Ernst Grosse (1862-1927)

Ernst GROSSE (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient. Couverture

LE LAVIS EN EXTRÊME-ORIENT

Traduction de Charlotte Marchand

Collection L'art de l'Orient, Éditions G. Crès et Cie, Paris, 1924, 43 pages, + planches 1-66 de 160.

  • "Il n'est pas arbitraire de séparer le lavis de l'ensemble de la peinture d'Extrême-Orient. La peinture à l'encre de Chine est en effet un art tout à fait spécial, non seulement parce qu'elle renonce à la couleur, principal élément d'expression de la peinture en général, mais surtout parce qu'elle utilise un matériel réduit dans un sens très particulier. Pour maint Chinois ou Japonais le lavis représente la plus haute manifestation de l'art d'Extrême-Orient."
  • "Dans la peinture d'Extrême-Orient, comme dans tout art, on peut distinguer un courant objectif et un courant subjectif. Le but principal de l'école objective est la représentation d'objets réels, celui de l'école subjective, l'expression de sentiments et de pensées. Toutes deux ont employé l'encre de Chine, mais à un degré différent et d'une manière différente. Tandis que pour la première le lavis n'a été qu'un procédé technique accessoire, auquel elle a été conduite tardivement par des circonstances extérieures, il a été dès les débuts de l'école subjective sa manière propre et particulière. Le lavis est en Extrême-Orient si intimement lié à l'art subjectif qu'on peut presque dire qu'ils sont identiques."
  • "Le sujet principal du lavis est le paysage, sujet que la peinture objective n'avait traité auparavant que comme fond pour ses personnages, ou à la manière de cartes. Ce sont les maîtres du lavis qui ont créé le paysage en tant que genre artistique distinct, et qui l'ont porté au plus haut point de perfection qu'il ait connu en Orient. Presque tous les grands artistes de l'école subjective ont été en premier lieu des paysagistes. L'amour du paysage est un héritage légué au zénisme aussi bien par ses ancêtres taoïstes que par ses ancêtres bouddhiques."
  • "Les chefs-d'œuvre de la peinture à l'encre sont remplis d'une vie mystérieuse, qui nous attire comme par l'effet d'un sortilège. L'art du lavis est le seul qui soit capable de nous faire oublier aussi complètement ce que le bouddhiste appelle sansara, le monde."

Extraits : L'herbe, les arbres, les pays, la terre, tous seront Bouddha - Études, esquisses, croquis, essais, ébauches ?
Ch'i-yun et shêng-toung, spiritualité et animation - Han-shan et Shi-tê - Les maîtres
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L'herbe, les arbres, les pays, la terre, tous seront Bouddha

Wou Tao-tseu ? Paysage. Ernst GROSSE (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient.
Wou Tao-tseu ? Paysage. Chine, 8e s. Sur soie. H. 98 cm.

La nature subjective du lavis ancien explique aussi bien le choix des sujets que la manière de les traiter.

Pour l'art objectif dont le but principal est la représentation d'objets réels, le motif le plus important, en Extrême-Orient comme partout ailleurs, est l'homme, car l'homme intéresse naturellement les hommes plus que tout autre sujet. Les nombreuses désignations et descriptions de tableaux qui nous sont parvenues témoignent suffisamment du rôle prépondérant joué par l'homme dans l'ancienne peinture objective en Chine et au Japon. Pour le taoïste et le zéniste par contre, l'homme n'est qu'un phénomène parmi d'autres phénomènes innombrables, tout aussi éphémère, aussi vain, aussi illusoire. La véritable essence du monde ne se révèle ni plus ni moins dans l'homme que dans l'animal et la plante.

