Édouard Chavannes (1865-1918) et Raphaël Petrucci (1872-1917)

Édouard Chavannes (1865-1918) et Raphaël Petrucci (1872-1917) : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest & Cie, Bruxelles et Paris.

LA PEINTURE CHINOISE AU MUSÉE CERNUSCHI EN 1912

Ars Asiatica I, Librairie Nationale d'Art et d'Histoire, G. Van Oest & Cie, Éditeurs, Bruxelles et Paris, 100 pages, 47 planches.

  • Introduction : "L'exposition de peintures chinoises qui s'est tenue, pendant les mois de mai et de juin 1912 au Musée Cernuschi a rassemblé un assez grand nombre d'œuvres diverses appartenant à des époques très différentes. D'une façon générale, des matériaux de ce genre sont peu accessibles en Europe. L'absence de bonnes pièces de comparaison, susceptibles de constituer quelques points de repère dans une production abondante, a eu souvent pour conséquence l'énoncé de théories fort aventurées. Il est grand temps que des études attentives viennent expliquer la multiplicité des écoles et la technique des maîtres chinois. Les amateurs de l'art d'Extrême-Orient y trouveront, avec les éléments d'une information exacte, une raison d'être à leur engouement et les curieux de l'histoire asiatique n'en pénétreront que mieux une âme qui s'est livrée tout entière dans sa conception de la beauté... C'est pourquoi il nous a paru qu'il ne serait pas inutile de tirer parti des matériaux assemblés. Nous avons choisi, parmi les peintures exposées, celles qui, pour des raisons diverses, permettaient de fixer une date, de caractériser un style, de définir une tendance, en les étudiant au double point de vue esthétique et épigraphique."
  • Conclusion : "Des pièces de comparaison bien déterminées, offrant des points de repère précis dans une histoire complexe que nous commençons à peine à explorer, donneront à tous ceux qui s'intéressent à la peinture chinoise des moyens d'analyse qui n'ont que trop manqué jusqu'ici. Au moins possédera-t-on désormais quelques peintures bien datées auxquelles on pourra comparer des œuvres incertaines et autour desquelles pourront se grouper des tableaux qui, soit dans les musées, soit dans les collections privées, commencent à constituer en Europe des matériaux dont le classement s'impose."
  • Victor Goloubew : "Le présent ouvrage se classe parmi les livres précurseurs qui ont été publiés en ces temps derniers chez nous et dans l'Extrême-Orient, et dont l'apport constituera un jour la première histoire critique de la peinture chinoise. Il s'adresse à la fois au sinologue et au connaisseur. L'étude minutieuse et documentée des cachets, des signatures, des attributions et des commentaires que porte l'image y précède et appuie l'examen de l'œuvre peinte, et non sans que les auteurs se soient d'abord assimilé l'enseignement philosophique des maîtres chinois, leur chronologie et la classification autochtone de leurs écoles."

Extraits : Le palais Kieou-tcheng - Lu Tong-pin - L'aigle et le faucon - Li T'ie-kouai et Lan Ts'ai-ho
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Le palais Kieou-tcheng par Li Tchao-tao (VIIIe siècle)

La première peinture sur laquelle doive se porter notre attention est un fragment représentant un palais impérial dans un paysage montagneux. Ce fragment a dû être découpé dans un long rouleau sur lequel se développait une vaste composition. Peut-être est-ce le seul débris survivant d'une œuvre admirable. Tel quel, comme on va le voir, il constitue un document de la plus haute importance.

Le palais Kieou-tcheng par Li Tchao-tao. (VIIIe s.). Édouard Chavannes et Raphaël Petrucci : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest, Bruxelles et Paris.
Le palais Kieou-tcheng par Li Tchao-tao. (VIIIe siècle). Collection Victor Goloubew.

Au-dessus du tableau on lit l'indication suivante : « Tableau représentant le palais Kieou-tch'eng fait par Li Tchao-tao, de l'époque des T'ang. Chef-d'œuvre. Conservé dans le Kouan fou tchai.

Le sceau qui suit ces phrases est ainsi conçu : « Sceau des livres et des peintures du Kouan fou tchai de l'ancien Hi-tcheou ».

