Victor SEGALEN (1878-1919)

Victor Segalen (1878-1919) : Peintures Georges Crès et Cie, Paris, 1916, 214 pages.

PEINTURES

Georges Crès et Cie, Paris, 1916, 214 pages.

 

  • "Savez-vous ce qui se montre ici et pourquoi se tient cette PARADE ? Ce sont des Peintures Chinoises ; de longues et sombres peintures soyeuses, chargées de suie et couleur du temps des premiers âges. Les unes se déroulent de haut en bas : je les ferai pendre à leur tour du haut de cette poutre jusqu’à terre. Celles qui ne se transportent point et ne s’achètent pas (de simples frottis d’or au creux des grottes, des reflets au fond des laques ou des yeux), je vous les livrerai cependant : ce sont des Peintures Magiques. Une autre, seule, s’étalera entre les deux mains qui en disposent : c’est le défilé des Cortèges et le Trophée des Tributs des Royaumes. Mais vous devrez, par vous-mêmes, atteindre pas à pas les vingt fresques Dynastiques, liées chacune à son Palais successif."
  • "Derrière les mots que je vais dire, il y eut parfois des objets ; parfois des symboles ; souvent des fantômes historiques... N’est-ce pas assez pour vous plaire ? Et si même on ne découvrait point d’images vraiment peintes là-dessous... tant mieux, les mots feraient image, plus librement !"
  • "Laissez-vous donc surprendre par ceci qui n’est pas un livre, mais un dit, un appel, une évocation, un spectacle. Et vous conviendrez bientôt que voir, comme il en est question ici, c’est participer au geste dessinant du Peintre ; c’est se mouvoir dans l’espace dépeint ; c’est assumer chacun des actes peints. Beaucoup d’entre eux vous apparaîtront nobles, au sens que les criminels eux-mêmes et le peuple reconnaissent à ce mot. Quelques-uns seront abominables au jugement des hommes dits de bien. M’ayant écouté jusqu’ici, vous n’avez plus de choix possible ni d’autre recul permis que celui qui sépare le bon spectateur du spectacle. Ne vous l’avais-je pas annoncé ? Vous voilà devenus mes comparses, mes complices. Vous pouvez tout voir, désormais."

Voir sur Persée, l'article d'Éliane Formentelli : Jeu du double ou double jeu : les Peintures de Victor Segalen.

Extraits : Triomphe de la bête - Peinture vivante - Néoménies des saisons - Tributs des Royaumes
Humiliation de Tcheou - Festin ridicule de Chou-han - Impuissance de T’ang - Libération de Ming
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Triomphe de la bête

Et que voyez-vous d’extraordinaire ? Pourquoi vos yeux lourds et vos regards liés à ceci... qui est un personnage humain et rien de plus ? Assis en lui-même, retombant de la tête aux genoux : un Solitaire un peu las de penser, sans doute, et rien de plus.

Suivant les bons usages picturaux, il se trouve un plus grand espace du côté où porte la vue, (afin que son regard ne heurte pas trop tôt le vide...) Mais son regard est précisément vide, desséché comme une mare au soleil... Comme les vôtres en ce moment.

Et que voyez-vous donc d’extraordinaire ? C’est un homme, ou ce fut un homme, et rien de plus. — Cependant il n’est pas seul. Sur la droite extrême, là-haut, tout en haut, un autre fuit dans l’infini, un autre qui voltige sur ces spires de fumées dévidées — regardez bien — dévidées du crâne même de l’épuisé. Un symbole, et rien de plus.

Mais d’où vient l’effroi dans vos yeux ? — Ah ! ceci, sur l’épaule gauche du personnage méditant ; ceci qui sourd du fond de l’ombre ; ce quelque chose avec des yeux plus bombés que le front, et un cou plissé comme une vieille ; et l’on voit cette main à quatre doigts qui étreint le crâne trop poreux d’intelligence, et l’exprime... Et d’un bout à l’autre d’une bouche sans lèvres, ce rire long de dessin magistral... Est-ce donc cela qui vous fait peur ? Ce quelque chose ? Ça ?

Un crapaud. Un crapaud, vous dis-je, rien de plus.

Aucun épilogue à cette Peinture, la quatrième des Magiques... Si, pourtant, à bien regarder :

TRIOMPHE DE LA BÊTE.

