Marcel Granet (1884-1940)

Couverture. Marcel GRANET (1884-1940) : La polygynie sororale et le sororat dans la Chine féodale. Étude sur les formes anciennes de la polygamie chinoise. Ernest Leroux, Paris, 1920.

LA POLYGYNIE SORORALE ET LE SORORAT DANS LA CHINE FÉODALE
Étude sur les formes anciennes de la polygamie chinoise.

Ernest Leroux, Paris, 1920.

  • Introduction : "Voici comment mon attention a été attirée sur les faits qui forment l’objet de ce travail. On sait que les mariages se font en Chine sans que les fiancés se soient choisis ou même qu’on leur ait donné l’occasion de se connaître un peu ; entrés en ménage, maris et femmes se voient à peine ; il n’y a point entre eux une intimité conjugale comparable à celle qui unit un couple de chez nous : c’est une question de savoir si l’affection entre époux chinois peut être nommée de l’amour. Est ce un sentiment fait de ce que chacun d’eux éprouve vivement le charme singulier de l’autre ? Vient il de l’attrait mutuel de deux personnalités qui se conviennent ? Ou bien cette affection n’est elle rien d’autre que le résultat d’une accoutumance ou d’une obligation ?"
  • "Comme j’essayais de m’informer, il me fut une fois répondu que les époux chinois s’aimaient assurément de la même manière que les nôtres ; à titre de preuve une histoire me fut contée : c’était celle d’un mari à tel point amoureux de sa femme que, lorsqu’il la perdit, il demanda tout aussitôt à en épouser la sœur. D’une autre manière qu’il ne pensait, mon informateur répondait à la question : il me montrait que les qualités que les Chinois apprécient le plus dans une épouse, ce ne sont pas celles qui sont individuelles, mais impersonnelles et familiales. Une chose me frappa surtout, savoir le mariage d’un veuf avec la sœur de la défunte : il était clair qu’on le considérait comme un témoignage suprême d’amour conjugal."
  • "Il me fut facile de me convaincre, sur de nombreux exemples, que l’union en secondes noces d’un veuf et de la sœur de sa femme défunte était d’un usage général et généralement bien vu. Qui plus est, certaines règles juridiques m’amenèrent à le considérer comme étant quasiment obligatoire... Bien que, d’après le deuil porté, qui est le signe de la proximité familiale, celle ci paraisse médiocre entre le mari et la belle mère, la loi des Ts’ing leur interdit le mariage et punit leur inceste de la peine de strangulation immédiate. Au contraire, on peut valablement épouser une cousine germaine, fille d’oncle paternel ou maternel de sa femme, ou fille de tante paternelle ou maternelle de sa femme : et le mariage avec la sœur de celle ci loin d’être défendu ou de passer pour inconvenant « a été de tous temps en usage et l’est encore parmi les princes et les grands »."

Extraits : La société chinoise des temps féodaux - Origines et histoire des institutions polygyniques
Conclusion : Influences des usages polygyniques sur l’histoire des institutions domestiques

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La société chinoise des temps féodaux

Les textes que j’ai rassemblés établissent de façon formelle que la polygynie sororale était une coutume généralement suivie, en fait, et obligatoire, en droit, dans la noblesse, à la période féodale de l’histoire chinoise, qu’on nomme d’ordinaire la période Tch’ouen Ts’ieou et qui correspond à la fin de la dynastie des Tcheou. Les faits que les chroniqueurs nous ont conservés sont assez nombreux et assez explicites pour permettre une étude assez détaillée de l’usage ; mais ce n’est pas là peut être le plus grand intérêt de ces faits chinois : ils sont principalement précieux parce qu’ils donnent le moyen de considérer une institution matrimoniale, connue jusqu’ici par des données ethnographiques un peu fragmentaires, dans ses rapports avec un état défini de l’organisation familiale et sociale.

Je donnerai d’abord en raccourci les traits caractéristiques de cette organisation.

À l’époque féodale, le peuple chinois se divise en deux parts ; d’un côté, la noblesse ou ce que les érudits indigènes appellent les familles distinguées, de l’autre, le peuple des campagnes, les familles de gens simples, rustiques, ceux que les textes désignent le plus souvent par l’expression Chou jen, la plèbe.

Les rites, dit le Kiu li, ne s’appliquent pas aux gens du peuple : en effet, les grands recueils rédigés par les ritualistes ne nous renseignent point sur les usages populaires, et nous ne posséderions sur eux que des indications isolées si le Che king ne nous avait conservé un ensemble important de vieilles chansons où nombre de ces usages se sont inscrits.

