Paul Pelliot (1878-1945)

Couverture. Paul Pelliot (1878-1945) : Le premier voyage de l'Amphitrite en Chine. L'origine des relations de la France avec la Chine. — Journal des Savants, Paris, 1928

L'origine des relations de la France avec la Chine

LE PREMIER VOYAGE DE L'AMPHITRITE EN CHINE

Journal des Savants, Paris, 1928, pages 433-451, et 1929, pages 110-125, 252-267, 289-298.

  • "Le premier vaisseau français dont on sache de façon certaine qu'il fit le voyage de la Chine est l'Amphitrite, bâtiment de 500 tonneaux, qui, sous le commandement du chevalier de La Roque, partit de La Rochelle le 6 mars 1698, mouilla dans la rivière de Canton le 2 novembre 1698, en repartit le 26 janvier 1700 et rentra au Port-Louis le 3 août 1700."
  • "En 1859 seulement, un Anglais, Saxe Bannister, publia un tout autre récit du premier voyage de l'Amphitrite, traduit par lui en anglais d'après « un manuscrit inédit », A Journal of the First French Embassy to China, 1698-1700, Londres ; le récit de voyage n'occupait qu'une partie du livre, et le souci de Saxe Bannister n'était pas la recherche érudite, mais bien « the friendly disposition of the Chinese Government and People to Foreigners » ; en d'autres termes, au moment même où l'Angleterre et la France étaient en lutte avec la Chine, Saxe Bannister employait la relation de l'Amphitrite comme arme contre le cabinet."
  • "Récemment M. Voretzsch, aujourd'hui ambassadeur au Japon, mais hier encore ministre d'Allemagne à Lisbonne, a trouvé à la Bibliothèque d'Ajuda un manuscrit français accompagné de quinze plans et d'un routier avec profils côtiers, le tout intitulé Relation du premier voyage des Français à la Chine présenté à Monseigneur le comte de Pontchartrain, et dont l'auteur signait la dédicace « F. Froger » ; or, cette Relation est l'ouvrage même dont Saxe Bannister avait eu une copie parfois divergente." [c.a. : suivent encore d'autres sources.]
  • "À l'aide de tous ces récits et en les complétant par les pièces d'archives on peut se faire quelque idée des raisons qui firent décider le voyage de l'Amphitrite, des conditions dans lesquelles le navire fut armé et des rivalités de personnes et d'intérêts qui faillirent maintes fois provoquer des catastrophes ; c'est merveille que ce premier voyage se soit achevé sans trop d'encombre et ait laissé des bénéfices importants ; pareille chance ne se reproduisit plus par la suite."

Extraits :
[Les buts du père Bouvet]
[Du Roy au commandant, les objectifs du voyage] - Une histoire extraordinaire
Navire marchand ou navire de tribut ? - Le sieur Gherardini
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Lire aussi

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[Les buts du père Bouvet]

Le père Joachim Bouvet, du Mans (1656?-1730), était un des six jésuites mathématiciens que Louis XIV avait fait partir à ses frais pour la Chine en 1685. Arrivé à Pékin en février 1688 et resté à la cour où il jouissait auprès de l'Empereur d'un certain crédit, Bouvet quitta la capitale le 8 juillet 1693, se rembarqua pour la France à Macao le 10 janvier 1694 et, après toutes sortes de péripéties, finit par débarquer à Brest le 1er mars 1697.