« L'herbe, les arbres, les pays, la terre, tous seront Bouddha », dit une sentence zèn que Lafcadio Hearn a rencontrée au Japon comme épitaphe. Par conséquent, dans cet art tout imprégné de mysticisme, l'homme n'est pas mis au premier plan, il occupe au contraire une place tellement effacée qu'on est tenté de croire que les peintres ont autant que possible évité de le représenter, qu'ils considéraient la forme humaine comme une illusion particulièrement gênante, comme une entrave. C'est en tout cas une considération semblable qui les a fait renoncer à représenter le corps de la femme. Dans cet art monacal, le seul représentant du beau sexe est Kwannon, personnification bouddhique de la miséricorde et de la pitié. La peinture objective représente les hommes avec leur caractère particulier et leurs traits individuels, avec leurs vêtements et leurs armes ; le portrait a été de tout temps une de ses tâches essentielles. Dans le lavis nous ne trouvons de portraits qu'exceptionnellement. La figure de Dharma, qu'on rencontre si souvent, n'est certainement pas le portrait fidèle du fondateur de la secte zèn, comme le prouvent d'ailleurs les multiples variantes qui en existent. Il est possible, cependant, que le point de départ de toutes les répliques ait été un portrait véritable ; elles-mêmes ne représentent d'ailleurs qu'une image idéale de l'homme zèn parfait. De même, toutes les autres figures créées par cet art, les moines, les ermites, les saints, Bodhisatva et Bouddha, sont des types idéaux, des personnifications d'idées taoïstes et bouddhiques.

Les peintres objectifs s'intéressent au spectacle varié de l'activité humaine, à la vie dans la maison ou dans la rue, au travail des ouvriers et des paysans, aux réjouissances du peuple et aux fêtes somptueuses des nobles, aux cérémonies solennelles des prêtres et aux mêlées sauvages des guerriers. Toutes ces scènes, en tant que sujets artistiques, sont parfaitement indifférentes au peintre zéniste. Dans le nombre, il ne choisit que les épisodes propres à exprimer une vérité religieuse ou philosophique. Il représente, par exemple, deux jeunes bergers, dont l'un cherche à dompter un buffle récalcitrant, cependant que l'autre joue de la flûte, assis sur le dos d'un taureau qui est couché ou marche tranquillement. L'intention de l'artiste n'est pas du tout de nous montrer une scène de la vie pastorale, il veut traduire une idée : le berger figure l'âme qui aspire à la connaissance et lutte contre les passions animales du corps ; sur la bête domptée, l'âme jouit en paix de l'harmornie universelle. Ce genre de scènes animées est d'ailleurs relativement rare dans la peinture à l'encre, qui préfère les personnages isolés et au repos. Les animaux ont été représentés par les peintres du lavis aussi fréquemment que par les peintres de l'école objective, mais le choix des espèces présente des différences caractéristiques.

Mou hsi. Oies sauvages, détail. Ernst Grosse (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient
Mou hsi. Oies sauvages, détail. Chine, vers 1250. Sur papier. H. 86 cm.


Dans l'art objectif, l'intérêt se porte principalement sur les animaux en relation effective avec l'homme, sur les animaux domestiques et le gibier, ensuite sur ceux qui frappent par leur beauté ou leur étrangeté. La peinture subjective se limite presque uniquement aux animaux qui représentent traditionnellement un symbole, ou à ceux qui, suivant l'artiste, sont propres à en exprimer. Il est tout à fait significatif, que le dragon, la figure animale qu'on rencontre le plus fréquemment sur les anciens lavis chinois et japonais, symbole du changement de la vie, et plus particulièrement de la force créatrice céleste, ne soit pas un produit de la nature, mais une création de l'imagination. Le tigre qui, par opposition au dragon, symbolise la force terrestre, est resté inconnu sous sa forme naturelle à la plupart des artistes ; leur manière de le représenter le montre nettement. C'est que la forme leur importait bien moins que le sens. Il faut même considérer toutes leurs représentations d'animaux comme symboliques, qu'ils aient puisé dans la nature ou dans leur imagination. Le lion, qui dans les lavis n'a qu'une ressemblance lointaine avec un lion naturel, était déjà considéré aux Indes comme le symbole de la connaissance victorieuse et de la majesté du Bouddha parfait. La grue, amie de la solitude, est le symbole du sage qui se suffit à lui-même ; l'aigle et le faucon personnifient le type combatif de l'homme zèn, type qui a été surtout développé par les boushis japonais des époques Kamakoura et Ashikaga. Le gibbon, qui étend son long bras vers le reflet de la lune dans l'eau, croyant atteindre la lune elle-même, représente la déraison qui prend l'apparence pour la réalité ; sa femelle qui presse un petit contre sa poitrine figure le dévouement de l'amour. La carpe remontant le courant d'une cascade rapide invite l'homme plein d'aspirations à surmonter courageusement tous les obstacles. Il est vrai que nous sommes loin d'avoir complètement déchiffré la symbolique animale de l'ancienne peinture à l'encre. Par exemple, nous ignorons encore la signification de l'étourneau ou de l'oie sauvage, que presque chaque artiste a représentés plus d'une fois. C'est que le zénisme discret n'aimait pas divulguer le secret de ses images énigmatiques.

