Henri Maspero (1883-1945)
LES COUTUMES FUNÉRAIRES
CHEZ LES TAI-NOIRS DU HAUT-TONKIN
Mélanges posthumes..., Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, volume I, pages 215-226.
- "Les Tai-Noirs sont un petit groupement tonkinois de ces populations tai, les plus nombreuses parmi les tribus barbares du Sud de la Chine et du Nord de la péninsule indochinoise, dont le domaine s’étend en une large bande ouest est, de chaque côté de la frontière méridionale de la Chine, depuis le golfe du Bengale où atteignait presque la tribu aujourd’hui éteinte des Ahom, la plus occidentale, dans le bassin du Brahmapoutra, jusqu’au golfe du Tonkin et à l’île de Hainan. Ils habitent la région qui s’étend entre le fleuve Rouge, la rivière Noire et le Song Ma, aux confins du Laos, du Tonkin et de l’Annam. C’est un pays très montagneux et assez pauvre, sauf dans quelques cuvettes où la plaine est bien irriguée et transformée en rizières, celle de Müong Lo (en annamite Nghia lô) près du fleuve Rouge, celle de Müong Theng (en annamite Diên-biên phu) à la frontière du Laos, etc. Ils forment là des villages importants aux maisons toujours bâties sur pilotis, gouvernés par leurs seigneurs héréditaires, ou du moins pris toujours dans la même famille, la famille Lo kam."
- "Grâce aux difficultés de communication, ces tribus ont conservé leur religion et leurs coutumes propres, supplantées chez les Shan de Birmanie et du Yun-nan, chez les Siamois et chez les Laotiens par le bouddhisme, et fortement influencées par les idées chinoises, soit directement, soit par l’intermédiaire des Annamites, chez les populations du Kouang-si, et chez les Tai-Blancs du Nord du Tonkin."
-
"Dans la vallée de Nghia lô, les Tai-Noirs ne sont pas très anciennement installés : ils sont venus en conquérants, il y a environ un siècle et demi, dans le
pays jusque là peuplé de Tai-Blancs ; sans chasser ceux ci, ils ont fondé leurs propres villages, gardant leur langue, leurs coutumes, leurs fêtes religieuses, leur organisation politique ;
et les deux populations vivent encore aujourd’hui côte à côte sans se confondre, mais non sans se mêler par de nombreux mariages." Lire la suite...
>>>
Les Tai-Noirs de Nghia lô, comme d’ailleurs presque tous les Extrême-Orientaux, ont sur l’âme des vivants et des morts des idées très différentes
des idées occidentales. Pour eux, l’homme vivant n’a pas une âme, il en a un très grand nombre. Un sorcier que j’interrogeais m’en a énuméré 81, et il a ajouté qu’il n’était pas très sûr d’avoir
tout dit ; un autre m’en a énuméré une trentaine. De ces âmes les unes sont localisées et commandent un membre, une articulation, une partie du corps : il y a « les âmes des yeux, petites, qui
voient clairement », et l’âme du nez, au lieu où l’air entre et sort », et encore « l’âme de la bouche, qui sait parler » ; il y a les âmes des pieds, des mains, etc. D’autres commandent non un
lieu réel mais une affection, une qualité, l’âme qui travaille au jardin près de la maison et fait les rizières et « l’âme qui surveille le corps tout entier ». Ces âmes ne tiennent pas très
étroitement au corps vivant ; une surprise, une frayeur, un éternuement suffisent à en faire tomber quelques unes, et cette perte se traduit généralement par un accès de fièvre. Ou bien c’est une
divinité offensée qui se venge en capturant une âme, et produit ainsi une maladie. Quelle que soit l’origine du mal, on doit alors faire venir le sorcier. Celui-ci est un individu qui possède un
esprit particulier, fi-mot, grâce auquel il est capable de faire sortir quelques unes de ses âmes de son propre corps et de les y faire rentrer ; ce sont elles qui, avec l’esprit
familier du sorcier, vont rechercher l’âme qu’a perdue le malade, et promettent au dieu offensé les offrandes propitiatoires qui amèneront la guérison. En envoyant ainsi ses âmes au loin, le
sorcier n’est pas sans courir de grands dangers : si elles se perdent et ne reviennent pas, il meurt ou devient fou. Aussi a t il grand soin de les rappeler à la fin de sa prière :
— Ô mes âmes ! en redescendant du ciel dans le monde d’ici-bas, ne prenez pas de mauvaises routes ! Ne passez pas par de mauvais sentiers ! Si le chemin est en
mauvais état, ô mes âmes, descendez tout doucement ! Mes âmes, ne vous arrêtez pas dans des villages étrangers. Mes âmes, ne vous dispersez pas au milieu de l’espace ! Si vous demeuriez dans le
monde céleste, vous deviendriez folles. Si vous vous arrêtiez dans le ciel, vous deviendriez stupides. Si vous restiez dans le monde d’en haut, vous deviendriez idiotes. Descendez dans le monde
inférieur, ô mes âmes, revenez à la maison !