Hi-tcheou est aujourd'hui la sous-préfecture de Hi qui constitue la cité préfectorale de Houei-tcheou dans la province de Ngan-houei. Le pavillon d'étude Kouan fou, qui se trouvait dans cette ville, prenait son nom d'un passage du Tao to king où il est dit : « Tous les êtres se développent ensemble ; moi, je les vois revenir (à leur origine) » . Les mots kouan fou signifient donc « voir revenir » et le sens philosophique qui leur est attribué par le Tao to king a fait qu'on les a choisis comme le nom d'un pavillon d'étude.

Li Tchao-tao est un peintre bien connu de l'époque des T'ang ; il appartenait à la famille impériale : son père, Li Sseu-hiun qui vécut de 651 à 716 ou 720, fut lui-même un peintre renommé ; son grand-père se nommait Li Hiao-pin ; son arrière-arrière-grand-père Li Yi était le sixième fils de Li Hou qui reçut rétrospectivement les noms de T'ai tsou king houang ti parce que son troisième fils Li Ping engendra en 566 celui qui devait devenir le fondateur de la dynastie des T'ang.

Le nom du palais Kieou-tch'eng signifie le palais à neuf gradins. C'est ainsi que, dit le Tcheou li, pour les réceptions des princes feudataires par l'empereur, on fait un autel à trois assises. En ce qui concerne le palais Kieou-tch'eng cette dénomination rappelait sans doute que les constructions s'étageaient en neuf plans successifs sur le flanc d'une colline ; c'est du moins l'explication que nous suggère la peinture même de Li Tchao-tao où les bâtiments nous apparaissent comme superposés les uns par rapport aux autres et par rapport à des esplanades qui les élèvent au-dessus de la plaine.

Le palais Kieou-tch'eng était situé sur la montagne T'ien-t'ai à 5 li à l'ouest de la sous-préfecture de Lin-yeou, qui dépend de la préfecture de Fong-siang, dans la province de Chàn-si. Il occupait l'emplacement de l'ancien palais Jen-cheou dont la construction avait été ordonnée en 593 par l'empereur Wen, de la dynastie Souei. Abandonné en 617, le palais Jen-cheou avait servi à loger les autorités locales, mais en 631, l'empereur T'ai tsong, de la dynastie T'ang, reprit possession de cette ancienne résidence princière et la fit remettre entièrement à neuf afin d'y passer les jours chauds de l'été ; ainsi fut édifié le palais Kieou-tch'eng.

Le palais Kieou-tcheng par Li Tchao-tao. (VIIIe s.). Détail. Édouard Chavannes et Raphaël Petrucci : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest, Bruxelles et Paris.
Le palais Kieou-tcheng par Li Tchao-tao. (VIIIe siècle.). Détail.

Aujourd'hui, tout vestige des terrasses, des salles et des pavillons a disparu. Seules ont subsisté deux stèles qui nous rappellent le passé. L'une d'elles a été gravée dans l'été de 632, au moment où, pour la première fois, l'empereur T'ai tsong séjourna dans ce palais : elle a été composée par le célèbre Wei Tcheng (581-643) et écrite par le non moins fameux Ngeou-yang Siun (557-645) ; aussi est-elle admirée tant pour le style que pour la calligraphie et passe-t-elle pour un modèle en Chine. Ce texte épigraphique commence par une description dont la peinture de Li Tchao-tao est le vivant commentaire : voici bien les deux roches à pic qui ont été séparées l'une de l'autre par la main des hommes afin de former comme les piliers gigantesques d'une entrée monumentale ; voici l'étang aménagé pour recevoir les eaux au bas de la gorge de la montagne ; voici le pont et voici les terrasses, les pavillons et les longues galeries. Le peintre a d'ailleurs pris soin d'animer ce paysage : en bas, un cavalier se dirige au galop vers le grand escalier au pied duquel sont fichés des dais et des étendards tandis que, en haut des marches, des guerriers montent la garde ; dans le pavillon central apparaissent plusieurs femmes et le personnage solitaire qui est debout devant la salle du fond est peut-être l'empereur lui-même.

