Marco Polo (1254-1323?)


VOYAGE [De Caracorum au Fugui]

Extrait de : Voyageurs anciens et modernes. Choix de relations de voyages, par Édouard Charton.
Aux bureaux du Magasin Pittoresque, Paris, 1863. Tome deuxième, pages 252-267 et 303-383 de 440.

  • É. Charton : "Marco-Polo est le plus célèbre voyageur du moyen âge. On l'a comparé à Hérodote. A peine, avant lui, avait-on entrevu dans une vague obscurité les contrées centrales et septentrionales de l'Asie ; les trois quarts de ce continent étaient restés en blanc sur toutes les cartes. Il est le premier Européen qui ait visité et décrit la Chine... Aujourd'hui même, certaines régions asiatiques ne sont connues que par son témoignage, et nous ne savons de l'histoire de plusieurs nations que ce qu'il en a rapporté."
  • "La première dictée faite par Marco-Polo [à Rusticien de Pise], dans sa prison, à l'aide de ses notes qu'on lui avait envoyées de Venise, a été écrite en français méridional du treizième siècle. Cette rédaction a été éditée en 1824, d'après un manuscrit de la Bibliothèque impériale, par la Société de géographie, qui ne la considérait alors que comme une traduction de la relation originale, plus particulièrement recommandable par son ancienneté et son étendue. C'est aussi cette rédaction que nous publions, traduite en français moderne, ou du moins modifiée de manière à être lue sans aucune fatigue par tous les lecteurs."

Extraits :
PrésentationJe vous conterai maintes autres choses des Tartares
De la cité de Ciandu et du merveilleux palais du grand khanMais avant vous dirai une merveille que j'ai oubliée
De la grande fête que fait le grand khan au commencement de l'annéeDe la province de Carajan
De la cité de SaianfuComment le grand khan emploie des cartes pour monnaie

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Présentation, par Edouard Charton

Comment les deux frères se partirent de Constantinople pour chechier du monde (sic).  Miniature du Livre des Merveilles, manuscrit du quatorzième siècle.
Comment les deux frères se partirent de Constantinople pour chechier du monde (sic). Miniature du Livre des Merveilles, manuscrit du quatorzième siècle.

La famille Polo était originaire de Dalmatie. Établie à Venise depuis l'an 1033, elle s'était enrichie par le négoce, et avait pris rang parmi les familles patriciennes. Au treizième siècle, ses relations commerciales s'étaient étendues au loin, et elle possédait notamment des comptoirs à Constantinople et à Soldachia (Sudac, à l'extrémité méridionale de la Crimée). En 1260, deux frères de cette famille, Nicolo et Matteo Polo, étant partis de leur maison de Constantinople avec une provision considérable de bijoux, se rendirent par la mer Noire à leur établissement de Crimée, et de là sur les bords du Volga, à l'une des résidences de Barka, petit-fils de Gengis-Khan et souverain des Tartares occidentaux. Mais une guerre éclata tout à coup entre Barka et Houlagou, chef des Tartares qu'on appelait en ce temps orientaux parce qu'on les voyait arriver des bords orientaux de la mer Caspienne, et qui étaient pour la plupart Mongols. Barka fut vaincu. Toutes les routes étaient infestées de Tartares. Ces événements ayant fait obstacle au retour des deux frères vers Constantinople, ils se rendirent par de longs détours en traversant le Jaik, l'Iaxarte, et les déserts de la Transoxiane, à Boukhara. Après un séjour de trois années dans cette ville, ils cédèrent aux instances d'un noble Tartare envoyé par Houlagou à son frère Cublai, qui leur promit que ce dernier, le grand khan, les accueillerait avec faveur ; ils traversèrent une vaste étendue de pays, et parvinrent dans le nord de la Chine, à l'une des résidences de Cublai. Ils ne revinrent point de là comme de simples commerçants ; le grand khan les avait chargés d'un message près du pape. Quand ils eurent accompli leur mission, qui eut pour conséquence de resserrer l'alliance des souverains d'Europe avec les hordes mongoles, ils retournèrent vers Cublai, emmenant cette fois de Venise Marco-Polo, fils de Nicolo, et qui, né en 1254, ne devait guère être alors âgé de plus de dix-sept ans.

Transporté si jeune au milieu de ces peuples orientaux, Marco-Polo s'habitua rapidement à leurs mœurs, et apprit avec facilité leurs langues. Son esprit vif et entreprenant plut à l'empereur, qui l'admit, quoique à peine sorti de l'adolescence, dans ses conseils, et lui confia même une charge importante dans l'administration de ses finances. Marco-Polo rendit d'autres services au grand khan. En 1273, il prit, ainsi que son père et son oncle, une part notable au siège de Siang-yang-fu, qui résistait depuis cinq ans aux armées impériales. Les trois Vénitiens enseignèrent à l'empereur la construction et l'usage des catapultes, pierriers et mangoneaux, perfectionnés en Europe sous Philippe-Auguste, et encore ignorés des Mongols. Les énormes pierres lancées à l'aide de ces machines épouvantèrent les habitants de Siang-yang-fu, qui ne tardèrent pas à capituler.