À la mort, toutes ces âmes se séparent les unes des autres et forment quatre groupes qui vont vivre dans des lieux séparés comme quatre individus distincts. L’âme du sommet de la tête, avec l’âme
des mains, reste à la maison. Ce sont les fi-hün, les esprits de la maison, qui y résident constamment pour protéger leurs descendants. L’âme qui surveille le corps tout entier et celle
des os habitent dans la tombe avec le cadavre et y vivent sous les ordres du dieu du village, fi-ban. Enfin l’âme qui travaille à la rizière, l’âme du cœur et de la tête, celles des
pieds, celles des yeux, etc., s’en vont très loin ; les unes montent au ciel, dans des villages célestes, les autres s’arrêtent à mi-chemin et vont habiter dans des villages aux confins du ciel
et de la terre, là où le ciel et la terre se touchent.
Les Tai-Noirs, en effet, se représentent le monde d’une façon encore enfantine. Il est formé de trois étages superposés : en bas, c’est le monde des nains, au milieu, c’est le monde terrestre, en
haut, c’est le monde céleste. Le ciel est une sorte de grand plafond fait de pierres bleues ; il est porté tout autour par un pied vertical peu élevé, le Pied du Ciel, qui repose directement sur
les hautes montagnes du bout de la terre, aux lieux où le soleil se lève et se couche. Le Pied du Ciel est percé de plusieurs portes destinées à laisser passer les dieux, les âmes des morts, les
sorciers qui, accompagnés de leurs fi-mot, montent au ciel demander la guérison des malades, et aussi le Soleil, la Lune, les vents, etc. Car le Soleil, après avoir passé la nuit sur
terre, monte au ciel à l’orient en gravissant le côté extérieur du Pic d’Or du Bout des Eaux, en dehors du plafond céleste ; c’est une boule d’or que des jeunes gens, les Seigneurs du Soleil, Pu
Ngen, roulent devant eux jusqu’au sommet de la montagne ; ils la font passer par la porte de Lumière de la Cime du Pic d’Or, percée dans le Pied du Ciel : et c’est pour les hommes le lever du
soleil. Un chemin sous le ciel les mène à l’Ouest, le soir, à la Montagne où le Ciel Finit ; ils y trouvent dans le Pied du Ciel une autre porte par laquelle ils poussent le soleil hors du ciel,
et ils le font redescendre sur terre : c’est son coucher ; puis, toute la nuit, ils vont, roulant le soleil d’Occident en Orient, sur la terre, en dehors du ciel (c’est pourquoi les hommes ne le
voient pas), du côté méridional. La Lune suit là haut à peu près le même trajet, poussée par des jeunes filles, les Dames de la Lune, Nang Büon, mais sur terre ; elles la font revenir par le côté
septentrional. Les Dames de la Lune ont d’ailleurs plus de travail que les Seigneurs du Soleil. Ce sont elles, en effet, qui emmaillotent et démaillotent la lune tout le long du mois avec une
longue bande d’étoffe, l’enroulant d’un tour chaque jour à partir du 16, la déroulant d’un tour du 1er au 15, ce qui produit les phases de la Lune. Elles ont aussi à la défendre contre la
Grenouille qui Mange la Lune, monstre qui cause les éclipses, lorsque, profitant du sommeil du Seigneur de l’Étang Hañ, Pu Nong Hañ, elle s’échappe de l’étang où il la garde liée par une chaîne
d’or, et avale la Lune d’une seule bouchée ; il faut alors que les Dames de la Lune courent chercher le Seigneur de l’Étang Hañ, seul capable de faire rendre gorge au monstre, et pour les aider à
le réveiller, les jeunes filles terrestres frappent leurs mortiers à riz de leurs pilons.
