux appelés t’ou ti. Au-dessus de ces génies tutélaires familiaux et, communaux, il y a la série des dieux du sol officiels qui se complètent par l’adjonction du dieu des moissons ; ce sont les fonctionnaires (sous-préfets ou gouverneurs) qui président au culte qu’on leur rend. Enfin une troisième catégorie dé dieux du sol est formée par les dieux du sol du Fils du Ciel et des seigneurs ; ces dieux du sol offrent la particularité de se dédoubler pour s’accorder avec le double aspect de la souveraineté qui peut être considérée soit du côté du peuple, soit du côté du prince.

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Le dieu du sol et les éclipses de soleil

Il nous reste à étudier quelles étaient les attributions de ce dieu.

Tout d’abord, le dieu du sol était adoré parce que le laboureur avait besoin de sa coopération ; le travail du paysan n’a d’autre but que de stimuler la fécondité de la terre ; lorsque le semeur répand son grain, il a confiance dans le génie caché qui le fera germer et multiplier. On adressait donc des prières au dieu du sol pendant le second mois du printemps pour lui demander de favoriser les moissons futures, et pendant le second mois de l’automne pour le remercier de la récolte.

Cependant, si le dieu du sol ne manifestait que de cette seule façon sa puissance, il ne se distinguerait en rien de son succédané le dieu des moissons. Pourquoi donc ces deux dieux coexistent-ils ? Le dieu des moissons exprime l’énergie du dieu du sol en tant qu’elle est utile à l’homme par la germination et la croissance des céréales ; mais le dieu du sol ne s’épuise pas dans cet acte ; il exerce une influence infiniment plus complexe et plus générale, car il est une personnification du principe yin qui s’oppose au principe yang comme la terre s’oppose au ciel et l’obscurité à la lumière. Le dieu des moissons n’a qu’une importance secondaire à côté du dieu du sol qui recèle en lui toutes les forces cosmiques d’un des deux grands principes constitutifs de l’univers. Le dieu du sol intervient donc, non seulement dans l’agriculture, mais encore dans certains cas où le principe yin est en cause ; telles sont, par exemple, les éclipses de soleil où l’obscurité triomphe de la lumière ; les trop grandes pluies où le principe yin est en excès, les sécheresses où il est défaillant.

À la date de 669 av. J.-C., et à celle de 612 av. J.-C., le Tch’ouen ts’ieou mentionne deux éclipses de soleil qui eurent lieu, l’une et l’autre, le premier jour du sixième mois ; il ajoute :

« On battit du tambour et on offrit une victime auprès du dieu du sol. »

Nous pouvons comprendre ce que signifiaient ces cérémonies au moyen d’un certain nombre de textes qui, sans être individuellement aussi explicites que nous pourrions le désirer, ne laissent pas cependant que de s’éclairer les uns les autres.

Le commentaire du Tch’ouen ts’ieou attribué à Kong-yang, nous dit, à la date de 669 av. J.-C. :

« Lors d’une éclipse de soleil, pourquoi battait-on du tambour et immolait-on une victime auprès du dieu du sol ? c’était pour exiger la bonne conduite du principe yin. Avec une corde rouge on entourait le dieu du sol ; suivant les uns, c’était pour user de contrainte envers lui ; suivant les autres, c’était parce que, comme il faisait sombre, on craignait que les hommes ne portassent atteinte (au dieu) ; on l’entourait donc d’une corde. »

Ce texte est encore loin d’être clair. Mais Ho Hieou (129-182 p.C.), dans ses Explications et annotations du commentaire de Kong yang, nous fournit quelques gloses qui sont plus intelligibles. Il commence par traiter du rite de la corde rouge et des deux interprétations qui en ont été proposées :

« Suivant les uns, c’est pour user de contrainte envers (le dieu du sol) ; ce sens s’accorde avec celui de « exiger ». Le dieu du sol préside à la terre ; la lune est l’essence de la terre ; comme elle est suspendue au ciel, si elle vient à faire opposition au soleil, on bat du tambour et on l’attaque ; on use de contrainte à l’égard de ce qui est son principe (à savoir, le dieu du sol) ; (en effet), si on entoure d’une corde rouge (le dieu du sol), c’est afin d’aider le principe yang et de réprimer le principe yin. Suivant d’autres, c’était parce qu’il faisait obscur ; le dieu du sol préside à la terre ; il est digne de respect ; quand la clarté du soleil est supprimée et que le ciel s’est obscurci, il est à craindre que les hommes ne commettent la faute de passer sur (l’autel du dieu du sol) ; c’est pourquoi on l’entoure. Mais cette (seconde) explication est inexacte ; si cependant (le Kong-yang tchouan) note les opinions diverses, c’est pour montrer qu’il ne veut pas prendre parti entre des explications différentes. »