Assuré par ce succès de la possession de la région de la Chine que l'on appelait le Mangi, Cublai-Khan, déjà maître de l'autre région chinoise, le Cathay, divisa en neuf provinces la partie méridionale de son empire. Le gouverneur de Yang-cheu-fu, dans la province de Kiang-nan, s'étant montré incapable, Marco-Polo fut chargé de le remplacer dans ces hautes fonctions pendant trois années. D'autres missions importantes donnèrent au jeune Vénitien toutes les facilités désirables d'explorer et d'étudier une grande partie de la Chine et des pays voisins.

Mais il y avait près de vingt ans que les trois Polo n'avaient vu leur patrie. Ils supplièrent l'empereur de les autoriser à partir pour Venise, ce qu'ils n'obtinrent qu'avec une extrême difficulté. Cublai, voyant que rien ne pouvait changer leur résolution, les chargea d'escorter une de ses filles, fiancée à un prince tartare mongol nommé Arghoun, souverain de la Perse. Ils traversèrent la mer de Chine, entrèrent dans l'océan Indien par le détroit de la Sonde, abordèrent à Ormuz ; puis, après avoir remis la princesse au fils du roi persan (Arghoun était mort pendant leur voyage), ils prirent la voie de terre, allèrent à Trébisonde, à Constantinople, et enfin arrivèrent à Venise en 1295, après une absence de vingt-quatre ans.

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Je vous conterai maintes autres choses des Tartares

Comment le miniaturiste du Livre des Merveilles représente des Tartares en voyage
Comment le miniaturiste du Livre des Merveilles représente des Tartares en voyage

Je vous conterai maintes autres choses des Tartares. Ils demeurent l'hiver dans les plaines et les lieux chauds, où ils ont herbages et bons pâturages pour leurs bêtes, et l'été ils cherchent des lieux frais sur les montagnes et dans les vallées, où ils trouvent des sources, des bois et des pâturages pour leurs bêtes. Ils ont des maisons de bois qu'ils couvrent de cordes ; elles sont rondes et ils les portent avec eux partout où ils vont ; car les cordes sont si adroitement liées entre elles qu'on peut transporter facilement ces maisons ; toutes les fois qu'ils les tendent et les dressent, ils placent toujours la porte au midi. Ils ont des charrettes couvertes de feutre noir, si bien que, s'il pleut, l'eau n'entre pas en la charrette ; il les font traîner par des bœufs et des chameaux, et c'est là dedans qu'ils transportent leurs femmes et leurs enfants. Ce sont les dames qui achètent, vendent et font tout ce qui est nécessaire à leur mari et à leur famille ; car les hommes ne s'occupent de rien, si ce n'est de faire des armes et de chasser aux chiens ou aux faucons. Ils vivent de viande, de lait et de gibier ; ils mangent aussi des rats de pharaon qui viennent en grande abondance dans les plaines et partout ; ils mangent de la chair de cheval et de chien, et boivent du lait de jument. Les femmes sont loyales et bonnes envers leur mari, et font moult bien la besogne de la maison. Les mariages se font ainsi : chacun peut prendre autant de femmes qu'il lui plaît, voire jusqu'à cent s'il en a le moyen ; les hommes donnent le douaire à la mère de leurs femmes, et la femme ne donne rien à son mari. Et sachez qu'ils aiment mieux et soignent mieux leur première femme que les autres hommes, parce qu'ils ont la liberté de prendre autant de femmes qu'ils le veulent. Ils épousent leur cousine, et si le père meurt, son fils aîné prend pour femme celle de son père, pourvu qu'elle ne soit pas sa mère ; si son frère meurt, il peut également prendre sa femme. Quand ils se marient, ils font de grandes noces.

Voici quelle est leur loi : ils ont un dieu qu'ils appellent Nacygai, et c'est le dieu de la terre, qui garde leurs enfants, et leurs bêtes, et leurs blés. Ils ont pour lui grande révérence et lui font grand honneur ; car ils en ont chacun un dans leur maison, fait de feutre ou de drap. Ils font aussi la femme de ce dieu et ses fils ; ils mettent la femme à sa gauche et les fils devant, et ils les honorent assez. Et quand ils vont manger, ils prennent de la chair grasse et en frottent la bouche de ce dieu, et de sa femme et de ses fils ; puis ils répandent à la porte de leur maison un peu de sauce, et après cette cérémonie, ils disent que leur dieu et sa famille ont mangé ; puis eux, à leur tour, mangent et boivent, car sachez qu'ils boivent du lait de jument ; mais ce lait est tel qu'il ressemble à du vin blanc et est bon à boire, et ils l'appellent chemius. Voici quels sont leurs vêtements : les riches portent des draps dorés et de soie et de moult riches fourrures de zibeline, d'hermine, de vair et de renard, et tous leurs harnais sont moult beaux et de grande valeur. Leurs armes sont l'arc, l'épée et la massue ; mais ils se servent plus de l'arc que de toute autre chose, car ils sont très bons archers. Sur leur dos, ils portent des armures de cuir de buffle ou d'autres cuirs qui sont moult forts. Ils sont bons à la guerre et combattent vaillamment ; ils peuvent travailler plus que nuls autres hommes, car, maintes fois, quand il en est besoin, ils restent un mois sans manger autre chose que du lait de jument et du gibier qu'ils prennent, et leur cheval paît les herbes qu'il trouve, car il n'est pas besoin de porter orge ni paille. Ils obéissent très bien à leur seigneur, et, quand il le faut, ils restent toute la nuit à cheval avec leurs armes, et le cheval va paissant les herbes. Il n'y a pas de gens au monde qui supportent comme eux les travaux et les fatigues, et qui aient moins besoin de dépense : aussi nul peuple n'est plus propre à conquérir la terre et à y régner.