Mou hsi. Branche de châtaignier. Ernst Grosse (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient
Mou hsi. Branche de châtaignier. Chine, vers 1250. Sur papier. H. 36 cm.

Les plantes, elles aussi, ont leur signification. Le pin symbolise la force vitale puissante et tenace, parfois la fidélité, le pin couvert de neige la fraîcheur juvénile dans la vieillesse. Le bambou est l'image de la vertu, de la fidélité, de la constance ; le prunier chinois, l'oumé, en fleurs, est celle de la pureté et de la sensibilié de l'âme. Le lotus, la plante sacrée du bouddhisme, qui dresse ses fleurs resplendissantes au-dessus de la fange des marais, est le symbole de la délivrance de l'âme par la connaissance. Si nous ne pouvons, actuellement encore, découvrir le sens contenu dans chaque motif, il serait mal fondé d'en conclure que ce sens n'existe pas. La préférence marquée pour certaines espèces s'explique difficilement par des raisons artistiques, elle prouve plutôt que le choix des plantes a été également dicté par leur sens poétique, philosophique ou religieux. La prédilection pour certaines formes n'est pas un trait moins caractéristique de cet art que sa parfaite indifférence à l'égard de certaines autres. Il est rare de rencontrer ces merveilleuses fleurs de l'Extrême-Orient que les peintres objectifs affectionnaient particulièrement ; la pivoine et le chrysanthème eux-mêmes sont rares, et il est significatif que pas un seul des artistes du lavis n'ait peint la fleur de cerisier, emblème de la chevalerie nationale. En dehors du prunier chinois, la seule plante dont nous trouvions les fleurs modestes dans les lavis anciens, est le ran, espèce d'orchidée sauvage de Chine, qui, elle aussi, doit vraisemblablement cette distinction à une signification symbolique. Bien entendu, on ne peut nullement prétendre que ces rapprochements aient seuls inspiré les artistes de l'école subjective dans la représentation des animaux et des plantes ; le plaisir qu'ils trouvaient à leurs formes y avait sans doute également une grande part. Tout homme d'Extrême-Orient est amoureux de la puissance du pin et de la grâce du bambou, qu'il se rende compte de leur sens symbolique ou non.

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Études, esquisses, croquis, essais, ébauches ?

L'Européen qui regarde peindre un lavis est convaincu que l'artiste a préparé par des études, des esquisses ou des croquis le tableau qu'il exécute avec une dextérité et une sûreté si admirables. Dans la plupart des cas, c'est en vain qu'on cherchera ces travaux préparatoires ; à ma connaissance, pour aucun des lavis anciens on ne trouve trace de croquis, d'esquisse ou d'ébauche. Ce qui certes ne constitue pas une preuve que quelque chose de semblable n'ait pas existé. Il se peut que les artistes aient détruit leurs essais, une fois l'œuvre achevée, comme avaient l'habitude de le faire les potiers japonais. Les témoignages littéraires relatifs à la méthode de travail des peintres célèbres ne contiennent que de rares allusions à des études ou des esquisses préparatoires ; de quelques-uns on rapporte expressément qu'ils n'en avaient nullement besoin. Ainsi Chou Shoun, un des maîtres de l'époque Soung, se serait passé de toute esquisse et aurait même déclaré : « l'écriture et la peinture sont un même art, et qui a jamais vu un maître en calligraphie se servir d'esquisses ? » (Giles, Introduction to the History of Chinese Pictorial Art, p. 119.)