Si nous revenons à l'inscription, elle célèbre ensuite la vertu de l'empereur ; elle dit qu'il a un besoin urgent de repos pendant les grosses chaleurs ; elle le loue d'avoir usé de modération en se contentant de réparer l'ancien palais des Souei pour en faire sa résidence estivale ; elle célèbre le prodige qui eut lieu lorsque l'empereur lui-même indiqua avec son bâton l'endroit où devait jaillir une source d'eau excellente.

La seconde inscription est de l'année 654 ; elle a été composée et rédigée par l'empereur Kao tsong en personne ; elle fait en termes fort ampoulés l'éloge du palais qui en 652 avait reçu le nom de Wan-nien kong, mais qui reprit en 667 son premier nom de Kieou-tch'eng kong. Au revers — et c'est là son principal intérêt historique — la stèle présente une longue liste de noms où figurent, avec leurs titres, tous les hauts fonctionnaires qui composaient la cour de Kao tsong.

Le palais Kieou-tcheng par Li Tchao-tao. (VIIIe s.). Détail 2. Édouard Chavannes et Raphaël Petrucci : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest, Bruxelles et Paris.
Le palais Kieou-tcheng par Li Tchao-tao. (VIIIe siècle.). Détail.


Le plus grand poète de l'époque des T'ang, Tou Fou (712-770), a écrit sur le palais Kieou-tch'eng une pièce de vers qui a dû être composée très peu d'années après la peinture de Li Tchao-tao ; la traduction ci-dessous ne peut en donner qu'une idée imparfaite :


« La montagne verdoyante s'enfonce à cent li de profondeur, — les parois de roche sont coupées à pic comme le pilon et le mortier.

Le palais étagé permet au vent de circuler ; — il s'élève de toute sa hauteur à l'entrée de T'ou-nang.

On a érigé des génies pour supporter les poutres faîtières ; — on a creusé au ciseau les pierres de la couleur des plumes de martin-pêcheur pour ouvrir des portes et des fenêtres.

Au sud se produisent des champignons d'immortalité ; — au nord sont les constellations Nieou et Teou.

Appuyés les uns sur les autres dans un fouillis inextricable, les hauts pins [semblent] s'incliner ; — dressées et abruptes, les roches bizarres [semblent] marcher.

Le singe plaintif fait entendre sa lamentation — et les larmes du voyageur jaillissent dans la forêt et dans les fourrés d'herbes.

Extravagant fut l'empereur de la maison des Souei ; — il a disposé ces constructions qui maintenant sont écroulées et abîmées.

Si sa dynastie n'avait pas disparu, — comment ce palais serait-il la possession des grands T'ang ?

Quoiqu'on n'y ait ajouté aucun bâtiment nouveau — on y a établi des fonctionnaires pour y demeurer et pour le garder.

Pour les tournées impériales, ce lieu n'est pas aussi lointain que l'étang des joyaux ; — pour y aller, il suffit d'être derrière le mur ciselé.

Quand je suis venu ici, c'était une époque périlleuse ; — levant la tête pour contempler, je soupirai longuement.

Le Roi céleste se trouvait dans la région de la planète T'ai-po ; — arrêtant mon cheval je restai pensif ».


Le tableau de Li Tchao-tao rentre dans une catégorie bien nette, celle des peintures représentant des palais. De même que le palais A-fang des Ts'in, ou le palais Kan-ts'iuan des Han, le palais Kieou-tch'eng des T'ang est un de ceux qui, dans cette catégorie, ont été le plus souvent reproduits ; la tradition s'en est conservée longtemps après les T'ang ; nous savons que, au dixième siècle, Kouo Tchong-chou avait fait une peinture du palais Kieou-tch'eng et nous possédons les poésies que, à l'époque des Yuan, Wang Che-hi composa sur ce tableau.

On le voit, les renseignements groupés autour de cette œuvre sont assez abondants pour nous permettre de déterminer des caractères certains dans l'art de l'époque des T'ang. Il nous reste à les passer en revue d'une façon méthodique...

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Lu Tong-pin

Une autre des peintures qui figuraient à l'exposition du Musée Cernuschi va se présenter à nous, avec des caractères certains d'authenticité, comme appartenant à l'époque des T'ang. Elle représente une grande figure debout, dressée dans une allure superbe de calme et de grandeur.