*

Peinture vivante

Et cependant, la Peinture prochaine semble n’avoir qu’un désir, un destin : devenir malgré tout une

PEINTURE VIVANTE.

On y voit une Princesse Impériale Chinoise faite, par raison politique, Reine barbare, et entourée de ses enfants différents d’elle et qui sont d’elle. Le détail du vêtement, du décor somptueux et ridicule est à peine digne de nos yeux. Regardez plutôt le visage, classique et beau selon la règle, et comprenez ce qu’il exprime avec un air poignant qui n’appartient qu’à cette seule Peinture...

Car elle a des tensions intérieures, à peine sensibles, mais émouvantes plus que tout geste ; la soie ne bouge pas sous le doigt si vous tâtez, et cependant il passe, dans les moirures, des pulsations et des stries comme sur le dos de la chenille : la Reine autrefois livrée veut s’enfuir... de ce pays, ou bien de sa Peinture. Quel sortilège la fixa donc ainsi entre couleur et soie, quand la Politique l’avait faite recluse seulement aux provinces barbares !

Cette Peinture est donc doublement l’image d’une captivité. Cette Reine est la morte exilée. On pouvait, de son vivant, tenter de l’affranchir, et, par de nouveaux contrats heureux, la ramener au-dedans des barrières... Mais le pinceau, chargé d’art et de pouvoir magique, s’est trouvé plus puissant et plus méchant que la raison d’État. Il l’a créée, immortelle, liée, écrasée sur cette mince feuille fragile, animée, souffrant tant qu’on la regardera. Ce pinceau tremblait d’émoi et suait la vie essentielle... Et maintenant, comment l’en défaire ? On ose à peine la rouler pour l’ensevelir dans le cercueil de cèdre comme les autres... Manier comme du papier cette présence palpitante ? cette vie incluse qui veut naître ? ce souffle qui veut s’expirer ?

Le Peintre, s’il la voyait encore, s’épouvanterait de sa peinture : elle veut vivre et elle ne peut pas... Ses yeux s’allument et se voilent... Elle veut...

— Oh ! tuez-la plutôt ! Tuez cette image agonisant depuis si longtemps. — Mais tuez-la donc ! Elle souffre sans espoir d’autre secours humain que le feu... Jetez-la au feu...

On ne la reverra plus jamais douloureuse, avec son grand air royal !

*

Néoménies des saisons

Levez la tête : ouvrez tous vos yeux ; regardez du fond de cette immense cuve dont vous êtes le pivot. Ce sont, dans leur ordre solennel,

QUATRE PEINTURES DIORAMIQUES
POUR LES
NÉOMÉNIES DES SAISONS

Voyez... Je vous avais promis des soies encollées, des panneaux pleins, des frottis d’or au fond de grottes... Mais d’elles-mêmes les soies ont déchiré, les panneaux, crevé, vous ne trouvez plus de surface ni de qualités connues dans la couleur : ni porcelainique — malgré l’éclat — ni embaumée malgré la profonde étendue... Que voulez-vous ! Être esclaves ? Ceci est peint par la couleur du jour et des saisons ; ceci est peint sur ciel changeant par les signes de beau temps ou de tempête ! C’est tout ce qui se laisse voir au ciel aux Premières Lunes des quatre Saisons.

Par là, d’abord, droit au Nord, à l’extrême Nord, des mouvements commencent à gonfler. Un vent que l’on ne sent pas sur la face précède la crevaison du dégel. Des poissons, volant dans la vasque aérienne, remontent comme des plongeurs et vont percer la coque mince. — Ombres du vol de retour des grandes oies.

D’autres mouvements moutonnent : ce sont les hibernants qui palpitent. — Joie du réveil des serpents au son du premier tonnerre ! Et le vert tendre apparaît dans les couleurs. Fixez bien ce moment des nues : de ces flocons sort un char bleu-vert. Le Fils du Ciel, paré de vêtements bleu-vert, orné de jeunes pendeloques vertes, a reçu de l’Astrologue mesureur du temps, l’annonce solennelle que Printemps aujourd’hui se manifeste et enfièvre cet horizon du Nord. Le Fils du Ciel des Nues est donc sorti du Palais Nord. Traîné par six chevaux bleu-vert, il roule sur l’éternelle voie de ronde. Le premier de tous les hommes, à grand’joie et grande haleine, il va à la rencontre du Printemps.

