Sven Hedin (1865-1952)

LE TIBET DÉVOILÉ

Librairie Hachette, Paris, 1910, 256 pages + 69 gravures hors texte + une carte

  • "Après trois ans de repos, je ressens un invincible besoin de mouvement, et, au milieu du cadre étroit de la vie civilisée, j’éprouve comme un étouffement. La nuit, lorsque je travaille à la mise au net des observations recueillies pendant ma précédente expédition, il me semble entendre l’appel du désert dans le sifflement du vent qui souffle au dehors..." : xxx
  • "Bientôt ma résolution est prise ; de nouveau je m’acheminerai vers les libres et grandioses solitudes des infinis plateaux du Tibet. Les grands espaces blancs qui figurent encore sur la carte de cet étrange pays exercent sur moi une attraction irrésistible. Au nord du cours supérieur du Brahmapoutre, s’étendent de vastes étendues complètement inconnues ; il y a là de hauts massifs de montagnes et de longs chapelets de grands lacs demeurés mystérieux. Biffer la légende : « pays inexploré » que les cartes inscrivent en travers de cette large zone, tel est un de mes rêves. J’ambitionne également d’explorer les grandes nappes d’eau du Tibet central qui n’ont été visitées qu’une seule fois, en 1874, par des topographes hindous ; enfin, je voudrais atteindre les sources de l’Indus, afin de fixer leur position en toute certitude."
  • "Cette année, j’aborderai le Tibet par les Indes britanniques, et, le 16 octobre 1905, pour la cinquième fois, je reprenais le chemin de l’Asie centrale. Vers les Indes, je m’achemine par terre, par Trébizonde, par l’Arménie turque, la Perse, le Séistan, le grand désert béloutche, pour atteindre à Nouschki le réseau ferré de la péninsule indienne ; un voyage de sept mois, très intéressant et qui me sert en quelque sorte d’entraînement après trois ans d’inaction. Finalement, à la fin de mai 1906, j’arrivais à Simla, la résidence du vice-roi des Indes. Cette visite était d’ordre diplomatique ; avant de me mettre en route, il importait de connaître les dispositions du gouvernement anglo-indien à mon égard."
  • "... Finalement, il fut décidé officiellement que je prendrai la route du Turkestan chinois, c’est-à-dire, que je me dirigerai vers le bassin du Tarim par un des cols de Karakoram. Cette solution m’agrée. Une fois dans le désert des montagnes, je pourrais m’acheminer vers les massifs situés à l’est de ce col et qui n’appartiennent à aucun État. Là, je ne me trouverai plus en territoire britannique et serai libre de mes mouvements ; dès lors je prendrai telle direction qu’il me plaira, et, au lieu de me diriger vers la Chine, il me sera loisible de pencher le Tibet."
  • "Devant nous, c’est un immense espace de terres vierges, formant un vaste triangle entre les routes de Dutreuil de Rhins, de Wellby et de Bower. Traverser ce grand espace blanc, qui, sur les cartes anglaises, porte la mention : Unexplored, constitue un des principaux objets de ma nouvelle entreprise au Tibet. Me voici donc à l’orée d’un de mes rêves longtemps caressés. Une douce joie pénètre tout mon être ; les caravaniers semblent partager ma satisfaction. Eux aussi, ils sont tout heureux d’entrer dans un pays mystérieux, et c’est en chantant qu’ils dévalent vers le lac, vers les régions où les attend pourtant un nouveau et rude combat contre une âpre nature. Mais dût-il en souffrir, l’homme aime le nouveau."

 

Extraits : Chigatsé - Tachi-lama et Dalai-lama - Vous nous avez dicté des traités
xxx
Feuilleter
Télécharger / Lire aussi

*

Chigatsé

Mon arrivée à Chigatsé n’éveilla ni émoi, ni curiosité, et tout d’abord personne ne parut s’occuper de moi. La présence d’un Européen dans la ville sainte semble ignorée. Devant cette indifférence, Mohammed Isa se rend au Tachi-lumpo, le grand couvent où réside le Tachi-lama, pour prévenir de mon arrivée.
Le 11 février, dès six heures du matin, un lama, secrétaire du grand pontife, et un jeune Chinois demandent à me parler. Tous deux ont des manières distinguées et font preuve de la plus parfaite courtoisie. Eux aussi sont profondément étonnés que j’aie pu arriver sans encombre jusqu’à Chigatsé. Devant leur amabilité, je leur fais part de mon désir d’assister aux fêtes du Nouvel An tibétain qui seront célébrées demain au Tachi-lumpo, et d’obtenir ensuite une audience du Tachi-lama. En gens avisés, mes interlocuteurs évitent une réponse catégorique. Je leur présente alors mon passeport chinois, quoiqu’il ne soit valable que pour le Turkestan oriental. Sa lecture fait grande impression sur mes hôtes. Le jeune Céleste emporte le document pour revenir bientôt après m’annoncer que je serai admis à la fête de demain. Un chambellan du Tachi-lama viendra me chercher pour me conduire au couvent où doit avoir lieu la solennité ; des places spéciales me seront réservées ainsi qu’à mes gens.
Avant de raconter mon long séjour dans le milieu moyenâgeux de cette capitale religieuse, en quelques mots rapides, j’esquisserai d’abord son aspect général. Au milieu d’une large plaine jaune, un groupe de trois cents maisonnettes blanches, avec toit à l’italienne, à un seul étage pour la plupart, voilà Chigatsé. De loin, très pittoresque cette bourgade avec ses façades claires, rehaussées au sommet d’un badigeon rouge ou noir, et sa forêt de bannières et de drapeaux multicolores destinés à préserver les habitants des maléfices des démons.