Entre le ciel et la terre coule une rivière qui conduit au ciel les eaux terrestres. Les eaux de la mer, s’écoulant vers l’est jusqu’au Pic d’Or du Bout des Eaux, pénètrent dans la base de la
montagne pour en ressortir par le sommet, et devenir la source de la rivière céleste. À l’entrée de la grotte qui se creuse dans le pied de la montagne, se tient le Seigneur Si-su du Bout des
Eaux, qui, aidé d’oiseaux et de crabes géants, empêche les arbres et les cadavres d’animaux de passer ; c’est lui aussi qui garde l’obscurité ; chaque soir, il ouvre la Porte de l’Obscurité
Céleste, et la fait sortir pour répandre la nuit sur la terre. En même temps, la Fille aux Étoiles, On nang dao, ôte le voile qui cache les astres pendant le jour, et les découvre pour les en
recouvrir à l’aube.
Le monde céleste, qui s’étend au dessus du plafond de pierres bleues du firmament, est le domaine des dieux, des esprits et des âmes des morts. Il est gouverné par le Père T’en le Grand. Po t’en
Luong, le chef suprême des dieux et des hommes, qui y tient sa cour, et qui a sous ses ordres des divinités célestes moins importantes, les Po t’en. Chaque famille humaine a été créée par un Po
t’en, et, après la mort, celles des âmes des gens de cette famille qui montent au ciel vont habiter les villages de ce dieu, tandis que les autres s’arrêtent dans des villages situés encore sur
terre, mais en dehors du ciel, au pied des montagnes sur lesquelles le Pied du Ciel vient poser.
L’existence, dans le monde des morts, est absolument identique à l’existence terrestre. Les âmes habitent des maisons, font leurs rizières, élèvent leur bétail comme ici-bas ; elles y vivent et
elles y meurent. La vie y est seulement bien plus longue qu’en ce monde, elle dure plusieurs centaines d’années. Au bout de ce temps l’âme meurt dans le ciel, on lui fait des funérailles, on la
brûle, et on lui élève un tombeau, exactement comme on fait aux cadavres sur terre. Mortes sur la terre, les âmes étaient allées au ciel ; mortes au ciel, elles retournent sur la terre ; mais
après cette mort céleste, comme après la mort terrestre, leur association prend fin : chacune des petites âmes séparées reprend son individualité : elles deviennent des chenilles, puis, quand ces
chenilles elles mêmes meurent, leurs âmes se transforment en une sorte de mousse qui croît dans les lieux humides. En cet état, elles se rappellent avoir été hommes ; elles regrettent ce temps et
sont jalouses des vivants : c’est pourquoi elles produisent une humidité qui les rend glissantes, afin de faire tomber tous ceux qui passent sur elles et les foulent aux pieds.
Ceci est le sort des hommes du commun. Mais l’égalité n’existe pas, même après la mort, dans la société aristocratique des Tai-Noirs, et ceux qui ont la chance d’appartenir à la famille noble des
Lo kam sont beaucoup plus heureux. Leurs âmes vont habiter un village à part chez le Po t’en Luong, le chef des dieux. Là elles n’ont plus à travailler, le riz pousse tout seul dans les rizières
et rentre de lui-même dans les greniers ; les poissons montent d’eux mêmes de la rivière se placer dans la marmite. Aussi ces âmes n’ont elles qu’à se laisser vivre dans des fêtes et des
bombances perpétuelles. Et elles ne meurent pas. C’est que les Lo kam ne sont pas des hommes comme les autres — ils ne sont pas, comme les roturiers, sortis de la courge colossale qui poussa sur
terre au commencement du monde ; leur ancêtre n’a pas été créé par un des Po t’en ; ils sont les descendants d’un fils du Po t’en Luong lui-même, qui fut envoyé des villages situés en dehors du
ciel » ici-bas pour gouverner les hommes.
Le chemin qui conduit de la terre au pays des morts est difficile, et les âmes ne le connaissent pas. Aussi leur faut il un guide pour la route. C’est le sorcier qui indique à chaque âme ce
qu’elle doit faire, et le lieu où elle doit rester : à mesure qu’il récite la longue prière « pour accompagner les esprits des morts », ses âmes conduisent celles du défunt, accomplissent le long
trajet, en signalant les passages dangereux, et en enseignant au mort tout ce qu’il doit faire. Par exemple, en approchant de la tombe, il dit :
— Voilà votre fosse, votre tombe. Que l’âme de la tête passe ! Que l’âme des extrémités reste !
En arrivant au village qui est au pied du ciel il dit de même :
— Vous êtes arrivés chez les mânes de Chüong kop mangeurs d’offrandes, chez les mânes de Chüong kang mangeurs de sacrifices. Que l’âme de la tête passe ! Que l’âme
des extrémités reste ! Mâchez une chique de bétel et passez !
