Paul Pelliot (1878-1945)
LA SECTE DU LOTUS BLANC ET LA SECTE DU NUAGE BLANC
Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, Paris, III, 1903, p. 304-317, et IV, 1904, p. 436-440.
- "La secte du Lotus blanc (Po-lien-kiao) est surtout célèbre pour avoir agité la Chine à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe siècle, sous l'empereur Kia-k'ing, dont ses affiliés envahirent le palais le 18 juillet 1813 ; mais son histoire antérieure est restée jusqu'à ces derniers temps presque inconnue."
- "La secte du Nuage blanc est bien loin d'avoir laissé dans l'histoire une trace aussi marquée que la secte du Lotus blanc."
-
"Il me semble que des informations, si maigres encore soient-elles, que j'ai groupées dans ces notes, nous pouvons tirer dès maintenant ces conclusions
:
1° La secte hérétique du Lotus blanc a été fondée peu avant 1133 par un bonze nommé Mao Tseu-yuan ;
2° La secte du Nuage blanc a été fondée peu avant 1108 par un bonze nommé K'ong Ts'ing-kio qui habitait Hang-tcheou ; elle a été rénovée vers 1202 par Chen Tche-yuan. Le champ d'action de la secte paraît toujours avoir été de préférence le Tchö-kiang et le Kiang-nan ;
3° Les deux sectes sont d'origine bouddhique et paraissent beaucoup plus pures d'éléments taoïstes que ne le seront les sectes des siècles suivants.
4° Toutes deux ont duré et prospéré sous les Song et sous les Yuan."
Extrait : La secte du Lotus blanc
Feuilleter
Lire aussi
La secte du Lotus blanc (Po-lien-kiao) est surtout célèbre pour avoir agité la Chine à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe
siècle, sous l'empereur Kia-k'ing, dont ses affiliés envahirent le palais le 18 juillet 1813 ; mais son histoire antérieure est restée jusqu'à ces derniers temps presque inconnue. Wylie avait
fait remarquer que les adeptes du Lotus blanc sont nommément désignés par un article du code de la dynastie actuelle, mais s'en était tenu là, et, à sa suite, M. Cordier hésitait encore en 1901 à
faire remonter l'origine de la secte au-delà du XVIIe siècle. Cependant le doute n'est plus permis. Non seulement en effet les prescriptions du code actuel sont ici copiées sur celles du code des
Ming, ce qui implique l'existence de la secte sous les Ming, mais dès 1894-1895, M. W. Stanton, sans citer ses sources il est vrai, a conté ce qu'on sait du rôle que joua la secte du Lotus blanc
lors de la chute des Yuan et de l'avènement des Ming (XIVe siècle). M. Giles a fait allusion à ces mêmes événements dans son Biographical Dictionary (n° 620) et dans son Glossary of
reference. Enfin un texte signalé par Devéria en 1897 prouve péremptoirement l'existence de la secte au XIIIe siècle. Mais, pour remonter au-delà, on était réduit à des renseignements
contradictoire de M. Giles. Dans son Glossary of reference, M. Giles dit qu'une société du Lotus blanc fut fondée au IIe siècle par le taoïste Lieou Yi-min, et il répète cette
information dans son Biographical Dictionary (n° 1316), mais en ajoutant que Lieou Yi-min eut pour compagnon Houei-yuan ; or Houei-yuan vivait au IVe et au début du Ve siècle (n° 882) ;
les deux dates sont inconciliables. M. De Groot vient de reprendre et de préciser ce qu'on sait sur la secte du Lotus blanc dans le premier volume, seul paru jusqu'ici, de son ouvrage intitulé
Sectarianism and religious persecution in China. Par contre, sur la secte du Nuage blanc, il n'a rien trouvé, sauf que son existence est prouvée au XIIIe siècle par un texte qu'a cité
Devéria et qu'elle est condamnée dans le code des deux dernières dynasties. Il ne saurait s'agir de refaire ici le travail de M. De Groot ; mais on a encore réuni si peu de documents sur le sujet
que je crois intéressant de signaler quelques textes nouveaux ; ils sont parfois obscurs : je les traduis au mieux, en attendant que des informations plus complètes viennent rectifier ce que ces
notes ont de tout provisoire et d'insuffisant.