Il s’élance en tourbillonnant dans sa fumée. Il revient sur lui-même et rentre au Palais bleu-vert, car voici le temps d’équinoxe. Regardez vite cet instant, ce point d’équilibre : quand le jour égale la nuit. (— Voyez tous ces personnages affairés, pendus au ciel, tournant de haut en bas leurs têtes et leurs emblèmes...) On égalise les mesures dans le Ciel : on pèse les poids, on rectifie les boisseaux supra-sensibles, les fléaux, les râteaux et les racles ; et dans ces canaux supérieurs, voyez-vous, d’ici-bas, la carène de la barque impériale dont un censeur des transports examine les joints ? Tout s’apprête, se dispose ; mais là-haut même, nul ne se risque à recueillir. Dans les campagnes célestes, on laisse paître, on affranchit, on lâche au bleu les étalons et les taureaux...

Et, restant plein de prévoyance, on récure et l’on draine les chemins verticaux reliant le Ciel à la terre, le lit des fleuves d’abondance ; les vallées des sources du zénith. Et l’on se protège même de la première pluie messagère : n’anticipez point sur le labeur de l’Été : sinon, des pestilences ! Des brigands armés ! Des insectes pleuvant au lieu de gouttes et rongeant le cœur des céréales ! N’anticipez point sur le spectacle : la contemplation cérémonieuse du Printemps doit s’exercer dans l’émerveillé de sa jeunesse et dans son une et neuve nouveauté !

*

Tributs des Royaumes

... Non ! Ne déroulez point de haut en bas : ce n’est plus une Peinture Magique, se jouant de haut en bas ou à l’envers ou vers le profond de l’âme ! Étendez celle-ci de droite à gauche, et de l’une à l’autre de vos mains.

D’ailleurs, ces quatre grands caractères, placés comme un titre en exergue sur la volute enveloppante, sont là pour avertir justement de la nature, de la valeur, du sens des figurations peintes qui vont se succéder. Ils forment une phrase complète et bien balancée que l’on doit lire :

CORTÈGES ET TROPHÉE
DES TRIBUTS DES ROYAUMES.

C’est donc un défilé horizontal de choses précieuses, venant de par toute la terre, marchant vers le même but pour se composer en un même lieu, aux pieds de quelqu’Un.

C’est donc aussi le Voyage, — le pouvoir dans l’étendue, la présence de ce qui n’est point ici, qui vient de loin et que l’on va chercher si loin : — le DIVERS, — qui n’est pas ceci que nous sommes, mais autre, et donne aux confins du monde ce goût d’un autre monde, — s’il se pouvait par-delà le Ciel trop humain. C’est le Voyage.

... Vous voilà avec le regard net et poli du miroir. Voyez les couleurs, si pleines et si fortes à vos yeux bien préparés, qu’elles débordent leurs contours et le trait. Ce sont des bleus moussus et des verts, des turquoises vivantes, des champs olivâtres, des versants de cendre bleue ; des sommets cernés de courbes plus nobles que les deux bosses du chameau jaune... Déroulez.

Sous votre main gauche apparaissent, luisant dans le vert des fourrés, de beaux rouges, et ce clinquant métallique du fer : la marque de l’homme. Puis ces formes non plus naturelles : des lances à crocs, des lames, des piques, une hampe sans feuillage balançant sa touffe de poils fauves... Et ces jouets, et ces oripeaux, marchent, portés dans un balancé de marche, de droite à gauche, dans le sens, toujours, de vos yeux. Déroulez.

Un large ravin se creuse. Voici le premier Cortège que vous dépassez un à un : des chevaux, des chevaux de tant de sortes ! On en doit remarquer dix de vraiment incomparables : ce noir de sourcils noirs, ce gris de pluie, deux écarlates, un citron pâle, un fleur de pêcher, le tigré, le moucheté, cet écailleux et ce dernier velu comme un ours ! Ils sont plus grands que les mules de char. Voyez ce cou, et cette crinière tressée. Voyez ces poitrails et ces croupes fuselés par l’allongement des quatre membres au plein galop !