De près, l’impression change ; rien que des ruelles étroites, sordides de bourbiers, de cadavres de chiens et de détritus, avec çà et là quelques placettes non moins sales. Dans un contraste frappant avec cet amas de bicoques, sur un mamelon isolé se dresse un entassement de constructions grandioses. Une vision de puissant château protégeant un village de manants. C’est le dzong, la citadelle, le siège du pouvoir temporel. Au pied de cette colline, chaque jour pendant deux heures, se tient le marché. Ici point de bazar. Les marchandises sont étendues à terre ou entassées dans des paniers, en longues lignes parallèles, chaque spécialité cantonnée dans une partie distincte. D’un côté sont les poteries, de l’autre le bois, un peu plus plus loin la ferraille ; l’ornementation : les perles de verre, le corail ; la mercerie ; les objets de piété ; enfin l’alimentation. Dans un bricolage amusant, tous les produits de cette partie de l’Asie se trouvent rassemblés ici : les porcelaines et le thé de Chine, les mandarines du Sikkim, les fruits secs et les turquoises du Ladak, les queues et les peaux de yak du Tchang-tang, les marmites et les cuivres du Tibet. Presque tous les étalages sont confiés à des femmes. Pas précisément attirantes, ces marchandes. Leurs robes décolorées, élimées, recouvertes d’un enduit de poussière, de boue et de crasse, doivent être en usage depuis plusieurs générations. Quoi qu’il en soit, avec leurs coiffures échafaudées en arcs de cercle, garnies de verroteries et de clinquants, elles composent des groupes pittoresques au milieu d’une cohue bigarrée de Ladakis, de Cachemiriens, de Népalais, de Chinois, de Tibétains, etc.
Si maintenant on tourne les yeux vers l’est, le spectacle est complètement différent. Ici le brouhaha de la vie commerciale, là le calme de la vie monastique. Enveloppé de silence, l’immense couvent de Tachi-lumpo blanchit au flanc de collines ensoleillées. Représentez-vous, dans le cadre d’un mur de forteresse, un étagement d’édifices, les uns isolés, les autres groupés, tous pittoresques et étranges. Dans cet entassement de constructions extraordinaires, au premier regard on distingue deux motifs principaux. Tout en haut, dominant cette ville de temples et de monastères, le Labrang, la résidence du Tachi-lama, un palais de style italien, d’une admirable pureté de lignes, et, au pied de cette imposante façade, cinq énormes tours coiffées de toits chinois, les chapelles funéraires des derniers pontifes.

Dans le Tachi-lumpo, façade d’un mausolée d’un Tachi-lama.
Dans le Tachi-lumpo, façade d’un mausolée d’un Tachi-lama.
Dans le Tachi-lumpo, le mausolée du premier Tachi-lama. Au pied, la cour d’honneur où la représentation du Losar eut lieu.
Dans le Tachi-lumpo, le mausolée du premier Tachi-lama. Au pied, la cour d’honneur où la représentation du Losar eut lieu.

*

Tachi-lama et Dalai-lama

... Maintenant, qu’est-ce ce Tachi-lama dont il a été déjà si souvent question dans ce récit et quelle est sa situation à l’égard du Dalaï-lama, dont le nom est familier au grand public depuis l’expédition militaire anglaise à Lhassa ?
D’après Köppen, ces deux personnages sont les papes du lamaïsme, chacun d’eux avec des attributions différentes. Le Tachi-lama, incarnation d’Amitabha, est le gardien du dogme et le juge suprême de toutes les questions religieuses, tandis que le Dalaï-lama, incarnation d’Avalokitesvara, gouverne les peuples. Cette dualité dans les attributions des deux pontifes est marquée par leurs titres. Le premier est le Pantchen Rinpotché, c’est-à-dire le « grand et précieux docteur », le second, le Djialpo Rinpotché, ou le « précieux roi ». Par suite, le Dalaï-lama est devenu le souverain temporel de la plus grande partie du Tibet, alors que le Tachi-lama n’a d’autorité que sur un territoire restreint. En revanche, dans le domaine spirituel, le grand lama de Chigatsé est un personnage beaucoup plus important que celui de Lhassa. Auprès des fidèles, il jouit de la plus haute réputation de sainteté et d’infaillibilité. Depuis la fuite du Dalaï-lama, lors des événements de 1904, son autorité a même singulièrement augmenté.
Le pontife actuel est un jeune homme de vingt-cinq ans. Depuis l’âge de six ans, il est revêtu de cette haute dignité.
D’après les renseignements que j’ai recueillis, voici comment on procède au choix de ce pape lamaïste.

Le Tachi-lama.
Le Tachi-lama.

Après la mort du Tachi-lama, l’âme d’Amitabha qu’incarne ce saint personnage passe dans le corps d’un enfant. Il s’agit alors de découvrir le bienheureux porteur de l’esprit saint. Pour cela, dans tout le Tibet et dans tous les pays lamaïstes, des messagers sont expédiés pour demander aux habitants de désigner les enfants chez lesquels une intelligence précoce paraît annoncer un don divin. Après cela, on s’en remet aux dieux pour découvrir, parmi ces petits prodiges, celui qu’anime l’esprit d’Amitabha. Les lamas inscrivent les noms de tous les enfants sur des morceaux de papier qu’ils placent dans un coffret dûment fermé et scellé, au pied d’une image vénérée. Devant cette boîte, les prélats récitent des prières, déposent des offrandes et brûlent de l’encens. Après quoi on procède à l’ouverture du coffre ; le premier nom qui sort est proclamé Pantchen Rinpotché ou Tachi-lama. L’élu est ensuite confirmé et consacré par le Dalaï-lama, ou par un conclave, si ce grand pontife est absent ou est lui-même trop jeune pour procéder à l’investiture.

*

333

*

444

*

555