Lu Tong-pin par T'eng Tch'ang-yeou. (IXe siècle). Édouard Chavannes et Raphaël Petrucci : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest, Bruxelles et Paris.
Lu Tong-pin par T'eng Tch'ang-yeou. (IXe siècle). Exposé par M. Worch.

Au sommet de cette peinture on a ajouté une notice ainsi conçue :

« Le tai-tchao T'eng dont l'appellation est Cheng-houa suivit Hi tsong lorsque celui-ci entra dans le pays de Chou (Tch'eng-tou fou dans la province de Sseu-tch'ouan). Les belles œuvres de sa calligraphie et de sa peinture ne se sont transmises que rarement dans le monde ; ce panneau en est un véritable vestige de tout premier ordre. Il est regrettable que la soie formant le fond soit endommagée ; mais, du moins, la personne même du tsou-che n'est aucunement endommagée ; apparemment les hommes divins l'ont protégée et cela n'est point un propos sans fondement.

Tch'ou-ki a écrit ceci en saluant. »

Cette notice nous apprend tout d'abord quel est le personnage représenté : c'est le tsou-che, c'est-à-dire le bienheureux Lu Tong-pin souvent désigné par cette dénomination de patriarche (tsou) et de maître (che). On voit aussitôt la parenté étroite qui existe entre cette peinture et celle que nous étudions ensuite ; dans l'un et l'autre cas, la représentation de Lu Tong-pin s'inspire d'une tradition identique.

Maintenant quel est l'auteur de cette notice ? Le nom de Tch'ou-ki pourrait être celui du fameux moine taoïste K'ieou Tch'ou-ki dont on connaît les relations amicales avec Tchinghiz Khan en 1219 et 1220. Assurément il n'y aurait rien de surprenant à ce qu'un moine taoïste se fût intéressé à un tableau représentant un des personnages les plus vénérés de sa religion ; nous conservons cependant des doutes sur cette attribution, car il nous paraît impossible que l'autographe remonte au XIIIe siècle.

Cette notice nous apprend que le peintre a pour nom de famille T'eng et qu'il accompagna l'empereur Hi tsong, de la dynastie des T'ang, lorsque en 881 celui-ci s'enfuit devant le rebelle Houang Tch'ao et se réfugia dans le Sseu-tch'ouan. — Quel crédit peut-on attribuer à ce renseignement qui ferait de cette œuvre un des plus anciens et des plus précieux monuments de la peinture chinoise ? N'y a-t-il pas lieu de supposer que, s'il y a eu effectivement une peinture analogue faite au neuvième siècle par un artiste dont le nom de famille était T'eng, celle-ci n'en est qu'une copie exécutée à une époque plus tardive ? Nous croyons, pour nous, que cette pièce est d'une authenticité absolue. En effet si l'on regarde attentivement les vestiges de l'inscription à droite du tableau, on voit que le dernier caractère est le mot pi qui signifie « pinceau » et, par suite, « a peint ». Le nom du peintre devait donc précéder immédiatement ce mot ; or, on peut encore discerner le caractère qui est au-dessus du mot [], c'est très certainement le caractère [] et ce caractère devra par conséquent terminer le nom du peintre. D'autre part, un passage de la biographie du fameux peintre Houang Ts'iuan qui vivait dans la première moitié du dixième siècle nous apprend que Houang Ts'iuan, originaire de Tch'eng-tou, capitale du Sseu-tch'ouan, étudia auprès des maîtres qui étaient venus en 881 dans cette province à la suite de Hi tsong ; parmi ces maîtres, on cite T'eng Tch'ang-yeou ; c'est évidemment celui-ci qui est l'auteur de notre tableau.

