Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri MASPERO (1883-1945) : Les termes désignant la propriété foncière en Chine. — Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Bibliothèque de diffusion du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. III Études historiques, p. 193-208.

LES TERMES DÉSIGNANT LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE EN CHINE

Article extrait du Recueil de la Société Jean Bodin, t. III, Bruxelles, 1938, p. 287-301.

Mélanges posthumes..., Paris, 1950, vol. III Études historiques, pages 193-208.

  • Extrait : À qui appartient le sol ? : "On peut se demander à qui est attribuée la propriété du sol. Je crois bien que ce serait là se poser une question que les Chinois eux-mêmes ne se sont jamais posée. Parler de domaine éminent de l’État, de propriété de l’État, comme on l’a fait parfois, serait introduire une notion occidentale dans les conceptions chinoises. Pour les Chinois, il y a le souverain et le peuple, mais la notion abstraite d’État leur est étrangère."
  • "On ne peut dire que le sol appartient à l’empereur, car celui-ci, quelque étendu que soit son droit d’en disposer, ne doit pas plus que ses sujets le détourner de son utilité ; ... l’empereur ne doit pas, pour son plaisir, priver le peuple de terres."
  • "Il serait un peu moins inexact de dire que la terre appartient au peuple, à condition toutefois d’écarter toute idée occidentale et de se rappeler que, pour les Chinois, la notion de peuple n’est pas antithétique, mais au contraire est complémentaire de celle de souverain, et que c’est par les paroles et les actes du souverain que s’exprime la volonté du peuple. Notre mot « peuple » a pris un sens si éloigné de cette conception que je lui préfère l’expression un peu vulgaire, mais sans valeur ni politique, ni juridique, de « tout le monde ». Le sol est à tout le monde, tout le monde a un droit sur lui (non pas égal, mais proportionnel à son rang, la société chinoise étant une société fortement hiérarchisée), et par conséquent chacun a le droit d’en occuper (tchan) une parcelle ; le souverain, en faisant des règlements agraires et en fixant la part de chacun suivant son rang, ne fait que régler l’usage par chacun de ce droit de tout le monde."

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Dans l’antiquité, c’est-à-dire à l’époque des inscriptions, et à celle des Classiques, le mot courant pour exprimer la possession d’un domaine est le mot yeou. Or, ce mot est très vague. Il a toutes les nuances de notre mot « avoir » depuis le sens fort de « posséder » jusqu’au sens atténué de « il y a ». Et même quand on le prend dans le sens le plus fort, on l’emploie pour tous les faits de possession, depuis le souverain qui possède une principauté (yeou Hou, le prince qui possède Hou, le prince de Hou ; yeou Hia, le prince de Hia) jusqu’au simple propriétaire d’un petit domaine foncier qu’il cultive pour vivre : che ngo Lo-yang yeou t’ien eul k’ing, ngan neng fou pei lieou kouo siang yin ? « si je possédais (yeou) à Lo-yang deux k’ing de terres (8 ha), pourquoi porterais-je encore les sceaux de ministre de six principautés ? » fait dire à Sou Ts’in l’auteur du Sou-tseu, un roman politique du IIIe siècle a. C. Toutes les différences qu’il pouvait y avoir entre la possession d’un fief et celle d’un champ étaient laissées de côté par ce mot.

Il y avait, il est vrai, une manière de désigner la propriété foncière : on disait qu’un seigneur «mangeait son domaine» ou « se nourrissait de son domaine » che-yi. L’expression paraît bien avoir été réservée aux domaines seigneuriaux à l’exclusion des fiefs ; si on la trouve appliquée à ceux-ci dans un passage célèbre, c’est un effet littéraire destiné à marquer que les occupations de tous les hommes, quel que soit leur rang, tendent à leur procurer leur subsistance, le roi « se nourrit » du monde, les princes de leurs principautés, les grands-officiers de leurs domaines, les gens du peuple de leur travail. Cette expression fait ressortir la raison d’être des domaines seigneuriaux : le propriétaire en vit. Mais elle n’enseigne rien sur la propriété elle-même.

