Judith Gautier (1845-1917)


LE PARAVENT DE SOIE ET D'OR

Fasquelle, éditeur, Paris, 1904, 272 pages + 20 illustrations en couleurs.

Récits historiques, légendes et nouvelles de Chine... : Le prince à la Tête Sanglante — Une descente aux enfers — La tunique merveilleuse — Le ramier blanc — Yu-Pé-Ya jetant sa lyre — La batelière du fleuve Bleu — Le fruit défendu — Le joaillier de Fou-Tcheou — L'impératrice Zin-Gou — La Tisseuse Céleste — Les seize ans de la princesse.

Extraits : Le Prince à la Tête Sanglante - Le kin - Les soixante-douze degrés de l'enfer - La Tisseuse Céleste - L'impératrice Zin-Gou
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Le Prince à la Tête Sanglante

Judith Gauthier (1845-1917) : Le paravent de soie et d'or. Le général Ma-Vien.
Une armée formidable s'avançait. Le général Ma-Vien, le plus illustre des chefs chinois, dont la fille avait épousé l'héritier du ciel, la conduisait.

Un gros livre, posé sur un pupitre, est ouvert devant la supérieure.

— Aujourd'hui, jour anniversaire de la grande bataille, dit-elle, je dois vous dire le récit de la sainte mort du Prince à la Tête Sanglante.

Et en balançant un peu son corps, au rythme de la mélopée, elle psalmodie d'une voix monotone :

« Cent mille guerriers ! Cent mille guerriers ! Ils couvrent les sommets, les pentes, les vallées.

Les fils du Dragon viennent pour dévorer l'Annam. Ils veulent saisir les deux femmes sublimes qui leur ont infligé tant de défaites et les ont chassés du beau royaume qu'ils avaient conquis.

Cent mille guerriers ! Cent mille guerriers chinois ! Ils atteignent l'étroit défilé qu'il faudra franchir pour entrer dans le triste pays d'Annam.

Un seul homme est là qui barre la route, un seul homme vivant. Mais toute une foule de morts qui défendent encore leur roi, car, remis debout, ils obstruent la route et font face à l'ennemi avec des visages effroyables.

Le vivant, c'est le prince Lée-Line, qui a juré d'arrêter toute cette armée assez longtemps pour que les deux sœurs royales puissent atteindre la rivière Cam-hé.

Cent mille guerriers ! Cent mille guerriers chinois ! Le prince lance des flèches et fait des morts parmi eux. Et les morts ennemis qui s'entassent, barrent aussi la route.

Des milliers de flèches volent vers le prince, mais elles ne l'atteignent pas ; il les saisit au vol et les renvoie à l'ennemi, de sorte qu'il ne manque jamais de flèches,

C'est un prodige ! crient les assaillants. Et le prodige dure jusqu'au soir.

Alors, plein de colère, le général Ma-Vien s'avance lui-même, il franchit les morts et vient combattre le prince.

Judith Gauthier (1845-1917) : Le paravent de soie et d'or. Le prince Lée-Line.
Emmène tous ces soldats hésitants, qu'ils soient ton escorte. Seul je défendrai ce défilé. Tu m'as enseigné par l'exemple que la volonté peut tout.

— Je peux mourir à présent, dit Lée-Line, j'ai tenu mon serment, les deux sœurs ont atteint la rivière.

Il lutte encore, pourtant ; mais Ma-Vien le frappe de son glaive, l'atteint au cœur ; puis lui tranche la tête.

Cent mille guerriers ! Cent mille guerriers chinois ! toute l'armée victorieuse a passé sur le corps du prince ; elle s'éloigne par les pentes, par les vallées, disparaît.

Alors le héros se relève. Il ramasse sa tête sanglante et la replace sur son cou sanglant.

Et d'un pas rapide il marche, il marche vers la rivière de Cam-hé.

De grosses gouttes de sang tombent sur sa route, sa tête sanglante pleure de grosses larmes rouges.

Mais dès qu'une de ces gouttes touche la terre, un cheval ailé s'envole, l'emporte au ciel, laissant la place où elle est tombée un bloc de pierre qui a la forme d'un cheval ailé !

Le Prince à la Tête Sanglante a atteint la rivière de Cam-hé. Une foule d'hommes et de femmes pleurent agenouillés sur la route ; ils contemplent deux mortes, couchées sur un radeau de fleurs qui lentement remonte le courant.

Ils pleurent : ils ont reconnu le roi de l'Annam et sa sœur héroïque. Ils s'efforcent d'attirer les corps sur le rivage, mais ils ne peuvent y réussir : la force de tant de bras est impuissante.