Hsia Kouei. Paysage. Ernst Grosse (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient
Hsia Kouei. Paysage. Chine, vers 1200. Sur soie. H. 33 cm.

De Wou Tao-tseu on rapporte que l'empereur l'ayant envoyé dans le Ssouch'ouan pour y peindre le paysage du fleuve Chia-ling, « Wou revint sans aucun croquis et, comme l'empereur s'en étonnait, il lui répondit : tout est dans mon cœur. Puis il alla dans une des salles du palais et peignit en une journée un paysage d'une étendue de cent milles.» (Giles, p. 43.)

En Extrême-Orient, seuls probablement les peintres de tendance objective ont fait des études d'après nature en vue d'une composition déterminée. Du moins je ne l'ai jamais constaté pour d'autres. En général, il semble qu'on estimait de telles études inutiles, superflues, sinon pernicieuses, parce qu'on jugeait qu'elles nuisaient à la spiritualisation du sujet. « Mieux vaut étudier l'esprit des choses que les choses elles-mêmes », dit Fan K'ouan, peintre de l'époque Soung. (Giles, p. 86.)

De toute façon, l'artiste d'Extrême-Orient a été habitué dès ses débuts à étudier la nature avec l'œil plutôt qu'avec le pinceau ; et il n'est pas impossible que ce soit une des raisons de la profondeur singulière de ses productions comme d'autre part le fait de dessiner et de peindre toujours d'après nature, ainsi que cela se pratique en Europe, ne semble pas conduire forcément à animer et à spiritualiser la réalisation artistique.

Hsia Kouei. Paysage d'hiver. Ernst Grosse (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient
Hsia Kouei. Paysage d'hiver. Chine, vers 1200. Sur soie. H. 20 cm.

Les peintres de l'école subjective, pour qui l'essentiel était d'exprimer les choses de l'esprit, avaient certainement moins de raisons que tout autre pour faire des études d'après nature. Mais grâce à leur faculté de saisir et de retenir facilement les formes visibles, héritage de leur race, ils sont arrivés très souvent à donner à leurs compositions une étonnante expression de vie. Il ne faut d'ailleurs pas croire que les anciens peintres du lavis n'aient jamais peint d'après nature. On rapporte, par exemple, d'un artiste chinois du 13e siècle que « pendant ses promenades à travers la campagne, il avait l'habitude d'emporter dans ses manches du papier et un pinceau, et que, des endroits ou des choses qui le frappaient particulièrement, il prenait de rapides esquisses (rough sketches) pour les étudier plus tard à loisir. » (Giles, p. 142.)

Il est vrai qu'il s'agit moins ici d'études véritables que de notes artistiques ; les croquis de voyage de la main de Sesshou, qui nous sont parvenus, ne ressemblent que de loin à ce que nous autres Européens appelons des « études d'après nature ».

Des ébauches, des essais semblent absolument indispensables pour les lavis faits d'un seul jet. Nous en trouvons en effet le témoignage pour certains artistes comme Wang Mêng, petit-fils de Chao-Mêng-fou, qui « faisait d'abord ses esquisses sur du papier, et réalisait ensuite ses conceptions dans le style de différentes écoles. » (Giles, p. 143.)

Au Japon on rapporte qu'un peintre avait fait pendant une année entière des croquis de coqs pour exécuter finalement le tableau défini en quelques minutes, sous les yeux du prince qui le lui avait commandé ; histoire sans doute très exagérée, mais qui pour cela même est particulièrement significative.