Ces animaux sont réputés pour leur grand mépris pour le vent : s’ils ne le dépassent, ils pleurent, s’arrêtent, puis repartent et l’on dit qu’ils vont jusqu’à suer leur sang. Et ils couvrent bien mille lieues, de l’aube à la tombée du soir.

Les gens qui les mènent, à pied pour ménager les bêtes, semblent des hommes très fatigués, peu vêtus malgré la richesse de leurs loques et portant ou traînant des fruits en grappes que l’on dit source d’une boisson admirable, pleine de saveur, de sagesse et de gaieté...

Devant eux, un homme hâve, harassé, conduisant le premier tribut, est Tch’ang-Kien, émissaire du grand périple occidental. Il est sur le retour de ses treize ans d’aventures. Il est maigri par le temps, la force donnée, le choc répété des lointains, — et sa figure usée à l’haleine rugueuse des glaciers. Si vous le voyez ainsi, peint en avant de tout autre cortège, c’est que, le premier, partant du Milieu et crevant la barrière, il « fit le trou ». Et depuis, l’Empire, en effet, converse avec ces pays aux noms âpres de Bagdad et de Ferghana, et cette merveilleuse Sogdiane, patrie des beaux chevaux, origine du vin !

Le tribut exigé se double de dons volontaires plus précieux : les Princes d’une autre ville investie là-bas, on ne sait où, ont coupé la tête de leur roi, afin de la présenter en hommage ; — et c’est pourquoi, par juxtaposition picturale, vous voyez Tch’ang-Kien presser sur sa poitrine cet objet rond, de la grosseur d’une gourde, enveloppé d’un tramé d’or d’où suinte un peu de rouge-sang et de brun.

Devant lui, plus fraîche que les chevaux, les grappes et la tête coupée, voici, portée à quatre, en litière, voici la Fille même de ce roi Sogdian. — (Par décence, vous n’en découvrez aucun trait.) Mais elle va, mêlant le deuil à l’espoir et les larmes aux cris de marche, elle s’en va, servante, concubine ou épouse promise... Daigne le Souverain, dans le Palais du Milieu, accepter de prime droit les chevaux, le vin, la tête et celle-ci que l’on dit fort belle, mais pâle avec sa couleur de peau-de-morte...

Déroulez. Ce premier tribut des confins s’engage en cette passe de montagne et se perd, tâtonnant par un chaos sans routes derrière d’autres monts tumultueux...

*

Humiliation de Tcheou

Deux personnages seulement, mais de grandeur humaine. Celui qui se tient debout, vêtu de plaques, et casqué, il a la trogne rouge et cet œil victorieux du soudard. Les marques d’armée sur sa poitrine le font reconnaître pour un maréchal du puissant feudataire Ts’in, qui, depuis trois cents ans, dévore un à un les royaumes « comme les vers à soie mâchent les feuilles du mûrier ».

Et ce nom de Ts’in ne trouve plus aucun lecteur sur aucun champ de bataille.

Mais on ne peut discerner les marques ni le grade ni la personne de l’autre, qui, nous tournant le dos, s’allonge, s’humilie jusque dessous l’orteil du guerrier gonflant. Ce prosterné ne nous fait voir que les parties basses de sa robe, et ses semelles courbées à la mode du Palais. Et l’on n’oserait dire qui est là, si l’image, et cette posture proprement historique, ne s’encastraient à leur rang parmi les déclins et les chutes. Qu’on le veuille ou non, il faut bien reconnaître ici le portrait ridicule d’un Empereur, dernier de TCHEOU. Il offre dans ce geste, en échange de sa vie honteuse, — « il offre, dit la chronique, les trente villes qui lui sont encore fidèles, les trois cent mille têtes, (différentes de la sienne), tenant sur des épaules vivantes encore. Qu’on accepte, et lui disparaîtra sans délai. Même il promet de mourir... l’année qui vient, si l’on veut ; plus tôt si l’on y prête avantage. Mais pas trop vite, surtout pas aujourd’hui, pas ce jour qu’il remplit de ses plaintes... »

Le bon militaire, heureux et satisfait, voit plaisant de regarder de haut, pour l’unique fois, un Empereur du haut de la taille d’un homme. — Vous êtes surpris qu’on ait osé peindre en telle ignominie l’accroupissement d’un Fils du Ciel. Geste sans nom ! et pourtant, si la digne ironie, plus que la raison des Lettrés, disposait des surnoms historiques, c’est à ce prosterné vraiment, pas à d’autres, que s’appliquerait, mieux qu’un masque, le titre posthume de « Croupion ».