Voici comment ils maintiennent la justice : quand un homme a pris une petite chose qui ne lui appartient pas, on lui donne sept coups de bâton, ou dix-sept, ou vingt-sept, ou trente-sept, ou quarante-sept, et ainsi jusqu'à trois cent sept, suivant la valeur de l'objet ; et beaucoup meurent sous ces coups de bâton. Si c'est un cheval qu'il a pris, il est coupé par morceaux avec l'épée, à moins qu'il ne puisse payer et qu'il ne donne neuf fois la valeur de ce qu'il a enlevé. Chaque seigneur et chaque homme qui a des bêtes les fait marquer d'un signe, je veux parler des chevaux, des juments, des chameaux, des bœufs, des vaches et des autres grosses bêtes ; et on les laisse aller paître dans les plaines et les montagnes sans que personne les garde, et si elles se mêlent les unes avec les autres, chacun rend la sienne à celui dont elle porte le signe. Quant aux brebis, aux moutons et aux boucs, il les font garder par des hommes. Leurs bestiaux sont tous très grands, et gras et beaux outre mesure.

Et je veux encore vous dire un singulier usage que j'avais oublié de noter. Sachez donc que quand ils sont deux hommes dont l'un a un fils qui meurt à l'âge de quatre ans ou à peu près, et l'autre une fille qui meurt aussi, ils marient ces deux enfants ensemble, et ils donnent la fille morte pour femme au fils mort, et ils en font un contrat et le brûlent, et quand ils voient la fumée qui s'en va en l'air, ils disent qu'elle va vers leurs fils en l'autre monde, et que ces enfants se tiennent pour mari et femme. Ils font grande noce et jettent çà et là des vivres, disant qu'ils vont à leurs enfants en l'autre monde. Ils font encore peindre et représenter sur du papier des hommes à leur image, des chevaux, des draps, des besants, des harnais ; puis ils font brûler tout cela, et ils sont persuadés que leurs enfants auront tout ce qu'ils ont ainsi représenté. Et après cette cérémonie, les deux hommes se tiennent pour parents tout aussi bien que si les enfants avaient été vivants.

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De la cité de Ciandu et du merveilleux palais du grand khan

Ménagerie du grand khan.
Ménagerie du grand khan.

Quand on est parti de cette cité et qu'on a marché trois journées, on rencontre une ville appelée Ciandu, que le grand khan actuellement régnant, qui se nomme Cublai-Khan, a fait construire. En cette cité Cublai-Khan a fait faire un grandissime palais de marbre et de pierre ; les salles et chambres sont toutes dorées ; il est moult merveilleusement beau et bien doré, et de ce palais part un mur qui environne seize milles de terre où se trouvent fontaines et fleuves et prairies, et où le grand khan tient toutes sortes de bêtes. Ce sont cerfs, daims et chevreuils pour donner à manger aux gerfauts et aux faucons qui sont en cage dans ce lieu ; lui-même les va voir dans leur cage une fois chaque semaine, et souvent le grand khan s'en va dans cette prairie environnée de murs, menant avec lui un léopard sur la croupe de son cheval ; et quand il veut, il le laisse aller et prend un cerf, ou un daim, ou un chevreuil, qu'il donne aux gerfauts qu'il tient en cage, tout cela à son grand divertissement. En un endroit de cette prairie environnée de murs le grand khan a fait un grand palais tout de roseaux, mais doré en dedans et ouvragé à bêtes et à oiseaux moult subtilement. La couverture est aussi de roseaux, mais si bien et si fort entrelacés que nulle eau ne peut pénétrer ; et je vous dirai comment on a pu le faire avec ces roseaux. Sachez donc que ce sont des roseaux gros de plus de trois paumes et longs de dix à quinze pas. On les tranche d'un nœud à l'autre ; puis, une fois cette coupe faite, on a des roseaux si gros et si grands qu'on peut en couvrir des maisons et en faire entièrement ainsi. Ce palais était donc tout de roseaux, et le grand khan l'avait fait faire de telle sorte qu'il pouvait le faire lever quand il voulait, car il était soutenu par plus de deux cents cordes de soie. Le grand khan y demeure trois mois de l'année, juin, juillet et août, parce qu'il y trouve de la fraîcheur et qu'il s'y divertit fort. Pendant ces trois mois le palais de roseaux reste debout, et tous les autres mois de l'année il est défait.

Chasse au guépard.
Chasse au guépard.

