Dr Aimé-François Legendre (1867-1951)

Le far-west chinois
DEUX ANNÉES AU SETCHOUEN

Récit de voyage. Étude géographique, sociale et économique


Éditions Kailash, 1993, 430 pages. Édition originale Librairie Plon, Paris, 1905.

  • Préface : Envoyé en mission médicale au Setchouen (Chine occidentale), en 1902, par le ministère des Affaires étrangères, notre pays put obtenir du vice-roi Tsen, sous le consulat de M. Bons d’Anty, la création d’une école de médecine où s’instruisent, à l’heure actuelle, de nombreux lettrés chinois.
    Je fus accompagné par ma femme pendant tout ce long voyage de la côte à Tchen-Tou, capitale de la province (située à 3.200 kilomètres de Shanghaï), et elle séjourna, deux années durant, dans cette ville, jouant un rôle utile par les relations qu’elle sut se créer dans les familles de mandarins.

    Ce long séjour au fond de la Chine, en contact journalier avec toutes les classes de la société, depuis le coolie, l’artisan jusqu’au haut mandarin, m’a permis d’observer tout à mon aise et d’autant mieux que les étudiants de dix-huit à vingt-cinq ans que j’avais à instruire ne pouvaient manquer de laisser voir clairement, comme toute jeunesse, les qualités et défauts de leur race.

    Les impressions que je communiquerai dans le cours de cet ouvrage ne seront donc point celles d’un "passant", d’un voyageur dans l’obligation de se hâter de voir, de se hâter de conclure. Cependant, je dois avouer que le Chinois est un être qui se révèle très lentement, et que de nombreuses années d’étude sont peut-être nécessaires pour le dépouiller de toute "façade", le mettre bien à nu. Cette restriction n’a, toutefois, rien d’absolu, tout dépendant des conditions où l’on se trouve placé et des moyens d’observation dont on disposebr/>

    Ce livre se divise en quatre parties. La première traite de la montée du Yang-Tsé et du voyage de Tchong-King à Tchentou, à travers une contrée merveilleuse de splendeur et de beauté depuis Itchang, d’irrésistible attraction.
    La deuxième partie est consacrée au Setchouen occidental, à la région alpestre ; elle explique ce qu’est le sol, les habitants, décrit les mœurs des races aborigènes, si intéressantes.
    La troisième partie traite de la civilisation chinoise, de la famille, des classes sociales, de leur culture générale, des arts et de l’industrie, de l’agriculture, etc.
    La quatrième partie décrit les races du Setchouen, si éloignées du vrai Chinois, les productions du sol et du sous-sol, du sol si fécond, du sous-sol si riche, laissant voir à la fin toutes les réalisations possibles dans l’ordre commercial et industriel. .

Extraits : Introduction - Merveilles - Les non-mandarins
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Introduction 

(extraits)

Ce récit de voyage n’est qu’un prétexte pour vous entretenir du très vieil empire, de la Chine ; car il est important qu’on en parle, que tous ceux qui pensent et ont quelque souci des destinées de leur pays se pénètrent bien de cette idée qu’il existe là-bas, très loin, des humanités grouillantes, aussi vieilles que le monde, d’une belle civilisation, avec lesquelles il faudra de plus en plus compter, qui se mêleront de plus en plus à notre vie nationale, par l’augmentation constante des points de contact qu’engendrent les nécessités actuelles, tant politiques qu’économiques.
Nous avons d’autant moins le droit de nous désintéresser des faits et gestes de la Chine, que nous sommes ses voisins, que nous avons édifié à ses portes mêmes tout un vaste empire, qui subira fatalement le contrecoup de ses convulsions à elle.
D’ailleurs, elle nous appelle, sollicite notre attention de mille façons. On ne saurait croire, quand on ne l’a pas subie, quelle attirance puissante exerce sur tous ceux qui l’approchent, qui foulent son sol, cette contrée dont il est tant parlé et qu’on connaît si peu : c’est son immensité, sa civilisation vieille comme le monde, son grouillement de peuples, la majesté de ses fleuves et de ses montagnes, l’infini de ses plaines, et aussi sa fécondité, la multiplicité de ses produits.
Quand elle vous a pris, cette Chine, elle vous tient désormais, vous possédera pour longtemps ; car elle est bien, à l’heure actuelle, la grande arène mondiale, le merveilleux champ où toute activité peut se déployer, où tout effort sera fructueux. Même son peuple, si différent, si éloigné du nôtre à l’observateur superficiel, devient vite intéressant pour qui veut se donner la peine de l’étudier, de le comprendre.