Que venait faire en France le père Bouvet ? On en a discuté, mais le cas est en somme assez clair. Les cinq jésuites français envoyés par Louis XIV et arrivés en Chine au début de 1688 constituaient un groupe spécial, à part des Pères « portugais » ; ils désiraient s'affirmer de plus en plus, et devaient donc se renforcer. Par ailleurs, K'ang-hi avait accordé le 22 mars 1692 le célèbre édit qui autorisait la libre prédication du christianisme dans ses États ; les missionnaires exultaient. Évidemment, l'entente était au fond un malentendu ; K'ang-hi montrait de la bienveillance aux missionnaires parce qu'il voulait s'assurer le bénéfice de leurs connaissances scientifiques ; les missionnaires faisaient œuvre de savants pour acquérir une autorité qui leur permît de développer leur apostolat ; ce qui était l'essentiel pour l'un était l'accessoire pour les autres ; mais on mit quelques années, des deux côtés, avant d'aboutir à des conflits que les jalousies nationales et la rivalité des divers ordres religieux exaspérèrent ; le mandement de Mgr Maigrot du 26 mars 1693 sur les rites chinois ne fit pas disparaître immédiatement le bénéfice de l'édit de tolérance du 22 mars 1692. K'ang-hi, qui s'était pris de sympathie pour les jésuites français mathématiciens, leur avait donné le 4 juillet 1693 une maison dans la ville jaune (Bouvet avec quelque exagération, la dit dans l'enceinte du palais impérial lui-même). Le même jour, il donnait l'ordre au père Bouvet de se rendre en France pour ramener de nouveaux savants, et le Père, bien décidé à tirer de cette mission les meilleurs avantages pour la maison française, quittait Pékin le 8 juillet avec les privilèges et la patente d'un k'in-tch'ai ou « délégué impérial ».

Quand il parvint en Europe après quatre ans, Bouvet se mit immédiatement à l'œuvre. Afin de préparer l'opinion de Louis XIV lui-même, il fit paraître dès 1697 le Portrait historique de l'empereur de la Chine, présenté au Roy (cf. Bibl. Sin2., 634), parallèle entre Louis XIV et K'ang-hi établi en termes flatteurs pour tous les deux. Par ailleurs, il y a aux Arch. des Colonies, C1 8, ff. 64-72, la copie d'un Mémoire du R. P.... envoyé par l'empereur de la Chine en France. Il justifie la qualité que luy a donné l'Empereur de la Chine, expose les intentions de ce monarque, demande au Roy dy répondre favorablement. Le Père anonyme est évidemment le père Bouvet, et le mémoire est trop instructif pour que je n'en cite pas quelques passages. Après avoir rappelé le don d'une maison aux jésuites français par l'empereur « dans l'enceinte de son palais », Bouvet ajoute :

« Et le mesme jour qu'il fit cette faveur, il en choisit un d'entr'eux [=Bouvet], pour venir marquer de sa part à Votre Majesté, la haute estime, qu'il a conçue pour elle ; et lui rendre compte, de toutes les faveurs dont il les a comblez en vostre considération ; du plaisir qu'il se fait d'avoir auprès de luy des jésuites françois : du désir qu'il a d'en voir arriver chaque année un grand nombre dans ses Estats, et d'y introduire par leurs soins tous nos arts et toutes nos sciences, moyen très propre pour y établir ensuite nostre Ste Religion : de la joye qu'il auroit de voir arriver tous les ans dans ses ports des vaisseaux de vos sujets ; de la vraie disposition, où il est, de leur accorder ce que Vostre Majesté pourra souhaiter, pour la liberté et l'avantage du commerce.

À l'objection qui lui a été faite qu'il n'apporte pas de lettre de l'empereur de Chine, Bouvet répond que celui-ci est lié par la vieille coutume de n'envoyer que des ordres « qui marquent une subordination de vassal ou de tributaire » mais que lui-même avait une patente de k'in-tch'ai ou délégué impérial. On lui avait demandé de la montrer, mais il explique qu'il a dû la rendre en quittant la Chine, car elle ne s'adresse qu'aux sujets de l'empereur. « Outre cela j'ay un journal fort détaillé et fort exact de tout ce qui s'est passé dans mon voiage surtout depuis Péking jusqu'à Surate. » Il supplie le roi d'envoyer un vaisseau à la Chine, où il y aura une « troupe choisie de nouveaux missionnaires ». Le roi devrait en outre rendre un édit en faveur de la propagande des jésuites à la Chine tant sur le terrain religieux que sur le terrain scientifique, et même décider que les jésuites français « forment à Péking une académie qui ait raport a nostre Académie des sciences, et que les uns et les autres se communiquent réciproquement toutes leurs découvertes ». Bouvet termine en donnant une longue liste de toutes les personnes qui tant en Chine qu'aux Indes, peuvent attester sa qualité de délégué impérial.