Chaque année, quand vient le 20 août, le grand khan part de cette cité et de ce palais, et je vous en dirai la raison. Il a une race de chevaux blancs et de juments blanches comme neige, sans aucune tache, en si grande quantité qu'il y a plus de dix mille juments ; et personne ne peut boire de leur lait que ceux du lignage de l'empereur, c'est-à-dire du grand khan, et aussi une autre race de gens appelés Horiat, auxquels Cinchins-Khan a accordé cet honneur à cause d'une victoire qu'il a remportée avec eux. Quand ces bêtes blanches passent, on se prosterne devant elles comme devant un grand seigneur, et personne ne se permettrait de traverser leurs rangs, mais on attend qu'elles soient passées ou l'on tâche de les devancer. Or les astrologues et les idolâtres ont dit au grand khan que chaque année il doit répandre de ce lait, le 28 août, dans l'air et sur les terres, afin que les esprits en aient à boire, pour qu'ils lui conservent toutes ses choses, hommes et femmes, bêtes, oiseaux et blés ; et le grand khan part donc de là et va dans un autre lieu.

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Mais avant vous dirai une merveille que j'ai oubliée

Mais avant vous dirai une merveille que j'ai oubliée. Quand le grand khan demeurait en son palais et qu'il faisait pluie ou brouillard, ou mauvais temps, il avait sages astrologues et sages enchanteurs qui, par leurs charmes, faisaient passer tous les nuages et les mauvais temps loin de son palais. Ces sages hommes sont appelés tebet et quesmur ; ils sont ainsi deux races, tous idolâtres. Ils savent des arts diaboliques et des enchantements plus que tous les autres hommes ; et ce qu'ils font, ils le font par le secours du diable, mais ils font croire aux autres hommes qu'ils le font par sainteté et par l'œuvre de Dieu. Ces gens ont un usage que voici : lorsqu'un homme est condamné à mort et exécuté, ils le prennent, le font cuire et le mangent ; mais ils ne le mangeraient point s'il était mort de sa belle mort. Et sachez que ces bacsis dont je vous ai parlé, qui savent tant d'enchantements, font le prodige que je vais vous raconter. Quand le grand khan est assis dans sa principale salle, à sa table, qui a bien huit coudées, et que les coupes sont sur le pavé de la salle, loin de la table bien de dix pas, et toutes remplies de vin, de lait ou d'autres bons breuvages, ces sages enchanteurs nommés bacsis font tant par leur art et leurs enchantements que ces coupes pleines se lèvent d'elles-mêmes et viennent devant le grand khan sans que personne y touche ; et ils font cela devant dix mille personnes ; et c'est bien l'exacte vérité sans mensonge ; et d'ailleurs les habiles en nécromancie vous diront que cela peut se faire. Quand viennent les fêtes de leurs idoles, ces bascis vont au grand khan et lui disent :

— Sire, approche la fête de notre idole (et ils lui nomment l'idole qu'ils veulent) ; vous savez, beau sire, qu'elle sait faire le mauvais temps et causer de grands dommages à nos choses, à nos bêtes et à nos blés, si on ne lui offre des présents et des holocaustes ; ainsi nous vous prions, beau sire, de nous faire donner tant de moutons à têtes noires, et tant d'encens, et tant de bois d'aloès, et tant de telle chose, et tant de telle autre, afin que nous puissions faire grand honneur et grand sacrifice à notre idole, afin qu'elle nous sauve nos corps, nos bêtes et nos blés.

Ces bascis disent cela aux barons et à tous ceux qui ont pouvoir près du grand khan, et ceux-ci le répètent à leur maître, qui fait donner aux enchanteurs tout ce qu'ils demandent pour honorer leurs idoles. Quand ceux-ci ont ce qu'ils ont demandé, ils en font à leurs divinités grand honneur avec grand chant et grande fête, car ils les encensent de la bonne odeur de toutes ces bonnes épices : ils font cuire la chair et la placent devant les idoles, et répandent du jus çà et là, disant que les idoles en prennent tant qu'elles veulent. C'est de cette manière qu'ils font honneur à leurs idoles le jour de leur fête, car chaque idole a une fête en son nom, comme chez nous. Ils ont grands monastères et abbayes, si grands que ce sont de petites cités ; et il y a plus de deux mille moines de leur croyance qui sont vêtus mieux que les autres hommes. Ils portent les cheveux et la barbe ras, et font à leurs idoles de plus grandes fêtes avec plus grands chants et plus riches lumières que nuls autres. Ces bacsis et beaucoup d'autres hommes de ce genre peuvent prendre femme ; et ils en font ainsi, car ils en prennent tous et en ont des fils. Il est une autre espèce de religieux nommés sensy qui sont gens de grande abstinence, selon leur foi, et mènent âpre vie, comme je vais vous le dire. Ils ne mangent jamais que de la grosse farine et du son, c'est-à-dire l'écorce qui sort de la farine de froment ; ils prennent cette grosse farine et ce son et les mettent dans l'eau chaude, puis au bout de quelques minutes les retirent et les mangent. Ils jeûnent maintes fois l'an et ne mangent rien autre chose que ce son dont je vous ai parlé. Ils ont de grandes idoles, et assez nombreuses, et plusieurs adorent le feu. Les autres religieux disent de ceux qui font telle abstinence que ce sont des hérétiques, parce qu'ils n'adorent pas les idoles de la même manière qu'eux. Au reste, ils ont une grande déférence les uns pour les autres. Ceux-ci ne prendraient femme pour rien au monde. Ils portent les cheveux et la barbe ras ; ils ont des vêtements noirs et bleus en fil, et s'ils en ont en soie, c'est des mêmes couleurs. Ils dorment sur des nattes, sortes de lits portatifs, et mènent la plus rude vie qu'on puisse imaginer. Leurs idoles sont toutes femmes, c'est-à-dire, qu'elles ont des noms de femmes.

