Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri Maspero (1883-1945). Notes sur la logique de Mo-tseu et de son école

NOTES SUR LA LOGIQUE DE MO-TSEU ET DE SON ÉCOLE

T'oung pao, 1927, tome XXV, pages 1-64.

  • Extrait de La Chine antique, d'Henri Maspero :
    "L’œuvre de Confucius fut continuée au Ve siècle par un génie plus original, Mo Ti, ou, comme on l’appelait poliment, sire Mo, Mo tseu... Au point de vue littéraire, il fut surtout un dialecticien, un logicien : le premier, il eut le souci de l’enchaînement logique des idées. Avant lui, les livres étaient des suites de paragraphes sans lien, avec des idées jetées pêle mêle, comme au hasard, jamais exposées en entier ; tel est par exemple l’aspect du Hi ts’eu, un ouvrage à peine plus ancien que lui. Au contraire, Mo tseu coordonne ses idées en des sortes de leçons où il expose successivement les points capitaux de sa doctrine ; dans chaque chapitre, il s’efforce d’exposer un point spécial tout entier, en définissant les termes et en faisant face à toutes les objections. Il ne se contente pas d’affirmer, il veut prouver, et cela est quelque chose d’absolument nouveau en Chine."
  • "Ce fut certainement une des causes du grand succès de son école. C’était une école au sens propre, où les élèves venaient apprendre l’art de la discussion. Ils en profitèrent vite, et presque trop bien. Mo tseu mourut au début du IVe siècle, et, presque aussitôt après lui, son école d’abord, puis des écoles rivales déversèrent sur le monde chinois des flots de sophistes pour qui l’art de la discussion était tout, et la pensée seulement un accident. Mais s’ils abusèrent de l’outil qu’avait créé leur maître, celui ci n’en avait pas moins rendu un grand service aux Chinois en leur apprenant à organiser logiquement leur pensée."



Extraits : Le raisonnement de Mo-tseu - Exemple, logique et discussion - Logique, discussion et raisonnement - Insuffisance de l'outil linguistique
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Le raisonnement de Mo-tseu

Le raisonnement confucéen a été étudié de façon fort intéressante par M. Masson-Oursel : il en a montré l'emploi dans les textes confucéens du début du IVe siècle, Louen yu, Tchong yong, Ta hio, et même encore un peu plus tard chez Mencius. Mais ce type de raisonnement un peu lourd a-t-il toujours suffi aux dialecticiens chinois ? Les écoles de sophistes du IVe et du IIIe siècle se réclamaient non de Confucius, mais de Mo-tseu, le grand philosophe de la seconde moitié du Ve siècle. Celui-ci avait-il véritablement innové sur ce point ?

Il faut d'abord noter que Mo-tseu employa couramment le sorite confucéen sans le modifier. Il suffit de rapprocher du sorite du Ta hio par exemple le passage suivant pour reconnaître dans l'un et l'autre le même type de raisonnement :
— Comment savons-nous que le Ciel aime tous les hommes du monde ? — Parce qu'il les éclaire tous uniformément. — Comment savons-nous qu'il les éclaire tous uniformément ? — Parce qu'il les possède tous uniformément. — Comment savons-nous qu'il les possède tous uniformément ? — Parce qu'il est nourri par tous uniformément. — Comment savons-nous qu'il est nourri par tous uniformément ? — Ah ! à l'intérieur des Quatre mers, il n'y a pas de peuple mangeur de riz qui ne traîne des bœufs et des moutons, qui ne tire des chiens et des porcs, qui ne prépare du riz, du vin et de la liqueur afin de sacrifier au Seigneur d'En haut et aux dieux.

Dans certains cas, il le complète en exprimant la conclusion : une variante de ce sorite en un autre passage se termine ainsi : s'il est nourri uniformément par eux, il faut nécessairement qu'il les aime tous uniformément ; parfois il le renforce d'exemples.


Mais, en outre, on rencontre aussi chez lui une forme de raisonnement moins lâche et s'efforçant de serrer la démonstration de plus près. C'est encore le sorite qui lui sert de base, mais un sorite dont la chaîne, réduite à deux propositions seulement, n'est pas énoncée formellement ; la conclusion seule est exprimée en entier, et, du sorite antécédent, seule la proposition qui n'est pas contenue dans la conclusion est exprimée, en queue ; le raisonnement est appuyé de la négation de la thèse contraire ; enfin il est suivi d'une comparaison sur laquelle est refait le raisonnement tout entier.