Les familles rustiques habitaient la campagne hors de l’influence du gouvernement établi dans les villes ; elles y vivaient dans des villages enclos, Li, réunissant toutes les maisons d’un groupe de personnes dont la parenté était indiquée par un nom de famille, Sing, propriété commune du groupe : il y a des chances que ce nom de la famille fût celui du village familial. Unis par la communauté du nom, lien mystique qui leur apparaissait comme le signe d’une identité spécifique, les parents vivaient dans une intimité complète de sentiments et de désirs ; ils formaient un groupe d’une solidarité si parfaite que leur parenté n’apparaissait point comme le résultat de liens personnels, mais qu’elle dérivait simplement de la vie en commun ; c’était une parenté de groupe où ne se distinguaient point des rapports définis ; le langage n’éprouvait pas le besoin d’attribuer un nom particulier au père et un autre à l’oncle ; le même mot suffisait pour la femme de celui ci et pour la mère, de même qu’il n’en fallait qu’un pour désigner le fils et le neveu. La nomenclature de parenté n’avait à tenir compte que des différences de sexe, d’âge et de génération. Dans ce groupement strictement homogène, pas de hiérarchie ou presque ; les membres du groupe se classaient d’après l’âge et le doyen parlait au nom de tous. C’était par des repas de famille que s’entretenait le sens de la communauté domestique, qui semblait reposer sur une identité substantielle, identité absolue entre deux parents de même génération ; quand meurt le doyen d’une famille, s’il reste un membre de la génération du mort, il remplit à sa place les fonctions du disparu ; on ne peut pas dire qu’il lui succède ; il n’y a pas de succession entre des gens de même génération : ils se suppléent par rang d’âge, trop indistincts entre eux pour que le passage de l’un à l’autre paraisse marquer un changement.

La solidarité indistincte qui unit les membres d’un groupe familial se traduit d’abord dans ces manifestations de l’unité domestique que sont les repas communiels, ou encore les réunions de toute la parenté à l’occasion d’une mort ; elle est surtout sensible dans ce fait que le groupe est absolument fermé ; même après qu’une organisation hiérarchique s’y fut développée, même après l’avènement d’une autorité familiale, de type seigneurial, et presque aussi forte que la romaine, jamais il ne fut possible au chef de famille d’introduire des éléments étrangers dans le corps domestique : pour perpétuer sa lignée, pour instituer un héritier du culte, il demeura toujours obligé de prendre son fils adoptif à l’intérieur du cercle familial. La vertu caractéristique d’une famille, qui est le fondement de la parenté, est intransmissible, incommunicable.

Les groupes familiaux s’opposent fortement entre eux, au moins dans le cours ordinaire de la vie : pendant la bonne saison, les parents cultivent en commun le champ domestique ; pendant l’hiver, ils s’enferment tous dans le village familial. Mais le printemps et l’automne sont l’occasion de fêtes où ils se réunissent avec leurs voisins. Dans ces rapprochements solennels, les groupes voisins, fermés d’ordinaire, séparés et hostiles, s’ouvrent brusquement au sentiment inaccoutumé d’affinités qui les relient entre eux. Autant ils sont habituellement jaloux de leur indépendance, autant ils se sentent obligés, dans ces fêtes, à se fondre en une communion complète et pathétique ; ces groupes, usuellement impénétrables, se mêlent alors de toute manière : par un système d’échanges pratiqués avec la plus large libéralité, ils épuisent toutes leurs ressources : ce qu’ils gardaient jalousement, ils le livrent à l’orgie commune, les produits de leur terre, les enfants de leur sang. Aucun d’eux ne veut rien garder qui détruirait à son profit l’équilibre des forces traditionnelles sur quoi repose l’alliance des groupes voisins, car, de cette alliance, tous ont alors le sentiment qu’elle est un bienfait suprême. Ainsi, grâce à des prestations mutuelles de type exhaustif, des groupes locaux réussissaient à se constituer en une Communauté de pays. Dans l’intense émotion de leur rapprochement extraordinaire, les groupes voisins arrivaient à sentir dans leurs différents génies spécifiques assez d’affinités pour les autoriser à s’envoyer mutuellement leurs filles comme épouses. Les Communautés de pays avaient pour fondement stable un système équilibré d’échanges matrimoniaux opérés en bloc ; elles rajeunissaient périodiquement leur force pour une célébration collective des mariages.

Il semble que l’organisation des Communautés de pays ait été d’abord très simple : très peu nombreux étaient les groupes familiaux qui constituaient chacune d’elles, c’est à dire qui sentaient assez d’affinités entre leurs génies spécifiques pour pouvoir s’unir par une alliance matrimoniale : pour prendre femmes, le choix d’une famille déterminée était limité à un petit nombre d’autres familles. Il y a des raisons de croire qu’à l’origine une Communauté ne comprenait que deux groupes familiaux échangeant entre eux leurs filles : cette hypothèse est la seule qui rende compte de la nomenclature de parenté chinoise, où un seul mot suffit pour père et frère du père, pour mère et sœur de la mère, pour sœur du père et belle mère, pour frère de la mère et beau père, et dans laquelle un homme ne distingue point entre son gendre et le fils de sa sœur.

Pour résumer, la plèbe chinoise, telle qu’elle m’apparaît, était organisée en Communautés de pays, et chaque Communauté consistait en un couple de groupes locaux homogènes qui maintenaient entre eux un équilibre traditionnel, grâce à des prestations mutuelles et périodiques de type exhaustif. La principale de ces prestations était celle qui fondait l’alliance matrimoniale, savoir un échange régulier de toutes les filles du groupe en âge d’être mariées.



Les érudits chinois ont bien marqué l’opposition des principes d’organisation de la société populaire et de la noblesse féodale : dans les groupes homogènes que forment les gens des campagnes, tout revient « à traiter ses proches en proches » c’est-à dire au sentiment des liens domestiques. Ce qui caractérise, au contraire, la société noble, c’est le sentiment de la hiérarchie, la reconnaissance d’autorités constituées, dans l’ordre politique comme dans l’ordre familial.