Le Kie tseu yuan houa tchouan, dans ses sections consacrées à la peinture des fleurs et des oiseaux, des plantes herbacées et des insectes, parle à plusieurs reprises de T'eng Tch'ang-yeou et lui attribue une place importante dans l'histoire de la peinture ; il le cite a côté de Tchong Yin, de Houang Ts'iuan et de ses fils Kiu-ts'ai et Kiu-pao. Il dit expressément que, « dans ses recherches relatives au pinceau et à l'encre, Tch'ang-yeou n'eut pas besoin de maître ». D'autre part, le Li tai houa che houei tchouan consacre une biographie à ce peintre (34e kiuen, p. 5 r°). Il est né à Wou (c'est-à-dire à Sou-tcheou fou), province de Kiang-nan. Il vécut sous le règne de l'empereur Hi-tsong et le Li tai houa che dit aussi qu'il suivit Hi tsong lorsqu'il alla dans le pays de Chou. Nous retrouvons de même, dans cette biographie, la phrase du Kie tseu yuan où il est dit qu'il travailla sans maîtres. Il peignit les fleurs, les oiseaux, les papillons et les plantes avec un caractère et une conception de la vie qui étonnèrent ses contemporains. Il fut surtout renommé par ses peintures de pruniers et d'oies sauvages. Son idéal était pur et fier. Il vécut plus de 85 ans. D'après le Li tai houa che, il est mentionné dans les ouvrages suivants : le Yi tcheou ming-houa, le Siuan ho houa p'ou, le Houa che, le T'ou houei pao kien, le Tou houa min k'ieou ki.

III. Partie supérieure du Lu Tong-pin par T'eng Tch'ang-yeou.Édouard Chavannes et Raphaël Petrucci : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest, Bruxelles et Paris.
Partie supérieure du Lu Tong-pin par T'eng Tch'ang-yeou.

Si l'on considère que T'eng Tch'ang-yeou est peu connu parce que ses œuvres sont fort rares, comme le dit la notice de Tch'ou-ki ; si, en outre, on remarque que son nom est à peu près entièrement effacé de l'inscription qui aurait pu nous le révéler, on conclura qu'une attribution aussi difficile à établir constitue une très grande preuve d'authenticité. Un copiste, qui aurait voulu faire passer son œuvre pour un tableau de maître, aurait sans aucun doute reproduit la signature d'une manière plus lisible.

Puisque nous admettons que cette pièce est authentique, nous devrons la considérer comme la plus ancienne figuration que nous connaissions de Lu Tong-pin ; ce bienheureux a vécu dans la seconde moitié du huitième siècle ; c'est moins de cent ans après sa mort que T'eng Tch'ang-yeou l'a représenté. Sous la forme que le peintre lui a donnée, Lu Tong-pin nous apparaît comme un homme ordinaire ; il n'a pas la figure conventionnelle qu'il a prise plus tard ; il n'a pas l'attribut qui le distingue dans le groupe des huit immortels auquel il n'a pas encore dû être agrégé.

Toutes ces considérations semblent donc bien établir que nous nous trouvons en présence d'une peinture de figure du IXe siècle. Comme pour la peinture de Li Tchao-tao, les caractères intrinsèques de l'œuvre confirment les données épigraphiques.

Nous n'avons aucune pièce de comparaison dont l'authenticité soit bien certaine et que nous puissions faire remonter aussi haut, car il s'agit ici non d'une peinture bouddhique mais d'une peinture taoïste. Cependant, nous possédons des estampages de pierres gravées sur des originaux de Wou Tao-tseu. Il est difficile, à travers ces interprétations imparfaites et tardives, de se faire une idée nette du style des T'ang dans la peinture de figure. Cependant si nous y retrouvons des éléments qui se relient d'une façon directe et qui confirment l'art et la technique d'une œuvre dont la date est déterminée par des éléments si précis, nous pouvons dire que la démonstration sera assez complète pour nous permettre de conclure en toute certitude.

L'un de nous a rapporté de sa mission dans la Chine septentrionale des estampages de pierres gravées au XIe et au XIIe siècle. La première de ces gravures sur pierre a été exécutée en 1095 d'après Wou Tao-tseu. Elle représente Confucius entouré de ses disciples. Elle évoque, dans le groupement et dans l'allure des figures, ce caractère d'autorité que nous révèle l'œuvre de T'eng Tch'ang-yeou. Une autre, gravée en 1118 d'après un original de Wou Tao-tseu, selon les uns, de Kou K'ai-tche, selon les autres, représente Confucius suivi de son disciple Yen-tseu. À comparer le Lu Tong-pin de T'eng Tch'ang-yeou au Confucius de la pierre gravée, on voit qu'il s'agit du même art. La gravure sur pierre nous a conservé dans les plis du vêtement, dans l'allure du geste, dans les traits du visage, des caractères assez proches de la peinture que nous avons sous les yeux. Tous les éléments d'information ou de comparaison nous donnent donc des preuves convergentes en faveur de l'authenticité de l'œuvre de T'eng Tch'ang-yeou. Nous pouvons dire, par conséquent, que nous possédons ici un exemple certain de ce qu'était la peinture de figure sous les T'ang.