I. Raisonnement principal :
1. Conclusion : "Comme c'est l'affaire du Saint de bien gouverner le monde, il doit connaître l'origine du désordre".
2. Elément moyen du sorite non contenu dans la conclusion : "et alors il pourra écarter le désordre".
3. Proposition négative : "S'il ignorait l'origine du désordre, il ne pourrait pas l'écarter".
4. Comparaison : "C'est juste comme le médecin".

II. Raisonnement secondaire sur la comparaison.
5. Conclusion : "(Comme) il doit combattre la maladie, il doit connaître l'origine de la maladie".
6. Elément moyen du sorite non contenu dans la conclusion : "et alors il pourra la combattre".
7. Proposition négative : "S'il n'en connaissait pas l'origine, il ne pourrait pas la combattre".

Ce type de raisonnement offre quelques ressemblances extérieures avec le raisonnement hindou, mais l'histoire ne se prête guère à un rapprochement, car le développement de la logique hindoue semble être bien plus moderne. De plus leur air de ressemblance est dû seulement à ce que l'un et l'autre posent la conclusion en tête et d'autre part font intervenir une sorte de comparaison. Mais l'exemple du syllogisme hindou et la comparaison du raisonnement de Mo-tseu ne sont pas la même chose : le premier est un cas particulier d'application du raisonnement général donné comme illustration, l'autre est un fait analogue sur lequel on peut établir un raisonnement analogue, mais qui n'est nullement une application du raisonnement principal, n'est pas plus particulier que lui, et est choisi simplement parce qu'il paraît être d'appréhension plus immédiate, de contenu plus vulgairement connu que le raisonnement principal. Le raisonnement de Mo-tseu marquait un progrès sur le sorite confucéen par la précision de sa forme. Mais pas plus que celui-ci, il n'était un syllogisme, et on peut ajouter qu'il ne tendait pas du tout à s'en rapprocher : on n'y trouve en effet pas davantage la théorie de la nécessité logique ni celle des rapports du général au particulier, dont les Chinois n'ont jamais fait un principe de classification. Aussi M. Hou Che a-t-il parfaitement raison de considérer que cette logique (dans la mesure où elle est théorique) "n'est pas une théorie du syllogisme, mais une théorie de correct predication". C'est bien là d'ailleurs son but avoué, qui s'exprime par la vieille formule tcheng ming déjà attribuée avec plus ou moins de raison à Confucius.

Il ne s'agit donc pas de poser des prémisses correctes et d'en tirer correctement une conclusion, mais d'appliquer l'une à l'autre des notions qui paraissent distinctes en montrant qu'elles concordent : dans le raisonnement ci-dessus "Saint" et "connaître l'origine du désordre". Les divers termes sont énoncés sous forme de proposition affirmative, et sont unis par un lien très lâche qui ne constitue ni une intention ni, en fait, un essai de démonstration ; celle-ci ne ressort pas du rapport des termes entre eux, mais de faits extérieurs, d'abord une sorte de corroboration par la présentation de la thèse opposée sous forme négative, et surtout un exemple analogue présenté lui aussi sous forme de proposition affirmative, mais où le bien-fondé de l'affimation soit évident, qu'on compare terme par terme avec l'affirmation principale, de façon que, de l'évidence de l'exemple, celle-là ressorte comme également évidente.

Dans la mesure où ce texte reproduit l'original de Mo-tseu (et il n'y a pas de raison de douter de son authenticité), il nous apporte donc un type de raisonnement analogique par l'exemple qui, sous cette forme précise, paraît être personnelle à ce maître.