Il leur dit aussi ce qu’elles ont à faire à chaque incident du voyage. À mi-chemin du ciel on rencontre une rivière très large, et le sorcier apprend au mort comment il faut louer une barque
:
— Vous voici au fleuve Ta Khun, dont les vagues se brisent, au fleuve Ta Khai dont les flots se recourbent. Vous êtes arrivés chez le Seigneur Khun Chüong et chez
la dame Züong nam. Prenez l’argent enveloppé dans le col de votre habit et louez lui une grande barque pour passer, une grande barque pour ramer. Les mauvaises barques transportent les esprits
puants ; les vieilles barques transportent les esprits des morts. Prenez en une pour passer en ramant à l’autre rive.
Plus loin, c’est une croisée de chemins où il est difficile de faire un choix :
— Il y a trente chemins derrière vous ; neuf cent mille chemins convergent ; les chemins qui mènent au ciel sont au nombre de trente mille.
Et le sorcier explique longuement les mauvais chemins qu’il ne faut pas prendre.
On comprend que pour un voyage aussi compliqué il soit nécessaire d’avoir un bon guide : aussi le choix du sorcier est il une discussion des plus sérieuses dans la famille après un décès.
Quand un homme est mourant, les parents autour de lui, pendant les derniers instants de l’agonie, font un dernier effort pour persuader à son âme de rester, et ils crient à plusieurs
reprises
— Ô un
tel ! ne meurs pas ! reviens à la vie !
Et ils continuent ainsi même après qu’il a rendu le dernier soupir, dans l’espoir que l’âme, qui est encore toute proche, rentrera dans le corps qu’elle vient de quitter.
Aussitôt après la mort, on habille le cadavre de vêtements neufs et on lui attache au cou une petite pièce d’argent en lui disant :
— Une pièce de dix sous est enveloppée dans le col de votre habit, pour le moment où vous aurez à louer un bateau, à louer un radeau !
Il s’agit du bac du Ta Khai, dont je viens de parler. Puis on l’enveloppe dans un linceul et on le met dans le cercueil en lui disant :
— J’ai trouvé un cercueil pour vous ! Entrez dans le cercueil !
Et pendant qu’on le couche dans la bière, chacun rappelle ses propres âmes, de peur qu’elles ne se laissent enfermer avec celles du mort :
— Ô mes âmes ! revenez à la maison !
Cela fait, le fils aîné offre au mort un repas, et tout le temps que le cercueil restera à la maison, à chaque repas, le fils aîné offrira une part du repas au mort.
Généralement, la cérémonie des funérailles commence dès le lendemain et dure deux jours : un jour pour la crémation, car on incinère le cadavre, un jour pour l’inhumation des cendres.
Le matin, le sorcier vient réciter la longue prière « pour conduire les âmes des morts » ; tout le temps de la lecture, pour se défendre contre les dangers qu’il court pendant le voyage (car ses
âmes accompagnent celles du mort, pour les guider, tout le long du chemin), il tient dans chaque main un sabre, l’un la pointe en bas, fichée dans le plancher de la maison, l’autre appuyé sur son
épaule la pointe en haut. Puis on descend le cercueil de la maison, non par la porte, mais en démolissant une travée du mur : si le mort passait par la porte, il pourrait retrouver sa maison, et
reviendrait tourmenter ses parents ; on le déroute en le faisant passer par ce chemin, car si par la suite il revient, le mur sera rebâti à l’endroit par où il est sorti. L’âme après la mort est
peu intelligente : elle ne saura pas retrouver la porte.
Le cercueil ainsi descendu, on le conduit lentement et en procession au lieu d’incinération. En tête marche le sorcier, tenant au bout d’une perche la charpie pour allumer le bûcher ; derrière
lui des tambours ; puis le cercueil, suivi de la famille en deuil, les cheveux épars, et vêtue de blanc, et de tous les gens du village. Tout le monde crie, hurle, et fait le plus de bruit
possible. Quand on arrive au lieu de l’incinération, on trouve la fosse déjà toute creusée et un grand bûcher dressé au dessus d’elle. On dépose le cercueil sur le bûcher, et le sorcier allume le
feu : bois, cercueil et cadavre brûlent ensemble, et les cendres tombent pêle mêle dans la fosse. Quand tout est consumé, le sorcier éteint le feu en y jetant de l’eau, puis il descend dans la
fosse le premier et y ramasse quelques ossements. Après lui le fils aîné, puis les membres de la famille, descendent chacun à son tour ramasser quelques ossements : on les place dans une jarre
que le fils aîné rapporte à la maison. En arrivant, il leur fait une offrande. Puis commence un grand repas, auquel prend part tout le village, et qui dure toute la nuit.