À l’époque des Han et des Six Dynasties apparaît un autre terme, qui prend une grande importance et qui a gardé une valeur technique jusqu’à maintenant : c’est le mot tchan. Il a certainement une valeur précise, car il apparaît dans les lois agraires et dans les codes pour désigner la possession de la terre. Malheureusement, c’est un mot mal défini dans les dictionnaires chinois, parce qu’il ne se trouve pas dans les Classiques, du moins en ce sens ou en un sens approchant.

En effet, les dictionnaires de leur langue composés par les Chinois sont avant tout des recueils de gloses des Classiques. Cela est vrai non seulement du plus ancien recueil de mots, le Eul-ya, du début des Han Antérieurs, qui n’est pas encore un vrai dictionnaire, les mots étant classés par groupes de sens analogue ; mais encore du plus ancien véritable dictionnaire, le Chouo-wen, de la première moitié du IIe siècle p. C., où les mots sont rangés suivant la forme des caractères qui servent à les écrire. Au cours des siècles, les dictionnaires plus récents ont ajouté quelques sens empruntés aux poètes ou aux prosateurs les plus célèbres : c’est le cas du P’ei-wen yun-fou du début du XVIIIe siècle, un énorme et célèbre dictionnaire par rimes où sont réunis pêle-mêle sous chaque mot, sans explication, de nombreux exemples tirés de la littérature ; d’autres, comme le K’ang-hi tseu-t’ien, se contentent de mettre bout à bout les définitions d’un certain nombre de dictionnaires anciens, c’est-à-dire, en dernière analyse, des gloses des Classiques, mais prises de deuxième ou troisième main. Si tous les caractères chinois paraissent bien avoir été rassemblés dans ces ouvrages, il s’en faut que tous les sens aient été recueillis : ceux qu’on rencontre dans les Classiques s’y trouvent tous, mais les autres, en particulier les sens techniques, quand ils ne sont pas laissés de côté, sont expliqués succinctement et de façon plus ou moins correcte. Quant à nos dictionnaires européens, les meilleurs, celui du père Couvreur et celui de Giles, sont l’un et l’autre des extraits du K’ang-hi tseu-t’ien, auxquels ont été ajoutées en plus ou moins grand nombre des expressions de la langue administrative moderne et des expressions de la langue parlée. Pas plus chez eux que dans les dictionnaires en langue chinoise, on ne trouve les expressions techniques, de quelque espèce qu’elles soient, droit, religion bouddhique, religion taoïque, médecine, architecture, mathématiques, etc.

Le mot tchan n’apparaît dans les Classiques que dans le sens de pronostiquer par la divination ; jamais il ne s’y rencontre avec un sens touchant de près ou de loin à la possession de la terre. Aussi en ce dernier sens est-il fort mal défini par les dictionnaires. Il est peut-être utile d’ajouter que ces deux sens ne dérivent pas l’un de l’autre : il y a là deux mots différents se prononçant à peu près de même (ils diffèrent seulement par le ton), mais s’écrivant par le même signe.

Voici les définitions des principaux dictionnaires modernes :
K’ang-hi tseu-t’ien : tenir solidement, posséder solidement.
Giles : to usurp, to take by force. Ex. : tchan-ti, to occupy ground that belongs to another, to encroach.
Couvreur : tenir avec force, prendre, s’emparer, usurper.
Ts’eu-yuan : prendre de sa propre autorité, usurper.