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Exemple, logique et discussion

Si dans les philosophies occidentales, déduction et induction tiennent une place fondamentale, c'est parce qu'elles ont voulu créer une théorie de la Logique, et qu'elles ont cherché à déterminer les opérations intellectuelles et à les classer entre des types de raisonnement de plus en plus généraux. Mais l'école de Mo-tseu... voulant seulement faire un bon manuel pratique d'enseignement de l'art de la discussion, n'a pas cherché à établir une théorie générale de toutes les opérations intellectuelles ; elle n'a fait aucune recherche systématique : même sur une question qui l'intéressait particulièrement, l'étude des comparaisons incorrectes et inadéquates à l'affirmation, l'auteur du Siao ts'iu p'ien [petit manuel de la fin des Tcheou] ne cherche à établir aucun principe général et se contente de donner des listes d'exemples corrects et incorrects d'après lesquels les étudiants pourront s'exercer. Aussi ne peut-on pas s'étonner qu'il n'ait pas tenté l'étude des principes fondamentaux du raisonnement. Nos habitudes occidentales, dérivées d'une logique qui, il y a vingt-cinq siècles, a pris pour devise "qu'il n'y a de science que du général", nous incitent à considérer comme erronées les méthodes chinoises qui ne reposent jamais sur une classification universelle montant du particulier au général ; en réalité, il n'y a pas là d'erreur, mais une classification différente : dans la mesure où ils appliquent correctement leurs propres méthodes, et où, d'autre part, leurs conclusions restent d'accord avec les résultats de l'expérience, il est évident que les philosophes chinois n'ont pas fait de faute en étudiant, conformément à leurs habitudes, des faits particuliers sans chercher à les ramener à un principe général. Des fautes réelles, ils en ont fait, on le verra plus loin, mais elles sont dues à des circonstances extérieures bien plus qu'à un manque d'esprit logique.

En fait, pour l'auteur du Siao ts'iu p'ien, traité de Dialectique pratique, le raisonnement en lui-même n'est pas un sujet d'études : ce qui importe, ce sont les procédés de discussion par lesquels on peut l'emporter sur l'adversaire. Le but étant, non pas d'apprendre à faire un argument en forme correcte, mais de triompher en joute publique d'un antagoniste, c'est le procédé de démonstration le plus répandu parmi les rhéteurs et les philosophes contemporains qu'il a seul retenu (soit que l'école de Mo-tseu en soit la créatrice, soit qu'elle l'ait adopté de la pratique ordinaire), celui qui, au point de vue pratique, paraît apte à produire le plus d'effet, l'exemple.

L'emploi de l'exemple sous diverses formes était en effet sinon l'unique argument, au moins le procédé d'élection. Prouver sans exemple semblait impossible aux rhéteurs de la Chine antique.

« Le roi de Leang dit à Houei-tseu :
— Je désire que lorsque vous m'exposez quelque chose, vous parliez directement, sans employer d'exemples.
Houei-tseu dit :
— Si en ce moment il y avait ici un homme qui, ne sachant pas ce que c'est qu'une arbalète, demandât : "Quelle est la forme d'une arbalète ?" et qu'on lui répondît : "L'arbalète a la forme de l'arbalète", le lui aurait-on expliqué ?
Le roi dit :
— On ne le lui aurait pas expliqué.
— Si au lieu de cela on lui répondait : "L'arbalète a la forme d'un arc, mais on remplace la corde par un bambou", saurait-il (ce que c'est ?).
Le roi dit :
— Il le saurait.
Houei-tseu dit :
— Ah ! discuter, c'est expliquer ce qui n'est pas connu par ce qui est connu et le faire connaître aux autres.
Le roi dit :
— Pas d'exemples. C'est impossible.

C'est que l'exemple n'est pas seulement une aide au raisonnement, une sorte d'illustration destinée à le rendre plus clair : il tient la place du raisonnement lui-même. Il est très rare qu'on se donne la peine d'expliquer celui-ci ; on se contente de poser une affirmation, puis on donne un exemple, et, si l'exemple est bien choisi, la vérité de l'affirmation précédente doit ressortir de l'évidence de la proposition analogue contenue dans l'exemple : en somme on ne raisonne pas en passant du général au particulier ou du particulier au général, mais en passant d'un terme inconnu à un terme analogue connu. Il faut parcourir les sections 46-50 du Mo-tseu, celles qui contiennent les anecdotes mises au compte du maître, pour voir le rôle de l'exemple dans toutes les discussions.