Nous laisserons ce sujet et vous parlerons des grandissimes faits et des choses merveilleuses du seigneur des seigneurs de tous les Tartares, c'est-à-dire du très noble grand khan appelé Cublai.

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De la grande fête que fait le grand khan au commencement de l'année

Seigneurs se rendant à la cour du grand khan. — Miniature du Livre des Merveilles.
Seigneurs se rendant à la cour du grand khan. — Miniature du Livre des Merveilles.

Leur année commence au mois de février. Le grand sire et tous ceux qui lui sont soumis font alors une fête, comme je vais vous le raconter. Il est d'usage que le grand khan et tous ses sujets se vêtissent de robes blanches, hommes et femmes, autant que chacun en a le moyen ; et cela parce qu'ils croient que le blanc porte bonheur, et ils prennent ces habits blancs le premier jour de l'an, afin que toute l'année soit bonne et heureuse pour eux. En ce jour, tous les gens de toutes les provinces et contrées qui tiennent de lui des terres et des seigneuries lui apportent de grandissimes présents d'or, d'argent, de perles, de pierres précieuses et de maints riches draps blancs, afin que toute l'année leur seigneur ait de grandes richesses et soit en joie et en contentement. Les barons, les chevaliers et tout le peuple se donnent aussi les uns aux autres maintes choses blanches, et s'embrassent et se font joie et fête, afin que toute l'année leur soit favorable. On présente aussi ce jour-là au grand khan plus de cent mille chevaux blancs, moult beaux et riches. Ce jour-là encore viennent ses éléphants, qui sont bien cinq mille, tous couverts de beaux draps émaillés de bêtes et d'oiseaux, et chacun a sur son dos deux coffres moult beaux et riches où est la vaisselle du seigneur et de riches décors pour cette cour blanche ; encore y vient une grandissime quantité de chameaux, aussi couverts de draps et chargés de tout ce qui est nécessaire pour cette fête ; et tous passent devant le grand sire, et c'est le plus beau spectacle qu'on puisse voir. Le matin de cette fête, avant que les tables soient mises, tous les rois, ducs, marquis, comtes, barons, chevaliers, astrologues, médecins, fauconniers, et maints autres officiers et gouverneurs de gens et de terres et d'armées, viennent en la grande salle devant le seigneur, et ceux qui n'y peuvent entrer demeurent en dehors, de manière que le grand sire puisse bien les voir. Et voici l'ordre qu'ils observent : en avant sont ses fils et ses neveux, et ceux du lignage impérial, après les rois, puis les ducs et les autres, selon qu'il est convenable. Quand ils sont tous assis, chacun à sa place, adonc se lève un grand proles qui dit à haute voix :

— Inclinez-vous et adorez.

Et aussitôt ils se prosternent et mettent leur front contre terre, et font leur prière vers le grand sire comme vers un dieu, et en cette manière ils l'adorent par quatre fois. Ils vont ensuite à un autel moult bien orné, sur lequel est une table vermeille où est écrit le nom du grand khan ; il y a là un bel encensoir, et ils encensent cette table et l'autel avec grande révérence, puis retournent à leur place ; et quand ils ont tous encensé, ils se font les présents dont je vous ai parlé, de moult grande valeur et richesse. Puis quand ils ont fait ces présents et que le grand sire a tout vu, on met les tables et ils s'y assoient chacun en son rang, comme je vous l'ai déjà raconté. Le grand sire se met à une table à part, ayant à sa gauche sa première femme, et nul autre ne s'y assoit avec eux, puis chacun prend place à la suite, comme je vous l'ai dit, toutes les dames restant du côté de l'impératrice. Quand ils ont mangé, les jongleurs viennent et divertissent la cour, puis chacun retourne chez soi. Maintenant que je vous ai parlé de la blanche fête, je vais vous rapporter un très noble usage du grand khan, celui de donner à ses barons des vêtements pour ces grandes fêtes de l'année.