Mais le Prince à la Tête Sanglante s'avance et, aussitôt, de lui-même, le radeau de fleurs s'approche, touche la rive.

Alors le Prince se couche aux pieds des deux saintes et sa tête sanglante roule de ses épaules.

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Le kin

Judith Gauthier (1845-1917) : Le paravent de soie et d'or. Le kin.
Avant la fin du jour il arriva au confluent du Yang-Tsé-Kiang et du Heu-Yan. C'était le soir du quinzième jour du huitième mois, au milieu de l'automne.

Sans aucun embarras le bûcheron s'assit, tout simplement.

Pé-Ya, un peu surpris et choqué de ce sans-façons, ne lui demanda pas, comme c'est l'usage de le faire, son nom de famille et son prénom ; il ne commanda pas non plus le thé. Ils restèrent ainsi longtemps, sans parler ; à la fin ce fut Pé-Ya qui, gêné par ce silence, le rompit.

— Qui donc tout à l'heure du haut de la montagne a écouté le kin ? dit-il. Est-ce toi?

— J'ose à peine avouer que c'est moi, répondit le bûcheron.

— Je te le demande : Mais puisque c'est bien toi qui écoutais, tu dois savoir l'histoire du kin, de quelle main est sorti celui-ci, et quels sont les bienfaits qu'on peut retirer de ce noble instrument... Si tu pouvais me donner la preuve que tu le connais, quand même je devrais perdre mes hautes fonctions, je n'hésiterais pas à retarder mon voyage.

— Puisqu'il en est ainsi, moi, pauvre homme, j'ose commencer cette explication, au-dessus de mes forces :

« Le kin a été inventé par l'empereur Fo-Shi. Il avait vu l'âme des cinq planètes s'abattre, en volant, sur l'arbre ou-tong. Le phénix, qui est le roi des oiseaux, qui ne mange que les fruits des bambous et ne boit qu'aux sources les plus pures, perche seulement dans cet arbre.

Fo-Shi jugea que le ou-tong, qui semble avoir absorbé l'âme de la nature, est le plus précieux des arbres, et qu'il pouvait servir à former un excellent instrument de musique.

« Il ordonna de couper l'arbre qui était haut de trente tsiens et trois tseus, chiffre correspondant au nombre des trente-trois cieux. Après qu'il fut abattu, il le fit couper en trois morceaux, figurant les trois principes élémentaires : le ciel, la terre et l'homme. Il frappa alors la plus haute de ces trois parties, et trouva le son qu'il rendait trop clair et le bois trop léger ; il repoussa ce fragment ; il frappa la partie inférieure qui rendit un son trouble et sombre parce qu'elle était trop lourde. La partie du milieu donna un son ni trop clair ni trop sombre, le bois n'élait ni trop lourd ni trop léger.

Fo-Shi trempa le fragment dans une eau courante, et le laissa pendant 72 jours, qui répondaient aux 72 divisions de l'année ; puis il le retira et le fit sécher à l'ombre.

L'astrologue ayant indiqué un jour où les pronostics étaient favorables, Fo-Shi confia le bois à Liou-Tse-Ki, menuisier délicat, afin qu'il taillât dans l'ou-tong un instrument de musique qui serait nommé yao-kin, parce qu'il servirait d'abord à exécuter la musique nommée yao-tchy. Sa longueur était de trois tsiens, six tseus et un pen, nombre correspondant aux degrés du ciel. Il était arrondi à sa partie supérieure pour représenter la voûte céleste ; la partie inférieure était plane comme la terre. Ses cinq cordes correspondaient aux cinq planètes et aux cinq éléments. La demeure du dragon (le chevalet sur lequel s'appuient les cordes) était à huit pouces de l'extrémité inférieure de l'instrument pour représenter les huit aires du vent, et le nid du phénix (point où s'attachent les cordes) à quatre pouces de l'extrémité supérieure pour répondre aux quatre saisons.

« L'épaisseur du kin est de deux tseus, nombre symbolisant le ciel et la terre. La tête de l'instrument, c'est le jeune homme d'or ; la taille, c'est la jeune fille de jade ; le dos, c'est l'immortel Il y a le lac du dragon, et l'étang du phénix. Les chevilles où s'attachent les cordes sont de jade, les chevalets qui les soutiennent sont d'or. On compte douze chevalets, qui correspondent aux douze lunes de l'année, et un treizième qui figure la lune intercalaire.

Judith Gauthier (1845-1917) : Le paravent de soie et d'or. Le kin de Pé-Ya.
Quand je serai mort, je vous prie de m'enterrer au bord du fleuve au pied du mont Ma-Hine, car j'ai promis à mon ami de revenir à cette place. Je ne veux pas manquer au rendez-vous.