Liang K'ai. Coupeur de bambous.Ernst Grosse (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient
Liang K'ai. Coupeur de bambous. Chine, 1e moitié du 13e s. Sur papier. H. 91 cm.

Cependant, à ces témoignages s'en opposent beaucoup d'autres qui parlent formellement de la peinture comme d'une improvisation. En définitive on a l'impression que le travail préparatoire ne consistait généralement pas en croquis ou en ébauches successives, comme en Europe, mais plutôt à observer la nature avec calme et amour et à s'assimiler les impressions reçues, travail tout intérieur qui se fait peut-être en grande partie inconsciemment et involontairement.

« Si tu désires peindre un paysage, dit un artiste chinois du 13e siècle, tu dois en porter les détails en toi, les travailler dans ton esprit pendant plusieurs jours avant de prendre le pinceau. De même pour la composition : d'abord vient une période de réflexion intense sur le sujet ; on se sent lié et troublé jusqu'à ce qu'on l'ait saisi. Mais, quand vient l'inspiration, on rompt les liens, on est libre. » (Giles, p. 141.)

Fan K'ouan, peintre de l'époque Soung, « se retira dans une belle contrée boisée de la montagne Choung-nan dans le Shensi. Là il observa les formes changeantes des nuages et du brouillard, les effets difficilement saisissables du vent et de la lune, de la lumière et de l'ombre, jusqu'à ce que son âme fût remplie d'enthousiasme ; alors son pinceau produisit mille écueils et d'innombrables précipices. Parfois il restait assis toute la journée sur un rocher, plongé dans la contemplation et dans la jouissance de la beauté du paysage. Il avait même l'habitude de se promener pendant les nuits de neige sans lune, le regard fixe, attendant l'inspiration. » (Giles, p. 86, 87.)

Hsia Kouei. Tempête d'automne. Ernst Grosse (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient
Hsia Kouei. Tempête d'automne. Chine, vers 1200. H. 91 cm.

« Kao K'o-ming était l'ami de l'obscurité et du calme, il aimait errer dans les contrées sauvages et y contempler pendant des jours et des jours la beauté des montagnes et des forêts. À son retour il se retirait dans une chambre tranquille, fermait la porte aux soucis, et laissait son âme s'envoler librement au-delà des limites de ce monde. » (Giles, p. 99.).

Yao-tsou-yan dans son « Art de la Peinture » donne au paysagiste le conseil « de tendre sa soie blanche de préférence dans un endroit clair et tranquille, puis d'attendre que son esprit soit calme et que ses idées aient pris forme. Mais à ce moment il doit commencer l'exécution sans plus tarder. » (Giles, p. 147.)

D'après la plupart des textes, l'idée définitive d'une œuvre d'art ne semble pas résulter d'un travail de composition qui rassemble laborieusement et essaye méthodiquement (on ne sent jamais autant l'insuffisance de cette expression malheureuse : « composition », qu'en l'employant à propos du lavis d'Extrême-Orient), l'idée finale se précipite plutôt instantanément dans l'âme de l'artiste, préparée et fertilisée par l'ambiance et la vision, comme se précipitent les cristaux autour d'un bâtonnet plongé dans une dissolution saturée de sel. On cherche parfois à amener et à faciliter cette réaction par des moyens extérieurs. On raconte que certains artistes auraient conçu et exécuté leurs meilleurs tableaux sous l'influence du vin.

