Édouard Chavannes (1865-1918)

LES LIVRES CHINOIS AVANT L'INVENTION DU PAPIER

Journal asiatique, janvier-février 1905, pages 5-75.

  • On sait que les Chinois sont les inventeurs du papier. C’est un certain Ts’ai Louen qui, en l’an 105 de notre ère, eut l’idée de fabriquer avec des matériaux de rebut une substance à la fois légère et économique, remplaçant avantageusement celles qui jusqu’alors avaient reçu l’écriture. Le passage du Heou Han chou (chap. CVIII, p. 2 v°) qui relate cette découverte mémorable, nous renseigne en même temps sur les procédés auxquels on avait recours avant qu’on connût le papier :
    « Depuis l’antiquité les documents écrits étaient le plus souvent des liasses formées de fiches en bambou ; quand on se servait de tissus de soie (au lieu de fiches en bambou), on donnait (à ces tissus) le nom de tche. Les soies étaient coûteuses et les fiches étaient pesantes ; toutes deux étaient incommodes. (Ts’ai) Louen conçut alors l’idée de se servir d’écorce d’arbre, de têtes de chanvre, ainsi que de vieux chiffons de toile et filets de pêcheurs, pour en faire du tche. La première année yuan-hing (105 ap. J.-C.), il offrit son invention à l’empereur qui loua son habileté. A partir de ce moment il n’y eut personne qui n’adoptât l’usage (de son papier), et c’est pourquoi dans l’empire tous donnèrent (au papier) le nom de tche de l’honorable Ts’ai. »


Table des matières
: Les écrits sur soie — Les planchettes en bois — Les fiches en bambou — Les contrats à coches — Le couteau des écrivains — Le style en bois.

Extraits : Les fiches de bambou - Les contrats à coches

Ces extraits ne visent qu'à donner une idée rapide du style, les démonstrations, comme toujours très circonstanciées, d'É. Chavannes ne se prêtant guère à un tel exercice simplificateur.

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Les fiches de bambou

Le premier témoignage certain relatif aux longueurs des fiches est celui où Tchang Hiuan nous parle des fiches qui avaient respectivement deux pieds et quatre pouces pour les grands classiques, un pied et deux pouces pour le Hiao king, huit pouces pour le Louen yu ; l'origine des ces fiches, remonte au règne de Ts'in Che-houang-ti ; c'est en effet lors de l'édit de proscription des livres, en 213 avant J.-C., que les principaux ouvrages de la littérature furent cachés ; lorsqu'on les retrouva sous les Han, on les recopia en conservant minutieusement pour chacun la disposition matérielle des fiches et des lignes sur les fiches ; c'est ainsi que tous les copistes de ces ouvrages se servirent de fiches identiques à celles qu'on employait en 213 avant J.-C. D'ailleurs les longueurs mêmes attribuées à ces fiches suffiraient à révéler la date à laquelle il convient de les rapporter ; en effet, nous savons que Ts'in Che-houang-ti fit du nombre 6 l'étalon de toutes les dimensions ; or les grandes fiches avaient deux pieds et quatre pouces, soit 24 pouces (=4x6) ; les fiches moyennes avaient un pied et deux pouces, soit douze pouces (=2x6) ; les petites fiches avaient huit pouces, c'est à-dire qu'elles étaient de deux sixièmes plus courtes que les fiches moyennes. Ne remarquons-nous pas là cette prédominance du nombre qui est caractéristique du temps de Ts'in Che-houang-ti ? A l'époque des Han on continua à se servir des dimensions fixées par les Ts'in lorsqu'il s'agissait soit d'ouvrages classiques, soit de règlements rituels, soit de lois pénales, soit de proclamations militaires, soit de tablettes funéraires. Mais, pour toutes les matières qui n'étaient pas régies par une tradition immuable, on eut recours à des fiches qui étaient de un pied pour les simples particuliers, tandis que l'empereur, afin de marquer sa supériorité, employait dans ses édits soit des fiches de deux pieds et de un pied alternantes, soit des fiches de un pied et un pouce.