La noblesse, ce sont les habitants des villes seigneuriales, ceux qui se sont placés sous la recommandation d’un seigneur, qui sont ses vassaux, qui en ont reçu une investiture, qui lui doivent l’hommage, le service et le conseil, qui forment, sous sa direction, un groupe hiérarchisé, une cour. Le seigneur est représentant d’une race sacrée, douée d’une Vertu spécifique qui l’habilite à exercer une Influence souveraine sur un pays déterminé. Par une espèce de collégialité avec le lieu saint de son pays, le seigneur possède un pouvoir régulateur dont dérive une double autorité sur les hommes et sur les choses ; en raison de ce pouvoir tutélaire par lequel il réussit à accorder le cours de la nature et les besoins humains, la terre est considérée comme son domaine et les hommes comme ses vassaux. Il réunit une cour dans sa ville, à côté des temples où il rend le culte qui entretient en lui les Vertus de sa race : ses vassaux l’assistent dans ce culte et participent avec lui à l’influence bienfaisante qui en dérive ; ils y participent plus ou moins, selon l’étroitesse du lien vassalitique qui les unit au seigneur. Les fidèles immédiats, qui communient avec lui dans les banquets sacrificiels de la façon la plus directe, obtiennent, de ce fait, comme une délégation de sa puissance régulatrice : les grands officiers reçoivent une portion du domaine seigneurial ; ils ont une terre et des vassaux ; ils sont seigneurs, mais à titre précaire, et, au moins théoriquement, à titre viager. Communiant moins directement avec les forces mystiques qui constituent le pouvoir du chef, les simples nobles ne reçoivent en principe qu’un fief de nature mobilière : il consiste essentiellement dans la nourriture, principalement dans les viandes de sacrifice, qu’ils reçoivent du seigneur. Ils n’ont point droit à posséder un domaine ou des vassaux proprement dits ; mais ils sont revêtus d’un caractère auguste qui leur permet d’avoir, dans leur propre famille, figure de seigneurs.

La famille noble, comme la société, est de forme hiérarchique : elle est caractérisée par l’existence d’une autorité domestique. Cette autorité appartient au représentant de la droite lignée par primogéniture. Le chef de famille est, avant tout, le chef du culte des Ancêtres ; grâce à ce culte qui le fait étroitement participer aux Vertus ancestrales, il apparaît comme l’incarnation directe et véritable des Ancêtres ; il reçoit d’eux par délégation l’autorité qu’il exerce sur la parenté. Comme pour les vassaux, par l’effet de la communion, cette autorité descend aux chefs des lignées collatérales, et jusqu’au père de famille qui, s’il est fils aîné, est le seigneur, au sens propre, de ses fils, de ses neveux et de ses cadets. La famille noble est un groupement féodal composé de sous groupes de vassaux dont les chefs obéissent tous au seigneur commun, le chef de famille. Dans une telle famille, où existe une autorité, il y a lieu à succession : celles ci se fait, non point d’après l’âge, en épuisant chaque génération, mais dans chaque souche : le fils aîné succède au pouvoir seigneurial du père, car il est chef du culte de son père défunt.

Dans les villes seigneuriales, les familles nobles sont rapprochées en une unité politique de forme plus complexe que n’est le groupement constitué par urne Communauté plébéienne. Le rang qu’occupe leur chef dans la hiérarchie vassalitique détermine d’abord leurs rapports avec la famille seigneuriale. Ces rapports sont définis par un protocole minutieusement réglé, que nous connaissons surtout en ce qui concerne le deuil. Le principe de ce protocole est de conserver les distances hiérarchiques grâce à un système de prestations alternatives réglées ; la largesse seigneuriale s’étend, conformément à ce protocole, à toutes les familles vassales ; sous forme d’hommages et de tributs, ses bienfaits précaires retournent ensuite au seigneur. D’autre part, entre les familles de même rang, un autre système de prestations alternatives, que règle aussi le protocole, permet d’obtenir un état d’équilibre. Les familles de même classe nobiliaire sont unies entre elles par des liens analogues à ceux qui rapprochent les familles accouplées d’une Communauté plébéienne ; seulement, la valeur des prestations qui servent à obtenir le rapprochement n’est plus déterminée par le désir d’épuiser tous les moyens possibles d’union ; elle est réglée eu égard au statut nobiliaire de chaque famille : à chaque classe conviennent des prestations définies.