Le fils de Han appartient à une race dont la puissante intelligence a créé et consolidé le plus vaste empire du monde, le maintenant intact depuis des milliers d’années. Ninive et Babylone, Athènes et Rome n’eurent vraiment que des royautés éphémères, si on les compare à la prestigieuse durée du grand œuvre édifié par les conquérants chinois. ..

...Le Chinois est, en effet, le dernier des peuples pouvant se résigner à une obéissance passive, à une mise en demeure brutale que n’étayent point de solides raisons étudiées et discutées à l’avance. L’ouvrier, le coolie même n’admettent point, comme dans nos sociétés si près de la perfection, à notre sens, n’admettent point, dis-je, l’ordre péremptoire, sans explication préalable, qui n’a d’autre valeur que son caractère impératif. Ces gens n’entendent point être considérés comme des machines, exigent de l’employeur certaines suggestions qui font d’eux leurs coopérants et non de simples agents manuels ignorant la fin demandée. Dans tous les actes de leur vie sociale, même les plus insignifiants, les fils de Han pratiquent le Chang liang, c’est-à-dire la délibération ; et, pour exprimer certaines façons d’agir de beaucoup d’Européens, traduire une manière d’être qui les déroute, ils disent de nous, à notre honte : "Pou hsin kiang li, hsin ta — leur règle est de frapper, non de parler raison".

La grande erreur de la race blanche est de penser que sa civilisation, sa puissance créatrice, ses machines s’imposent d’elles-mêmes, éblouissent les autres races, ouvrent tous les horizons, dissipent toutes les ténèbres. C’est une grave illusion, d’autant plus tenace et dangereuse qu’elle flatte notre orgueil, incommensurable comme celui du Chinois.

Si l’on veut, en effet, se replier sur soi-même, songer un seul instant à l’importance des événements qui s’y passent, à l’heure actuelle, on est obligé de constater que le centre de gravité mondiale se déplace désormais qu’il n’est plus dans la Méditerranée et l’Atlantique, mais bien dans la mer Jaune. La Chine vraiment devient le centre d’attraction de l’univers organisé, le but fascinant vers lequel tous les grands peuples se hâtent fébrilement. Le moment est, en vérité, solennel : nous sommes bien à un tournant de l’histoire, mais le struggle for life entre nations ne fut et ne sera jamais plus âpre qu’à cette phase de la vie des empires. La lutte est commencée et, si ardentes sont les compétitions pour la domination de cet immense marché, le plus vaste et le plus riche du monde, qu’elle va se développer formidable, sans trêve ni recul. Et tant pis pour la nation qui tout de suite ne prendra pas position dans cette grande bataille politique et économique, dans quelques années, il sera trop tard.

Pensons donc à la Chine obstinément et gardons pour elle le meilleur de notre énergie expansive ; car elle est l’avenir. Et si elle est déjà le grand champ de bataille où s’engagent des luttes de toute sorte, n’est-ce point chez elle et pour elle que l’humanité se débattra un jour, dans une des crises les plus violentes qui aient jamais secoué le monde.

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Merveilles



Merveilles du paysage, médiocrité des illustrations...
Merveilles du paysage, médiocrité des illustrations...