De Groot a donné quelques renseignements sur Houei-yuan d'après un petit livre anonyme, intitulé Lien chö kao hien tchouan, et qu'on date généralement du Ve siècle. Mais il semble que,
pour M. De Groot, l'acte de fondation de Houei-yuan reste dans l'histoire un fait isolé, après lequel plusieurs siècles se passent sans que nous sachions rien des destinées ultérieures de son
association. C'est même ce silence supposé qui a permis à M. De Groot de rattacher hypothétiquement cette association du Lotus blanc à la fameuse société secrète que l'on trouve plus tard sous ce
nom.
La réalité est tout autre. Houei-yuan, de son nom de famille Kia, naquit en 334 à Leou-fan, qui correspond à l'actuel Tai-tcheou dans le Nord du
Chan-si, alors gouverné par la famille turque des Che. À onze ans, Houei-yuan suivait au Ho-nan un sien oncle maternel du nom de famille de Ling-kou ; il y étudia avec ardeur les livres du
confucéisme et du taoïsme. À vingt ans, il voulut passer au sud du fleuve Bleu pour étudier sous Fan Siuan. Les troubles qui suivirent la mort de Che Hou (363) l'en empêchèrent. Il se rendit
alors auprès du célèbre bonze Tao-ngan, qui lui expliqua le Prajñāpāramitāsūtra. Ce fut l'occasion de sa conversion, et a son tour il eut des disciples. Quand Tao-ngan se rendit à Siang-yang au
Hou-pei, il l'y accompagna, mais de crainte de tomber entre les mains de Fou P'ei, les deux maîtres se séparèrent, chacun emmenant ses disciples. Houei-yuan s'établit d'abord au Chang-ming-sseu
de King-tcheou, puis résolut d'aller avec son ami Houei-yong vivre en ermite au mont Lo-feou du Kouang-tong. En 381, les deux compagnons arrivèrent au Lou-chan, à la limite des préfectures
actuelles de Kieou-kiang et de Nan-k'ang, dans le Kiang-si. C'était un lieu déjà célèbre ; jadis Sseu-ma Ts'ien était monté sur le Lou-chan pour voir les neuf fleuves du Tribut de Yu. La solitude
et le pittoresque de cette région montagneuse les séduisirent ; chacun se choisit une retraite. En 386, le gouverneur de la province bâtit pour eux un temple. Les visiteurs affluèrent ; on en
compta jusqu'à 3.000 ; le maître avait 123 disciples ; parmi eux, il en choisit 17 qu'il s'adjoignit pour fonder par serment la communauté du Lotus blanc (Po-lien-chö). Parmi les
dix-sept élus, se trouvent un ancien brahmane du Kipin appelé Buddhayaças et un Çākya de Kapilavasta du nom de Buddhabhadra : tous deux ont traduit divers ouvrages qui figurent encore au
Tripiṭaka. Le texte du vœu qu'ils prononcèrent avait été rédigé par l'un d'eux, très bon lettré, Lieou Tch'eng-tche, et la cérémonie eut lieu devant l'image d'Amitāyus. Ce dernier fait
n'est pas indifférent ; c'est en effet cette communauté du Lotus blanc fondée par Houei-yuan qui, gagnant de proche en proche, finit par rendre populaire en Chine le culte d'Amitāyus ; c'est elle
qui a répandu la doctrine de la Terre pure (Tsing-t'ou) ou de la Sukhavati occidentale. Son fondateur mourut en 416, et l'empereur Ngan accorda au défunt les titres posthumes de Vénérable des
monts Lou, Ministre de la cour des banquets, Maître de la communauté du Lotus blanc ; en 848, 939, 978, 1166, de nouveaux honneurs lui furent conférés. L'école eut sept patriarches. Elle a joué
un grand rôle dans le bouddhisme chinois sous son nom de « Doctrine du Lotus », ou sous celui de secte de la Terre pure ; jamais le lien qui la rattachait à Houei-yuan n'a été méconnu par elle.
Son histoire se trouve entre autres au chap. Fo tsou t'ong ki, et dans le Lou chan lien tsong pao kien composé par l'un des moines de la secte, nommé P'ou-tou, qui présenta son
livre à l'empereur en 1308. La secte a toujours été orthodoxe, et il n'y a de commun que le nom entre elle et l'autre secte, hérétique celle-là, qui se réclame aussi du Lotus blanc.