Les différentes familles seigneuriales forment une confédération placée sous la suzeraineté du Roi, du Fils du Ciel ; certaines qui sont de même nom se considèrent comme les branches d’un même tronc : les rapports d’ordre politique qui sont établis entre elles sont réglés d’après les principes du droit domestique ; par exemple, de même que les parents s’interdisent toute vendetta, les seigneuries de même nom ne doivent point se faire la guerre. Pour celles qui sont de nom différent, leurs relations ressemblent à celles des familles antithétiques des Communautés plébéiennes ; les échanges matrimoniaux leur semblent le plus efficace moyen d’atténuer leur antagonisme foncier, et le principe premier de toute alliance. Certaines ont entre elles une affinité plus sensible et forment des couples traditionnellement unis par l’alliance matrimoniale ; même quand elles sont d’un éclectisme plus marqué, toutes considèrent comme une faute de ne point rester fidèles à leurs anciennes relations : elles ont comme idéal une certaine stabilité fondée sur la pratique continue des mêmes systèmes d’alliance. C’est uniquement dans la classe des seigneurs que semblent avoir une force véritable ces groupements de familles attestés par une tradition suivie d’intermariages : dans la Confédération chinoise, les familles seigneuriales retrouvaient, en effet, une unité analogue à celle qui réunissait en Communautés locales les familles plébéiennes. Les familles de simple noblesse, au contraire, dont les chefs étaient attachés par une inféodation à une race seigneuriale, ne pouvaient posséder, à l’intérieur d’un groupe féodal, assez d’indépendance pour obtenir de former, grâce à des alliances matrimoniales stables et définitives, des groupements dont la puissance eût fait obstacle à l’exercice du pouvoir seigneurial ; seul le lien qui attache le vassal au suzerain étant absolu, les familles ne pouvaient se lier entre elles par des liens d’interdépendance complète, pas plus qu’un fils de famille, dès qu’existe une autorité domestique, n’est laissé libre de contracter des amitiés qui l’engagent jusqu’à la mort.

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Origines et histoire des institutions polygyniques

Si la polygynie sororale dérive du mariage d’un groupe de frères et d’un groupe de sœurs, on doit trouver les témoignages, au moins à l’état de survivances, d’un lien d’ordre matrimonial unissant beaux frères et belles sœurs. Et, en effet, il en existe un qui est significatif. On sait que le deuil est la principale caractéristique des relations de parenté ; deux personnes qui portent le deuil l’une de l’autre sont parentes et n’ont point le connubium : celui ci existe, au contraire, entre ceux qui ne se doivent point de deuil. Or, on doit le deuil à toutes femmes entrées par mariage dans la famille, épouses d’oncles ou de neveux ; on n’en porte point pour les belles sœurs, et celles ci n’en portent pas pour leurs beaux frères.

Cette absence de deuil, les auteurs chinois la notent avec insistance surtout dans le cas du frère cadet et de la femme du frère aîné ; ils l’expliquent en disant qu’on a voulu ainsi les éloigner l’un de l’autre. Il y a là, sans doute, une trace du lévirat. En fait, on le voit à lire leurs ethnographes, les Chinois ne manifestent une haine véritable que pour le mariage du frère aîné avec la veuve du cadet et leur histoire offre quelques exemples de mariage avec la femme d’un collatéral ; un seul, à vrai dire, est un cas de lévirat. Le frère de Chouen, croyant celui ci mort, opère, avec des formules qui ont l’air d’être rituelles, l’attribution des biens de l’héritage : il prend pour lui les deux filles de Yao épousées par Chouen. Étant donné le développement du droit chinois en matière d’inceste, l’interdiction du lévirat ne peut pas plus surprendre que l’absence des témoignages historiques sur cette pratique. Resterait à voir s’il n’est point resté en usage dans le peuple ; sur ce point, nous sommes mal renseignés : je ne connais qu’un fait, assez suggestif. Bien que la loi chinoise punisse de mort le mariage avec la veuve d’un frère, elle semble admettre des circonstances atténuantes quand ce crime a été commis dans une famille pauvre et paysanne.

Une autre série de faits mérite peut être davantage l’attention : ce sont ceux qui sont relatifs aux interdictions anciennes qui séparent le cadet de la femme de l’aîné. Il leur est interdit de s’adresser la parole ; si l’un meurt, l’autre n’a pas le droit de pratiquer, comme il faut le faire sur tout autre parent défunt, le rite de l’attouchement. Il est impossible de ne pas rapprocher cette règle de celle qui, de nos jours, interdit à la sœur cadette de la femme, épouse présomptive du mari, de passer la porte de sa maison. Il est clair que le beau frère cadet et la belle sœur aînée agissent, l’un par rapport à l’autre, comme deux fiancés. Les progrès de la morale, qui ont rendu impossible leur mariage, n’ont point fait disparaître les interdictions qui semblaient les éloigner l’un de l’autre. Elles sont, en réalité, les traces d’usages anciens les autorisant à des rapports maritaux éventuels.

Si peu nombreux qu’ils soient, les indices d’une pratique ancienne du mariage collectif que nous venons d’énumérer suffisent à donner une pleine valeur à un fait de langage, qui est le suivant. Une femme chinoise désignait de la même façon sa suivante, épouse secondaire de son mari, et sa belle sœur, femme du frère cadet du mari : tels sont en effet les deux sens du mot, dont le sens premier semble être celui de sœur cadette. Or, la vieille organisation plébéienne suppose un échange régulier des filles entre deux groupes exogames, régis chacun par le système de la parenté du groupe, et organisés de façon à former un couple de familles traditionnellement associées. Il paraît donc légitime de penser que le mariage primitif fut conçu comme l’union collective d’un groupe de frères à un groupe de sœurs.