Toutes ces définitions sont insuffisantes. Elles ne sont pas inexactes, et tchan signifie en effet souvent usurper ; mais ce n’est pas le seul sens, cela ressort du fait que l’expression tchan-yeou signifie « posséder », et l’expression tchan-yeou k’iuan, « droit de possession ». Comme yeou signifie simplement « avoir, posséder », tchan n’a pas dans ce cas le sens d’usurper. Pour prouver qu’il ne désigne pas toujours une usurpation ou une occupation sans droit et par la force, je citerai un exemple clair du Song-chou (chap. 54), histoire de la dynastie Song (420-479) composée à la fin du Ve siècle de notre ère : kouan-kia ti-yi ti-eul t’ing tchan chan san k’ing, « les fonctionnaires de 1er et de 2e rang sont autorisés (t’ing) à occuper (tchan) trois k’ing de terrain dans les montagnes ».


Les textes historiques montrent jusqu’au milieu des T’ang deux modes de possession de la terre qui paraissent fort différents. Je les ai décrits l’an dernier dans ma communication sur Les régimes fonciers en Chine, et je me contenterai ici d’en résumer les traits fondamentaux en renvoyant pour le détail à cette communication

1) les paysans reçoivent de leur village en concession viagère des terres à cultiver qu’ils n’ont pas le droit de vendre, et qui reviennent au village quand le concessionnaire atteint l’âge de soixante ans, ou à sa mort s’il meurt avant cet âge ; ils reçoivent en outre une petite propriété héréditaire ;

2) les fonctionnaires reçoivent ou achètent des terres (en principe des terres incultes) qu’ils font cultiver par des fermiers ou par des ouvriers à gage, et qu’ils ont le droit de vendre à leur gré ; la propriété de ces terres est héréditaire.

Or, malgré la différence, les textes historiques et juridiques emploient le même mot tchan en parlant des deux. Je pourrais citer de nombreux exemples. Je prendrai le suivant parce qu’il est très clair et qu’il appartient au plus ancien règlement agraire connu, une ordonnance impériale de 280 p. C. : Nan-tseu yi-jen tchan t’ien ts’i-che meou ; niu-tseu, san-che meou... K’i kouan p’in ti-yi tche yu ti-kieou, yi kouei-tsien tchan t’ien ; p’in ti-yi tchö, tchan wou-che k’ing, « (Pour les paysans) les enfants du sexe masculin occupent (tchan) 70 meou de terre, les enfants du sexe féminin 30 meou chacun... Quant aux fonctionnaires du 1er au 9e degré, c’est suivant leur rang qu’ils occupent (tchan) des terres : ceux du 1er degré occupent 50 k’ing. »

Si un même terme peut avoir servi pendant des siècles, même dans les textes législatifs et juridiques, à désigner ce qui nous apparaît à première vue et ce que les juristes chinois eux-mêmes considéraient comme deux modes de propriété foncière différents, c’est évidemment que ces juristes tenaient les différences pour superficielles et concevaient ces deux modes comme étant réellement identiques. En effet, il arrive que deux institutions distinctes soient désignées par un seul nom par opposition à une troisième, considérée comme différente des deux premières ; mais ce n’est pas le cas ici, puisque ces deux modes de propriété foncière étaient les deux seuls qui existassent en Chine : s’ils avaient un seul nom, c’est qu’aux yeux des Chinois ils étaient un. Et cependant juristes, historiens et écrivains de tout genre ne manquent jamais de faire ressortir les différences et l’influence qu’elles ont sur la condition respective des paysans et des grands propriétaires fonctionnaires ou descendants de fonctionnaires. Cette contradiction tient à ce que les lettrés se sont obstinés à se persuader à eux-mêmes qu’ils retrouvaient dans les règlements agraires paysans quelque chose du régime agraire idéal du tsing, décrit dans quelques-uns des Classiques, et que, par suite, ils ont constamment mis l’accent sur le droit de chaque adulte d’une famille à 100 meou de terre, imité du Kong-yang tchouan et de Mencius. Le contraste apparaît ainsi très fort avec les règlements relatifs aux fonctionnaires, où le droit s’établit suivant le rang, et non suivant le nombre de personnes de la famille.