Ainsi, d’après Ho Hieou, la corde rouge dont on entourait le dieu du sol était destinée à le lier pour l’empêcher de nuire et, de même, les tambours qu’on battait étaient le signal de l’attaque qu’on dirigeait contre lui. Mais il reste à expliquer le rite de l’offrande de la victime ; voici l’opinion de Ho Hieou à ce sujet :

« Puisqu’il est dit (dans le Tch’ouen ts’ieou) d’abord qu’on frappe du tambour et ensuite qu’on immole une victime, c’est la preuve qu’on commence par adresser des reproches au dieu du sol en vertu de l’ordre d’un supérieur, et qu’ensuite on l’accueille avec les rites que doivent employer des sujets et des fils. C’est ainsi qu’on se conforme (à ce qui est convenable). »

Le Po hou t’ong (1er siècle p.C.) expose une théorie toute semblable :

« Lorsque le soleil est éclipsé on ne manque pas de venir à son secours. Pourquoi cela ? C’est parce que le principe yin a empiété sur le principe yang. On bat du tambour et on immole une victime auprès du dieu du sol : le dieu du sol préside à toutes les manifestations du yin ; si on le lie avec une corde rouge et si on bat du tambour pour l’attaquer, c’est pour faire des reproches au principe yin au nom du principe yang ; c’est pourquoi le Commentaire du Tch’ouen ts’ieou dit :
« Quand le soleil subit une éclipse, on bat du tambour et on immole une victime auprès du dieu du sol. »Si on doit immoler une victime, c’est parce que le dieu du sol est une personnification de la divinité de la terre ; on le vénère donc et on ne se permettrait pas de lui adresser simplement des reproches. Quand il y a une éclipse de soleil ou des pluies excessives, battre du tambour et immoler une victime auprès du dieu du sol ; quand il y a une grande sécheresse, faire le sacrifice yu et demander la pluie, ce ne sont pas là des paroles vides de sens ; c’est ainsi en effet qu’on aide le principe yang à réprimander et à soumettre, c’est ainsi qu’on exige la bonne conduite du principe yin. »

Ces divers auteurs nous expliquent bien le sens des deux actes rituels auxquels fait allusion le Tch’ouen ts’ieou : lorsque une éclipse de soleil se produisait, c’était parce que le principe yin représenté par la lune s’opposait au principe yang représenté par le soleil ; or, ici-bas, le principe yin est personnifié dans le dieu du sol. On déclarait donc la guerre au dieu du sol pour venir au secours du principe yang et pour obliger le principe yin à lâcher prise : voilà pourquoi on frappait du tambour. Mais ensuite, on immolait une victime pour apaiser le dieu du sol qui pouvait être irrité de l’attaque dirigée contre lui.

Les textes que nous venons de traduire ne se bornent pas à élucider les deux actes rituels dont il est question dans le Tch’ouen ts’ieou, à savoir les roulements de tambour et l’offrande de la victime ; ils nous en révèlent un troisième en nous informant qu’on entourait le dieu du sol d’une corde rouge ; ce rite doit remonter à une haute antiquité puisque le commentaire de Kong yang, qui existait sous sa forme actuelle dès le second siècle avant notre ère, hésite déjà sur sa véritable origine et en propose deux interprétations différentes. À vrai dire, il est aisé de prendre parti entre ces deux interprétations ; celle qui veut que la corde ait servi de barrière pour empêcher que l’autel du dieu du sol ne fût foulé aux pieds par mégarde dans l’obscurité, est évidemment rationaliste et tardive ; elle est d’ailleurs viciée par le fait que, dans les temps les plus anciens, il semble bien que ce fût l’arbre sacré, et non l’autel, qu’on entourait d’une corde. Il faut donc préférer, comme l’indique d’ailleurs Ho Hieou, l’opinion de ceux qui veulent que la corde fût un lien avec lequel on attachait le dieu du sol pour le mettre hors d’état de mal faire ; on ne se contentait pas de battre la charge contre lui, on le liait, et la corde dont on se servait était rouge parce que cette couleur était celle du principe yang dont on désirait assurer le triomphe.