Bouvet présentait les choses à sa manière ; K'ang-hi comme lui-même, pour des raisons différentes, désirait un envoi de missionnaires, mais le difficile était de les transporter. Les Portugais de Macao, au nom du droit de patronat de leur souverain, fermaient cette voie naturelle aux jésuites français. Lui-même, en ses quatre ans de pérégrinations, venait d'éprouver tout ce que les passages de hasard offraient de délais et de dangers. La situation serait tout autre si le roi envoyait à la Chine un de ses vaisseaux qui emmènerait en même temps les missionnaires. Et le père Bouvet de faire miroiter aux yeux de Louis XIV la « considération » que l'empereur de Chine a pour lui et qui est cause de la faveur témoignée à ses sujets, alors que K'ang-hi ne considérait sûrement Louis XIV que comme un prince barbare qui tardait à lui offrir le tribut et n'accueillait les missionnaires français qu'à raison de services que ceux-ci lui rendaient.

Les ministres de Louis XIV ne furent pas autrement dupes de l'argumentation du père Bouvet ; ils se méfiaient de toute évidence de l'accueil que recevrait un vaisseau du roi en un empire dont le souverain n'envoyait pas de lettres aux autres princes mais seulement des ordres « qui marquaient une subordination de vassal ou de tributaire ». Bouvet s'attendait peut être à cet échec, et dans son Mémoire il s'était réservé une porte de sortie. Ce qu'il lui faut avant tout, c'est un vaisseau. Le roi n'en donne pas ? qu'à cela ne tienne ; ce n'est pas pour rien que Bouvet a parlé, sans y être invité ni autorisé par K'ang-hi assurément, du désir qu'a l'empereur de Chine de voir les navires français venir tous les ans dans ses ports où, afin de complaire à Louis XIV, il leur accordera tout ce que le roi « pourra souhaiter pour la liberté et l'avantage du commerce ». Et Bouvet de se retourner vers la Compagnie des Indes, en précisant même que l'empereur accordera au commerce français, dans un de ses ports, un établissement permanent.

Dès l'instant que le père Bouvet s'adressait à des entreprises privées, il devait songer à la Compagnie des Indes Orientales qui avait reçu en 1664, pour cinquante ans, à compter du départ des premiers navires, le privilège exclusif du commerce « depuis le cap de Bonne Espérance jusque dans toutes les Indes et mers Orientales, même depuis le détroit de Magellan et Le Maire, dans toutes les mers du Sud ». Mais, en fait, l'activité de la Compagnie, malgré quelques tentatives du côté du Siam, n'avait jamais dépassé les Indes proprement dites ; l'état de ses finances, à la fin du XVIIe siècle, ne lui permettait guère de se lancer dans une entreprise nouvelle en Extrême-Orient ; les propositions du père Bouvet ne furent donc pas accueillies. La partie semblait compromise...

*

[Du Roy au commandant, les objectifs du voyage]

Pour le voyage en Chine, le gouvernement royal vendit à Jourdan [« originaire de Marseille, autrefois marchand épicier à Paris, il était en l'année 1698 très riche négociant »] la frégate l'Amphitrite qui se trouvait à Rochefort ; elle y fut armée sous la direction du capitaine de frégate de la Roque, autorisé à accepter ce commandement par un ordre royal daté de Versailles, le 28 janvier 1698. Le même jour, le garde de marine Louis de Lagrange, qui se trouvait à Versailles, obtenait du roi un ordre à M. de la Roque de le recevoir en qualité d'enseigne à bord du navire. Quand Lagrange arriva à Rochefort le 25 février, l'Amphitrite était armée et prête à descendre la rivière pour aller charger à La Rochelle la cargaison préparée par Jourdan.
Les instructions adressées par le roi à de la Roque le 8 février 1698 valent d'être publiées.