Après ce texte du Ve siècle, M. De Groot cite un passage du Fo tsou t'ong ki, selon lequel, en 1042, le bonze Pen-jou, secondé par un gendre de l'empereur nommé Li Tsouen-hiu et par le
ministre Tchang Tö-siang, duc de Siun, fonde une communauté du Lotus blanc (Po-lien-chö). La biographie de Li Tsouen-hiu se trouve au chapitre 464 de l'Histoire des Song, et
celle de Tchang Tö-siang au chapitre 311. Il n'y est pas question de l'association du Lotus blanc, mais d'autre part il y est dit que Li Tsouen-hiu était un bouddhiste fervent, et le Fo tsou
t'ong ki (k. 45, p. 105) nous apprend que Tchang Tö-siang fut chargé en 1043 de diriger le bureau de traduction des sūtras. Jusqu'à preuve du contraire, je crois donc que l'association du
Lotus blanc fondée par ces deux hauts dignitaires n'avait rien d'hérétique au point de vue du bouddhisme et que ce n'est encore pas elle que visent les articles du code.
À quel moment faut-il donc faire remonter l'origine de la secte du Lotus blanc qui s'attira la réprobation non seulement des pouvoirs confucéens, mais aussi du
bouddhisme orthodoxe ? Le Fo tsou t'ong ki me paraît donner une solution satisfaisante. À la fin du chapitre 54 de sa compilation, Tche-p'an a inséré trois paragraphes sur les «
associations hérétiques qui rendent un culte aux démons »; ils sont consacrés l'un aux Mo-ni, un autre aux Végétariens du Nuage blanc (Po-yun-lai), le troisième aux Végétariens du Lotus
(Po-yun-ts'ai), et à leur suite vient une note du (bonze de) Leang-tchou, Tsong-kien :
« Ces trois sectes prennent toutes faussement le nom du bouddhisme pour tromper le vulgaire ; de même dans les cinq éléments il y a
des vapeurs toxiques. Les Mo-ni trompent encore le peuple sur les Trois montagnes. Quant au Lotus blanc et au Nuage blanc, ils ont des adeptes partout. En général, ils ne font cas ni des aliments
forts ni des boissons fermentées ; aussi sont-ils facilement satisfaits. Ils ne tuent pas ce qui a vie ; aussi approchent-ils de la pratique du bien. Le peuple stupide n'a pas de discernement et
se précipite joyeusement vers eux. Aussi, sans faire de propagande, ces sectes prospèrent-elles d'elles-mêmes. Il n'est pas jusqu'aux belles femmes de noble maison que des filles démoniaques
n'attirent à entrer dans leurs assemblées. Ils parlent de renoncement au péché, d'invocation au Buddha ; mais en réalité ils se livrent à la débauche. Aussi les personnes de bonne condition qui
ont quelque expérience doivent-elles sévèrement condamner (ces pratiques). »
Cette fois, il n'y a aucun doute qu'il s'agisse bien réellement de la secte hérétique du Lotus blanc. Des trois paragraphes
auxquels s'applique la note de Tsong-k'ai, celui sur les Mo-ni ne dit rien qui n'ait été précédemment utilisé par MM. Chavannes et Devéria ; nous reviendrons tout à l'heure à la secte du Nuage
blanc ; voici ce qui est dit du Lotus blanc :
« Pour ce qui est des végétariens du Lotus blanc, au commencement de la période chao-hing (1131-1162) de l'empereur
Kao-tsong, Mao Tseu-yuan du temple de Yen-siang de la commanderie de Wou, imitant (l'école de) T'ien-t'ai, fit une image où il mettait en harmonie les quatre terres, et un texte de salutation et
de résolution matinales. Sa gāthā était de quatre vers, et on répétait cinq fois l'invocation au Buddha. Il exhortait les hommes et les femmes à mener la vie de pureté, et ses préceptes faisaient
de la protection des vivants la piété suprême. Il s'intitula le Maître-guide du Lotus blanc. Il eut affaire aux autorités parce qu'il servait les démons, et on le bannit à Kiang-tcheou. Ses
disciples répandirent eux-mêmes son enseignement, qui jusqu'à présent est florissant.