Et voilà comme les maisons bien gouvernées finissent ! Voilà comment tombent les familles et périssent les clans ! Cette exemplaire lignée de TCHEOU ! Huit cents ans de vertus héréditaires... Trente-quatre Souverains... des promesses, des présages, des prodiges ! Les résolutions les plus pures ; des mandements, des décrets on eût dit pleuvant du Ciel ! Les conseils payés du Sage et Saint du pays de Lou, Confucius, précisément témoin de cette grandeur inclinant vers la chute — et voilà ! tout s'en vient choir et crever aux pieds du soudard illettré, étonné de sa facile victoire.

Dans cette fin sans orgueil, dans cette ruine sans beauté, on chercherait en vain la comparse, la femme.

Tout au moins la décence est sauve ici ; il n’y a point de femme ici.

*

Festin ridicule de Chou-han

Cette peinture est faite pour le rire, — au plus fort d’un banquet d’amis, quand les ceintures, vers le dixième service, se relâchent ; quand les bouches poliment éructent pour témoigner de la valeur des plats. C’est alors qu’il fait bon regarder ceci, précisément : un banquet d’amis ; l’invitation réciproque de trois princes ; des tables, des tasses, des bols, des soupières pleines de jus ; des fumets, des sauces où les doigts plongent et dégustent ; où marinent les appétits et naviguent les yeux avant que s’emplissent les ventres plus délicats. C’est un beau festin bien servi.

Chacun à sa place, les trois rois, égaux par le titre, tous Empereurs de leur propre gré, — et si proches de la triple chute, — se regardent non sans rire. Leurs vêtements et leurs chapeaux s’esclaffent comme eux. Les invités, les Ministres et les servants et le portier, et ces petits garçons sous les tables ; — les tables aussi, les colonnes et le plafond participent à ce rire dont l’objet est l’un des trois, qui rit plus fort que les autres.

On l’interpelle :

— Eh ! là ! seigneur du pays de Chou, montrez-nous vos belles manières ?

L’autre salue, marche et se dandine comme un canard bien appris. Tout le monde rit, et lui-même. On ajoute :

— Ne sait-on point danser chez vous ?

Pour réponse, voici qu’il danse. Et l’on s’amuse de plus belle. Et pour achever de rire, à s’en crever là, sous la table, on le presse encore :

— Vous ne regrettez rien de ce sacré sauvage Pays de Chou ?

Il va s’excuser, remercier qu’on s’inquiète ainsi de ses goûts, — ce qui portera le comique à l’extrême, — quand le fidèle Kiao-Tch’eng, le seul qui n’ait point ri mais mâché sa langue sous l’outrage, saute et bondit devant le Maître ridicule, et répondant pour lui :

— Les tombes de Nos Ancêtres sont là-bas, au saint pays de Chou. Comment oublier leurs manières ?

Son air est si terrible que les éclats préparés se ravalent. Les mots nobles, mieux qu’une épée, renfoncent les rires dans les gorges.

*

Impuissance de T’ang

Ces couleurs fades et ces lignes tremblées... Les gestes authentiques du Souverain n’ont pas permis de les donner plus vives et précises, — ni ses yeux, un peu fatigués. Le Peintre s’était posé d’abord d’illustrer les « Nobles supplices impériaux ». Mais Wen-tsong aussitôt y apporta des accommodements. Et tout ainsi ! Voilà donc des personnages bien hésitants sur ce qu’ils auraient dû faire dans l’histoire.

Elle est cependant méritée la mort de ce Ministre Wang-Ya, persécuteur des eunuques : on le scie par le milieu du corps, en plein marché, au pied d’un mât, rapidement, et sans souffrances inutiles, car l’Empereur n’a pas ordonné qu’il souffrît longtemps. Plus bas, la famille rassemble les tronçons et les ensevelit : car l’Empereur n’a pas dit qu’il fussent privés de sépulture. Plus loin : les eunuques ouvrent le tombeau et jettent les os à la rivière : car l’Empereur n’a point édicté des funérailles.