Autrefois, le kin n'avait que cinq cordes répondant aux cinq éléments : les métaux, le bois, l'eau, le feu et la terre, et aussi aux cinq tons de la gamme : kong, san, kio, tse, hu.

Au temps de Yao et de Chun, on touchait le kin à cinq cordes et l'on chantait les vers intitulés : nan fong (le vent du sud), et l'État était florissant.

Plus tard, Wen-Wang, de la dynastie des Tchéou, qui avant d'être empereur, prisonnier à Kine-ly, était au service de la dynastie des Yuen, pour rendre hommage aux mânes de son fils Pé-hy-Ko, ajouta une corde à la lyre, à l'expression triste, pure, douloureuse, sombre. On l'appelle la corde de Wen-Wang ; son fils Wou, ayant détrôné et tué le dernier empereur des Chang, restaura la musique noble, en réprouvant la danse. Il ajouta encore au kin une corde, au son éclatant, qu'on appelle la corde de Wou. Le kin eut alors sept cordes.

Il y a six états de choses redoutables au kin ; le trop froid, le trop chaud, le grand vent, la grande pluie, l'orage, la neige.

Il y a sept circonstances dans lesquelles il faut s'abstenir de toucher au kin : à l'annonce d'un deuil ; si l'on joue d'autre musique dans le voisinage ; quand on est trop préoccupé par des affaires ; quand on n'a pas pris le temps de purifier son corps ; quand on n'a pas de vêtements élégants ; quand on n'a pas allumé les parfums ; quand il n'y a pas là un auditeur digne d'entendre.

Les huit grandes beautés du kin sont : la pureté, la rareté, le mystère, l'élégance, la mélancolie, la force, la réflexion, l'étendue.

Quand on le joue en perfection, le tigre qui miaule, s'il entend, se tait, et le singe, gémissant dans les branches, cesse d'être triste. Tels sont les bienfaits du kin. »

— Maintenant, continua Pé-Ya, si moi, très humble, je jouais le kin, avec quelques sentiments dans le cœur, pourriez-vous, maître, en m'écoutant, les deviner ?

— Il est dit dans le Che-King : « Ce que les autres ont dans le cœur, je le devine ». Que Votre Grandeur essaie une fois, et moi, pauvre homme, je tâcherai avec mon cœur de décrire. Si je ne le peux pas, que Votre Grandeur me pardonne.

Alors Pé-Ya rajusta la corde à son kin et médita quelques instants.

Sa pensée se porta sur les hauts pics des montagnes et il joua un morceau.

— Ah ! que c'est beau ! s'écria le bûcheron. Votre pensée plane sur les cimes majestueuses des montagnes !...

Pé-Ya, très ému, ne répondit rien, et médita de nouveau. Il joua un autre morceau en pensant à une eau courante.

— Ah ! quelle beauté ! s'écria bientôt le bûcheron. Je vois le tumulte des eaux !...

Pé-Ya fut saisi de surprise. Il repoussa le kin et se leva, n'hésitant plus à accomplir envers son hôte les cérémonies de réception.

— J'ai manqué de respect ! J'ai manqué de respect ! s'écria-t-il. Le rocher recèle souvent un précieux morceau de jade ! Si on juge les hommes d'après leurs habits, est-ce qu'on ne risque pas de méconnaître le plus savant lettré du monde ?

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Les soixante-douze degrés de l'enfer

Judith Gauthier (1845-1917) : Le paravent de soie et d'or. Miao-Chen, la déesse de la miséricorde, descend aux enfers.
- Tu assistes au supplice des débauchés et des femmes de mauvaises mœurs, dit le roi : ce diable blanc, c'est Ti-Fan, qui préside aux orages.

Le roi de Jade salua Miou-Chen et lui dit :

— Veux-tu, jeune fille, descendre avec moi les soixante-douze degrés de l'enfer ?

Elle fit signe que oui et le roi se leva de son trône. Miou-Chen vit alors au milieu de la salle un gouffre béant, et les premières marches d'un escalier de pierre. Le roi commença à descendre ; elle le suivit et s'enfonça tremblante et pâle dans les lourdes ténèbres de l'enfer.

Bientôt, des hurlements et des sanglots s'élevèrent comme une bouffée amère. La jeune fille vit au-dessous d'elle un précipice peuplé de serpents, de dragons et de monstres furieux : un pont étroit le traversait et était gardé par le démon de cet enfer assisté d'un guerrier à tête de bœuf, portant un écriteau où l'on voyait écrit : « le Bien et le Mal ». Les damnés étaient poussés vers ce pont et, trébuchants, pleins d'épouvante, ils tombaient, avec des cris d'horreur, sur les gueules béantes et avides.