Mais, si on laisse de côté cette manière de voir théorique (bien qu’elle ait joué un rôle dans l’élaboration des ordonnances), et si on prend en considération tout l’ensemble des faits, on se rend compte que la règle de l’étendue du domaine suivant le rang s’applique à tous, des paysans aux hauts fonctionnaires : chacun a droit à titre héréditaire à une terre qui est très petite pour les paysans (20 meou seulement en principe) et qui va en augmentant de grade en grade pour les fonctionnaires. Mais en outre le paysan, parce qu’il cultive lui-même, a une série de privilèges : d’abord sa terre lui est donnée gratuitement, tandis que le fonctionnaire doit acheter la sienne ; en second lieu, c’est une terre déjà mise en culture, tandis qu’en principe le domaine du fonctionnaire doit être constitué en terres incultes ; enfin, outre ce champ héréditaire, il a droit, à titre précaire, à des champs supplémentaires pour lui et chacun de ses enfants adultes.

Ainsi le trait qui semble à premier examen, et par suite de l’insistance des lettrés, être le trait caractéristique de la propriété du paysan, et qui l’est en effet du point de vue de l’organisation sociale, la mise à sa disposition gratuitement, mais pour un temps limité, de l’étendue de terres qu’il est capable de cultiver lui-même et par sa famille, et qui est destinée à assurer sa subsistance et celle des siens, n’est, du point de vue du droit de propriété, qu’un privilège de classe venant s’ajouter à son droit normal et régulier de propriété héréditaire. En dehors de ce privilège, son droit de propriété ne diffère de celui du fonctionnaire que par l’étendue des terres à laquelle il s’applique. Il est vrai qu’il n’a pas le droit de vendre sa terre, droit qui appartient au fonctionnaire et à ses descendants. Mais l’interdiction de vendre est plutôt une protection du paysan qu’une restriction à son droit de propriété : il faut éviter qu’il soit amené à vendre sa terre aux riches pour payer les dettes contractées dans les mauvaises années. Cela me paraît ressortir de quelques faits. D’abord des cas où l’interdiction peut être levée. Le paysan qui se trouve avoir une propriété héréditaire plus étendue que ses 20 meou de droit, peut en vendre l’excédent : on juge qu’au-dessus du chiffre légal, il n’a plus besoin de protection, et il est laissé libre de faire comme il veut. Celui qui est trop pauvre pour payer les frais d’enterrement de ses parents est autorisé à vendre son bien héréditaire pour éviter une faute contre la piété filiale : l’intérêt public de la morale prime ici l’intérêt privé du paysan. Et ensuite, cela ressort de la règle d’après laquelle la terre vendue contrairement à la loi revient au vendeur sans que l’acheteur puisse même en récupérer le prix.

Cette identité du droit de propriété foncière dans les deux cas, identité bien marquée par le mot tchan, apparaît également dans le terme qui désigne le propriétaire foncier. Paysan ou fonctionnaire, il est toujours appelé de même tchou ; il n’y a qu’un seul terme, et ce terme est très vague, car tchou signifie en général « maître », « chef », sans aucun rapport nécessaire avec la notion de propriété : on dit hou-tchou « chef de famille » pour désigner administrativement le père de famille (qui n’est pas propriétaire de sa famille), aussi bien que t’ien-tchou « maître du champ », expression qui s’applique au paysan concessionnaire, comme au fonctionnaire propriétaire. Or, il n’y a pas de mot particulier, ni, à défaut de mot particulier, d’expression technique désignant le propriétaire.

Notre mot « propriété » et même notre mot « possession » rendent assez mal le mot tchan. Ce qui caractérise celui-ci me paraît tenir bien plus à une occupation réelle qu’à un droit abstrait. Tout pousse en cette direction. La différence que l’on met entre la part d’un garçon et celle d’une fille tient à ce que le premier est considéré comme capable d’un travail plus considérable que la seconde, et de même le vieillard perd sa part parce qu’il n’a plus la force de travailler la terre, comme l’adolescent ne reçoit qu’une demi-part parce qu’il n’a pas encore cette force. Le fait de laisser ses terres en friche est un délit punissable. Enfin, il faut se rappeler que l’usurpation, la prise de force et sans droit, est aussi appelée du même mot tchan. Il me semble que nos mots « occuper », « occupation », se rapprochent plus du sens du mot tchan que ne le font des mots comme « posséder » et « possession ».