Maître Wou-ma dit à notre maître, maître Mo :
— Quels rapports y a-t-il entre l'intelligence des dieux et celle des Saints ?
Maître Mo répondit :
— L'intelligence des dieux est à celle des Saints dans le même rapport que les expériences de personnes à l'ouïe fine ou à la vue perçante à celle des sourds ou des aveugles.
Tche-t'ou Yu et Hien-tseu Che demandèrent au maître Mo-tseu :
— Pour être juste, qu'est-ce qui est le plus important ?
Le maître répondit :
— C'est comme dans la construction d'un mur : ceux qui peuvent construire construisent, ceux qui peuvent remplir les sacs de terre remplissent les sacs de terre, ceux qui peuvent soulever soulèvent ; alors le mur s'élève. Pour être juste il en est de même : qui peut parler et discuter parle et discute, qui peut expliquer les livres explique les livres, qui peut agir agit. Ainsi la justice est produite.
Maître Wou-ma dit à maître Mo :
— Vous aimez universellement le monde entier, mais vous ne lui avez jamais fait de bien ; je n'aime pas le monde, mais je ne lui ai jamais fait de mal. Puisque nous n'avons obtenu aucun résultat ni l'un ni l'autre, pourquoi vous donnez-vous raison à vous tout seul, et me condamnez-vous ?
Le maître Mo-tseu répondit :
— Si quelqu'un met le feu ici et qu'un homme apporte de l'eau pour l'éteindre, tandis qu'un autre va chercher du feu pour l'augmenter, sans que d'ailleurs ni l'un ni l'autre obtienne aucun résultat : lequel des deux estimez-vous le plus ?
Maître Wou-ma dit :
— J'approuve l'intention de l'homme qui apporte l'eau et condamne celle de celui qui apporte du feu.
Maître Mo répondit :
— De même j'approuve mon intention et condamne la vôtre.

Je n'en citerai pas davantage, il faudrait reproduire ces chapitres presque en entier pour donner tous les cas du même genre, et ils ont été traduits de façon très suffisante par M. Forke. On voit que l'emploi de l'exemple dans la discussion est absolument pareil à celui de l'exemple dans le discours suivi que j'ai analysé en commençant : on choisit un exemple qu'on juge convaincant, et on suit la comparaison avec les termes du sujet principal, on décompose, s'il est nécessaire, exemple et sujet de discussion en propositions élémentaires : être juste (parler et discuter, expliquer les livres, agir) et construire un mur (construire, remplir des sacs de terre, soulever). Or les sections 46-50 appartiennent à peu près à l'époque du Siao ts'iu pien ; elles nous montrent les principes de celui-ci mis en action : c'est toujours l'emploi de l'exemple qui domine la discussion. On y voit Mo-tseu l'emporter sur ses contradicteurs en repoussant leurs comparaisons : il ridiculise un élève de Tseu-hia qui avait comparé les Hommes Supérieurs aux chiens et aux cochons ; et il montre à Kong Meng-tseu que sa comparaison de l'homme de bien avec une jolie femme ne vaut rien et ne peut être acceptée. Ce dernier cas vaut la peine d'être cité, car la manière dont l'exemple est discuté fait bien ressortir qu'il a une valeur propre, et qu'il est un argument réel. Mo-tseu en effet se donne la peine de le démonter point par point, exactement comme nous faisons d'un argument, et cela fait, jugeant qu'il a détruit la théorie de son adversaire, passe à l'exposition et démonstration de la sienne, par un nouvel exemple :

Kong-meng-tseu dit à notre maître, maître Mo :
— Le véritable homme de bien, qui ne le reconnaîtrait ? Il est pareil à une sorcière qui reste où elle est sans sortir, et n'en reçoit que plus d'offrandes de riz. Il est pareil à une jolie femme, qui reste où elle est sans sortir et voit les hommes se combattre en la recherchant ; mais si elles allaient se promener et se vantaient elles-mêmes, personne ne les prendrait. Maintenant vous allez vous promener partout parmi les hommes et vous leur parlez : pourquoi cette peine ?
Le maître Mo-tseu répondit :
— Le monde actuel est corrompu. Ceux qui recherchent les jolies femmes sont une foule ; bien que les jolies femmes ne sortent pas, il y a beaucoup d'hommes pour les rechercher, mais ceux qui recherchent l'homme de bien sont en petit nombre. S'il ne parle pas de force aux gens, ils ne le connaîtront pas.