Installé au consulat de Tchong-King, en attendant mon départ pour Tchentou, j’ai tout le temps de jeter un coup d’œil rétrospectif sur notre traversée du Yang-Tsé et d’en apprécier, en toute tranquillité, les phases diverses, intéressantes ou ennuyeuses.
L’impression dominante est que nulle part au monde voyage plus attrayant, plus émouvant, et aussi plus instructif ne peut être accompli. Il dura pour nous trente-trois jours, mais pas une seule heure l’intérêt ne languit, pas un seul instant l’attention cessa d’être sollicitée vers un but déterminé : aspect du fleuve, paysages des rives, navigation de la jonque et ses tribulations dans les rapides, étude du marinier, du haleur du Ta-Kiang.
Pendant ces trente-trois jours, ce fut un défilé ininterrompu des plus beaux spectacles naturels, riants ou sévères, gracieux ou majestueux, souvent grandioses, terribles quelquefois à donner le frisson. C’était un changement perpétuel : si un soir on s’amarrait dans une gorge, au pied d’un énorme bloc rocheux, formidable étai de soutènement d’une haute muraille, le lendemain c’était sur une plage ou dans une baie tranquille, avec des coteaux qu’égayait la verdure des bambous et des cultures. Et quelle paix à pareil moment, dans la beauté des couchers de soleil, quelle joie de vivre dans cet isolement où rien ne venait troubler la pensée, la distraire de son effort, inquiéter l’âme dans la contemplation de la sublime nature !
Celui qui n’a pas vu le haut Yang-Tsé, la sauvage splendeur de ses gorges, le bouillonnement de ses rapides, la tranquille beauté de sa large nappe, en dehors des passages rétrécis ; qui n’a vu ses coteaux violacés, les sentiers de chèvres où courent les haleurs, sur l’extrême limite de vertigineux précipices ; qui n’a considéré, du haut de ces corniches, les grandes jonques, la voile battant le long du mât, glissant sur les eaux à la cadence des rames et de la barcarolle, mélopée plaintive qu’entonnent les nautoniers ; qui ne les a vues, ces jonques, au passage des rapides, se débattant dans la fureur des remous et des courants, n’a rien vu, ou plutôt n’a jamais admiré pareil ensemble d’émouvants tableaux.
C’est le voyage où le peintre et le poète, le penseur et le philosophe, ou encore le simple amoureux de la nature, trouveront mille satisfactions dans la réalisation de rêves entrevus, de la découverte espérée, dans l’éclosion d’aperçus nouveaux, la rencontre de problèmes insoupçonnés.
Et dans un ordre d’idées plus terre à terre, il n’est pas inutile de faire connaître combien facile est cette longue excursion, ce merveilleux pique-nique. J’ai décrit déjà la jonque avec son installation rudimentaire, mais non dénuée de confortable, où le nécessaire, au moins, est largement assuré. C’est un bateau-maison (house boat des Anglais) que l’on possède, et libre à vous d’y placer un lit moelleux, un rocking chair, ou le fauteuil de vos goûts. Si vous êtes un simple amateur de voyages, un sybarite, sans autre préoccupation que de voir des paysages non catalogués pour touristes, vous pourrez, de votre lit ou de votre chaise, jouir des plus merveilleux spectacles qu’il soit donné à l’homme de contempler, assister aux plus étranges, aux plus curieuses scènes qu’il soit possible de rêver.
Mais si vous aimez le sport, le footing, vous aurez les plus belles occasions de vertigineuses escalades, comme celles de la marche la plus paisible sur un joli sentier. Vous n’êtes pas condamné à rester, comme sur mer, nuit et jour sur votre bateau ; une jonque, sur le Yang-Tsé, a infiniment plus d’agréments. Le matin au réveil, si la promenade vous tente, vous descendez à terre et trouvez, sauf dans les gorges, une berge, un terrain praticable ; sitôt fatigué de grimper ou d’arpenter une piste de haleurs, faites un signe et vous retrouvez quelques minutes après votre home, vos objets familiers. L’après-midi, si vous aimez la tranquillité des longues digestions, dans la lecture d’un livre favori, ou qu’un travail plus sérieux vous attache à la jonque, la nouvelle promenade n’aura lieu que dans les dernières heures du jour : elle durera jusqu’à la rencontre du kwatze au mouillage. Et le soir, ce sera la paix assurée, la tranquillité dans la lecture ; puis, le sommeil profond, dans une anse, au pied d’un rocher pittoresque, à l’abri des courants et des tourbillons.
Le problème de l’alimentation est aussi facilement résolu : Shanghaï nous a fourni les conserves et denrées les plus variées, mais si vous préférez un régime plus simple, fruits et légumes, volailles de toute espèce, vous les aurez si votre cuisinier est prévoyant, connaît les ressources de certaines escales.
Vous le voyez, les jours couleront rapides. Heureux. Et quand la grande jonque, lourde et maladroite, qui tant de fois se débattit dans les tan, atteindra le port, il vous semblera que ce voyage est commencé d’hier, qu’il doit continuer, que Tchong-King et Sui-Fou sont trop rapprochés d’Itchang, qu’il faut aller toujours plus haut, vers les vertigineuses montagnes, dont les neiges enfantèrent pareille merveille liquide.
Et quand, plus tard, vous vous remémorerez cette montée du Yang-Tsé, que des radieux ou sinistres paysages du grand fleuve repasseront devant vos yeux, que vous goûterez à nouveau, par le souvenir, ces heures des beaux soirs où tant de quiétude se mêlait à tant d’étrangeté, votre premier sentiment sera de vouloir revivre cette phase de votre existence, de la recommencer le plus tôt possible. Et l’intérêt que vous attacherez sera plus grand encore que la première fois, la jouissance de tels moments plus aiguë. C’est qu’on saisira mieux la délicate beauté ou la sévérité grandiose des spectacles déjà vus ; et ce haleur si curieux, ce Chinois si intéressant, on les comprendra plus vite, on analysera plus à fond leur mentalité.
Combien prenante, accaparante est cette Chine, cette vallée du Yang-Tsé et combien étroits sont nos horizons comparés à d’autres, où un si bel avenir se révèle ! Heureux les peuples qui sauront prévoir !