Je prendrai maintenant les termes qui désignent non pas le droit de propriété, mais la propriété foncière au sens concret, c’est-à-dire le terrain appartenant à un propriétaire.

Le terme usuel est t’ien, qui veut dire simplement « champ » dans le sens le plus général. On le précise quelquefois pour distinguer certaines espèces particulières de propriétés foncières. À l’époque des Han, l’ensemble des propriétés foncières d’un fonctionnaire était appelé ming-t’ien, terme sur le sens exact duquel on discute depuis longtemps. Les deux mots veulent dire littéralement « champs dénommés », ou « champs mis sous un nom », et correspondent à l’expression « (les terrains) qu’il a sous son nom », so ming yeou, qu’on rencontre dans quelques contrats de vente de terrains de l’époque des Han. Il s’agit, à ce qu’il me semble, des champs inscrits au cadastre et pour l’impôt sous le nom d’un propriétaire, c’est-à-dire des propriétés privées, par opposition aux champs cantonaux distribués temporairement aux paysans. Il ne nous reste aucun cadastre des Han, mais il a été retrouvé à Touen-houang de nombreux fragments cadastraux de l’époque des T’ang, et divers ouvrages géographiques anciens ont conservé des cadastres locaux remontant aux Song ou aux Yuan ; on y voit que les propriétés privées sont toujours mises sous un nom de propriétaire (contemporain ou ancien ?) ou sous le nom propre du domaine ; les contrats de vente de terrains montrent qu’il en était de même au temps des Han. Le terme ming-t’ien paraît donc bien avoir surtout une valeur fiscale. En tous cas, c’est le nom général de l’ensemble des propriétés foncières appartenant à une personne.

Chaque domaine séparé formant une exploitation particulière (probablement sans que les terres en fussent nécessairement d’un seul tenant) était appelé un « parc », yuan, et ce mot, qui s’applique au propre à un jardin planté d’arbres, était en ce temps le nom usuel des exploitations agricoles. Les yuan étaient désignés par des noms de lieu (le parc de Tong-fang Cho, au IIe siècle a. C., s’appelait Parc de Tch’ang-men, du nom d’une porte de la capitale dont il était voisin) ou encore par des noms de propriétaires (on cite par exemple le Parc de la Princesse Aînée, Tchang kong-tchou yuan, qui était celui de la fille aînée de l’empereur Wou à la même époque). À l’époque des T’ang, ce terme était remplacé par l’expression tchouang-t’ien, qui s’appliquait aux domaines ruraux d’alors. C’est un terme purement descriptif : tchouang, ce sont les bâtiments, maison du propriétaire, granges, étables, magasins, etc., et t’ien, ce sont les champs cultivés. On disait aussi tchouang-yuan, « maison champêtre (tchouang) et parc (yuan) ».