En résumé, l'exemple est le plus souvent le centre de la discussion : on l'accepte ou on le réfute, mais c'est toujours lui qu'on discute et non directement la proposition affirmée. Quant au raisonnement proprement dit dont cette proposition peut être considérée comme la conclusion, il n'est presque jamais exprimé. C'est l'exemple qui est chargé de le remplacer ; et ce système qui, au point de vue de la Logique, manque de rigueur, est excellent au point de vue de l'art de la discussion, car l'exemple frappe, et d'autre part il permet de reporter la discussion d'une question compliquée à une autre plus simple et que tout le monde connaît. Comme je l'ai déjà dit, c'est l'évidence indiscutable de la proposition affirmée dans l'exemple qui, si l'adversaire ne peut réfuter l'exemple en montrant qu'il ne s'applique pas bien, se communiquera à la proposition discutée, en sorte qu'elle deviendra évidente. Il faut ajouter que, en se plaçant à un point de vue moins formel, cet ensemble, affirmation et exemple, constitue une sorte de raisonnement rudimentaire qui proprement n'est ni inductif ni déductif, mais est analogique, toute sa force reposant dans le rapprochement des analogies entre la proposition affirmée et l'exemple.

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Logique, discussion et raisonnement

Une Dialectique qui élimine normalement les parties formelles du raisonnement pour faire jaillir l'évidence directement du rapprochement de l'affirmation avec une proposition analogue, mais sans aucun rapport essentiel avec elle, ne devait pas favoriser le développement de la Logique en tant que théorie du raisonnement formel, car c'était là une discipline sans intérêt pour elle. Néanmoins, l'art du raisonnement devait profiter de toutes ces études : à côté du vieux sorite qui s'employait toujours soit tel quel, soit sous la forme un peu remaniée dont j'ai cité un cas, on trouve des formes plus serrées qui vont jusqu'au véritable syllogisme. Je ne suis pas très frappé de certains raisonnements syllogistiques que M. Hou Che et M. Leang K'i-tch'ao croient retrouver de place en place dans le King et le King chouo : en effet, ce sont plutôt des constructions de ces érudits à propos de certains passages de ces textes, que des raisonnements qui s'y trouvent réellement ; or la possibilité pour nous de construire sous forme de raisonnement logique correct diverses propositions n'implique nullement que l'auteur à qui nous empruntons ces propositions ait fait de même.

En fait il n'est pas possible, dans une étude de logique historique, de faire état de raisonnements supposés par nous-mêmes pour expliquer les propositions des auteurs, et nous devons nous contenter exclusivement des raisonnements énoncés : ainsi seulement nous éviterons d'introduire dans le texte des idées qui n'y sont pas. Or il y a quelques raisonnements exprimés tout au long dans le Mo-tseu. L'un des plus nets est l'exposé du principe de contradiction dans le King chouo.

« Les affirmations (contradictoires) ne peuvent être toutes deux exactes ; puisqu'elles ne peuvent être tous les deux exactes, il faut que l'une des deux soit inexacte.

Ou encore ce syllogisme disjonctif qui fait partie d'un passage que je citerai en entier plus loin, et que je résume ici : "Si ce raisonnement... était faux, il en résulterait que tout ce qui est non-bœuf serait bœuf ; et c'est impossible".
Ou encore cette inférence tchouo, que M. Hou a déjà relevée et expliquée :

Canon : Dans l'inférence, après réflexion, on ne doute pas. L'explication est à "y a-t-il ou n'y a-t-il pas ?"
Explication : Inférence : On doute si (une chose) est ou n'est pas. (Mais) si on déclare : "Tsang présentement est mort, Tch'ouen, qui a pris (la même maladie) mourra aussi", c'est juste.

Mais, laissée ainsi de côté sans être étudiée spécialement pour elle-même, la Logique a pu avoir un certain développement pratique. Elle n'a pas poussé très loin la théorie : son grand défaut est d'être restée une simple subdivision de la dialectique, et de n'avoir jamais pris conscience d'elle-même en tant que science indépendante. Elle était chargée de fournir à la Dialectique des définitions justes, sur lesquelles celle-ci travaillerait, de sorte que pendant que la dialectique se tenait au-delà de ce qui pour nous est le raisonnement même et s'occupait uniquement de l'exemple qui devait convaincre l'adversaire, la Logique restait en-deçà et s'arrêtait aux définitions sur lesquelles se fonde le raisonnement ; mais le raisonnement lui-même n'était pas étudié. C'est ce que M. Hou Che a très heureusement qualifié en déclarant qu'elle s'occupe de "correct predication" plutôt que de raisonnement. On le voit clairement dans un paragraphe très intéressant du Canon qui s'intitule : "raisonnement faux" et où il n'est question que de définition et de classification.