« C'est seulement au début de l'ivresse que l'esprit et la main de Ch'ien Hsuan collaboraient en parfaite harmonie », écrit-on d'un peintre du 13e siècle. De semblables traditions s'attachent à beaucoup d'autres noms, parmi lesquels celui du grand Sesshou. Il n'est pas question, bien entendu, d'une ivresse réelle ; elle nuirait au contraire à l'exécution du lavis, qui exige non seulement une extrême lucidité, mais encore une maîtrise parfaite de la main et du matériel. La technique du lavis ne permet ni hésitation ni retouche. Chaque ligne doit être tracée avec une décision absolue, le tout doit être achevé d'un trait, beaucoup de tableaux ont certainement été exécutés en quelques minutes, avec une tension d'esprit et de corps si complète qu'elle étonne les peintres plus encore que les amateurs. Les œuvres réalisées ainsi d'un seul jet font apparaître l'idée artistique qu'elles contiennent beaucoup plus directement et parfaitement que celles dont la naissance est plus lente et plus laborieuse. Les artistes européens constatent toujours avec regret combien l'idée perd en passant de l'esprit sur la toile. Dans la peinture à l'encre le chemin est plus droit, plus uni ; conception et réalisation sont presque simultanées ; l'idée se matérialise comme spontanément dans l'encre fluide, grâce à l'extrême sensibilité et à l'étonnante dextérité de la main de l'artiste. On peut dire des peintres du lavis ce que Dchouang Dsi dit d'un artiste : « Il savait donner à ses poteries une forme parfaitement ronde sans y prêter attention, tellement ses doigts possédaient le métier. Son esprit gardait ainsi sa force entière et n'était sujet à aucune distraction. » (D'après Dchouang Dsi, Le Véritable Livre du Sud Fleuri.)

Si le lavis d'Extrême-Orient s'oppose à la peinture à l'huile européenne par l'extrême réduction de ses moyens matériels, il s'y oppose également par l'effet produit : l'encre subtile ne masque pas l'idée, tel un corps terrestre, elle la révèle au contraire, tel un corps transfiguré au travers duquel l'âme brille comme le soleil à travers les nuages vaporeux du matin. Le lavis est en effet la peinture la plus spiritualisée qui ait jamais existé.



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Ch'i-yun et shêng-toung, spiritualité et animation

Liang K'ai. Li Taï Po. Ernst Grosse (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient
Liang K'ai. Li Taï Po. Chine, 1e moitié du 13e s. Sur papier. H. 79 cm.

Les chefs-d'œuvre de la peinture à l'encre sont remplis d'une vie mystérieuse, qui nous attire comme par l'effet d'un sortilège. L'art du lavis est le seul qui soit capable de nous faire oublier aussi complètement ce que le bouddhiste appelle sansara, le monde. Ses personnages immatériels, sans couleurs, sans reflets, sans ombres, pour ainsi dire en dehors du temps, semblent moins représenter des êtres réels que des idées dans le sens de Platon ; en les regardant, nous nous imaginons respirer un air différent de celui dans lequel nous vivons. Il est impossible de décrire l'impression singulière que produisent ces peintures ; les mots sont également impuissants à expliquer ce qui la provoque.

De l'avis des Chinois, la première qualité d'une bonne peinture est le ch'i-yun, c'est-à-dire la spiritualité, qualité que Hsieh-Ho, écrivain du temps de la dynastie Ch'i (479-501), désigna déjà comme le premier des six principes de la peinture. Kouo-Jo-hsu, écrivain de l'époque Soung, est celui qui s'est prononcé le plus clairement sur le ch'i-yun. Il dit dans ses « Remarques sur la Peinture » (T'ou-houa-chien-wên-chih) : « Les œuvres d'un peintre dont la personnalité est noble et puissante, sont pénétrées de ch'i-yun. Tableaux et écriture portent l'empreinte des sensations et des sentiments de leurs auteurs et permettent de les reconnaître. » (Taki, The Principles, Ch'i-Yun et Chouan-Shên, in Chinese Painting. Kokka, N° 244, p. 69.)