Après avoir déterminé la longueur des fiches, essayons d'en fixer la largeur. Nous avons déjà dit que la fiche de bambou, à cause de la matière même dont elle était constituée, devait être étroite. Deux des textes que nous avons cités confirment cette présomption ; dans l'un, il est question de fiches dont la largeur était de quelques fen ; dans l'autre, d'une fiche dont la largeur était de 2 fen. Le fen est la centième partie du pied ; sa valeur est donc d'environ deux à trois millimètres ; ainsi une fiche de 2 fen n'avait guère qu'un demi-centimètre de largeur, et une fiche de quelques fen, c'est-à-dire de moins d'un pouce, devait être large de un à deux centimètres. Il en résulte, que, comme le dit K'ong Ying-ta (574-648), « chaque fiche ne pouvait recevoir qu'une seule ligne d'écriture. »

Des témoignages précis corroborent l'exactitude de cette affirmation de K'ong Ying-ta. Kia Kong-yen (milieu du VIIe siècle) rappelle que Tcheng Hiuan (127-200), dans son commentaire au Chang chou ou Chou king, disait : « Trente mots forment le texte d'une fiche », tandis que Fou K'ien (IIIe siècle ap. J.-C.), dans son commentaire au Tso tchouan, disait : « Pour les caractères tchouan de l'écriture antique il y en a huit par fiche. »

...La très grande majorité des fiches ne comportaient qu'une seule ligne. Il en résulte qu'elles n'étaient écrites que d'un côté et que le dos de la fiche restait vierge. Il est vraisemblable d'ailleurs que, même dans les cas exceptionnels où les fiches recevaient deux lignes, ces deux lignes se trouvaient côte à côte sur une même face de la fiche.

Puisqu’une fiche ne peut recevoir en moyenne que de vingt à trente mots, il est évident que presque tous les écrits s’étendaient sur une suite de plusieurs fiches. En conclusion donc, dit K’ong Ying-ta, « ce qu’on pouvait écrire entièrement en une ligne, on l’écrivait sur une fiche (kien) ; ce qu’on pouvait écrire entièrement en quelques lignes, on l’écrivait sur une planchette (fang) ; ce qu’un planchette était insuffisante à contenir, on l’écrivait sur un paquet de fiches (ts’ö). ».

Chaque fiche ne contenant qu’un seule ligne d’écriture, il en fallait un nombre considérable pour constituer un livre. À moins donc que le livre ne fût fort court, il était nécessaire de faire, dans un même ouvrage, plusieurs liasses distinctes qu’on appelait des pien parce qu’elles formaient un faisceau réuni ; comme la répartition des fiches en liasses se conformait autant que possible aux divisions naturelles des livres, le mot pien a pris le sens de « chapitre ».

Avec quoi attachait-on les fiches pour former des liasses ? Avec de la soie, avons-nous vu lorsqu'il s'est agi des fiches trouvées dans la tombe de Ki et de celles qui furent découvertes dans une sépulture à Siang-yang. Mais on se servait aussi pour le même objet de fines lanières de cuir et c'est ce qui explique la phrase où Sseu-ma Ts'ien (chap. XLVII, p. 10 r°) dit que, lorsque Confucius étudiait le Yi king, il lut et relut si souvent le livre que les lanières de cuir se rompirent à trois reprises.

Des livres écrits sur des fiches de bambou, reliées entre elles avec du cuir ou de la soie, étaient exposés à des causes nombreuses de destruction ; les insectes rongent le bois et l'humidité le pourrit ; aussi les fiches de l'antiquité ont-elles presque toutes disparu ; parmi celles qui nous sont parvenues, il faut citer celles que les sables du Turkestan oriental ont préservées depuis la fin du troisième siècle de notre ère jusqu'à l'époque toute récente où elles furent exhumées, les unes par M. A. Stein, les autres par Sven Hedin.

D'autre part, les fiches étant fort étroites, il devait arriver aisément que quelqu'une d'entre elles s'égarât. A supposer même que les fiches fussent au complet, si le lien qui en maintenait le classement s'était rompu et si elles étaient pêle-mêle, c'était une tache laborieuse et difficile que d'en rétablir l'ordre, vu la brièveté de la portion de texte que contenait chaque fiche. Dans les questions de critique de texte qui peuvent être soulevées à propos des livres anciens, la possibilité d'une interversion des fiches ne doit jamais être perdue de vue.