Mémoire pour seruir d'instruction au sr de La Roque Capitaine de fregatte legere Commandant une fregatte armeé pour le voyage de la Chine auec permission du Roy.

Sa Maté ayant agréé que le sr de La Roque commandast cette fregatte Elle veut bien luy recommander d'auoir principalement en veue l'utilité et l'auantage de ceux qui ont fait la depense de cette expédition et son intention est qu'il se conforme aux Instructions quils luy donneront pour le bien de leur commerce.

Elle n'a rien a leur prescrire sur sa nauigation jusqu'au détroit de la Sonde qui est ordinaire et connue s'en remettant a sa capacité et a l'experience des offs et Pilotes qui doiuent seruir sous ses ordres. Mais comme celle de ce Destroit a la Chine ne l'est pas esgalement, Il obseruera avec toute lexactitude possible les terres qu'il reconnoistra, les mouillages ou il touchera, les mouuements des marées, Les courants et les vents qui y regnent différemment suiuant les saisons, Comme il sera obligé de prendre des pilotes costiers dans les endroits ou il en pourra trouuer II aura soin de trauailler auec Eux a toutes les obseruations et les réduira de maniere qu Elles puissent seruir aux autres Vaisseaux soit de Sa Maté, soit a des particuliers qui iront de ce costé.

Il abordera au port de la Chine qui luy aura esté marqué par ses armateurs et se conformera a cet esgard a ce qu ils auront désiré.

Sa Maté ne luy prescrit rien pour les saluts qul aura a donner ou a demander parce qu'Elle n'a pas pu preuoir les cas ausquels il tombera a cet Esgard, mais Elle est seulement bien aise de luy expliquer que le peu de commerce et de Relation que nous auons auec ce pays rend indifférentes pour le point d honneur la pluspart des choses que peuuent s'y passer, ainsy a moins ql ne puisse sans commettre les interests de ses armateurs obtenir des distinctions auantageuses a la nation, par Exemple d'estre salué ou de quelqu'autre manière suiuant les usages de ce Pays la, Il se conformera a ce que font les Anglois et les hollandois, obseruant en ce cas de declarer que le vaū qui commande n'est point un vaū de sa Maté mais un simple marchand, afin que ce qul fera en cette occasion ne puisse pas estre tiré a conséquence pour l'adeunir, s'il conuient par la suitte a sa Maté d'y enuoyer de ses vx.

À l esgard des vx des autres nations ql trouuera a la mer il ne les saluera pas a moins d'y estre forcé ny ne leur demandera aucun salut.

Il aura un très grand soin de connoistre parfaitement les costes de la Chine ou ils aborderont, et de s informer des vents qui y regnent dans tous les temps, des marées, des courants et de tout ce qui peut contribuer a y aborder séjourner et en partir a propos, s'il peut mesme trouuer en ce Pays des Cartes des ports, Rades et costes et des mémoires de la nauigation des Chinois, il les apportera auec luy et les enuoyera a sa Maté aussy tost ql sera de retour.

Il aura soin pendant le Séjour ql fera en ce Pays de s'Informer de la maniere dont se fait le commerce de cette nation auec les autres, tant de l'Asie que de l Europe afin d en pouuoir donner a son retour des mémoires exacts sur lesquels on puisse regler a l aduenir celuy qu'on y pourroit faire.