On ne doit pas penser que cette union collective établissait entre tous les participants une promiscuité indistincte : ce serait laisser sans explication possible les interdictions qui séparent beaux frères et belles sœurs. Il semble plutôt que de cette union résultait, en même temps que des droits secondaires rendant possibles à chacun et à chacune des rapports maritaux éventuels, un droit de préférence maritale par lequel étaient formés des couples individualisés. On sait, d’après Howitt, que tel est le cas des nègres du sud est australien. Il existe chez eux deux types de relations matrimoniales ; l’une nommée Tippa malku sert à former des ménages ; l’autre nommée Pirrauru, unit d’un lien secondaire un groupe d’époux Tippa malku. Chaque femme devient une épouse Tippa malku avant de devenir une épouse Pirrauru ; une Pirrauru est toujours une sœur de la femme ou une femme du frère ; la relation naît de l’échange, fait par les frères, de leurs femmes ; pendant l’absence du mari Tippa malku, le mari Pirrauru prend la femme du premier sous sa protection : deux frères mariés à deux sœurs vivent habituellement ensemble en un groupe matrimonial de quatre personnes. Les Kurnandaburi pratiquent les mêmes usages, mais, chez eux, existent en même temps que des rapports maritaux entre beaux frères et belles-sœurs (époux Pirrauru) une interdiction qui leur défend de se voir en public ou de converser librement. Chez les Todas, le mariage normal consiste en une polyandrie fraternelle : mais il n’est pas rare que celle ci se double de polygynie sororale ; un groupe de frères forme avec un groupe de sœurs un ensemble matrimonial dans lequel les rapports d’ensemble n’excluent point les relations particulières de couples conjugaux. Les deux groupes ainsi réunis en un ensemble matrimonial sont composés d’enfants de frères et de sœurs (matchuni).

Je pense que les Chinois, avant de passer, non pas comme les Todas à la polyandrie fraternelle, mais à la polygynie sororale, ont pratiqué un mariage de groupe analogue à ceux qui viennent d’être décrits. Cette hypothèse est, à mon sens, la seule qui puisse rendre compte des cérémonies par lesquelles se contractait un mariage noble.

Laissés à eux mêmes, les époux prétendus eussent été incapables de réussir leur rapprochement matrimonial ; il fallait à l’un et à l’autre, pour y arriver, la collaboration d’un suivant et d’une suivante : ceux ci, par une action croisée ou ouvraient la voie à leur union sentimentale. Le suivant du mari aidait la femme, la suivante aidait le mari à opérer les lustrations préparatoires ; la première disposait la natte où le mari s’asseyait pour le repas de noces, l’autre étendait celle de la femme ; tous deux préparaient ensemble la couche nuptiale, arrangeant l’un la place de l’époux, l’autre celle de l’épouse. La suivante aidait le mari à se dévêtir ; la femme remettait ses vêtements au suivant du mari. Dans une société où la séparation des sexes est un principe fondamental, l’intimité particulière des rapports établis par ces pratiques, entre des personnes de sexe différent ne peut se comprendre que s’il doit exister entre elles des rapports maritaux ; et, en effet, c’est grâce à ces pratiques que la suivante de la femme est rapprochée du mari et en devient une épouse secondaire ; les mêmes pratiques ne donnaient elles pas au suivant du mari des droits secondaires sur l’épouse ?

Chez les populations aborigènes du Sud de la Chine dont la civilisation a tant de parenté avec celle des Chinois, se retrouve aussi dans les coutumes matrimoniales l’usage des garçons et des filles d’honneur. Dans le mariage Man Khoang, la fille est accompagnée de deux amies, le garçon de deux amis ; chez les Lolo, le mari est accompagné par un camarade, la femme par une amie ; le camarade du mari se conduit en tout comme lui ; chez les Thais les compagnons de chacun d’eux sont en plus grand nombre, et en nombre égal de part et d’autre : on leur donne le nom de pai lan (aller ensemble). Dans tous ces usages, le commandant Bonifacy voit une trace du mariage par groupe. Les coutumes des T’ou jen de la région de Long Tcheou sont un peu différentes : ils professent plus strictement que les Lolo la règle de la séparation des sexes : mari et femme ne sont aidés que par des suivantes ; celles ci sont prises dans leurs familles respectives. Le mariage consiste principalement, comme chez les Chinois, dans un repas communiel des époux. Avant qu’il n’ait lieu, la suivante du mari et la fiancée font le simulacre d’un repas dans la maison de celle ci ; la suivante de la femme en fait ensuite un autre dans la maison du mari. Il est clair qu’il s’agit là de survivances et que l’usage primitif s’est déformé, d’une part, pour ne plus mettre en contact des personnes de sexe différent, d’autre part, pour empêcher, en ne faisant que le simulacre d’un repas, les effets de la communion alimentaire.

Or, dans le mariage des nobles chinois et contrairement aux principes de la morale noble, on ne prenait point les mêmes précautions : qu’est ce à dire, sinon qu’il était dans l’essence du contrat matrimonial d’être collectif et de ne pouvoir se conclure qu’entre un groupe d’hommes et un groupe de femmes ? L’époux et l’épouse prenaient part à un repas composé de façon à symboliser la dualité et l’union du couple conjugal ; par son effet, ils devenaient deux moitiés unies et comme un seul corps. Après eux le suivant et la suivante achevaient le repas : la suivante mangeait les restes du mari, et communiait ainsi secondairement avec lui ; par ce procédé, elle s’habilitait à devenir une épouse de second rang ; elle avait droit, tant que vivait l’épouse principale à entretenir avec le mari, sans autant d’intimité que l’épouse, des rapports conjugaux ; la femme principale morte, elle la suppléait absolument. Le suivant se liait de même avec l’épouse, dont il mangeait les restes. Du même coup, il se rapprochait de la suivante et de même manière que le mari s’était rapproché de l’épouse : suivant et suivante, pour consommer les restes, se plaçaient, côte à côte sur les nattes conjugales, et bénéficiaient conjointement des effets symboliques résultant de l’ordonnance du repas des noces. Ensemble de rites incompréhensible, s’ils ne se rapportent point à un mariage de groupe, si le suivant n’est point uni à l’épouse d’un lien secondaire analogue à celui qui unit le mari et la suivante, si le suivant et la suivante ne sont point unis d’un lien principal analogue au lien matrimonial que la communion directe crée entre les époux.