Canon : "Un raisonnement faux est celui qui n'est pas correct quant à la connaissance des différences".
Explication : Raisonnement faux : le cheval et le bœuf sont différents ; mais si on dit qu'un cheval n'est pas un bœuf parce que le bœuf a des dents et le cheval a une queue, cela ne peut aller. En effet tous deux ont (dents et queue) : ce ne sont pas (des attributs) qui appartiennent à l'un et manquent à l'autre. Il faut dire que le cheval n'est pas de la même espèce que le bœuf parce que le bœuf a des cornes et le cheval n'a pas de cornes ; c'est en cela que les espèces ne sont pas identiques. Si le raisonnement "un bœuf n'est pas un cheval parce que le bœuf a des cornes et le cheval n'a pas de cornes" était un raisonnement faux, comme (un bœuf n'est pas un cheval parce que) "le bœuf a des dents et le cheval a une queue", il en résulterait que (la proposition) ce n'est pas un non-bœuf et c'est (en même temps) un non-bœuf serait correcte, et (la proposition) c'est un non-bœuf et c'est (en même temps) un bœuf serait correcte".

Et cela est impossible, comme l'expliquent deux aphorismes qui se suivent :

Explication : Tout ce qui est bœuf est distinct de ce qui est non-bœuf ; ce sont deux (catégories), il n'y a pas moyen de le nier.
Explication : Discussion : ou bien on désignera (une chose) comme bœuf, ou bien on la désignera comme non-bœuf : l'un exclut l'autre...

Aussi, entre la Logique qui ne dépassait pas l'étude des définitions et la Dialectique qui commençait à l'étude de la discussion, l'étude du raisonnement lui-même, intermédiaire entre définition et discussion, se trouvait nécessairement laissée de côté, n'étant du domaine d'aucune de ces deux disciplines : c'est naturellement de là que devaient venir toutes les difficultés. La pierre d'achoppement paraît avoir été le cas où le terme est exactement défini, mais ensuite se trouve être employé tantôt dans un sens général, tantôt dans un sens particulier : en effet dans ce cas l'erreur ne portant ni sur la définition, ni sur le choix de l'exemple, mais étant dans le fait qu'un terme donné n'avait pas la même valeur dans les deux propositions analogues mises en rapport, sa cause a échappé aux logiciens chinois anciens. Ces faits furent discutés entre les diverses écoles, les unes comme l'école de Mo-tseu acceptant en défi au sens commun les sophismes les plus criants, les paradoxes les plus évidents, parce qu'elles se refusaient à admettre des faits qu'elles ne pouvaient expliquer ; les autres préférant s'en tenir au sens commun malgré l'impossibilité où elles étaient de justifier logiquement leur position. Il est probable que la difficulté qui se présentait aurait amené les logiciens chinois à reprendre l'étude, jusque-là délaissée par eux, des conditions du raisonnement, et qu'ils auraient créé une véritable logique formelle originale ; mais les bouleversements politiques de la fin du IIIe siècle, en ruinant la plupart des écoles philosophiques, ne leur en laissèrent pas le temps.

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Insuffisance de l'outil linguistique