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Les non-mandarins

...Je ne m’appesantirai pas davantage sur la classe des lettrés je dirai maintenant quelques mots du marchand et de l’ouvrier.
[c.a. : mais comment abréger ce paragraphe ?]

À aucun moment, un représentant de la caste des marchands, quelque riche et instruit qu’il soit, ne peut prétendre à détenir quelque parcelle d’autorité ; son influence sur le gouvernement, sur la marche des affaires publiques est nulle. La fortune cependant peut lui créer une certaine indépendance et lui permettre d’exercer une action modératrice, quand il le juge nécessaire, sur l’arbitraire mandarinal. Seulement, le jeu est scabreux, s’il ne s’est point, à l’avance, assuré le concours de puissants auxiliaires, choisis dans la classe privilégiée, sinon, il met en danger ses biens et sa liberté. Dans les ports ouverts, l’indépendance du marchand est beaucoup plus grande que dans l’intérieur, sa sécurité financière mieux assurée ; toutefois, en homme prudent, il ne manque pas, chaque fois que sa fortune est visée par la rapacité d’un gouvernant, de la mettre à l’abri dans une banque européenne, ou d’exercer son industrie sous une raison sociale anglaise, française ou américaine. En somme, la collaboration commerciale de la race blanche avec la race jaune a eu pour conséquence de donner plus de liberté à une classe qui, par son activité, contribue puissamment à la prospérité de son pays. Cette association a aussi un autre résultat non moins important : c’est qu’elle continue à rapprocher des peuples si différents, les amène à se connaître, à s’apprécier mutuellement et prépare ainsi les voies à une entente plus intime, plus féconde entre des races également grandes par leur civilisation et leur intelligence.

L’ouvrier, qu’il le soit de la ville ou des champs, est loin d’avoir dans l’empire le rôle considérable qu’on lui reconnaît de plus en plus dans les pays d’Europe et d’Amérique. S’il forme des groupements, des corporations, son action n’en est guère augmentée près des autorités : elle apparaît d’autant plus faible, qu’il lui manque le nerf de toute guerre, l’argent, lui si pauvre, si mal loti, en comparaison de son frère blanc. Il a bien, de temps en temps, des coups de colère, il pousse bien sa lamentation, son cri de détresse et d’appel vers un destin moins amer, mais sa plainte bruyante, comme sa supplication d’auparavant, reste sans écho. C’est que l’arbitre, le mandarin, est trop haut, peut impunément rester sourd à sa clameur ; souvent juge et partie à la fois, par une collaboration occulte avec les chefs d’entreprise, il ne peut hésiter entre son intérêt propre et celui de l’artisan. Aussi, rien ne vient alléger la peine du déshérité, la rendre plus rémunératrice ; rien ne vient lui garantir le riz du lendemain. Et l’angoisse de la pitance quotidienne jamais assurée se perpétue ainsi depuis des siècles ! Si nous ne venons en aide à la Chine, lui apportant la contribution de notre effort plus vigoureux, plus productif, parce qu’éclairé, dirigé par la science, cette lamentable misère, loin de diminuer, ne fera que croître, plus effrayante encore, avec l’augmentation graduelle de la population.

