Judith Gautier (1845-1917)

EN CHINE

Les arts graphiques, éditeurs, Vincennes, 1911, 116 pages+12 planches+carte.

Ouvrage de la collection Les beaux voyages, "dont les illustrations, vivantes et colorées, documents précis, sont à la fois destinées aux jeunes écoliers et aux hommes ; ouvrages d'éducation et d'amusement pour les uns, albums de souvenirs pour les autres." (J. Aicard)

Extraits : Notes et musique - Comédiens et théâtre - Nattes et barbiers - Études et examens - Cormorans et poissons
Feuilleter
Télécharger

*

Notes et musique

Jeunes chinoises à un cours de chant.
Jeunes chinoises à un cours de chant.

La légende raconte que c'est Fou-si, empereur presque fabuleux, qui inventa les premiers instruments de musique, qui rendaient, paraît-il, sous ses doigts, un son céleste.

Mais l'histoire devient certaine, quand sous l'empereur Houang-Ty, un savant chinois nommé Line-Lene fut chargé de fixer les lois des sons musicaux. Ce sage se retira, alors, dans la solitude d'une magnifique forêt de bambous située près des sources du fleuve Jaune. Là, il médita et il travailla pour arriver à fixer d'une façon décisive les règles et les sons de la musique. Il tailla des tiges de bambou de différentes grandeurs, et détermina la longueur de chacune, en rangeant l'un contre l'autre les grains d'une sorte de gros millet noir, très fermes et très égaux entre eux. Il se trouva qu'il fallait juste cent grains pour égaler le tube qui donnait le son considéré comme fondamental. Line-Lene divisa alors sa progression de dix en dix, et, du même coup, inventa le système décimal, qui fut aussitôt appliqué aux poids et aux mesures. Il donna le nom de Liu (base, règle, principe) à la note, élue comme fondamentale : cette note correspond à la notre fa. Le sage découvrit bientôt que l'octave musicale pouvait se diviser en douze demi-tons. Il coupa avec soin douze tubes qui rendaient exactement les douze demi-tons. Il les distribua en yang-liu, liu parfaits ; et en yn-liu, liu imparfaits. Les yang-liu correspondent aux notes naturelles, les yn-liu aux dièses. Line-Lene fixa ensuite sept modes formés chacun par la réunion de cinq yang et de deux pien, c'est-à-dire de cinq tons et de deux demi-tons : fa, sol, la, si, do, ré, mi, en chinois : kong, chang, ko, pien-tche, tche, yu, pien-kong : exactement la gamme dont nous nous servons aujourd'hui.

*

Comédiens et théâtres

Rue des comédiens, à Pékin.
Rue des comédiens, à Pékin.

Le métier des comédiens est très rude, en Chine ; ils sont les véritables esclaves du directeur de la troupe qui les mène durement, et leur laisse peu de loisirs. Ils ont chacun leur emploi ; il y a le tchin-mo, premier rôle ; le siao-mo, jeune homme ; le ouai, dignitaire ; le pai-lo, vieux père ; le tchen, personnage comique. Mais quand la troupe est peu nombreuse, ils sont tenus à jouer deux et trois rôles dans la même pièce.

Les femmes ne paraissent pas sur la scène ; les travestissements des garçons de 16 à 19 ans en jeunes filles ou en femmes, arrivent à produire une complète illusion. Les jeunes gens choisis pour ces rôles sont beaux de visage, gracieux, petits et minces, ils laissent pousser leurs cheveux, se fardent habilement, et poussent la coquetterie jusqu'à se mettre de faux petits pieds. Voici comment ils procèdent : le talon repose sur un morceau de bois qui maintient le pied, la pointe en bas dans une position presque verticale, la pointe seule est chaussée d'un petit soulier de soie brodée d'or.

Des bandelettes enroulées, le pantalon bouffant, attaché au milieu du cou-de-pied, dissimulent un peu la fraude et la démarche embarrassée, qui résulte de ces arrangements, aide à l'illusion. Que de dames chinoises, que de parvenues et de marchandes enrichies ont eu recours à cet artifice ! comme les jeunes acteurs.

Dans les grandes villes — à Pékin, à Shanghaï — il y a des théâtres fixes, et ils sont aménagés le mieux du monde pour l'agrément et le bien-être des spectateurs. A Pékin, ils sont groupés dans le même quartier et les comédiens logent presque tous dans la rue des théâtres. Quand on y passe, le matin, on les entend déclamer leurs rôles, ou imiter — à n'en plus finir — le chant du coq. Il paraît qu'il n'y a rien de tel pour fortifier la voix.

*

Nattes et barbiers

Tous, artisans, seigneurs ou bourgeois, portent la natte pendante entre les épaules et ont le devant de la tête et la nuque soigneusement rasés.

Ces trois cent millions de têtes à accommoder presque chaque jour nécessitent, comme on peut se l'imaginer, une prodigieuse multitude de barbiers dans l'Empire du Milieu ; il en existe en effet une quantité innombrable.