Des douze mille barons qui sont à ces fêtes. Le grand sire a créé douze mille barons appelés quecitains, c'est-à-dire les plus proches fidèles du seigneur ; à chacun d'eux il a donné treize robes, chacune de couleur différente, ornées de perles et de pierres, et de beaucoup d'autres choses précieuses et de grandissime valeur ; il leur a aussi donné une ceinture d'or moult belle et de grand prix, comme aussi des chaussures de peau de chameau cousues de fil d'argent qui sont moult belles et chères : ces ornements sont si nobles que, quand on voit ces barons, on les prend pour autant de rois ; et à chaque fête de l'année, le grand sire ordonne de quel vêtement ils doivent se parer. Le grand sire lui-même a treize vêtements pareils à ceux de ses barons pour la couleur, mais plus nobles et de plus grande valeur, et il met à chaque fête le vêtement pareil à celui de ses fidèles. Cela fait donc cent cinquante-six mille vêtements qu'il donne à ces douze mille barons, et ces vêtements ont une telle valeur, qu'on ne pourrait l'exprimer en chiffres, sans compter les chaussures qui ont aussi assez de prix. Et le grand sire fait tout cela afin que ses fêtes soient plus honorables et plus belles. Je veux encore vous raconter quelque chose de merveilleux : sachez qu'on amène un grand lion devant le grand sire, et dès que le lion l'aperçoit, il se jette à terre à ses pieds avec grande humilité, comme s'il le reconnaissait pour seigneur. Ce lion demeure devant le khan sans chaîne, si bien que c'est une grande merveille.

Parlons maintenant de la chasse que fait faire le grand sire...

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De la province de Carajan [Yun-nan]

Comment le miniaturiste du Livre des Merveilles comprenait l'alligator ou le boa décrit par Marco-Polo.
Comment le miniaturiste du Livre des Merveilles comprenait l'alligator ou le boa décrit par Marco-Polo.

Quand on a passé ce fleuve, on entre dans la province de Carajan, qui est si grande qu'elle renferme sept royaumes : elle est vers le ponent. Ses habitants sont idolâtres et appartiennent au grand khan ; mais il a donné ce royaume à son fils Esentemur, qui est un moult grand roi et riche et puissant. Il maintient bien sa terre en justice, car il est sage et prud'homme. On va vers l'occident, à partir de ce fleuve, cinq journées, et l'on rencontre cités et châteaux assez où naissent de moult bons chevaux. Les gens vivent de bestiaux et des fruits de la terre ; ils ont un langage particulier, très difficile à entendre. Au bout de ces cinq journées, on arrive à la ville capitale de ce royaume, qui est appelée Jaci, et est moult grande et noble. Il y a beaucoup de commerce et d'industrie ; les habitants sont de diverses religions : les uns adorent Mahomet, les autres sont idolâtres, et il y a quelques chrétiens nestoriens. Ils récoltent assez de riz et de froment ; mais ils ne mangent point de pain de froment, parce qu'il est malsain en ce pays ; ils mangent du riz, et, en le mêlant avec des épices, ils en font une boisson moult belle et claire, qui enivre aussi bien que le vin. Ils se servent pour monnaie de porcelaine blanche, espèce de coquille qu'on trouve dans la mer et qu'on met au cou des chiens : les quatre-vingts porcelaines valent un sac d'argent de deux gros de Venise, et huit sacs d'argent fin valent un sac d'or fin. Ils ont des puits salés d'où ils extraient le sel, et c'est le seul qu'on emploie dans la contrée ; le roi en tire un grand revenu. Nous vous parlerons maintenant du royaume de Caraian ; mais avant, je dois dire une chose que j'avais oubliée. Ils ont un lac, qui a bien cent milles de tour, où ils pêchent une grandissime quantité de poissons, les meilleurs du monde, moult grands et de toutes espèces. Ils mangent la chair crue des poules, des moutons, des bœufs et des buffles ; car les pauvres gens vont à la boucherie, prennent le foie cru au moment où on le tire du corps des bêtes, le coupent par morceaux, puis le mettent à la sauce à l'ail et le mangent aussitôt ; et ainsi font-ils de toutes les autres chairs. Les gens riches mangent aussi la chair crue ; ils la font hacher menu, puis la mangent, comme nous faisons de la viande cuite, avec une sauce à l'ail et de bonnes épices.