Il présente d'autre part cet intérêt qu'il n'appartient pas à la peinture bouddhique. Il se rattache, au contraire, à cette conception que l'on avait des héros de l'antiquité ; il est purement chinois et laïque. À l'étudier de près, on voit qu'il nous révèle un idéal dont l'œuvre de Kou K'ai-tche était déjà une expression.

L'autorité, l'allure grandiose de la figure se retrouvent dans certains des personnages figurant parmi les scènes évoquées par Kou K'ai-tche. Mais il y a ici quelque chose de plus large et de plus grand. Le trait est plus robuste ; on voit que la réforme attribuée à Wou Tao-tseu a passé dans l'histoire et que l'influence de l'art bouddhique s'est exercée dans une certaine mesure. Car, si l'on n'y retrouve pas l'intervention de ce style étranger qu'il a apporté avec lui, du moins y sent-on quelque chose de sa façon de concevoir le divin. Il semble néanmoins que la tradition chinoise des grands hommes de l'antiquité, de ses personnages fabuleux et de ses génies, adoptée et continuée parallèlement aux représentations du panthéon bouddhique, ait conservé aussi, à côté des techniques et des formules révélées par celui-ci, les caractères de l'ancien art chinois. Cette séparation a été consciente et très affirmée, puisque, dans les classifications de l'époque des Ming, on retrouve encore à côté des catégories qui renferment les bouddhas, les bodhisattvas, les génies et les saints du bouddhisme, une catégorie spéciale qui comprend les représentations de l'empereur d'en haut, des rois, des princes et des grands personnages de l'antiquité. Sans doute, il serait aventuré de faire reposer sur une seule peinture toute une théorie relative à la résistance opposée aux influences bouddhiques par l'ancienne tradition ; au moins pouvons-nous constater que le dernier mot n'est pas dit encore sur cette histoire et qu'il ne faut pas, comme on l'a trop généralement fait jusqu'ici, attribuer à l'art bouddhique en Chine une importance exclusive.

Lu Tong pin. Peinture anonyme. (XIVe-XVe siècles). Coll. Goloubew. Édouard Chavannes et Raphaël Petrucci : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest, Bruxelles et Paris
Lu Tong pin. Peinture anonyme. (XIVe-XVe siècle). Collection Goloubew.

On voyait à l'exposition du Musée Cernuschi un autre tableau dont l'analogie avec le précédent était évidente. Dans sa partie supérieure, une inscription, à peu près intraduisible, contient une sorte de révélation que Lu Tong-pin aurait prononcée par le procédé magique que les Chinois appellent « faire descendre le pinceau » ; ce procédé, qui rappelle celui de nos tables tournantes et de nos esprits frappeurs, consiste à suspendre un pinceau, ou tout autre instrument pouvant écrire, au-dessus d'une feuille de papier ; quand l'âme à laquelle on s'adresse a été invoquée, le pinceau se meut sous l'influence d'un médium et trace sur le papier des caractères et des phrases qui passent pour être une manifestation surnaturelle. À la fin de l'inscription on lit la phrase suivante :

« Dans le monde de la loi, l'année ping-yin, le dernier mois de l'hiver, Chouen-yang-tseu, qui n'est autre que Tong-pin, a fait descendre son pinceau. »

Cette inscription ne nous apprend donc rien sur la date de la peinture. Nous ne pouvons par conséquent étudier ce tableau qu'au moyen d'une comparaison attentive avec l'œuvre précédente.

Au point de vue extérieur, on voit tout aussitôt que, si elle est traitée dans le même style, elle présente cependant des différences notables.

Lu Tong-pin ne nous apparaît plus ici sous l'aspect des grands législateurs de l'antiquité, tels que, d'après les textes, ils étaient représentés par les peintres, mais bien sous sa forme d'immortel, portant le long bâton, la besace et la gourde renfermant l'élixir de longue vie, ainsi que l'éventail magique qui pend à son poignet. Malgré qu'il soit vêtu de la même robe ample serrée à la ceinture par une cordelière bleue, il nous apparaît sous la forme légendaire et non plus, comme dans la peinture précédente, sous la forme historique.