Un clan fort intéressant de cette grande classe est celui des coolies ou porteurs. Comme il n’existe que fort peu d’animaux de trait en Chine ; que, d’autre part, l’état des routes empêche, sauf dans le Nord, l’emploi de tout véhicule autre que la brouette, il a fallu, à côté de la jonque qui ne peut suffire, même dans un pays aussi bien arrosé, organiser un moyen de transport par terre, et c’est l’homme seul qui a pu être ce moyen. Ils sont millions dans le vaste empire, suant et haletant sur des routes, des sentiers abominables, en toute saison, traînant au bout d’un bambou leur pesant fardeau ou portant sur leurs épaules l’encombrant palanquin. Ils s’en vont sous le soleil, sous la bise, trottinant, s’arrêtant un moment pour souffler, essuyer la sueur de leur front ou approcher du feu leurs mains engourdies de froid ; ils s’en vont, pauvres bêtes de somme, qu’un haillon couvre à peine, résignés, sans une plainte, vers l’étape du soir, vers la paillasse rongée de vermine où, quand même, s’écrasera de sommeil leur pauvre corps endolori, ulcéré.

Au Setchouen, la corporation des agents de transport se divise en brouetteurs, porteurs de palanquin, kiao fou ; porteurs en balançoire, tiao fou, et en porteur sur le dos, pei tze, dans la région alpestre, où ce mode de transport, peu familier au Chinois, est rendu obligatoire par les fortes rampes et pentes qu’il doit franchir chaque jour et à chaque moment. Le porteur sur le dos est condamné à l’effrayant labeur de faire parvenir à Ta-Tsien-Tou le thé et le sel du Setchouen. Il faut l’avoir rencontré sur les sentiers des montagnes, comme j’en ai eu l’occasion de nombreux jours, courbé en deux, les flancs battants, la respiration haletante comme un soufflet de forge obligé de se reposer toutes les cinq minutes, fouillant le sol en creusant le roc, à la longue, du fer de son kouai tze (bâton court, dont la poignée est remplacée par une planchette horizontale destinée à recevoir et à supporter le fardeau au moment du repos) ; il faut avoir été témoin de sa peine, savoir l’usure rapide qui le dévore, pour comprendre quel gaspillage d’énergie fait la Chine depuis des milliers d’années, pour n’avoir pas su tirer parti de son sol et trouver de la terre disponible pour l’élevage.

Si encore la rémunération était élevée ; mais non, elle est à peine suffisante, elle lui assure tout juste la pitance quotidienne. Combien de fois, le soir à l’étape, sur les routes des Alpes setchouennaises, n’ai-je pas remarqué de quel étonnement, de quelle expression d’envie les porteurs arrêtés à l’auberge considéraient ma petite chienne fox-terrier et les chiens du consul, auxquels on apportait, à l’arrivée, un bol de riz avec de la viande. C’était une stupéfaction profonde : comment pouvait-on servir pareille nourriture, si recherchée, si succulente, à des keou (chiens) ! En Chine, le chien n’est pas l’objet des mêmes attentions qu’en Europe : il est plutôt méprisé ; on ne lui donne aucun aliment, il vit d’excréments et de charognes. Le fils de Han ne lui jette, à aucun moment, les restes de son repas, c’est à son cochon qu’il les destine. — Oui, ils ne comprenaient pas, eux qui devaient se contenter souvent de la galette de maïs, qu’ils portaient piquée sur un bambou au-dessus de leur charge ! Ils comprenaient d’autant moins que la ration alimentaire, dans l’empire, est des plus restreintes pour la masse de la population, que le riz ou le pain lui est mesuré, qu’au chien ne peut aller la part de l’homme.