Les termes que je viens de citer sont les termes usuels. Le terme juridique pour désigner une propriété privée est ye. Ce mot signifie dans la langue courante le métier, les occupations de chacun, et même, de façon générale, les actes. Mais, comme le mot est devenu un terme technique de la langue du droit chinois, ce n’est pas son sens vulgaire, c’est son sens technique qui est intéressant. Or, le mot est employé à l’époque des T’ang pour désigner toute propriété foncière privée. Les règlements agraires appellent yong-ye « propriété perpétuelle », ou encore che-ye «propriété héréditaire», les petites propriétés de 20 meou qui appartiennent en propre aux paysans et dont les terres ne sont pas comprises dans les répartitions des terres du canton ; et les grands domaines ruraux, les tchouang-t’ien sont appelés couramment pie-ye « propriété séparée » ou « autre propriété » pour les distinguer de l’habitation urbaine du propriétaire, kia-ye; le propriétaire est appelé ye-tchou « maître de la propriété ». De même qu’il n’y a qu’un seul mot technique (tchan) pour désigner la possession ou plutôt l’occupation de la terre, qu’il s’agisse d’un paysan ou d’un fonctionnaire, de même il n’y a qu’un mot technique (ye) pour désigner la terre occupée, quels que soient la classe et le rang de l’occupant. Mais alors que le premier s’applique aussi bien à l’occupation d’une tenure temporaire paysanne qu’à celle d’une propriété héréditaire, le mot ye n’est jamais employé quand il s’agit des tenures temporaires paysannes : pour celles-ci, le terme technique est k’eou-fen t’ien, « champs répartis par tête », ce qui définit très exactement des champs concédés à titre viager à chaque paysan adulte.

Ainsi le terme désignant les biens immobiliers montre que les juristes chinois distinguaient nettement par des expressions différentes la tenure viagère du paysan, k’eou-fen t’ien, de la propriété foncière héréditaire, yong-ye, che-ye, et que cette dernière comprenait aussi bien les petites propriétés paysannes, qui légalement ne devaient pas dépasser 20 meou, que les grandes propriétés de fonctionnaires et de leurs descendants. D’autre part, le terme désignant le droit de propriété (ou plutôt d’occupation) a montré qu’ils concevaient ce droit comme identique, qu’il s’agît de tenures viagères ou de propriétés héréditaires, et qu’ils l’exprimaient dans l’un et l’autre cas par le même mot tchan. En somme, les juristes chinois, en analysant la notion de propriété telle qu’elle se présentait à eux en droit et en fait, se sont fait une théorie assez différente de celle à laquelle un travail analogue, appliqué à une société et à un développement historique tout autres, a conduit les juristes occidentaux. Pour eux, il y a un seul droit de propriété qui est l’occupation, occupation plus ou moins exactement définie et limitée par la loi ; ce droit unique peut s’exercer sous deux modalités : une occupation à titre perpétuel et héréditaire qu’on pourrait appeler de droit commun, qui est, en principe, commune à tout le monde, mais dont l’étendue varie suivant le rang de l’occupant ; un privilège pour les paysans d’occuper en plus, à titre temporaire (ordinairement viager), un terrain beaucoup plus grand que celui à quoi leur rang infime leur donne droit à titre héréditaire.


Si la notion chinoise, au temps des Han et des Six Dynasties, et encore au début des T’ang, est celle d’une occupation soit temporaire, soit perpétuelle et héréditaire, on peut se demander à qui est attribuée la propriété du sol. Je crois bien que ce serait là se poser une question que les Chinois eux-mêmes ne se sont jamais posée. Parler de domaine éminent de l’État, de propriété de l’État, comme on l’a fait parfois, serait introduire une notion occidentale dans les conceptions chinoises. Pour les Chinois, il y a le souverain et le peuple, mais la notion abstraite d’État leur est étrangère.

Or, on ne peut dire que le sol appartient à l’empereur, car celui-ci, quelque étendu que soit son droit d’en disposer, ne doit pas plus que ses sujets le détourner de son utilité ; non pas qu’il doive le cultiver de ses mains, en dehors de la cérémonie annuelle du labourage ; mais, par exemple, la constitution de grands parcs de chasse, qui livrent à la brousse de vastes étendues de terres cultivées, est une chose que les lettrés ont de tout temps réprouvée, parce que l’empereur ne doit pas, pour son plaisir, priver le peuple de terres. Quelques érudits chinois contemporains, comme Chen Huan-chang dans ses Economic Principles of Confucius and his School (cet ouvrage trop lu, parce que sa rédaction en anglais le rend aisément accessible, est un de ceux qui ont répandu le plus d’idées fausses, en dépit de ce que les faits cités sont généralement exacts et souvent bien choisis, par suite du parti-pris constant de l’auteur de présenter les choses chinoises sous un déguisement américain), ont interprété deux vers célèbres du Che-king :