Dans le mariage noble du temps de la polygynie sororale, la suivante est la cadette de l’épouse, le suivant n’est qu’un figurant pris parmi les domestiques du mari. Celui que l’on choisit c’est le cocher. C’est lui qui conduit le char de l’épousée de la maison natale jusqu’à celle du mari. D’après ce que les chansons chinoises nous apprennent des mœurs populaires, monter au même char en se joignant les mains, était, aux temps anciens, le symbole même du mariage. Le mari venait en char chercher l’épouse et son trousseau ; les rênes bien tendues, comme les cordes de luth auxquelles on les compare, étaient un emblème du bonheur conjugal espéré ; rien qu’à monter en char, l’angoisse amoureuse se dissipait. Plus tard, avec l’accroissement de dignité que la civilisation féodale donna à l’homme, le mari s’interdit de jouer auprès de l’épouse un rôle considéré comme étant celui d’un subalterne ; il se fit remplacer par un domestique, se bornant lui même à conduire le char pendant trois tours de roue. N’est il pas remarquable que ce soit un cocher qu’on ait précisément choisi comme figurant pour conserver aux cérémonies nuptiales la symétrie qui leur venait de leur caractère ancien de contrat collectif et dont la présence d’une suivante exigeait le maintien ? Ne doit on pas penser qu’aux temps anciens, quand l’époux et l’épouse montaient au même char, les chars de l’escorte, garnis de suivantes, étaient conduits par leurs propres époux ? Et quels pouvaient être ces époux des sœurs cadettes de la mariée, puisque cousins et cousines issus de frères et de sœurs se mariaient ensemble obligatoirement, sinon les cadets du mari ?

Il y a donc tout lieu de penser que la polygynie sororale dérive d’un mariage collectif unissant un groupe de frères à un groupe de sœurs, de manière qu’ils forment par deux des couples conjugaux, mais de manière aussi que chacun des époux possède sur chacune des épouses des droits secondaires. Comment, de ce mariage, les usages polygyniques ont ils pu sortir ? Ce qui peut l’expliquer, ce sont les modifications survenues dans l’institution familiale.

La principale de ces modifications est l’apparition d’une autorité domestique. La famille a cessé d’être un simple groupement de générations formant un groupe homogène ; elle est devenue un groupement hiérarchique de lignées obéissant au premier né des ascendants, au chef de la lignée directe. Ce chef de la famille est seul qualifié pour la représenter ; il conclut en son nom les alliances matrimoniales qui maintiennent une union avec les familles traditionnellement associées. Pour manifester qu’elles sont par nature stables, définitives et intégrales, ces alliances se concluent, comme jadis, à l’aide de prestations qui signifient un engagement absolu et qui confèrent des garanties durables ; le chef de famille reçoit un lot de filles suffisant pour qu’il soit assuré de posséder toujours une collaboratrice féminine dans l’exercice de son autorité domestique et pour que ses alliés n’aient point à craindre de lui voir rechercher d’autres alliances. Plus est élevé son rang social, plus on doit dépenser pour obtenir son alliance et la conserver : un protocole fixe, comme toutes les autres prestations féodales, le nombre de femmes auquel donnent droit chaque rang nobiliaire et l’étendue de chaque influence seigneuriale. Comme le régime féodal ne va point sans un certain jeu des alliances, et comme le chef de famille garde pour lui les femmes qu’il reçoit et ne les partage plus avec ses parents, le nombre de ces femmes est limité à deux sœurs. Pour les seigneurs dont l’influence rayonne dans toute la confédération, toutes les branches familiales dispersées dans les différents pays concourent à l’alliance et trois d’entre elles lui fournissent un lot d’épouses. Dans chacun de ces lots figure une nièce, fille du frère aîné, qu’on envoie pour signifier que l’alliance sera conservée lorsque le pouvoir passera à la génération inférieure.

Le chef de famille est revêtu d’une autorité qui rend sacré tout ce qui l’approche ; ce qu’il s’approprie ne peut être qu’à lui. Ses frères, qui le respectent à l’égal d’un père, n’osent plus exercer les droits secondaires qu’ils possédaient dans le droit ancien sur l’épouse de l’aîné : les règles anciennes qui les écartaient d’elle comme d’une fiancée prennent l’allure d’interdits catégoriques. La femme est tellement associée au pouvoir cultuel du mari, tellement destinée à former avec lui un couple d’ancêtres, que l’on voit, en dépit de mœurs humaines, tenter de s’établir la coutume de la sacrifier à la mort du mari ; elle doit, en tout cas, garder le veuvage : le lévirat est interdit.