Encore de la province de Carajan. A dix journées vers l'occident de Chiaci, on trouve la province de Caraian, dont la capitale s'appelle Caraian. Les habitants sont idolâtres et appartiennent au grand khan ; leur roi est Cogacin, fils du grand sire. On recueille, en cette province, des paillettes d'or dans un fleuve ; mais il y a un lac et des montagnes où l'on ramasse de l'or plus gros que des paillettes. Ils ont tant d'or qu'ils en donnent un sac pour six d'argent. On se sert aussi, dans cette province, de porcelaines pour monnaie ; mais on ne les recueille pas dans ce pays, elles viennent de l'Inde. Dans cette contrée naissent de grandes couleuvres et de grands serpents, si démesurément grands que c'est merveille, et que c'est quelque chose de hideux à voir et à regarder. Sachez donc que les plus gros sont longs de dix pas et ont dix paumes de circonférence. Ils ont deux jambes en avant, près de la tête ; ces jambes n'ont pas de pieds, mais seulement un ongle comme ceux des faucons ou des lions. Leur tête est très grande, et leurs yeux plus grands qu'un pain ; leur gueule est si large que d'un seul coup ils engloutiraient un homme ; leurs dents sont très grandes, et si fortes qu'il n'y a hommes ni bêtes qui ne les redoutent. Il y a aussi de ces serpents qui sont seulement de huit pas, de cinq et d'un. Voici comment on les prend. Ils demeurent sous terre le jour, à cause de la grande chaleur, et sortent la nuit pour pâturer, et mangent toutes les bêtes qu'ils peuvent atteindre. Ils vont boire aux fleuves, aux lacs et aux fontaines ; ils sont si grands, si pesants et si gros, que quand, la nuit, ils se traînent dans le sable pour manger et pour boire, ils tracent un grand creux, par où ils passent, comme si on avait roulé une barrique pleine de vin. Les chasseurs qui vont pour les prendre mettent un engin dans les routes qu'ont suivies ces animaux. Ils fichent en terre, dans cette route, un pal de bois moult gros et fort, où ils attachent une lame d'acier faite comme un rasoir ou un fer de lance ; puis ils le couvrent de sable, afin que le serpent ne le puisse voir, et ils en placent ainsi plusieurs. Quand le serpent vient dans ces routes où sont ces lames, il se frappe contre elles avec tant de violence, qu'elles lui entrent par le ventre et le fendent jusqu'à la gueule, si bien qu'il meurt aussitôt, et le chasseur s'en empare. Quand ils l'ont pris, ils lui tirent le fiel du ventre et le vendent fort cher, car on l'emploie beaucoup comme remède. Si un homme est mordu d'un chien enragé, on lui en donne à boire gros comme un denier, et il est guéri aussitôt. Si une femme ne peut accoucher et est dans les douleurs, on lui donne un peu de ce fiel, et aussitôt elle accouche heureusement. Si l'on a quelque écorchure, on n'a qu'à mettre dessus de ce fiel, et elle est guérie en peu de jours. Aussi le fiel de ce grand serpent est très cher dans ces provinces. On vend aussi la chair un assez bon prix, parce qu'elle est très bonne à manger. Ce serpent va dans les lieux où les lions, les ours et les autres bêtes fauves font leurs petits, et il mange les grands et les petits, s'il peut les atteindre. En cette province naissent de grands chevaux qu'on va vendre dans l'Inde. Ils coupent deux ou trois nerfs de la queue de leurs chevaux, afin que, quand ils courent, ils ne puissent donner de coups de queue à celui qui les monte ; car ils regardent comme honteux de recevoir un coup de queue de cheval. Ces gens chevauchent comme les Français ; ils ont des armes doublées de cuir de buffle, des lances, des écus et des arbalètes ; ils empoisonnent toutes leurs flèches. Avant que le grand khan les eût conquis, s'il arrivait que quelqu'un de beau ou de noble mine s'arrêtât chez eux, ils le tuaient la nuit, par le poison ou de toute autre manière. Et ce n'était point pour lui enlever son argent, mais c'est parce qu'ils disaient que sa bonne mine, sa noblesse ou sa sagesse demeuraient dans leur maison : ils en tuèrent ainsi beaucoup avant que le grand khan les eût subjugués. Depuis cette époque, c'est-à-dire il y a environ trente-cinq ans, ils ne font plus de mal aux étrangers, de crainte du grand sire.

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De la cité de Saianfu

Saianfu est une noble cité, qui a sous sa seigneurie douze villes grandes et riches. Il s'y fait grand commerce et grande industrie. Les habitants sont idolâtres, se servent de monnaie de carton et font brûler leurs morts ; ils appartiennent au grand khan. Ils ont beaucoup de soie et font des draps dorés de maintes façons. Le pays est assez giboyeux, et la ville a toutes les nobles choses qui conviennent à une noble cité. Elle résista au khan trois ans après que tout le Mangi se fut rendu, et cependant une grande armée du grand khan l'assiégeait ; mais on ne pouvait faire le siège que du côté du nord, parce que de tous les autres côtés elle était entourée d'un grand lac très profond par où elle recevait sans cesse des vivres et faisait de l'eau. Et jamais on ne l'aurait prise sans un expédient que voici. Le grand khan, voyant que depuis trois ans ses armées en faisaient le siège, en était très irrité ; or messire Nicolas, et messire Matthieu et messire Marc, dirent à ceux de l'armée :

— Si vous voulez, nous vous soumettrons immédiatement la ville.

Ceux-ci acceptèrent très volontiers, et ces paroles ayant été rapportées au grand khan par les messagers qui allaient lui annoncer l'insuccès de toutes leurs tentatives, il répondit :

— Il faut faire tout pour prendre la ville.

Les deux frères donc et leur fils, messire Marc, dirent au grand khan :

— Grand sire, nous avons avec nous des hommes qui feront telles machines qui jetteront de si grandes pierres, que ceux de la ville ne pourront le supporter, mais se rendront dès que les machines leur auront lancé des pierres.