Dans le même ouvrage, ce paragraphe est donné en termes à peu près identiques sous l'année 1133 (k. 47, p. 116 v°) :
« Pour ce qui est de Mao Tseu-yuan, bonze du temple de Yen-siang dans la commanderie de Wou, il étudia d'abord sous un maître de la
loi de Brahma. Imitant l'école de (T'ien)-t'ai, il fit une image où il mettait en harmonie les quatre terres et un texte de salutation et de résolution matinales. Sa gāthā était de quatre vers,
et on répétait cinq fois l'invocation au Buddha. Il exhortait les hommes et les femmes à mener ensemble la vie de pureté. Lui-même s'intitulait le Maître-guide du Lotus blanc. Il recevait assis
les hommages des fidèles. (Ses fidèles) s'abstenaient d'oignons et de lait, ne tuaient pas, et ne buvaient pas de vin. C'est ce qu'on appelait la (doctrine) végétarienne du Lotus blanc. Recevoir
sa doctrine perverse était qualifié de « transmettre la loi » ; se livrer avec lui à des actes impurs était qualifié de « loi du Buddha ». Quand il les rencontrait, il traitait les bonzes avec
arrogance, et les autres hommes avec mépris, sans la moindre retenue. Les maris stupides, les femmes stupides se laissaient attirer et séduire les uns par les autres. Les bourgs et les villages
se plaisaient à ses impostures. Il eut maille à partir avec les autorités, et fut jugé coupable de rendre un culte aux démons. On le bannit à Kiang-tcheou. Mais le reste de sa bande imita ses
pratiques, qui jusqu'à présent sont florissantes. (Tiré du Che men tcheng t'ong).
Outre les quelques détails supplémentaires que fournit ce texte, il nous apprend d'où Tche-p'an tire ici ses renseignements. Le
Che men tcheng t'ong a été compilé en 1208-1224 par Wou K'o-ki, originaire de P'ou-kiang au Tchö-kiang. On voit par là que la secte du Lotus blanc prospérait au début du XIIIe
siècle.
À la suite de ce texte, Tche-p'an donne comme une sorte de commentaire les réflexions suivantes:
« Hélas ! Des choses d'ici-bas, il n'en est pas qui n'ait ses défauts. Il y a pour régner sur le monde des Yu et des T'ang, mais
aussi des Kie et des Tcheou. Il y a pour administrer le monde des Tcheou(-kong) et des (ducs de) Chao, mais il y a aussi des (Li) Sseu et des (Wang) Mang. Le taoïsme est né avec Lao-tseu et
Tchouang(-tseu) ; cependant il a eu (Tchao) Kouei-tchen et (Lin) Ling-sou ; le bouddhisme est né avec le Çākya ; cependant il a eu (K'ong) Ts'ing-kio et (Mao) Tseu-yuan. Que l'on croie à l'une
quelconque des trois religions, chacune a ses défauts. Quand (Mao Tseu-yuan) parle de la figure des quatre terres, il plagie les paroles fondamentales de l'école de (T'ien)-t'ai, et y ajoute
diverses stances ; toutes sont en style vulgaire. Pour ce qui est de sa formule de résolution matinale, il a résumé en un seul principe les sept résolutions de Tseu-yuan ; mais on ne sait comment
il s'y prend dans la pratique. Ses stances se psalmodient en quatre vers ; elles ressemblent donc aux chants de bûcherons. Ses invocations au Buddha sont répétées cinq fois, mais en quoi se
rattachent-elles aux dix invocations ? Il prend le nom du Lotus blanc, pour s'appuyer par imposture sur le patriarche ; il s'appelle Maître-guide et usurpe ainsi le même rang qu'occupe le Buddha.
Il parle faussement de la conduite pure et ne mène qu'une vie de débauches. Son inconduite, sa perversité, comment pourrait-on les dire jusqu'au bout ? Hélas ! »
Enfin sous les Yuan, il est question de la secte du Lotus blanc, et à côté d'elle de celle du Nuage blanc, à la fin de la
biographie du bonze tibétain Phags-pa (Yuan che, k. 202, p. 4) :
« Les temples de l'empire dépendent du siuan-tcheng-yuan de la capitale et des provinces. L'école du dhyāna, l'école des sūtras,
l'école du vinaya s'en tiennent chacune fermement à leur rôle. Il n'y a que ce qu'on appelle l'école du Nuage blanc et l'école du Lotus blanc qui parfois aussi poursuivent passablement
d'avantages illicites. »
Voilà les données encore bien pauvres que je puis fournir sur l'histoire ancienne de la secte du Lotus blanc. Elles suffisent du
moins, à mon avis, pour établir avec les plus grandes chances de vérité que la secte hérétique du Lotus blanc a été fondée peu avant 1133 par un bonze appelé Mao Tseu-yuan. Si elle porte le même
nom que l'ancienne école du Lotus fondée au VIe siècle par Houei-yuan, c'est que Mao Tseu-yuan voyait sans doute, à se couvrir de cette appellation populaire et respectée, un élément de succès
pour sa doctrine, et pour lui-même un espoir de sécurité.