Il s informera aussy de ce qu'il doit faire en abordant les différents ports de la Chine suiuant les coustumes et usages des lieux afin que les vx qui pourront y aller a l aduenir ne tombent dans aucune faute ny dans aucun contretemps avec les Gouuerneurs, offrs des lieux ou autres qui y auront authorité.

Il suiura pour Son séjour en ce Pays la, pour le chargemt de son vaū et pour le temps de son retour, ce que (sic) luy aura esté prescrit par ses armateurs.

En cas ql touche en chemin faisant a quelque Poste de hollandois ou des anglois ou il y a des forteresses il en observera la situation et la force, et la manière de les attaquer auec auantage en temps de guerre, en prenant garde cependant de ne se pas commettre, et il en enuoyera a son retour des Mémoires a sa Maté les plus exacts ql pourra.

À Versailles le 8 Février 1698.

Ces instructions sont claires. La Roque doit, au point de vue commercial, se plier aux instructions des armateurs ; par ailleurs il réunira tous les renseignements d'ordre maritime, militaire, économique qui pourront être utiles par la suite au gouvernement du roi ; mais surtout il ne manquera pas, le cas échéant, « de déclarer que le vaisseau qu'il commande n'est point un vaisseau de Sa Majesté, mais un simple marchand ». Sage précaution en apparence, mais qui allait à l'encontre de bien des intérêts, et les efforts faits pour la tourner furent en Chine une source de longs et violents conflits.

Jourdan entendait gagner de l'argent ; Bouvet voulait d'abord assurer le passage de ses confrères en Chine, mais aussi faire servir le voyage de l'Amphitrite au renom et à l'influence de la mission française de Pékin en donnant au voyage du navire une apparence aussi officielle que possible. Brochant sur cette première équivoque, grosse de complications futures, le disparate des officiers et des passagers et les choix malheureux qui furent faits pour les postes responsables rendirent vite intenable la vie commune toujours difficile en des croisières de longue durée. Les officiers de la marine royale montraient peu d'estime à ceux qui n'avaient jamais navigué qu'au commerce ; la situation des directeurs embarqués par la société de Jourdan était laissée dans le vague par rapport à celle du commandant du bateau pour les relations avec les autorités chinoises ; moins clair encore était le rôle des deux commis représentant la Compagnie des Indes Orientales, dont l'opposition éventuelle d'intérêts avec la société de Jourdan eût cependant réclamé des attributions très nettement définies ; l'ignorance du pays, des mœurs et de la langue mettait les uns et les autres, une fois en Chine, dans une dépendance excessive vis-à-vis des jésuites qu'ils amenaient ou qu'ils trouvaient. De tout cela on eût pu triompher peut-être si on n'eût pris comme à plaisir les hommes que leur caractère rendait le moins aptes à s'accorder.

Je n'ai pas réussi à déterminer jusqu'ici les attaches familiales du commandant, le chevalier de La Roque, bien que Lagrange nous apprenne, dans ses Voyages curieux (p. 206), qu'il était « d'une bonne famille bourgeoise de Paris »... Il convient de placer [ici] le portrait que Lagrange trace du commandant (Voyages curieux, 206) :

« Mr de la roque estoit un homme de 50 ans bien fait de sa personne que les officiers surnommaient le beau très galand avec les dames, auoit eu souuent des affaires dhoneur dont il sestoit tiré a son aduantage, auoit esté blessé dangereusement au col a la uigoureuse attaque du fort et de lisle de tabago lorsque le mareschal destrees la prît sur les holandois l'an mais ces bonnes qualités estoient trauuersées par beaucoup damour propre un esprit inquiet et malin uiolent et emporté lauarice et par la hauteur dont il traitait ceux qui seruoint sous ses ordres et difficulteux pour ceux qui le commandoint, dailleurs les frequens passages de la ligne equinoxiale et les chaleurs des tropiques acheuerent debranler son cerueau deias en desordre... Quelques directeurs et intéressés dans cette compagnie mecontens de ce quil faisoit embarquer plus d'effets a son profit que la ualeur de dix mille liures quils luy auoient acordés crainans ses procédés uiolens ainsi que les peres iesuites penserent a luy faire oster son commandement et trauaillerent enuers le ministre a luy substituer un autre officier, mais luy fin et habile en ayant eu le uend par un des commis du bureau se hastat et de me recevoir rencune tenante et de partir en diligence des rades de la rochelle crainte de receuoir un affront et de perdre les prouisions considérables quil auoit faites ou emprunteés pour cette longue campagne honorable et lucratiue puisquil en raportat la ualeur de quatreuins miles liures.