Le ch'i-yun d'un tableau est l'expression de la personnalité de l'artiste. Pour réaliser une œuvre réellement belle, il faut avoir l'âme noble et le caractère d'un sage. Nous savons déjà que le ch'i-yun se révèle en premier lieu dans le coup de pinceau, moins d'ailleurs dans les particularités calligraphiques du trait que dans ses particularités graphologiques. Il apparaît ensuite dans le choix du sujet. Nous avons vu plus haut que la peinture subjective utilisait de nombreuses formes naturelles comme symboles de conceptions abstraites. Il est certain toutefois que le sens symbolique des objets est loin d'être l'unique ou même le principal moyen d'expression de l'âme du peintre. Un objet peut avoir, dans l'œuvre d'un barbouilleur, la même signification symbolique que dans celle d'un maître, et pourtant l'âme qu'il révèle est complètement différente. Sa valeur intrinsèque ne réside pas dans la signification que lui prête la convention, mais dans le caractère que l'artiste lui confère par sa manière propre ; plus l'individualité de l'artiste sera forte et complexe, moins elle aura besoin de ces associations d'idées traditionnelles, plus elle se manifestera directement et clairement au seul aspect des objets représentés.

Les Chinois exigent encore d'un bon tableau une autre qualité. « Du ch'i-yun, dit Kouo Jo-hsu, résulte nécessairement le shêng-toung. » Les tableaux qui possèdent le ch'i-yun ainsi que le shêng-toung peuvent être déclarés le summum de l'art et de la beauté. Shêng-toung signifie mouvement de la vie, animation. On pourrait croire qu'il s'agit de la reproduction exacte de mouvements, de gestes, ce en quoi les peintres du lavis ont d'ailleurs excellé, mais on vante également le shêng-tung de tableaux qui ne reproduisent aucun mouvement extérieur. C'est surtout en approfondissant de telles œuvres, par exemple un paysage de neige de Sesshou, qu'on sentira le mieux et le plus clairement ce qu'est le shêng-toung. Dans le silence de mort de ce désert blanc, on finit par sentir de plus en plus nettement, de plus en plus puissamment, une vie secrète : les montagnes, les arbres et les eaux, figés par le froid, sont imprégnés d'une telle « animation intérieure » que tout mouvement extérieur paraîtrait mort. Ce qui vit au fond de l'âme, vit aussi au fond des choses ; quand on sait le découvrir au dedans de soi-même, on le distinguera également au dehors. L'artiste qui, dans une œuvre d'art, manifeste cette vie de son âme, traduit par cela même la vie universelle.

« Du ch'i-yun résulte nécessairement le shêng-toung. »

En somme, les mots, au lieu de rendre ces abstractions plus claires, les obscurcissent. Plus on parle, moins on dit.

« Le sens qu'on peut déterminer, n'est pas le sens éternel ; le nom qu'on peut prononcer, n'est pas le nom éternel. »

On peut affirmer que l'art de l'Extrême-Orient, tout comme sa philosophie, est impossible à comprendre si on ne le vit pas soi-même. L'impression la plus profonde qui se dégage des anciens chefs-d'œuvre, reste un miracle inconcevable. N'arrivent de miracles qu'à ceux qui en sont dignes.

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Han-shan et Shi-tê

Tous ceux qui connaissent un peu le lavis d'Extrême-Orient, se rappellent certainement le couple singulier de ces deux garçons loqueteux, aux cheveux en désordre et aux visages grimaçants, l'un tenant un rouleau de papier qu'il montre du doigt, l'autre portant un balai. L'Européen ne voit en eux que des mendiants stupides. Ce sont Han-shan et Shi-tê (en japonais Kanzan et Fittokou), non point des fous, mais des hommes qui possèdent cette sagesse en comparaison de laquelle toute intelligence humaine n'est que sottise. Le rouleau de Han-shan est le livre de la nature, qui renferme plus de connaissance que toutes les œuvres écrites ou imprimées ; le balai de Shi-tê nettoye l'âme de la poussière des soucis et des peines. Han-shan est la personnification du principe théorique, Shi-tê celle du principe pratique de la mystique d'Extrême-Orient. Les maîtres