Le grand sire répond à messire Nicolas, et à son frère et à son fils, qu'il adoptait volontiers cette idée, et qu'ils eussent à faire faire la machine le plus tôt possible. Or messire Nicolas, et son frère et son fils, avaient avec eux, dans leur suite, un Allemand et un chrétien-nestorien qui étaient très habiles dans la construction de ces machines. Ils leur commandent donc de faire deux ou trois balistes qui jetassent des pierres de trois cents livres ; ceux-ci en firent trois très belles. Lorsqu'elles furent achevées, le grand sire les fit porter à son armée, qui faisait le siège de la ville ; puis on les dressa, et les Tartares les regardaient comme quelque chose de merveilleux. Et, que vous dirai-je ? quand elles furent dressées, on lança une pierre dans la ville ; la pierre frappa les maisons, rompit et brisa tout, et fit grand désordre et grand tumulte. Et quand ceux de la ville virent tout ce dégât, ils furent si ébahis et si épouvantés qu'ils ne savaient que dire et que faire. Ils prirent conseil entre eux, mais ne trouvaient moyen d'échapper à ces pierres. Craignant donc de périr tous s'ils ne se rendaient, ils envoyèrent prévenir le chef de l'armée qu'ils voulaient faire leur soumission, comme les autres villes de la province, et qu'ils se soumettaient au grand khan. Le chef de l'armée accepta volontiers leur soumission, et ainsi cette cité fut prise par l'adresse de messire Nicolas, de messire Matthieu et de messire Marc ; et ce n'était pas rien, car cette ville et sa province sont parmi les meilleures qu'ait le grand khan, et il en tire grand revenu et grand profit.

Maintenant que nous avons dit comment cette ville fut soumise au moyen des machines que firent faire messire Nicolas, messire Matthieu et messire Marc, nous la quitterons...

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Comment le grand khan emploie des cartes pour monnaie

Ancien billet de banque chinois.
Ancien billet de banque chinois.
Anciens billets de banque chinois.

En cette ville de Cambalu est l'hôtel de monnaie du grand sire, et il est établi de telle manière qu'on peut dire que le grand sire sait parfaitement l'alchimie, comme vous allez le voir. Voici comment il fait fabriquer sa monnaie. Il fait prendre des écorces de mûriers dont les vers à soie mangent les feuilles, et les couches de bois qui sont entre l'écorce et le cœur de l'arbre ; puis de ce bois il fait faire du carton comme celui qu'on fait avec le papier, mais qui est tout noir ; quand ce carton est confectionné, il le fait couper de diverses manières, pour former diverses pièces : l'une grande comme la moitié d'un petit tournesol, l'autre comme un petit tournesol, l'autre comme un demi-gros d'argent, l'autre comme un gros d'argent de Venise, l'autre comme deux gros, l'autre comme cinq, l'autre comme dix, l'autre comme un besant, l'autre comme trois, et ainsi jusqu'à dix. Chacune de ces pièces est scellée du sceau du grand sire, et il en fait faire une si grande quantité, que tous les trésors du monde ne suffiraient point pour les payer. Quand ces pièces sont faites, il s'en sert pour tous ses payements et les fait répandre dans tous les lieux de sa domination, et nul ne peut les refuser sous peine de perdre la vie.

D'ailleurs tous les reçoivent assez volontiers en payement, parce qu'ils peuvent à leur tour s'en servir pour tout ce qu'ils veulent, or, argent, perles, pierres précieuses où toutes autres marchandises. Et sachez que la pièce qui vaut dix besants n'en pèse pas un. Plusieurs fois l'an, viennent à la cour des marchands avec des perles, des pierres précieuses, de l'or ou de l'argent, ou bien des draps d'or et de soie, et ils font présent de tout cela au grand khan. Et lors le grand sire fait appeler douze sages hommes choisis exprès pour cela, et très habiles dans leur art, et il leur commande d'estimer ces marchandises et de les payer ce qu'elles valent. Ceux-ci les examinent, puis font payer aux marchands la valeur de ces objets en monnaie de carton ; mais les marchands l'acceptent volontiers, parce qu'ils en font usage pour toutes les acquisitions qu'ils ont à faire dans le royaume du grand khan. On apporte ainsi tous les ans pour plus de quatre cent mille besants de marchandises, qui toutes sont payées avec ce carton. Plusieurs fois l'année, le grand sire fait faire commandement, par la ville, que tous ceux qui ont pierres, perles, or ou argent, aient à les apporter à l'hôtel de la monnaie, et ils en apportent en abondance, et en échange reçoivent du carton ; et ainsi le grand sire a toutes les richesses de son empire. Quand ces cartes finissent par se rompre ou s'abîmer, on les reporte à l'hôtel de la monnaie, et on en reçoit en échange de nouvelles et de fraîches, seulement avec une perte de trois pour cent. Si on veut acheter de l'or ou de l'argent pour en faire de la vaisselle ou une ceinture, ou pour l'employer à tout autre usage, on va porter de ces cartes à l'hôtel de la monnaie, et on reçoit en retour de l'or et de l'argent. C'est de cette manière que le grand sire peut avoir de si grands trésors, trésors qui sont tels que tous les rois de la terre ensemble n'en ont pas de si grands que le grand sire seul.

Maintenant que je vous ai dit comment le grand sire faisait sa monnaie, je vais vous parler...

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