Un autre inconvénient des livres écrits sur fiches de bambou était leur pesanteur ; le Heou Han chou nous l'a déjà fait remarquer en parlant de l'invention du papier par Ts'ai Louen. A ce propos, un détail signalé par Sseu-ma Ts'ien (chap. VI, p. 11 r°) est significatif : en 212 avant J.-C., deux hommes, énumérant leurs griefs contre l'empereur Ts'in Che-houang-ti, disent qu'il pousse l'amour du pouvoir personnel jusqu'à s'être fixé comme tâche journalière d'examiner lui-même un che (c'est-à-dire un poids de cent-vingt livres) d'écrits. C'est parce que ces écrits étaient rédigés sur des fiches de bambou qu'ils étaient si lourds.

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Les contrats à coches

Les contrats primitifs étaient faits avec des morceaux de bois portant des coches. Tchou Yun-ts'ien, qui publia en 1833 son édition du « Chouo wen expliqué en détail et arrangé suivant l'ordre des rimes », dit (chap. XIII, p. 18 r°) :

« Dans la haute antiquité, on n'avait pas encore les contrats écrits ; on gravait des dents (ou coches) sur le bambou ou sur le bois pour rappeler les choses ; (le trait vertical représente le bambou ou le bois ; les traits obliques) représentent les dents (ou coches). »

Même après que l'écriture fut devenue depuis longtemps usuelle, on conserva les contrats à coches pour certaines transactions simples. Kouan tseu, parlant au duc Houan (685-643 avant J.-C.) de Ts'i, lui disait :

« Parmi vos grands officiers, il en est qui possèdent des céréales des cinq sortes, des haricots et du millet et qui n'osent en disposer d'une manière ou d'une autre ; je demande qu'on leur prenne cela à un prix équitable ; de concert avec eux, vous déterminerez les dents des contrats et les nombres des mesures de grain, de manière à ce qu'il ne puisse y avoir aucun excès et aucune obscurité. »

De même on lit dans Lie tseu (chap. VIII, p.15 r°-v°) :

« Un homme de Song qui se promenait sur la route trouva un contrat abandonné par quelqu'un ; il rentra chez lui et le cacha ; il en compta secrètement les dents et dit à ses voisins : « Je serai bientôt riche. »

Tout contrat suppose deux parties en présence ; aussi était-il divisé en deux moitiés, chacune des deux parties contractantes gardant par devers elle une de ces moitiés. Celui qui donnait, le créancier, avait la moitié de gauche, celui qui recevait, le débiteur, avait la moitié de droite. Dans le Tao tö king (§ 79), le sage qui distribue libéralement ses bienfaits aux hommes sans rien leur demander en retour, est comparé à un créancier qui « tient la moitié de gauche du contrat et qui ne réclame rien aux autres. »

La même métaphore se retrouve dans un discours de l'époque des royaumes combattants rapporté par Sseu-ma Ts'ien (chap. XLVI, p. 6 v°) à l'année 312 av. J. C. ; le royaume de Ts'i rendant service à Ts'in et à Han grâce à une combinaison machiavélique, Sou Tai dit au conseiller de Ts'i, T'ien Tchen : « Vous tiendrez toujours la moitié de gauche du contrat au moyen de laquelle vous adresserez des réclamations à Ts'in et à Han. »

Le Li ki (chap. K'iu li, 1e partie, article 4, § 8) dit que « celui qui offre du grain non décortiqué tient en main la partie droite du contrat. »

Ce dernier texte paraît au premier abord en contradiction avec les deux précédents ; il n'en est rien cependant, car celui qui offre du grain ne tient la partie droite du contrat que pour la remettre à celui qui va recevoir ce grain, tandis que lui-même gardera la partie de gauche.

Quand on invoquait le contrat pour faire foi, on rapprochait l'une de l'autre les deux moitiés du contrat et on vérifiait si les coches de l'une coïncidaient exactement avec les coches de l'autre. Cet instrument primitif des contrats était donc de tous points semblable à la taille des boulangers, des bouchers et des marchands de vin que le Dictionnaire de l'Académie française définit de la manière suivante : « Un petit bâton fendu en deux parties égales, sur lesquelles le vendeur et l'acheteur font des coches, c'est-à-dire de petites entailles, pour marquer les quantités de pain, de viande, de vin, etc., que l'un fournit à l'autre. »

Pour annuler une dette, le créancier n'avait qu'à briser le morceau de bois qui lui appartenait : c'était ce qu'on appelle briser le contrat. On raconte au sujet du fondateur de la dynastie des Han occidentaux, qui deux marchandes lui livraient du vin à crédit lorsqu'il n'était encore qu'un fort mince personnage ; ayant vu les prodiges qui présageaient la grandeur du futur Kan Hao-tsou, « à la fin de l'année, ces deux femmes brisèrent toujours leur compte et renoncèrent à leur créance. » (Sseu-ma Ts'ien, chap. VIII, p. 1 v°).