C’est le lendemain qu’enfin on construit la tombe. Une nouvelle procession se forme dans le même ordre que la veille, pour porter les cendres à l’endroit où, la veille, a eu lieu l’incinération :
le sorcier marche en tête, suivi du fils aîné, qui porte la jarre funéraire, et de toute la famille. Un petit trou a été creusé à l’avance à côté de la grande fosse de la veille ; la jarre
funéraire y est déposée, puis la famille et tous les gens du village élèvent au dessus un petit tumulus en terre battue, d’environ 0,30 m de haut. Ils entourent ce tumulus d’une enceinte de
petits pieux, puis ils construisent par dessus une petite maison en bambous et en paillotes destinée à abriter les âmes qui restent avec le cadavre. C’est une maison tai-noir en miniature, sur de
petits pilotis, avec les petites terrasses de devant et de derrière, et un toit en paillotes couvrant le tout, avec un petit escalier du côté du soleil couchant, une porte et une fenêtre. Mais on
n’y fait pas de foyer parce que le mort n’a pas à cuire ses aliments, il vit des offrandes qui lui sont faites. Le tout a environ deux mètres à deux mètres cinquante de haut, de la base du
tumulus au sommet du toit, sur deux mètres de long et un mètre cinquante de large.
Cette petite maison de l’âme est meublée exactement comme pour un vivant : on y prépare le lit du mort, avec un matelas, une couverture, un oreiller. Près de la fenêtre sont pendus le chapeau du
mort et ses souliers s’il en avait ; on place à côté du lit sa pipe avec sa tabatière et un peu de tabac, et même aussi, s’il était fumeur d’opium, sa pipe à opium et sa lampe. Un petit siège en
rotin lui permettra de s’asseoir, et près de là un plateau, avec assiettes, bols, tasses, bâtonnets, de manger. Avant d’être déposés dans la maison du mort, les objets sont presque tous brisés,
la couverture, le matelas sont crevés à coups de couteau, le tabouret est rompu en pièces : ils doivent tous être morts, eux aussi, pour aller dans l’autre monde servir aux besoins du mort ;
s’ils étaient entiers, ils appartiendraient au monde des vivants et ne lui seraient d’aucune utilité. Cependant, on ne pousse pas cette idée à l’extrême, et la vaisselle du mort est généralement
laissée intacte.
Quand il a été ainsi pourvu aux besoins de celles des âmes qui restent avec le cadavre, on s’occupe de celles qui montent au ciel et on les équipe pour leur voyage. En dehors de la maison, dans
l’enceinte de pieux, du côté où se trouvaient les pieds du mort lors de l’incinération, on dresse une colonne de bois de 3 m à 3,50 m de haut. Sur cette colonne, on place un parasol ouvert, puis
à droite et à gauche deux tiges inclinées, portant à leurs extrémités, l’une une grande bande de toile blanche et rouge, et l’autre un petit cheval ailé en bois, « le cheval oiseau de la colonne
» ; au dessous du parasol, un petit paquet de riz comme nourriture du cheval ; enfin, on enfonce dans la colonne, à égale distance l’une de l’autre, cinq petites traverses de bois. Les âmes, en
sortant de la maison, grimpent à la colonne par les petites traverses qui servent d’escalier, puis prennent le parasol pour s’abriter pendant le long voyage, elles montent sur le cheval et
s’élèvent ainsi au ciel. La bande d’étoffe blanche et rouge qu’elles doivent aussi emporter est un présent qu’elles offrent au dieu des morts, le Père T’en, probablement pour acheter le droit
d’habiter une de ses maisons dans ses domaines célestes.
Quand tout est terminé, avant de partir, le fils lâche dans l’enceinte extérieure de la maison funéraire deux petits poussins gros comme le poing. Ils sont donnés au mort pour qu’il les élève. En
réalité, ils sont destinés à permettre aux descendants de reconnaître la puissance du mort dans l’autre monde. Si son âme est puissante, elle saura protéger ses poussins, qui resteront vivants
dans l’enceinte où ils sont enfermés ; si elle est faible, elle ne pourra rien pour eux, et ils seront mangés par les bêtes sauvages ou mourront de faim. Les descendants savent ainsi quel degré
de protection ils doivent eux mêmes attendre de leur ancêtre défunt, et cela a un intérêt pratique pour les offrandes à lui faire.