Sous le vaste ciel, il n’est rien qui ne soit territoire du roi ;
Entre les rivages de la terre immense, il n’est personne qui ne soit le sujet du roi,

comme signifiant que le roi est le seul vrai propriétaire du sol ; mais c’est une erreur que les anciens commentateurs n’ont jamais faite ; et il suffit d’ailleurs de lire l’ode entière, et non pas seulement deux vers détachés du contexte, pour constater que c’est de la souveraineté politique du roi qu’il s’agit là, et non d’un prétendu droit de propriété.

Il serait un peu moins inexact de dire que la terre appartient au peuple, à condition toutefois d’écarter toute idée occidentale et de se rappeler que, pour les Chinois, la notion de peuple n’est pas antithétique, mais au contraire est complémentaire de celle de souverain, et que c’est par les paroles et les actes du souverain que s’exprime la volonté du peuple. Notre mot « peuple » a pris un sens si éloigné de cette conception que je lui préfère l’expression un peu vulgaire, mais sans valeur ni politique, ni juridique, de « tout le monde ». Le sol est à tout le monde, tout le monde a un droit sur lui (non pas égal, mais proportionnel à son rang, la société chinoise étant une société fortement hiérarchisée), et par conséquent chacun a le droit d’en occuper (tchan) une parcelle ; le souverain, en faisant des règlements agraires et en fixant la part de chacun suivant son rang, ne fait que régler l’usage par chacun de ce droit de tout le monde.

Historiquement, ces conceptions s’expliquent fort bien : elles sont le dernier vestige de l’époque où, les champs permanents n’existant pas et toute culture se faisant par défrichement, les paysans d’un village cultivaient en commun les terres qu’ils avaient défrichées ; il n’était pas question alors de propriété du sol, même vis-à-vis du seigneur qui avait non la propriété, mais la souveraineté du territoire ; il n’était question que d’appropriation partielle et temporaire des terres qui n’appartenaient à personne, mais que le groupe des habitants de la seigneurie pouvait dans une certaine mesure considérer comme un bien commun, puisque les gens d’aucune autre seigneurie n’avaient le droit de venir y faire des défrichements. C’est ce vieil esprit à peine transformé qui subsiste au temps des règlements agraires, sous les Six Dynasties et les T’ang, et maintient la notion d’appropriation, d’occupation (tchan), sans laisser se développer une notion analogue à notre notion de propriété.

Le droit de « tout le monde » n’est pas un droit éminent de propriété différent du droit d’occupation de chacun, il n’est que la constatation, sous forme générale, de chaque droit particulier. Aussi « tout le monde », étant resté vague et sans personnalité, n’a-t-il jamais pu agir juridiquement ; jamais il n’a pris comme en Occident l’aspect d’une personne morale, l’État. C’était d’ailleurs inutile. Quand l’intérêt de « tout le monde » est en jeu, l’empereur est là pour exprimer cet intérêt général, et il l’exprime non par une action juridique, mais par des ordres ; et il parle non en propriétaire, qu’il n’est pas, mais en souverain, édictant pour chaque rang de la hiérarchie l’étendue du droit d’appropriation de la terre qui est à tous. Dans ces conditions, la conception du sol appartenant à « tout le monde » n’est jamais devenue une notion proprement juridique ; elle est restée une notion philosophique, conséquence de cette idée métaphysique que le Ciel produit les êtres et les choses et que la Terre les nourrit ; c’est à peine si on l’exprime clairement, et elle n’est jamais entrée dans le droit, car celui-ci, étant avant tout un droit pénal, n’en saurait que faire. En droit, derrière l’occupant qui n’est ni fermier, ni ouvrier à gages, ni esclave, il n’y a aucun propriétaire qualifié puisqu’il n’y a personne que la loi puisse atteindre et châtier en cas de faute commise au sujet de la terre occupée. Aussi, à cette époque, celui qui occupe et défriche une terre vacante n’a-t-il pas de loyer à payer à l’administration locale : ni l’État, ni l’empereur, ni personne n’est propriétaire de cette terre vacante qui est, comme toute terre, donnée par le Ciel et mise à la disposition de tous les hommes pour qu’ils en jouissent.