Suivez maintenant ces émissaires : ils pourchassent de très jeunes enfants, les prenant ou les achetant, et les emmènent. On les nourrira de beaucoup de viandes et de graisses, afin d’en extraire pour l’Empereur des beaux foies pleins de sang et des cœurs vifs pleins d’air fort dont on fera son remède. — Mais, tout auprès, voilà les émissaires désapprouvés : l’Empereur a-t-il jamais voulu telle médecine ? Il renie et condamne ses mandataires. C’est d’eux-mêmes dont les rates et les fiels deviennent indispensables pour embaumer ses remords.

Voilà maintenant qu’il joue au Conquérant violeur de villes ! Il fait, donc dépouiller et lier, comme offertes à lui, dix jeunes filles qu’on lui affirme vierges. Elles se couchent, écartant de force leurs bras minces et leurs jambes rondes. Le puissant vainqueur les reçoit et sans trop regarder se détourne : Il n’avait jamais vu de filles ainsi nues. Comme elles pleurent et se plaignent, il les fait délier bien vite et vêtir ; les caresse un peu et les renvoie comblées de gâteaux et de perles.

Alors, le Peintre officiel lui propose de figurer tout vivant dans la Grande Succession des Bons et des Sages. Et l’Empereur se redresse, roulant ses prunelles, crissant des dents :

— A qui supposes-tu donc que ressemble Notre face ?

— Aux saintes faces de Yao et de Chouen..., répond l’autre bien éduqué.

L'empereur dit :

— Sacrilège !

Il commande qu’on chauffe la chaudière des flatteurs... puis se ravise et ordonne qu’il soit peint aussitôt sous les traits d’un beau tyran. Il feuillette les annales, s’efforce d’imiter les plus célèbres postures infâmes... Mais, crevant tout d’un coup en pleurs de rage, il sait bien que jamais il ne les obtiendra.

(Tout ceci fait de ratures, d’hésitations du pinceau.)

*

Libération de Ming

Pas un homme, pas un vivant ici hormis cet arbre, énorme, qui remplit toute la surface peinte.

Solitaire dont la chevelure et les cent bras font une forêt concave sous le ciel enveloppant, il absorbe la lumière et l’on ne voit dans l’enceinte qu’il couvre que le brun-de-sang vieilli de son tronc : vert sombre et brun-de-sang, pas d’autre ton. L’écorce est toute spiralée comme si d’années en années il se tordait pour échapper à quelque emprise ou pour obéir au soleil. Ses racines déchaussées étreignent le sol qu’elles soulèvent. Les feuilles sont peintes innombrablement une à une. Connaissiez-vous déjà quelque exemple d’un paysage dédié à un seul arbre, sans montagnes au-dessus, sans eaux courantes dessous lui, ni ce voyageur minime, tout en bas, qui jette sa face en arrière et prend possession humaine de l’étendue ?

Ici, l’arbre est seul. Aviez-vous jamais contemplé quelque arbre pour lui-même, pour son incrustation dans le ciel, pour son âge, pour la qualité de son bois ? Aviez-vous jamais imaginé la lenteur démesurée de sa vie ? ou éprouvé tout ce qu’il faut de volonté sourde, réfléchie, obstinée, pour se cercler d’écorce, et, sans nerfs et sans cerveau, diriger pendant trois cents ans le jaillissement de sa sève ?

Un grand arbre, tout seul peint ici, qui enveloppe et dédaigne tout dans sa splendeur végétale. Mais l’homme absent a laissé la marque de son règne, et le poids de son pouvoir et de son corps et de sa mort. — Regardez mieux : c’est un arbre chargé de chaînes.

C'est pourquoi la forte ramure se rabat et enserre le tronc : le tronc est percé et ferré d’un gros anneau, — source des liens — qui de là divergent et vont plonger sous la terre. Ah ! vous n’aviez pas senti cette honte et l’attache, et comment, malgré la vigueur des membres, toute la frondaison ploie et pleure : cet arbre fut héroïque et coupable : il a supporté qu’un Empereur — cerné dans son palais dont les eunuques livraient les portes, entouré de ses femmes curieuses du vainqueur cet arbre a supporté qu’Il se pendît aux hautes branches et mourût !

*

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