Le livre attribué à Kouan tseu (chap. XXII, p. 13 r°) expose un système de prêts aux artisans qui fabriquent les vêtements du duc : quand les vêtements du duc sont terminés et ont été livrés, on brise la créance qui attestait le prêt.

Il est manifeste que les contrats qu'on peut faire en se servant de la taille des boulangers sont de nature très simple. Dès que l'objet de la convention offre quelque complexité et ne porte plus sur des unités rigoureusement homogènes, il faut avoir recours à l'écriture.



Les contrats, même après qu'ils furent écrits, [][], continuèrent à être formés de deux parties qu'on pouvait confronter pour faire la preuve. En effet, dans les contrats écrits on conserva les coches des contrats non écrits ; à vrai dire elles ne servaient plus à stipuler les objets de la transaction, puisque ces objets étaient déterminés par écrit ; mais elles étaient un moyen de contrôler que les deux moitiés du contrat se rapportaient exactement l'une à l'autre, comme un chèque à son talon. Dans le Tso tchouan (10e année du duc Siang = 563 avant J.-C.), il est question d'une contestation qui s'éleva entre deux personnages appelés Wang-chou et Po Yu au sujet d'une ancienne convention qui, n'étant pas un simple compte numérique, devait nécessairement être écrite ; pour trancher le débat, « on invita Wang-chou et Po Yu à confronter leurs pactes, mais Wang-chou ne put pas présenter son contrat. »

Les contrats écrits comportaient, d'une part, un texte écrit, et, d'autre part, des entailles faites sur le côté des deux morceaux de bois qui recevaient l'écriture. Touan Yu-ts'ai, dans son édition du Chouo wen (chap. IV, p. 50 v°), commente cette définition en disant : « Les tablettes écrites dont chacune des deux parties contractantes possédait une, on y faisait des entailles sur le côté, afin qu'en rapprochant les deux pièces on pût faire foi. »

Tcheng Hiuan (127-200), dans son commentaire au Tcheou li (Che san king tchou sou, Tcheou li, chap. XV, p. 12 v° ; article tche jen), avait déjà expliqué l'expression [][] de la manière suivante : « La forme de ces contrats était telle : on écrivait sur deux fiches et on faisait des entailles sur le côté de ces fiches. ».

Kia Kong-yen (vers 650) ajoute ici la glose : « Les entailles faites sur le côté de ces fiches, c'est comme aujourd'hui les empreintes du doigt. ». On sait que les empreintes de doigt, dont notre service anthropométrique fait usage depuis peu, sont utilisées depuis fort longtemps en Chine comme un principe d'identification certain, car les lignes de la peau à l'extrémité des doigts sont différentes chez chaque personne ; dire que les entailles faites sur le côté des fiches sont comparables aux empreintes de doigt, c'est dire qu'elles étaient, comme les empreintes de doigt, un moyen de vérification.

En conclusion donc, dans les contrats appelés [][], le couteau servait à inciser des marques distinctives en forme d'entailles sur le coté des deux morceaux de bois du contrat ; ces entailles étaient une réminiscence des anciennes coches qui constituaient autrefois le contrat lui-même. Mais rien n'indique que, dans les contrats écrits, le couteau ait servi à tracer les caractères qui énonçaient les stipulations de la convention. L'écriture et les entailles sont deux choses nettement distinctes. On comprend cependant que, lorsque l'usage d'écrire sur bois eut été entièrement abandonné, et lorsqu'on n'eut plus que des notions assez vagues sur la manière dont étaient faits les anciens contrats, le souvenir du rôle que jouait le couteau dans la confection des contrats en bois ait pu suggérer l'opinion inexacte qu'on employait le couteau pour graver les caractères de l'écriture.

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