D’autres témoignages nous permettent de voir mieux encore comment on procédait, au moment de l’éclipse de soleil, pour attaquer le dieu du sol. Tout d’abord, il semble bien qu’on ne se bornait pas à frapper du tambour ; on devait aussi faire un simulacre de combat en tirant des flèches ; cela résulte d’un passage du Tcheou li (article du t’ing che ; trad. Biot, t. II, p. 392), où il est question de l’arc qui servait à secourir le soleil. Il devait donc y avoir une véritable mise en scène guerrière. Cela n’est point pour nous surprendre, car nous trouvons, dans d’autres cas, des combats livrés à des divinités ; pour n’en citer qu’un exemple, une tradition veut que, sous la dynastie des Han orientaux, un général Chinois ait eu recours à un moyen semblable pour triompher d’une rivière débordée :

« Il rangea (ses soldats) en bataille et les mit sous les armes ; ils battirent du tambour, poussèrent de grand cris, tantôt frappant de l’épée, tantôt lançant des flèches, et livrèrent un combat (à la rivière) pendant trois jours. L’eau se retira donc et baissa. »

Pour être dirigée contre un ennemi invisible, la lutte qu’on engageait au moment d’une éclipse de soleil n’en était pas moins sérieuse et tout se passait comme si une alerte très vive eût été donnée. Nous lisons dans un ouvrage de la fin du troisième siècle de notre ère :

« Quand on secourt le soleil éclipsé, chacun se coiffe d’un bonnet rouge afin d’aider le principe yang. Au moment où le soleil va être éclipsé, le Fils du Ciel, revêtu de vêtements sans aucun ornement, quitte la salle principale ; dans le palais et au-dehors, on se met en garde ; au moment où le soleil est éclipsé, on bat du tambour. Dès qu’ils en entendent le son, les officiers attachés à la personne de l’empereur se coiffent du bonnet rouge, ceignent l’épée et viennent prendre place à côté de l’empereur ; tous les officiers, à partir du grade de san t’ai ling che et au-dessous, prennent l’épée en main et se tiennent debout devant les portes de leurs appartements ; le commandant des gardes du corps fait au galop le tour du palais pour inspecter les postes défensifs ; quand il a fait le tour, il recommence : Lorsque le soleil a repris son aspect accoutumé, on cesse tout cela. »

Les mêmes coutumes subsistaient encore dans la seconde moitié du sixième siècle de notre ère, comme nous l’apprend le texte suivant du Souei chou :

« D’après les règlements des Ts’i (550-577 p.C.), en cas d’éclipse de soleil, on disposait deux trônes impériaux, l’un tourné vers l’est, dans l’aile occidentale du bâtiment du Faîte suprême (t’ai ki tien) ; l’autre, tourné vers l’ouest, dans l’aile orientale de la salle (t’ang). Tous les fonctionnaires revêtaient le costume officiel. Au premier quart d’heure marqué par l’eau de la clepsydre de jour , à l’intérieur du palais et hors du palais tout le monde se met sur ses gardes ; dans les endroits où il y a triple porte, on ferme la porte du milieu ; dans les endroits où il y a simple porte, on pousse celle-ci. Trois quarts d’heure avant l’éclipse, l’empereur revêt le chapeau t’ong t’ien (de la communication avec le ciel) et se rend sur son trône ; il dispose ses gardes comme d’habitude ; mais il n’examine aucune affaire, Quand l’éclipse se produit, on fait entendre le son du tambour ; alors l’empereur quitte le bâtiment principal (tcheng tien) et se rend dans la salle orientale (tong t’ang) ; il se revêt d’un collet blanc et d’une tunique simple ; les ministres qui sont à ses côtés se coiffent d’un bonnet rouge et ceignent l’épée ; ils montent dans le bâtiment pour s’y ranger auprès (de l’empereur). Les divers fonctionnaires se tiennent chacun à leur poste ; portant le bonnet rouge et tenant l’épée en main, ils sortent hors de la porte (de leurs appartements) et restent debout tournés vers le soleil. Les fonctionnaires que cela concerne, chacun d’eux à la tête de ses subordonnés, parcourent ensemble les portes principales et les portes latérales dans l’enceinte du palais ; ils installent des postes de garde auprès de l’autel principal du dieu du sol. Le sous-préfet de Ye, avec ses subordonnés, entoure l’autel du dieu du sol et en surveille les quatre portes ; avec une corde de soie rouge il lie l’autel du dieu du sol en l’entourant de trois tours. Le grand invocateur fait la déclaration par laquelle il adresse des reproches au dieu du sol. Les deux grands astrologues font courir leurs chevaux sur la planchette exposée à plat , puis le chang-chou men-sseu la relève promptement. En outre, on annonce la purification au préfet de la capitale. On bat du tambour de la manière dont on bat du tambour en cas d’alerte. Lorsque le disque brillant du soleil a repris sa forme circulaire, on cesse tout cela. On adresse alors une requête à l’empereur pour que ces préparatifs soient abandonnés.