D'autre part, si nous examinons la peinture au point de vue technique, à la place d'un trait ample et large, nous trouvons un trait mince, léger, qui décèle plutôt une époque postérieure et qui, par sa facture hésitante, fait penser à une copie ou à une interprétation d'après un modèle ancien.

Partie supérieure du Lu Tong-pin. Peinture anonyme. Édouard Chavannes et Raphaël Petrucci : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest, Bruxelles et Paris.
Partie supérieure du Lu Tong-pin. Peinture anonyme.

Cette impression se fortifie si l'on compare les deux peintures plus étroitement encore. Les replis marquant la saillie du ventre sous le mouvement des étoffes sont les mêmes dans les deux peintures ; la cordelière nouée autour de la ceinture est la même et comporte la même ordonnance ; le geste des bras est différent, mais les jambes ont le même mouvement. Si les pieds sont chaussés de sandales de paille dans la seconde peinture, ils sont dans la même position que ceux du personnage du premier tableau ; quant aux plis de la robe, ils sont exactement les mêmes. On compte un grand pli, suivi de trois autres, sur la jambe gauche ; un grand pli, en arrière de la retombée centrale de la robe, sur le pied droit, et, si l'on regarde l'une des deux photographies par transparence, de manière à orienter le personnage représenté dans le même sens, la ressemblance devient frappante, on peut donc assurer avec certitude que l'une de ces peintures dérive étroitement de l'autre ; elle en est une interprétation assez servile et, pour parler à la manière chinoise, une copie.

Cela ne veut point dire que la peinture de T'eng Tch'ang-yeou ait précisément servi de modèle à celle-ci. Elle peut dépendre elle-même d'un type traditionnel adopté sous les T'ang, répété avec des variantes plus ou moins accusées par divers peintres et dont la peinture que nous examinons ici dépendrait à son tour. Toujours est-il qu'une relation étroite s'établit de l'une à l'autre. La seconde interprète le type superbe de la première en y ajoutant des éléments légendaires plus tardifs. Par la nature du trait comme par les détails de la composition elle se situe donc à une époque postérieure. D'autre part, cette époque doit être assez rapprochée de l'époque des T'ang pour que le type régnant dans l'interprétation de Lu Tong-pin à ce moment ait été, malgré cette transformation, étroitement suivi. Cela concorde avec l'allure technique du trait qui rappelle des copies exécutées au temps des Song. Nous croyons donc qu'en attribuant à une période qui va du XIIIe au XIVe siècle et peut-être même au début du XVe la seconde représentation de Lu Tong-pin, nous tenons compte de tous les éléments qu'une critique avisée peut retenir. En somme, nous nous trouvons en présence d'une réplique tardive et d'une interprétation légendaire du type établi à l'époque des T'ang.

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L'aigle et le faucon

Une autre série de peintures vient se grouper autour de celles que nous venons d'étudier. Deux d'entre elles, représentant l'une un faucon, l'autre un aigle, ont été, sur la foi de la tradition, attribuées à Houei tsong. Toutes deux cependant présentent un caractère qui semble trop proche de l'influence des T'ang pour pouvoir être attribuées à la main impériale. D'autre part, leur technique, plus voisine de celle de Ts'ouei Po et de Wang Chen que de celle de Houei tsong, nous permet de les considérer comme l'œuvre d'un véritable maître.

La soie sur laquelle ces deux peintures sont exécutées est une soie à forte trame que les critiques chinois considèrent comme caractéristique de l'époque des T'ang du Sud. D'après les livres, Siu Hi (Xe siècle) employait encore presque exclusivement des soies de cette qualité. Ce serait donc une raison de situer ces peintures au début de la dynastie des Song, vers le XIe siècle. Si on les étudie de plus près, des considérations d'ordre purement esthétique viennent confirmer ce point de vue.





Le faucon blanc dressé sur un perchoir rouge a cette attitude hiératique, ce caractère étudié et précis de ce que, sous les Song, on appelait le style antique. La tête, avec son dessin brutal, a quelque chose de véritablement diabolique, et le plumage dessiné minutieusement, mais sans sécheresse, peut nous donner une idée de ce qu'était cette technique à laquelle se rattache encore dans une certaine mesure Wang Chen et que Ts'ouei Po devait réformer.