On a prêté à ces coolies, à ces pauvres gens, des sentiments qu’il est bien rare de rencontrer en aucun pays, chez une classe dont le labeur déprimant n’est guère fait pour favoriser l’éclosion de certaines poétiques conceptions, tirées de leur genre de travail, et des conditions particulières de leur existence. C’est le littérateur, en mal d’une belle phrase, ou voulant idéaliser une situation, qui crée de toutes pièces ces concepts, en pare les misérables, dont la destinée leur semblerait trop douloureuse dans sa nue réalité. C’est encore le philosophe, le philanthrope, dont toute l’âme vibre d’une immense pitié en face de pareille nécessité sociale, dévoratrice d’énergies, qu’une race plus prévoyante, plus soucieuse de progrès eût mieux utilisées. On a donc prétendu, comme pour le haleur, que le coolie chérissait son labeur, tout rude qu’il était ; qu’il ne voulait entendre parler, à aucun prix, d’un adoucissement à sa peine, par l’intervention du génie inventif européen ; que si la tâche du jour était pénible, il y avait la compensation de la vie au grand air, des sommeils profonds et, surtout, cette jouissance incomparable d’une liberté pleine et entière. Vraiment, c’est ne point connaître le Chinois, ne l’avoir observé que bien superficiellement, que de formuler semblable jugement sur sa mentalité. Il apparaît au contraire, dans la réalité, comme la race la plus prosaïque du monde, la moins sensible à ce qui n’est pas la recherche de son bien-être et de sa subsistance. Le grand air, le grand soleil, la vie libre, les profonds sommeils ! Mais il vous rirait au nez si vous lui parliez de ces choses et vous tenteriez en vain de les lui expliquer, il ne comprendrait pas. Le grand air, le grand soleil ! Mais le Chinois qui pourra les éviter, aura les moyens de rester enfoui dans sa maison obscure, bavardant, somnolant ou fumant la pipe de tabac ou d’opium, ne fera un pas pour aller au dehors respirer l’air pur, jouir de la campagne, de sa verdure et de ses fleurs ! Jamais, entendez-vous. S’il vous montre les planches de son jardin, la mare d’eau où végètent quelques lotus, le roc artificiel simulant un coteau, c’est qu’il considère qu’ayant ainsi caricaturé, profané la nature, il s’est mis à l’unisson des âmes sensibles, raffinées, de poétique imagination, qui célèbrent les ruisseaux, les lacs et les bambous. Et il est enchanté de sa contrefaçon, ne songe plus à franchir les portes de sa ville, pour admirer les vrais spectacles des champs. S’il les franchit, c’est pour aller dans une pagode célèbre, s’installer dans un pavillon, sous l’œil souriant des bonzes et... manger. La campagne elle-même lui est tout à fait indifférente. Quant au pauvre, au coolie, qui doit courir les grands chemins, donnez-lui une prison, non la sienne, qui est une géhenne, un enfer, mais la nôtre si confortable, où le pain et le riz seraient assurés, et tout ce monde sera heureux d’y entrer, d’y vivre désormais sa vie, le caractère infamant par nous attaché à ce lieu n’existant pas pour le fils de Han.

Les sommeils profonds ! Mais qui a vécu en Chine n’a pas manqué de constater que l’habitant dort peu, que le repos de la nuit, il le fait le plus court possible, bavardant, s’amusant des heures durant, quitte à se rattraper dans la journée, s’il en a le loisir. Il semble apprécier beaucoup moins que nous la longue période de sommeil, et au cours de mes voyages, j’ai toujours vu le haleur, le porteur aller plus volontiers le soir au bouge à opium ou, s’il n’en avait pas les moyens, rester dans la salle d’auberge, y jacassant jusqu’à une heure très avancée de la nuit, non se rendant en hâte vers la paillasse de repos. Quant à la haine du marinier contre le navire à vapeur, elle n’a nullement son origine dans l’amour qu’il a de son métier, amour qualifié naïvement de passionné, mais bien dans l’idée qui s’est ancrée en lui que ce navire tuerait la jonque, lui enlèverait son gagne-pain, sa misérable pitance. L’explication, si elle n’est pas aussi poétique que l’autre, a du moins le mérite d’être simple et de révéler, sans périphrase, la réalité même. Supposez donc qu’il ait des moyens, — et ils existent, facilement réalisables, — des moyens dis-je, de modifier la situation actuelle, de fournir aux haleurs un nouveau gagne-pain, mais tout ce que l’opposition actuelle a de sérieux disparaîtrait immédiatement. Il en serait de même pour le porteur, qui n’a aucune passion particulière pour son existence actuelle, son homicide labeur ; le jour où on lui proposerait de l’échanger pour celui de nos cantonniers ou de nos terrassiers de chemin de fer, il n’aurait pas une minute d’hésitation, encore moins pour travailler à l’abri dans une usine quelconque, comme ses frères de Shanghaï ou de Hong-Kong. Au lieu de voir chez un peuple des situations inextricables, des oppositions irréductibles, qu’on prend soin d’expliquer et de justifier soi-même par de spécieux concepts, qui n’ont d’autre valeur que de parer d’un faux lustre la triste réalité, d’entraver même la recherche des saines solutions, au lieu, dis-je, d’envisager de pareille façon ces problèmes, ne vaudrait-il pas mieux se borner à enregistrer de simples faits, laissant à ceux qui prennent vraiment contact avec le Chinois le soin de les interpréter ?