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Le dieu du sol dans les cas de trop grande pluie ou de sécheresse

De même que les éclipses de soleil sont produites par une usurpation du principe yin sur le principe yang, de même les pluies excessives proviennent d’un abus de pouvoir du principe yin, et, dans ce cas aussi, on s’en prendra au dieu du sol qui symbolise ce principe. Nous en avons la preuve dans un passage du Tch’ouen ts’ieou où il est dit, à la date de 669 av. J.-C. :

« En automne, il y eut de l’eau en excès ; on battit du tambour et on immola une victime auprès de l’autel du dieu du sol et auprès de la porte. »

Le commentaire de Tso est muet à ce sujet. Le commentaire de Kong yang déclare qu’il était conforme aux rites de faire ces cérémonies auprès de l’autel du dieu du sol, mais qu’on n’aurait pas dû les accomplir auprès de la porte. Ici encore, nous n’avons pas à trancher la question de légitimité ; le fait existe, il faut l’expliquer. Pour l’autel du dieu du sol, la solution est toute simple ; il symbolise le principe yin, et, par conséquent, lorsqu’il abuse de son pouvoir en provoquant des pluies trop abondantes, on le combat pour le maîtriser, après quoi on l’apaise par une offrande. Mais pourquoi tient-on le même conduite, à l’égard de la porte ? La porte principale est l’un des cinq termes compris dans ce qu’on appelait les cinq sacrifices ; nous avons eu déjà l’occasion de mentionner les cinq divinités de la maison qui sont : l’orifice central, véritable dieu du sol familial ; le foyer et le puits qui fournissent ce que l’homme mange et boit ; la porte principale et les portes secondaires par lesquelles il entre et sort. Ces cinq divinités qui président aux rapports du maître de maison avec la terre où il habite, dont il se nourrit et sur laquelle il va et vient, sont des divinités qui se rattachent au principe de la terre, c’est-à-dire au principe yin. Or, d’après le chapitre Yue ling du Li ki, les sacrifices qu’on leur adresse sont fixés aux époques suivantes : au printemps, on sacrifie aux portes intérieures en été, on sacrifie au foyer ; au milieu de l’année, c’est-à-dire entre l’été et l’automne, on sacrifie à l’orifice central ; en automne, on sacrifie à la porte principale de la maison ; en hiver, on sacrifie à l’allée. Il résulte de ce texte que la divinité de la maison qui était prédominante en automne était celle de la porte principale ; or, c’est en automne que, en 669 av. J.-C., il y eut des pluies excessives ; il est donc naturel qu’on s’en soit pris, non seulement au dieu du sol, symbole par excellence du dieu du sol, mais encore à celle des cinq divinités familiales qui était alors prédominante, à savoir la divinité de la porte, puis que cette divinité, elle aussi, se rattachait au principe yin.

Pour les pluies excessives, comme pour les éclipses, le principe yin devant être maîtrisé dans la personne du dieu du sol, il ne serait pas surprenant que nous retrouvions, dans ce cas aussi, le rite de la corde rouge. Tong Tchong-cho6u nous apprend en effet que, lorsque les pluies sont trop abondantes, on lie le dieu du sol avec une corde rouge qui en fait dix fois le tour. Cependant cette pratique ne paraît avoir été adoptée que sous l’influence des écrits de Tong Tchong-chou lui-même. Elle était peut-être encore en usage sous les Han postérieurs, mais nous n’en voyons aucune trace à d’autres époques. Nous croyons donc que, la corde rouge pour lier le dieu du sol remonte à une très haute antiquité lorsqu’il s’agit des éclipses, mais qu’elle ne s’est introduite dans les rites relatifs à la pluie qu’à une époque tardive et pour un temps relativement court.