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Les maîtres

Tout ce qui précède a trait au lavis de l'école subjective, qui, en Chine puis au Japon, a été cultivé comme art libre, c'est-à-dire non comme un métier par les hommes de la secte zèn ou par ceux qui se trouvaient sous son influence. Cet art devait déjà avoir atteint la perfection à l'époque T'ang (618-915), car les plus anciens lavis qui nous soient parvenus datent de l'époque Soung (920-1278) et le montrent en possession de tous ses moyens. Les maîtres de l'époque Soung, comme Kouo-Hsi (11e siècle), Yu-chien, Mi-Feï (11e-12e siècle), Hsia-Koueï (12e-13e siècle), Mou-hsi (13e siècle), Liang K'aï (13e siècle), n'ont jamais été surpassés, ni en Chine, ni au Japon. Sous le règne des empereurs tatares (1280-1368), qui avaient supplanté la dynastie Soung, le lavis reste toujours florissant. Les paysages de Kao Yan-Houi, par exemple, sont dignes en tous points des œuvres de ses devanciers. C'est seulement à l'époque Ming (1368-1628) que cet art décline en même temps que le zénisme, pour dégénérer finalement en une technique plus ou moins brillante, où l'on chercherait vainement les qualités spirituelles d'autrefois. Pourtant, au début du 16e siècle, la peinture à l'encre était encore capable de produire une œuvre aussi profondément sentie que le paysage de neige de Chiang Soung.

Chiang Soung. L'hiver (détail). Ernst Grosse (1862-1927) : Le lavis en Extrême-Orient
Chiang Soung. L'hiver (détail). Chine, vers 1500. Sur papier. H. 23 cm.

Il serait oiseux de donner ici la longue liste des maîtres du lavis chinois. D'ailleurs, nous ne connaissons malheureusement que le nom de la plupart d'entre eux. Quant à ceux dont nous possédons quelques œuvres, on apprend bien mieux à les connaître par ces œuvres mêmes que par les rares passages, souvent peu spirituels, qui, dans la littérature chinoise, ont trait à leur vie et à leurs productions. De toute façon, on ne pouvait raconter grand'chose de leur vie ; la plupart d'entre eux ayant été des moines zèn, elle s'est passée dans la solitude des monastères. Ce manque de renseignements biographiques est d'ailleurs un bien plutôt qu'un mal, du moins pour ceux à qui les œuvres importent plus que les événements de sa vie. Des œuvres d'art détachées de toute relation humaine ressemblent à ces pierres précieuses que l'érosion a dégagées de leur gangue de pierre, et qui brillent d'un éclat d'autant plus vif qu'elles sont isolées. Les écrits d'art chinois, historiques ou critiques, prouvent du reste que souvent l'étude de la littérature n'est d'aucune aide pour la compréhension des œuvres d'art. De Mou-shi, que les artistes et les connaisseurs japonais admirent comme le maître le plus génial de la peinture à l'encre, et celles de ses œuvres qui ont été conservées au Japon attestent que c'est à juste titre, de Mou-shi les historiens d'art chinois de son temps indiquent en tout et pour tout « qu'il a été prêtre bouddhique, qu'il a peint des dragons, des tigres, des singes, des grues, des oies sauvages, des paysages et des hommes, qu'il les brossait en quelques traits au gré de sa fantaisie, que ses conceptions étaient sobres et simples, mais brutales et rébarbatives, réellement grossières et désagréables. » (Giles, p. 130.)

Et s'approche-t-on mieux de l'esprit d'un Hsia-Koueï ou d'un Liang K'aï, en apprenant que tous deux ont été membres de l'Académie royale Han-lin et qu'ils ont été décorés de la «ceinture d'or»? Les meilleurs lavis connus de l'ancienne peinture chinoise sont presque tous conservés au Japon, où, depuis l'époque Ashikaga, ils ont toujours été hautement appréciés et collectionnés avec passion. Il est actuellement impossible d'évaluer le nombre des lavis qui en Chine ont survécu aux guerres, aux révolutions ou autres catastrophes. On n'y en a découvert que peu qui puissent soutenir la comparaison avec les trésors dont le Japon est en droit de s'enorgueillir.


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