L’occupation d’une terre est soumise à certaines restrictions, la loi ayant fixé la part de terre que chacun a le droit d’occuper suivant son rang. Dans les limites légales, l’occupant correspond exactement à notre propriétaire, acquiert, aliène, afferme, met en gage tout ou partie de ses terres à son gré, à moins qu’il n’appartienne à la classe des petits propriétaires fonciers paysans que la loi protège contre l’accaparement des terres par les grands propriétaires en déclarant leurs fonds inaliénables. Pratiquement, la conception chinoise de l’occupation aboutit aux mêmes résultats que notre conception de la propriété foncière ; même en ce qui concerne les fonds paysans inaliénables, la différence pratique est faible, car d’autres législations que la chinoise connaissent la protection de la petite propriété par l’interdiction de vente. Mais, quelles que soient les ressemblances de fait, la théorie chinoise est à mon avis toute différente des théories occidentales.


Tout ceci se rapporte aux conceptions chinoises relatives à la notion de propriété foncière pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne. Tout commença à changer quand, vers le milieu ou la fin du VIIIe siècle de notre ère, le système de distribution des terres disparut définitivement. Il y avait eu jusque là trois sortes de personnes vivant de la terre : les familles riches, descendant de fonctionnaires, ayant des terres qu’elles faisaient cultiver par des fermiers ou des ouvriers ; les familles de paysans cultivant les terres qui leur étaient allouées à titre précaire ; enfin les personnes dépourvues de terres qui vivaient sur les domaines des gens riches soit comme fermiers, soit comme ouvriers agricoles. La deuxième classe disparut au VIIIe et au IXe siècle et il n’y eut plus que des propriétaires et des fermiers et ouvriers agricoles.

La disparition du régime des concessions précaires simplifia la notion de droit de propriété, et celle-ci, depuis cette époque, n’a cessé de se rapprocher de la nôtre ; les codes actuels ou tout au moins les arrêts de la cour Suprême distinguent pour les immeubles la propriété, so-yeou, de la possession, tchan-yeou, et de l’occupation, tchan-ling, la propriété du fonds de celle de la surface; ils connaissent l’hypothèque, la vente à réméré, etc. Il est cependant toujours resté assez des idées anciennes pour que le fait de ne pas mettre ses terres en culture soit un délit pour le propriétaire et que la loi le punisse d’une amende : tous les codes jusqu’à la Révolution l’ont admis. Et surtout pour que la vieille notion que « la terre est donnée par le Ciel pour que tous les hommes en jouissent » serve encore actuellement de justification à l’exhumation de la théorie presque aussi vieille de la répartition égale des terres, p’ing-kiun ti, un des « principes » de Sun Yat-sen, où on voit le mieux comment les idées occidentales en apparence les plus avancées se transforment dans l’esprit chinois même le plus occidentalisé, et finissent par y provoquer la résurgence plus ou moins consciente de quelqu’une des théories traditionnelles fondamentales de la classe lettrée.

Mais on peut dire qu’à l’heure actuelle, en laissant de côté toute théorie, surtout toute théorie fondée sur l’histoire, la pratique du droit de propriété en Chine ne diffère guère de ce qu’elle est chez nous ; comme dans certains pays européens, les nécessités économiques ont imposé aux Chinois modernes un grand nombre de modes de disposer d’une propriété foncière sans l’aliéner définitivement, et le droit chinois a trouvé chaque fois les artifices qui permettaient de les mettre d’accord non seulement avec les lois, mais encore avec l’esprit (je n’ose dire la théorie, car elle n’est pas consciente) de la législation chinoise.

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