Si le coolie chinois n’a pas pour sa profession, l’amour qu’on lui a prêté, il n’en considère pas moins les multiples ennuis avec la plus parfaite sérénité d’âme. Ce n’est point un morose, un mélancolique : il est plutôt un joyeux, je dirai presque un satisfait ; je n’ai reconnu certaine tristesse de pauvre être fourbu, las à se laisser choir au bord de la route, que sur le visage du ien pei tze, le porteur de sel, à travers les Alpes setchouennaises. Là, vraiment, c’est le calvaire, la voie douloureuse, qui s’allonge indéfiniment, et lorsqu’il échappe à la mort par le précipice, par le froid glacial au temps des pesantes neiges d’hiver, il meurt prématurément quand même de l’usure précipitée de ses organes surmenés. Mais, dans la vallée du Yang-Tsé et tout le Setchouen oriental, j’ai toujours vu le coolie gai, insouciant, s’amusant d’un rien, comme un enfant qu’il est. Sur la route défoncée, lamentable par temps de pluie, quand il s’enlise dans la boue visqueuse ou roule dans une flaque d’eau, il ne songe nullement à qualifier cette voie d’abominable, mais la dénomme poétiquement houa houa lou – chemin fleuri !

Il est aussi un intolérable bavard, ne s’arrêtant jamais et pour qui tout est prétexte à plaisanterie... et quelle plaisanteries ! oh ! si salées quelquefois. Jamais un groupe de porteurs n’arrive à s’ennuyer : leur verve est intarissable autant que fatigante pour celui qui les comprend et consent à les subir. Si ce sont des kiao fou (porteur de chaise) ils deviennent même facilement de petits tyrans pour celui de notre race qui ne connaît pas les conditions du voyage et ne peut interpréter certains de leurs actes : ils abusent vite de son ignorance. Mais, lorsque l’Européen s’est familiarisé avec les êtres et les choses et qu’il sait vouloir, tous ces braves Chinois deviennent les êtres les plus souples du monde et de tyrans se font esclaves soumis. Le haleur, si insupportable quand il a à traîner la jonque de l’Européen novice, frais débarqué en Chine, se soumet à toutes ses fantaisies quand celui-ci a pu apprendre à le connaître, à le guider : il lui obéit sans murmure, même quand ruisselle la ta iu, la grande pluie, ou que souffle le vent, si gênant quelquefois à la descente du Yang-Tsé. Il marche quand même, tout surpris de se plier ainsi à l’invite du Blanc, lui, le Jaune orgueilleux, le grand civilisé. Et quand, malgré pluie et vent, il a franchi de nombreux lis, amusantes sont ses réflexions et surtout son étonnement d’avoir navigué quand il est de règle d’amarrer la jonque, de s’abriter dans une anse : "Comme c’est drôle, raconte-t-il, voilà que cet Européen nous fait marcher par le vent, par la grande pluie et, malgré le monde ainsi renversé, nous accomplissons beaucoup de chemin et sans avarie ; c’est vraiment drôle !"

C’est que l’habitude invétérée des rameurs, à la descente du Yang-Tsé, est de s’arrêter au premier souffle de vent qui se manifeste ; ils en déduisent tout de suite que la brise va augmenter, qu’il est prudent de remiser. Mais l’Européen, qui sait lui aussi le danger qu’il y a à naviguer par grand vent sur le fleuve, avec une jonque à fond plat, à château d’amère très élevé, n’oublie pas non plus que la progression est possible, tant que la brise ne dépasse pas une certaine force et, s’il est capable d’imposer sa volonté, l’embarcation s’en ira au fil du courant, parcourra de grandes distances, au lieu de rester amarrée à la berge.

Oh ! les braves gens, toujours gais, toujours souriants, toujours dociles, quand on a appris à les dominer ! Les précieux auxiliaires ! qu’on aimera à retrouver plus tard !