Pourquoi les anciens logiciens chinois ont-ils pu commettre l'erreur de raisonnement que développe le 1er paragraphe de la 2e section du Siao ts'iu pien ? La faute en est moins à eux qu'à leur langue: l'invariabilité absolue des mots, en donnant à tous les termes d'une phrase l'apparence d'être non pas liés, mais mis en apposition les uns par rapport aux autres, ne laisse pas de place à la notion de dépendance de certains de ces mots par rapport à d'autres ; et l'absence de catégories grammaticales ajoute encore à cette indépendance mutuelle. De plus cette invariabilité rend très malaisée l'intelligence de certaines nuances. Ni les Grecs dans l'antiquité, ni nous aujourd'hui, n'avons aucune difficulté à distinguer "l'homme" au général de "les hommes", "des hommes", "quelques hommes", "un homme" etc., attendu que nos langues nous imposent des formes grammaticales distinctes. Il n'en était pas de même pour les maîtres de l'école de Mo-tseu pour qui tous ces termes se rendent invariablement par l'unique mot jen qui répond indistinctement à tout. Il va sans dire que la langue chinoise même ancienne permettait d'exprimer toutes ces distinctions : on peut dire les hommes, quelques hommes, un homme, etc., mais elle ne l'impose jamais, en sorte que, par une conséquence normale, ces distinctions ne s'imposent pas comme nécessaires à l'esprit d'un Chinois. Il m'est impossible d'émettre un jugement contenant le mot homme sans aucune détermination ou à la fois avec plusieurs déterminations : je dois adopter homme au sens général d'humanité, ou spécialement un homme, ou des hommes, quelques hommes, mais non pas quelque chose de vague qui ne soit nettement ni un homme, ni des hommes, car la langue française m'oblige à choisir. Un Chinois n'a jamais à choisir, et pour lui le mot jen comprend ordinairement toutes ces nuances simultanément et sans distinguer, et ce n'est que dans des cas spéciaux, s'il y a déjà eu préalablement détermination, que dans son esprit le mot s'applique distinctement à l'une ou à l'autre suivant les cas. Lorsque l'auteur du Siao ts'iu p'ien déroulait sa série de sophismes sur le voleur, il ne pensait pas successivement de façon distincte comme nous nous sommes obligés de le faire : "un voleur est un homme", "des voleurs nombreux, ce n'est pas la même chose que des hommes nombreux", "il n'y a pas de voleur n'est pas la même chose que il n'y a pas d'homme", "tuer un voleur n'est pas la même chose que tuer un homme", etc., mais les concepts homme, voleur, lui venaient tout purs sans aucune détermination distincte et en même temps avec la possibilité indistincte de toutes ces déterminations.

L'auteur du Siao ts'iu p'ien lui-même montre bien dans les dernières phrases de son opuscule quelle était la difficulté pour un Chinois, et comment, même après avoir défini exactement la difficulté, il lui était malaisé d'en voir la solution. Il y donne en effet des exemples de cas où il faut distinguer nettement "cheval" en général de "un cheval" et de "deux chevaux", bien que "deux chevaux" appartienne à la classe "cheval" aussi bien que les deux autres ; je donne la traduction de ce passage, bien qu'elle devienne inintelligible en français où la distinction grammaticale du singulier et du pluriel lui ôte toute espèce de sens. (Siao ts'iu pien (Mo-tseu, k. 11, 10b [sect. 45]; Forke, 534-535)).

"Un cheval est cheval ; deux chevaux sont cheval ; puisque cheval a quatre pattes, un cheval a quatre pattes, mais il n'est pas vrai que deux chevaux aient 4 pattes. — Un cheval est cheval ; dans (l'espèce) cheval, il y en a de blancs, dans deux chevaux il y en a de blancs, mais il n'est pas vrai que dans un cheval il y en ait de blancs".

La difficulté qui est purement formelle vient certainement de ce qu'on peut transporter le mot "cheval" sans modification dans les expressions "un cheval" et "deux chevaux" : puisque les 4 pattes appartiennent à "cheval" et non à "un" ou à "deux", la justification logique de ce fait de bon sens que 2 chevaux n'ont pas 4 pattes à eux deux n'apparaît pas. Rien ne montre mieux l'influence du langage sur la pensée chinoise que ces discussions causées par l'absence de formes grammaticales distinctes. La question ne se serait jamais posée à un Grec ancien grâce à sa langue, de même que, pour lui ou pour un Européen moderne, les fautes de raisonnement de l'argument du "voleur" auraient été décelées du premier coup par les distinctions des formes grammaticales. Ce n'est donc pas, chez l'auteur du Siao ts'iu p'ien et ses contemporains, insuffisance de l'esprit logique, c'est insuffisance de l'outil linguistique, et il a fallu au contraire un effort d'abstraction considérable pour arriver à localiser presque exactement une faute que la langue masquait aussi complètement.

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