— Ceci est la première région de la pénitence, dit le roi ; tu vois les ambitieux cruels et gonflés d'orgueil.

Et il continua à descendre.

Elle vit alors un démon pâle et immobile assis sur un trône de glace, le corps couvert de neige ; autour de lui était un lac glacé, et, comme prises dans des cangues de cristal, les têtes violacées des condamnés, dont les dents claquaient avec un bruit sinistre, dépassaient à des intervalles égaux la surface dure de l'étang.

Miou-Chen pleurait et ses larmes se figeaient sur ses cils.

— Ces hommes sont les avares et les riches implacables, qui laissèrent mourir de froid, à la porte de leur palais, les mendiants qui suppliaient, dit le roi de Jade.

Ils atteignirent le troisième enfer où étaient torturées des femmes attachées à des poteaux. Plusieurs démons au corps sanglant leur arrachaient les entrailles et les remplaçaient par des charbons ardents, ensuite ils recousaient la peau.

— Celles-ci sont les épouses adultères. Que leurs entrailles coupables subissent le remords brûlant.

Et le roi s'enfonça vers la quatrième région. Là se trouve une vaste mer de sang, dans laquelle se débattent une foule d'hommes et de femmes, tandis que sur ses flots épais navigue la nacelle du diable de cet enfer. Ce diable était entièrement vêtu de blanc et portait sur la tête un immense chapeau conique. Lorsque les damnés s'approchaient pour escalader la barque, il écarquillait les yeux, tirait la langue, et en se tordant de rire les repoussait d'un coup de pied.

— Tu assistes au supplice des débauchés et des femmes de mauvaises mœurs, dit le roi : ce diable blanc, c'est Ti-Fan, qui préside aux orages.

Judith Gauthier (1845-1917) : Le paravent de soie et d'or. La descente aux enfers de Miao-Chen.
Elle descendit rapidement l'escalier lugubre et atteignit le septième enfer où les victimes hurlaient dans l'huile bouillante.

Miou-Chen descendit encore quelques marches, et vit le cinquième enfer, dont le sol est pavé de glaives et de lames tranchantes, sur lesquels les démons font courir sans relâche les juges iniques et les calomniateurs.

Le sixième enfer est le plus terrible. Le diable qui le régit, avec sa face borgne couleur d'ébène, hérissée de poils rouges, est le plus redoutable des diables. Sous ses ordres, les damnés, emprisonnés dans une auge de bois, sont sciés lentement et méthodiquement avec une soie édentée.

En pénétrant dans cette région, Miou-Chen soupira, et mit la main sur ses yeux, mais le roi de Jade lui dit :

— Ne gémis pas ainsi, jeune fille, car ces hommes sont des parricides.

Elle descendit rapidement l'escalier lugubre et atteignit le septième enfer où les victimes hurlaient dans l'huile bouillante.

Ceux-ci sont les empoisonneurs.

La jeune fille, le cœur plein de tristesse, versant des flots de larmes, arriva au huitième cercle, et vit qu'un énorme coutelas, se levant et s'abaissant, tranchait en mille morceaux le corps des voleurs et des assassins.

Dans la neuvième région infernale, des meules de fer broyaient les incendiaires, tandis que des chiens furieux léchaient le sang et arrachaient les lambeaux de chair aux suppliciés.

Elle atteignit enfin le dernier des dix enfers, où l'on brise les dents dans la bouche des menteurs, et où les langues sont arrachées avec des fers rouges. Là, elle se jeta à genoux, et tordant ses bras, cria :

— A-Mi-To-Fo !

Puis, perdue dans une prière ardente, elle demeura longtemps immobile.

Alors, lentement une pluie de lotus descendit sur le sol ; de cercle en cercle, on entendit les cris de rage des démons et le bruit des instruments de torture qui se brisaient ; les damnés délivrés de leurs souffrances entonnèrent des chants d'allégresse dont le bruit s'envola vers le ciel occidental.


Miou-Chen est vénérée aujourd'hui, en Chine et au Japon, sous le nom de Kouanine ou Kouan-Chi-In. C'est la déesse de la Miséricorde.

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La Tisseuse Céleste

Judith Gauthier (1845-1917) : Le paravent de soie et d'or. La Tisseuse Céleste.
Tout à coup une femme d'une grande beauté apparaît sur le chemin.