La sœur cadette vient d’ordinaire avec l’aînée épouser le mari commun ; elle tient la place de la première épouse à la mort de celle ci. Mais on voit commencer la coutume de garder dans la maison natale la cadette trop jeune pour servir d’épouse ; elle est engagée au mari de l’aînée par le seul fait du mariage de celui ci avec sa sœur : ce sont les débuts du sororat, qui deviendra un fait juridique indépendant seulement au moment où les épousailles des deux sœurs se feront par des contrats successifs, tels que le premier prédétermine le second. La liberté plus grande des alliances matrimoniales rend possible, au moins pour les nobles ordinaires, la conclusion d’un second mariage dans une famille autre que celle dont venait la première épouse ; les droits de cette famille à ne point voir rompre l’alliance conclue amènent à considérer que la deuxième femme est simplement substituée à la première et, qu’elle garde à l’égard de la famille de celle ci les mêmes devoirs que sa devancière. Telle est l’origine du succédané de sororat pratiqué de nos jours.

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Conclusion : Influences des usages polygyniques sur l’histoire des institutions domestiques

Si le primitif mariage de groupe s’est transformé en polygynie sororale et non en polyandrie fraternelle, c’est parce que l’avènement d’une autorité domestique de type seigneurial, en même temps qu’elle plaçait les cadets dans la situation de vassaux de l’aîné, conférait à celui ci le droit exclusif de disposer des femmes fournies en garantie par la famille alliée. Celle ci, d’autre part, et cet aspect inverse est important, avait tout avantage à placer auprès du chef de famille toutes celles de ses enfants qu’elle envoyait pour représenter son influence. Si le grand nombre d’épouses fait éclater la gloire du mari, le prestige de la femme et celui de sa famille dépend de l’abondance de suivantes. Un seigneur n’avait pas à demander aux familles seigneuriales portant le même nom que celle où il prenait femmes de lui fournir les suivantes réglementaires. Elles venaient spontanément, le terme rituel est significatif. C’était un devoir de solidarité entre familles de même nom que fournir de suivantes celle de leurs filles qui se mariait. Les suivantes étaient les auxiliaires de l’épouse principale et formaient avec elle un groupe solidaire, s’entr’aidant, défendant les mêmes intérêts. Par ce côté la polygynie sororale a exercé une grande influence sur l’histoire de la famille chinoise, y conservant les effets de la parenté de groupe, dont elle était elle même une conséquence, même après l’apparition de la parenté individuelle.

Par l’effet de la polygynie sororale, le gynécée conserve une homogénéité incomparable, le gynécée ou plutôt la famille, car la place des hommes est au dehors, dans les occupations de la vie publique. La femme principale y jouit d’une autorité naturelle qu’elle doit à son rang d’aînée ; elle dirige les autres femmes dans leurs travaux et en toutes choses : elle est leur Dame comme le mari est un Seigneur domestique. Si celui ci a une autorité princière, les huit suivantes forment à la femme une cour de vassales organisée hiérarchiquement. L’épouse exerce une autorité directe sur sa nièce et sa cadette ; elle commande toutes les autres nièces et cadettes par l’intermédiaire des deux suivantes principales. Dans la cour royale, la reine commande aux trois princesses qui dirigent chacune trois femmes du troisième rang, lesquelles ont autorité sur trois femmes du quatrième rang, etc.

De cette autorité seigneuriale de la femme principale dérive son pouvoir maternel. Le bon ordre qu’elle établit dans le gynécée est le principe des maternités heureuses de toutes les suivantes. C’est ainsi que, grâce à la fécondité que ses suivantes devaient à son bon gouvernement, T’ai Tseu eut cent fils. On considère la Dame comme la mère véritable, comme la matrone de la famille ; la maternité réelle n’est pas une cause véritable de parenté. Non seulement le deuil que les enfants doivent porter pour la matrone est bien plus important que celui qu’ils prennent pour leur mère naturelle, mais au cas où, par dérogation aux usages polygyniques, les deux femmes n’ont pas les mêmes parents, la seule maternité juridique peut créer un lien entre les enfants et les grands parents maternels ; tous, quelles que soient leurs mères, ne portent que le deuil des parents de la matrone. Les principes de la parenté de groupe continuent à dominer si fortement la vie du gynécée que, peut on dire, les sentiments maternels n’y prennent point cet aspect exclusif et jaloux qui semble leur caractéristique naturelle. Les auteurs affirment que posséder trois épouses de la même famille est un bien parce que, si l’une d’elles a un enfant, il y a trois personnes pour en prendre soin, chacune aussi bien que si elle l’avait enfanté elle même. Et ceci n’est pas une affirmation de juriste pressé de justifier un usage. C’est un fait. Nombreuses sont les anecdotes historiques où l’on voit une mère confier son enfant à son aînée ou à une suivante mieux en cour : c’est que le prestige de toutes les femmes est intéressé à la maternité de chacune d’entre elles ; un enfant est un principe d’influence dont tire indistinctement profit tout le groupe de femmes. Dans un gynécée recruté par la polygynie sororale, la maternité n’est point une occasion de sentiments exclusifs et de discorde : elle ne le devient que lorsque les règles de la polygynie ne sont plus respectées et qu’elle se transforme en polygamie : alors se montrent de terribles rivalités maternelles ; mais, et cela est significatif, ce n’est point la mère naturelle qui se montre toujours la plus âpre à lutter pour son enfant, c’est le plus souvent la femme principale du groupe de la mère, ou celle à qui les circonstances ont donné le plus d’autorité.