Dans le cas où il s’agit, non de trop grandes pluies, mais de sécheresse, le dieu du sol devra être, non plus réprimé, mais encouragé.

« Depuis le commencement du printemps jusqu’au commencement de l’été pour finir au commencement de l’automne, lisons-nous dans le Heou Han chou, si la pluie et l’humidité ont été en trop petite quantité sur les commanderies et les royaumes, les chefs d’administration, de commanderies et de sous-préfectures, déblaient en les balayant leurs autels respectifs des dieux du sol et des moissons. »

Pourquoi balayait-on ces autels ? C’était évidemment afin d’enlever tout ce qui aurait pu couvrir leur surface et diminuer par conséquent le déploiement de leur énergie au moment où celle-ci était indispensable pour lutter contre la sécheresse.

Le Tch’ouen ts’ieou fan lou nous apprend que, lorsqu’on priait pour obtenir la pluie au printemps, en été et en automne, on perçait un trou dans l’autel du dieu du sol cantonal de manière à le mettre en communication avec la rigole qui était en-dehors du village. En humectant ainsi le dieu du sol, on voulait sans doute l’inciter à produire lui-même l’eau dont on avait grand besoin ; le procédé était semblable à celui qui consiste à souffler ou à siffler pour engager le vent à se donner carrière. En outre, d’après le même ouvrage, on disposait au hasard sur l’autel du dieu du sol cinq grenouilles ; les grenouilles, en effet, appellent la pluie par leurs coassements et leur présence pouvait donc inciter le dieu du sol à faire pleuvoir.

On remarquera combien sont différentes les manières de procéder lorsqu’il s’agit de conjurer une sécheresse ou lorsqu’on se propose de mettre fin à des pluies incessantes. Dans le premier cas, on demande la pluie en offrant le sacrifice yu ; dans le second cas, on punit le dieu du sol comme un coupable. Pourquoi cette humilité d’une part et cette hardiesse de l’autre ? La sécheresse n’est-elle pas un fléau aussi redoutable que l’humidité persistante ? La réponse est aisée à comprendre : le principe yang est naturellement supérieur au principe yin ; quand une sécheresse se produit, on peut prier le principe yang de se modérer, mais on ne saurait lui faire de reproches, car il n’outrepasse pas son droit ; mais, lorsqu’il y a des pluies en excès, c’est le principe yin qui, contrairement à toute justice, empiète sur le domaine du principe yang ; il convient donc de le réprimander et de le combattre.

Dans les cas de grand sécheresse, dit Tong Tchong-chou, c’est le principe yang qui écrase le principe yin. Quand le principe yang écrase le principe yin, c’est le noble qui pèse sur le vil ; assurément il en a le droit ; cependant, comme il le fait avec excès, on se prosterne devant lui et on l’implore ; mais on ne saurait faire davantage et on n’ose pas lui imposer (une contrainte). Dans les cas de grande humidité, c’est le principe yin qui écrase le principe yang ; quand le principe yin écrase le principe yang, c’est le vil qui triomphe du noble. Lors des éclipses de soleil, il en est de même. Dans tous ces cas, il y a révolte de l’inférieur contre le supérieur et dommage porté à ce qui est honorable par ce qui est humble ; il y a donc violation de la règle. C’est pourquoi on bat du tambour et on attaque (le rebelle) ; on use de contrainte envers lui en se servant d’une corde rouge ; on estime en effet qu’il est dans son tort.

Comme on le voit, qu’il s’agisse d’éclipse, de pluie excessive ou de sécheresse, la conduite que l’homme tient à l’égard du dieu du sol est toujours inspirée par la même intention qui est de contribuer à maintenir l’équilibre du principe yang et du principe yin dans le monde. Or cette idée, pour être particulièrement évidente dans le culte du dieu du sol, a une extension beaucoup plus vaste. La collaboration de l’homme avec les puissances de la nature, son influence modératrice ou accélératrice sur la vie cosmique, telle est la raison d’être d’une foule de rites. Sans entrer dans un examen qui, pour être complet, devrait embrasser une énorme partie de l’ancienne religion chinoise, je donnerai cependant quelques exemples pour faire comprendre que les usages dont nous avons parlé à propos du dieu du sol n’ont rien d’exceptionnel et peuvent être rapprochés d’une multitude de pratiques analogues.