Il y avait dans la banlieue de Yeddo (aujourd'hui Tokio) un jeune paysan d'une conduite exemplaire, mais que le malheur semblait poursuivre. Sa mère était morte de chagrin en voyant les champs cultivés par son époux devenir de plus en plus stériles. Il avait suivi en pleurant le cercueil de sa mère, puis s'était tué de travail pour soutenir son vieux père ; mais le père est mort à son tour, laissant le fils dans un tel dénûment, qu'il n'avait pas l'argent nécessaire pour le faire enterrer ; alors il s'est vendu lui-même comme esclave et a pu, avec le prix de sa liberté, rendre les devoirs à son père.

Maintenant, il se rend chez son maître, pour y remplir les conditions du contrat. Il marche tristement la tête basse, pleurant sur sa liberté perdue.

Tout à coup une femme d'une grande beauté apparaît sur le chemin. Elle s'approche du jeune homme et lui parle.

— Je veux te demander une grâce, dit-elle ; je suis seule et abandonnée, accepte-moi pour ton épouse. Je te serai dévouée et fidèle.

— Hélas ! dit le jeune homme. Je ne possède rien et mon corps même ne m'appartient pas. Je me suis vendu à un maître chez lequel je me rends.

— Je suis habile dans l'art de tisser la soie, dit l'inconnue ; emmène-moi chez ton maître. Je saurai me rendre utile.

— J'y consens de tout mon cœur, dit le jeune homme ; mais comment se fait-il qu'une femme, belle comme tu l'es, veuille prendre pour époux un pauvre homme comme moi ?

— La beauté n'est rien auprès des qualités du cœur, dit la femme.

Ils arrivent bientôt chez le maître, et l'époux travaille avec zèle, il cultive les fleurs du jardin. Quand il rentre dans sa cabane pour se reposer un peu, il trouve toujours sa femme occupée à tisser une magnifique étoffe de soie et d'or, et de plus en plus émerveillé, il admire la belle travailleuse.

Un jour le maître, qui surveille lui-même les esclaves, entre dans la cabane et s'approche de la jeune femme. Il demeure stupéfait en voyant le superbe ouvrage qu'elle termine.

— Oh ! la splendide étoffe, s'écrie-t-il, elle est certainement d'un prix inestimable !

— Elle est à toi si tu le veux, dit la femme. Je voulais te l'offrir en échange de notre liberté.

Le maître consent au marché et les laisse partir.

Alors l'époux se jette aux pieds de l'épouse et la remercie avec effusion de l'avoir délivré de l'esclavage.

Mais la femme tout à coup se transforme ; elle devient tellement lumineuse que le jeune homme ébloui ne peut plus la regarder.

— Je suis la Tisseuse Céleste, dit-elle ; ton courage au travail et ta piété filiale m'ont touchée, et te voyant malheureux, je suis descendue du Ciel pour le secourir ; tout ce que tu entreprendras désormais réussira, si tu ne quittes jamais le chemin de la vertu.

Cela dit, la divine Tisseuse monte au Ciel et va reprendre sa place dans la Maison des Vers à Soie.

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L'impératrice Zin-Gou

Judith Gauthier (1845-1917) : Le paravent de soie et d'or. L'impératrice Zin-Gou du Japon.
La souveraine a mis pied à terre ; elle s'avance jusqu'aux bords des flots, et, enlevant sa coiffure d'or, dénoue ses longs cheveux. Elle les baigne dans la mer, puis les tord, les relève, en forme un chignon unique, tel que les portent les hommes.

La souveraine a mis pied à terre ; elle s'avance jusqu'aux bords des flots, et, enlevant sa coiffure d'or, dénoue ses longs cheveux. Pour en effacer les parfums, elle les baigne dans la mer, puis les tord, les relève, en forme un chignon unique, tel que les portent les hommes.

Elle saisit alors une hache d'armes et monte sur la plus belle des jonques.

De là, à tous, l'impératrice guerrière apparaît comme sur un piédestal. Elle a revêtu l'armure de corne noire dont les lamelles, jointes par des points de soie pourpre, retombent plus bas que les genoux, sur l'ample pantalon de brocart blanc à dessins nuageux, serré à la cheville. Elle a des épaulières de velours noir et d'énormes manches, très majestueuses, qui, descendant jusqu'à terre, forment comme un manteau ; elles sont faites d'une étoffe semée de fleurettes d'or disposées en losange et la doublure est de satin uni.

Un chrysanthème d'or ciselé brille sur le devant de l'armure ; la haute coiffure conique est retenue par une ganse de soie, nouée sous le menton, la hache d'arme est passée à la ceinture, à côté des deux sabres, et la guerrière s'appuie sur une canne d'ivoire et d'or, longue comme une pique.

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