Le laboureur. – En Chine, plus que partout ailleurs, le paysan est la fourmi besogneuse, résignée, dont l’idéal ne s’élève guère au-dessus du désir d’une bonne récolte. Plus que toute autre classe, il est sans ombre d’influence, vivant au milieu de sa terre, aspirant après une tranquillité qui lui est trop souvent refusée, car, dans l’empire, personne autant que l’homme des champs n’est la victime choisie des faciles oppressions. Aussi, quand il a satisfait le fisc, faut-il qu’il compte avec tous les fei tou, les bandits qui deviennent particulièrement exigeants à certaines époques, à la moisson, par exemple. Il faut qu’à cette saison le laboureur couche la nuit dans son champ ou paye des gardiens, s’il est petit propriétaire. Et, lorsqu’il a récolté, trop souvent les bandes viennent un jour signifier au malheureux qu’il doit leur laisser prélever une dîme ; il laisse faire, généralement, ne se défend pas. C’est ainsi que cela se passe dans une vallée du Min, au moins, et la situation n’est guère différente dans le reste de l’empire. Si la terre, au lieu d’être si morcelée, comptait plus de propriétaires ayant, de par leur aisance même, des moyens d’action, de résistance, le sort du laboureur serait moins précaire, une protection plus efficace pourrait lui être assurée, par pression sur le mandarin, mais surtout grâce à une police organisée par les intéressés, par tous ceux qui vivent de la culture du sol. Mais le paysan chinois est bien incapable d’un pareil effort. Sa seule protestation, quand trop pressuré, se manifeste contre l’administration fiscale, en se refusant à apporter, certain jour, au marché ses animaux, ses graines et légumes. Mais cette révolte est bien rare et il n’en retire jamais grand bénéfice.

On le voit, la situation du paysan chinois n’a rien d’enviable : sans aucune instruction, même pratique, ignorant tout de ce qui n’est pas son milieu, routinier à l’excès, réfractaire à toute méthode qui n’a pas été celle de ses ancêtres, il est condamné, pour bien longtemps encore, à une existence précaire, sans perspective d’amélioration aucune. D’ailleurs, je n’oserais affirmer qu’il rêve à aucun moment d’un sort meilleur : ses désirs, comme l’étendue de sa pensée, sont fort limités. Il croit sincèrement que ses méthodes de culture sont infaillibles, qu’il n’en existe point d’autres ; il est convaincu, enfin, qu’il est le premier agriculteur du monde. Cette satisfaction toute platonique est, pour qui connaît le Chinois, un baume lénifiant, d’une étonnante efficacité : l’orgueil de cette race explique bien des résignations.

Le laboureur ne souffrirait donc pas de la médiocrité de son sort s’il n’y avait le fisc et les fei tou. Quand il a même apaisé leur rapacité, il éprouve ce morne contentement de l’homme à qui on n’a pas tout enlevé et, entouré de sa famille, de ses animaux et même de ses dieux, père, grand-père et aïeux, il reste sans aspiration bien définie. Sa consolation et ses espoirs de future abondance des fruits de sa terre reposent tout entiers sur la petite tablette, le chen chou, où réside l’esprit des ancêtres et, à l’heure dite, devant le hiang ki, l’autel domestique, il officie chaque jour, en prêtre qu’il est de son vrai culte à lui.

Il me reste à parler de ceux que j’appellerai les hors classes, du ti teou tsiang, perruquier, du hsi pan tze, comédien, et du kao koua tze.
Le perruquier se voit ainsi relégué vers les bas-fonds de la société chinoise, parce qu’il est obligé de travailler debout, quand le client le plus misérable est lui-même assis. C’est que dans l’empire, la position "assise" ou "allongée" constitue une supériorité, dont ne jouit à aucun moment le coiffeur en fonction. Raboter le bois, ouvrir un sillon, pousser une brouette ou traîner un fardeau sont encore des professions respectables, d’utilité première, mais l’office du perruquier paraît à tout le monde dégradant, en quelque sorte. Il a rarement boutique sur rue : il promène toute la journée son attirail, entrant où on l’appelle, s’installant à la porte des auberges. C’est un personnage très occupé, car jamais le Chinois, en aucune circonstance de sa vie, ne se rase lui-même ; il est très étonné de voir l’Européen procéder à cette opération. Quel que soit son dénuement, dès qu’il a les quelques sapèques nécessaires, il invite un ti teou ti, comme on dit dans le pays (tsin), à le raser et le coiffer.

Après le perruquier, se place immédiatement le kao houa tze, le mendiant : ce chancre rôdant de la Chine, toujours hideux, cette corporation jamais intéressante, car elle est la lie de la population, formée d’éléments malsains, d’invincible paresse, plutôt que de pauvres estropiés et infirmes ; cette corporation, dis-je, n’occupe pas le dernier échelon de la "hors-classe". Oui, le kao houa tze se tient plus haut que le hsi pan tze, le comédien : celui-ci est plus méprisé encore. On sait qu’il est acteur et actrice, à la fois, qu’il joue tous les rôles, même sous les formes concrètes, très souvent. Il est bien à sa place dans l’échelle sociale établie par le fils de Han.

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