L'aigle blanc est d'un art si proche de la peinture précédente que l'on est porté à y voir la même main. Il est inutile d'insister sur le caractère véritablement impérial de l'oiseau dont la forme robuste est pleine, malgré le repos, d'autorité et de violence. Le caractère féroce du rapace est aussi défini sans ménagements dans la tête où le regard aigu met une expression plus accusée encore. Les ailes se replient, les pattes s'agrippent de manière à évoquer une vigueur singulière. Le plumage traité dans la manière que nous avons caractérisée plus haut a, malheureusement, été abîmé par places sous l'action de l'humidité. — En haut, un grand cachet rouge... nous montre que cette peinture a fait partie des collections impériales des Song. Par sa valeur esthétique, elle était digne d'y figurer...


On constate dans ces deux peintures l'affirmation d'un style vigoureux sur lequel se marque assez puissamment l'influence de l'art des T'ang ; on pourrait donc être tenté de les reporter à une période légèrement antérieure à celle de Ts'ouei Po et de Wang Chen. Nous croyons cependant plus prudent, dans l'état actuel de nos connaissances, de les grouper autour des œuvres datées dont elles se rapprochent et de les considérer comme appartenant à une période qui comprend les dernières années du XIe siècle.

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Li T'ie-kouai et Lan Ts'ai-ho par Fou Wen (XVIIIe siècle)

Li T'ie-kouai et Lan Ts'ai-ho par Fou Wen (XVIIIe siècle). Édouard Chavannes et Raphaël Petrucci : La peinture chinoise au musée Cernuschi en 1912. Ars Asiatica I, Van Oest, Bruxelles et Paris.
Li T'ie-kouai et Lan Ts'ai-ho par Fou Wen (XVIIIe siècle).

Enfin, la dernière peinture à laquelle nous nous attacherons nous met en présence d'une technique qui excita l'admiration en Chine, et qui, à défaut de grandes qualités artistiques, constitue un tour de force. C'est un panneau qui faisait vraisemblablement partie d'une série de quatre peintures représentant deux par deux les huit immortels. Nous avons ici Li T'ie-kouai avec sa béquille de fer et Lan Ts'ai-no dont l'attribut est un panier de fleurs. Le peintre qui se nomme Fou Wen avait pour appellation K'ai-t'ing ; il était originaire des environs de la montagne Lu ou Yi-wou-lu, dans le sud-ouest de la province mandchoue de Cheng-kin ; il vivait au dix-huitième siècle ; il est connu pour ses peintures exécutées non avec le pinceau, mais avec le doigt ; il avait, dans cette spécialité, pris pour modèle Kao K'i-p'e.

À gauche et en haut de la peinture on lit : « Peint au doigt par Fou Wen, l'observateur des dhûta, K'ai, de la montagne Lu ». La montagne Lu est le lieu d'origine de Fou-wen ; K'ai est l'abréviation de l'appellation K'ai-t'ing ; enfin le terme t'eou-t'o désigne les bouddhistes qui, sans être entrés dans les ordres, s'astreignent à pratiquer les douze observances appelées dhûta.

Le Musée du Louvre possède, dans le fonds qui lui a été procuré par M. Pelliot, un tableau de Fou Wen, exécuté d'après le même procédé et représentant un homme qui joue de la pierre sonore.

La peinture au doigt était exécutée, à l'époque des Ts'ing, sur ce papier que beaucoup de peintres ont préféré, à ce moment, à tout autre et qui a la faculté de boire l'encre ou la couleur étendue d'eau, à mesure qu'elle est posée. Nous avons vu que le résultat en est un aspect mou et baveux du trait ; il perd cette belle vigueur, cette précision que les anciens maîtres avaient tant recherchées. Dans la peinture au doigt le défaut est plus accusé encore. Le dessin peut ne pas manquer d'un certain esprit ; une habileté indiscutable peut se manifester : ce sont des virtuosités inutiles et qui éloignent du domaine de l'art. Leur prédominance montre que, malgré tout, des éléments profonds de décadence se faisaient jour.


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