Les ethnographes s’étonnent souvent, et les ethnographes chinois modernes tout les premiers, à constater que les usages polyandriques ou polygyniques n’entraînent point de jalousie. Au contraire, pour les anciens auteurs chinois, le plus grand mérite de l’institution était d’empêcher la jalousie. Les sentiments naturels de deux sœurs mariées au même époux ne leur permettent point de devenir jalouses l’une de l’autre. Il suffit pour éviter les conflits sexuels que, par l’autorité de la Dame, l’ordre du gynécée soit respecté, c’est à dire que chacune des épouses obtienne exactement du mari les faveurs auxquelles son rang lui donne droit. Chacune des femmes connaît d’avance, par la place qu’elle occupe dans le lot des suivantes, tout ce que sera sa vie sexuelle, si la surveillance de la femme principale s’exerce comme il se doit. On peut voir, à lire les réglementations de la vie sexuelle d’un gynécée, telles que les auteurs chinois nous les ont conservées, que le devoir conjugal y est conçu d’une façon stricte ; aucune possibilité n’est laissée ni aux femmes ni au mari de s’abandonner aux caprices de la passion ; le rapprochement sexuel est considéré comme une obligation maritale qui ne laisse place à aucun jeu : chaque femme doit approcher du mari au jour convenable et à l’heure prescrite ; la fréquence, la date, la pompe de ces rapprochements sont fixées par un protocole impérieux. De même qu’il n’y a point de choix libre dans le mariage. il n’y a point de caprice dans la vie matrimoniale. Dans leurs rapports entre elles, comme dans leurs rapports avec l’époux, les femmes sont tenues d’obéir à une hiérarchie qui leur paraît trop naturelle, puisqu’elles ont appris à la respecter dès l’enfance, pour permettre l’essor d’aucun sentiment personnel.

Tout change dès que les règles de la polygynie sororale ne sont plus respectées. Les femmes venues de familles différentes ne forment plus un corps homogène ; il n’y a plus entre elles une hiérarchie naturelle et qui s’impose à leur cœur ; elles ne sont plus des aînées ou des cadettes habituées dès le jeune âge à obéir ou à commander ; elles représentent les intérêts de familles diverses ; elles ont chacune l’attrait d’une éducation particulière et d’une race différente. Entre elles se posent des questions de préséance et de prestige, et chacune est armée à sa manière pour tenter de triompher de l’autre. C’est alors le règne des querelles de gynécée qui ne sont en somme que des conflits d’influence familiale et le retentissement dans la vie privée des querelles publiques, résultats de l’instabilité des alliances seigneuriales. En même temps que les seigneurs épousent dans diverses familles pour accroître le rayonnement de leur prestige, ils cherchent à donner un prestige plus grand à leur autorité par la manifestation de leur luxe : ils se fournissent d’un harem splendide ; ils s’entourent d’une cour éclatante de femmes ; on leur donne et ils achètent des concubines, en grand nombre et les plus belles possible. Celles là ne sont pas capables, comme les épouses des âges où l’on se conformait aux rites, d’attendre dans la retraite du gynécée le temps fixé pour approcher du seigneur : rien ne les retient d’user de leurs charmes pour séduire le maître ; elles cherchent à plaire, à faire naître un amour pour leur personne, une passion nourrie de sentiments particuliers, qui sera exclusive et qui provoquera la jalousie. Dans la poésie de cour, éclose dans les harems somptueux, apparaissent des sentiments personnels, absents de la vieille poésie populaire : ils correspondent à l’apparition des drames passionnels déjà fréquents dans les hautes classes de la noblesse. Et pourtant, même aux temps de l’anarchie féodale, l’influence des principes sur lesquels reposait la polygynie sororale continuait à se faire sentir et, dans son fond, le lien matrimonial déterminait si peu de sentiments personnels et exclusifs que les épouses continuaient à se charger d’introduire, sous leur patronage, auprès de leur mari, les femmes nouvelles qu’on leur offrait.

La possibilité qui était laissée aux Nobles de se marier plus d’une fois fut apparemment l’origine d’une vie passionnelle dans les classes moyennes de la société chinoise : en effet, les seuls accents personnels qu’on trouve dans les pièces poétiques qui ne sont point des poésies de cour, ce sont des épouses délaissées pour une épousée nouvelle qui les font entendre. Mais, précisément parce que cette poésie personnelle resta sans développement, il est à présumer que la vie passionnelle ne prit jamais grande importance : en fait, la vie de ménage ne cessa pas d’être réglée comme aux temps anciens ; ce que l’on continua d’aimer chez sa femme, ce fut sa famille et l’alliance qu’elle apportait, si bien que, de nos jours encore, il est fréquent qu’un mari, heureux en ménage, s’il devient veuf, croie remplacer sa femme en en prenant la sœur — et nous fournisse ainsi la démonstration que les sentiments impliqués par l’antique organisation domestique et conservés par le tour que donne à la vie conjugale l’institution de la polygynie sororale, sont demeurés assez puissants pour déterminer des retours à l’usage dont ils expliquent l’origine.

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