Dans les deux premiers siècles de notre ère, au jour du solstice d’été, lorsque l’ardeur du soleil était parvenue à son apogée et semblait menacer de tout embraser,

« on interdisait d’allumer de grands feux ; on prohibait la fabrication du charbon de bois ; la fonte des tambours (de métal) et la fusion des minerais étaient entièrement interrompues. Au début de l’automne, on reprenait l’activité habituelle. »

Ainsi, l’homme s’interdisait tout usage immodéré du feu au moment où le principe de la chaleur était à son apogée dans la nature ; il pensait provoquer par ce moyen l’abaissement de la température dans le monde, C’était l’inverse de notre coutume d’allumer des feux à la saint Jean pour célébrer le triomphe du soleil ; tandis que, en Europe, on s’associait à l’ardeur du solstice en agissant comme elle, en Chine, on cherchait à la combattre en faisant le contraire. Mais il est évident que, dans l’un et l’autre cas, l’idée reste la même, à savoir que par des actes semblables à ceux de la nature, l’homme peut influer sur le cours des choses physiques.

Autre exemple : Le solstice d’été est l’apogée du principe yang, c’est à dire du feu ; le solstice d’hiver est l’apogée du principe yin, c’est à dire de l’eau. À la première de ces deux dates, l’élément eau semble mort ; il faut qu’il renaisse ; il en est de même pour l’élément feu à la seconde époque. Afin de faciliter cette résurrection,

« le jour du solstice d’été, dit l’histoire des Han postérieurs, on cure les puits pour changer l’eau ; le jour du solstice d’hiver, on se sert du vilebrequin qui produit le feu par friction pour changer le feu. »

Ainsi l’homme apporte une eau nouvelle au moment où il faut que le principe humide renaisse ; il allume un feu nouveau au moment où le principe igné doit réapparaître ; par son action, il aide la nature.

Ou encore : « Lorsqu’il y a de trop grandes pluies, on interdit aux femmes de se montrer sur la place publique ; »

leur présence en effet encouragerait le principe yin qui est déjà trop puissant. Pour la raison inverse, lorsqu’on demande la pluie en été, on interdit pendant cinq jours aux hommes de se montrer sur la place publique.

Les prescriptions de ce genre étaient extrêmement nombreuses dans l’ancienne religion chinoise ; elle sont moins fréquentes aujourd’hui ; mais la vieille croyance qui les motivait est encore présente dans mainte coutume populaire. C’est ainsi que, pendant les neuf fois neuf jours qui suivent le solstice d’hiver, si on peint quotidiennement une fleur sur le dessin d’une branche de prunier portant neuf grappes de neuf fleurs, on favorisera par là l’éclosion et le développement du principe yang qui s’épanouira dans le printemps au moment précis où la branche de prunier sera entièrement coloriée. De même, lorsqu’on bat le bœuf au printemps, on fait entrer dans l’animal symbolique de la culture des champs toutes les énergies vitales de la branche de saule avec laquelle on le frappe ; c’est le printemps même qu’on fouette et qu’on excite de la sorte afin qu’il se hâte de féconder la terre.

Partout et toujours nous retrouvons donc en Chine l’idée que la nature a besoin d’être aidée par l’homme. Il n’y a pas lieu de s’en étonner ; les travaux agricoles sont une coopération avec le ciel et la terre ; un peuple qui s’y adonne depuis les âges les plus anciens a dû être tout naturellement amené à penser que la vie de l’homme et celle de la nature étaient en corrélation constante et qu’elles influaient l’une sur l’autre ; il a dû croire qu’il lui appartenait d’inciter ou de secourir par des actes appropriés la végétation sur la terre et les mouvements des astres dans le ciel; en tous pays, les rites agraires n’ont pas d’autre origine et l’étude de la civilisation chinoise ne fait que confirmer et compléter sur ce point ce qu’ont dit les sociologues de l’école de Mannhardt.


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