Le barbier chinois est un personnage des plus singuliers et qui n'a pas son équivalent au monde. Dès le matin, il court les rues à toutes jambes, portant sur l'épaule, aux deux extrémités d'un long bambou terminé par la figure d'un animal chimérique, tout l'attirail de son métier. Son regard exercé a bientôt découvert un passant dont le crâne n'est pas parfaitement net, il bondit vers lui, le saisit au passage, et la pratique ainsi prise au vol se trouve aussitôt installée sur un escabeau, sous un large parasol fiché en terre. En un clin d'œil, tout est prêt ; l'eau tiédit sur un réchaud ; la cuvette, les pinces, la brosse à oreilles, la perle de corail fixée à un manche d'ivoire et destinée à nettoyer l'œil, sont sorties de leurs étuis ;

alors commence le shan-pao, opération mystérieuse, passes magnétiques, dont l'effet rapide est une douce somnolence procurée au patient. Dans cet état, sa tête appesantie se laisse balloter en tous sens, elle obéit aux mouvements du barbier, qui d'une main prompte y promène son rasoir triangulaire, au large dos fort lourd et d'autant plus facile à manier ; sous les éclairs d'acier qu'il jette au soleil, le crâne devient d'une blancheur parfaite et prend les apparences d'une boule d'ivoire. On passe ensuite à la toilette de la natte, dont les Chinois prennent un grand soin, oubliant que c'est un signe de servitude, et que plusieurs milliers de leurs ancêtres, lorsque fut rendu, en 1620, l'édit qui ordonnait à tous les Chinois, sous peine de mort, d'adopter la coiffure tartare, préférèrent porter leur tête sous le glaive du bourreau, que de la confier au rasoir du barbier. On la lave, on la parfume, on la tresse serrée, cette natte qui a fait tant de victimes, et à laquelle on est si bien accoutumé aujourd'hui. C'est d'ailleurs, il faut le reconnaître, un appendice fort utile, et qui rend les services les plus imprévus ; le domestique s'en sert pour épousseter les meubles, le maître d'école en donne sur les doigts à ses élèves récalcitrants, l'ânier n'a pas d'autre fouet pour émoustiller sa bête, l'homme lassé de l'existence n'a pas besoin de chercher d'autre corde pour se pendre ; c'est cette natte qu'empoigne le barbier pour maintenir l'opéré dans la bonne position ; c'est elle enfin que le bourreau saisit pour décapiter le condamné. Elle n'est gênante que pour le travailleur, qui est obligé de l'enrouler autour de son crâne.

*

Études et examens

Les épreuves triennales ont lieu vers la fin septembre au chef-lieu provincial. Dès que les candidats arrivent, ils sont minutieusement fouillés et introduits dans d'étroites cellules munies d'un banc, d'une table et de quelques ustensiles de cuisine, on les enferme au verrou et ils sont surveillés par des soldats. Il ne leur est permis d'emporter avec eux aucun livre et de communiquer avec qui que ce soit, les examens durent un jour entier et le canon, qui donne le signal du commencement, en annonce la fin.

Les examinateurs sont d'une sévérité implacable ; la plus minime erreur, l'équivalent d'une virgule oubliée ferait tout perdre à la composition la plus parfaite.

Il existe à ce propos une jolie légende : un jeune candidat, très appliqué et d'un talent supérieur, lors d'un concours, omit dans le caractère X (Pou), négation, de tracer le point. A cause de cela, tous ses efforts, tous ses travaux allaient être réduits à néant. Par bonheur, une fée s'émut en faveur du jeune lettré ; elle se changea en un petit insecte noir, et quand le fatal feuillet passa sous les yeux de l'examinateur, elle se mit à la place du point. De la main, le maître essaya de la chasser, mais elle se tint ferme et il ne vit pas que le point manquait.

Celui qui triomphe dans toutes les épreuves, est considéré comme un parfait lettré.

*

Cormorans et poissons



En Chine, le cormoran est l'auxiliaire précieux du pêcheur. Doué d'un œil perçant, il distingue facilement le poisson, même à une grande profondeur ; excellent nageur, il plonge et poursuit sa proie avec rapidité et, fidèlement, dans une de ses pattes, il la rapporte à son maître. Pour le préserver des tentations de gourmandise, on lui passe au cou un anneau qui ne lui permet d'avaler que les plus petits poissons.

Le cormoran est admirablement dressé, et remplit son emploi avec intelligence et dextérité ; avec persévérance aussi ; car, s'il revient la patte vide, des coups de gaffe le renvoient au fond de l'eau ! On en voit qui, ayant capturé un poisson trop gros, se font aider par un camarade pour l'apporter jusqu'au bateau. La pêche jugée suffisante, le maître allège le cormoran de son collier et lui permet de travailler pour son propre compte. C'est sa récompense.

*

Téléchargement

Roue à godets
gautier_enchine.doc
Document Microsoft Word 1.9 MB
gautier_enchine.pdf
Document Adobe Acrobat 2.0 MB