Le portrait est évidemment poussé au noir, et Lagrange, après bientôt un demi-siècle, ne pardonnait pas à La Roque son mauvais accueil quand, contraint de l'accepter à son bord par l'ordre du roi, il lui avait dit en manière de conclusion :

— Vous n'aurez pas d'agrément avec moi ; prenez vos mesures là-dessus.

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Une histoire extraordinaire

Les officiers de marine apportaient en Chine un esprit singulièrement peu fait pour s'entendre avec des étrangers, et il en devait nécessairement résulter des conflits. Voici l'histoire extraordinaire que Lagrange ne craint pas de raconter tout au long dans la Relation adressée à Pontchartrain.

Le 16 [octobre 1699] un nauire anglois uenant deurope entra dans la riuiere de canton passa au deuant de nous sans saluer et fut mouiller a une portee de fusil en auant de nous mais son insolence luy coûta cherre commë ie diray car il nauoit que 10 canons et 40 hommes dequipage ainsi mr de la rocque sen uengea auec honeur...

Le lendemain mr de la rocque résolut pour se uenger de faire en sorte que nos matelots et soldats cherchassent querelle aux anglois ce qui ne manqua point d'arriuer a terre ou il y eut des coups donnés et les anglois eurent du pire parce que nos gens estoient armés de sabres, neamoins mr de la Rocque se plaignit hautement que les anglois auoint cherché querelle aux françois et quil sen uangeroit sil pouuoit mesme sur le capitaine pour cet effet ont mit 2 matelots en sentinelle sur l'auant de nostre nauire pour uoir quand les anglois descendroint à terre.

Ainsi le 19 au mattin nous aperceumes le capitaine et le lieutenant le premier marchand et le troisième aller a terre en robes de chambre pour se promener à la fraische ausitost mr de Larocque fit armer Le canot et la chaloupe y mit trois officiers auec enuiron 40 hommes la plupart armés de sabres auec ordre de donner cent coups de batton au capitaine et au marchand et surtout aux robbes de chambre, nos gens descendirent les prirent sans coup ferir et ces malhereux anglois eurent sur le corps cent coups de bâtons de tous nos mattelots qui les laissèrent quasi morts et le capitaine nen pouuant plus se sauua a son canot et fut a bord ausitost il fit embarquer des armes pour aller secourir ses gens ce que uoyant mr de larocque il fit uenir son canot de terre larma de soldats de pistolets et fusils donnant ordre au lieutenant que si les anglois tiroint les premiers de ne leur point faire de cartier ; ainsi nos gens se trouuerent plus de 60 a terre et le canot anglais reuira de bord et fut a son nauire et nos mattelots et soldats ne trouuant que 6 ou 7 anglois en robbe de chambre neurent pas beaucoup de peine a les mettre comme des ecce homo par la mr de la rocque se uengea honestement mais un peu plus quil ne deuoit. Le capitaine anglois ainsi maltraité partit de son nauire et uint au nostre tout sanglant ou il monta par force car il uenoit seulement se plaindre sans uouloir entrer dans le nauire, il fut bien receu, et les chirurgiens luy posèrent le premier appareil et ensuite il se plainit aygrement nostre canot ramena le lieutenant et les deux marchands en piteux équipage, ayant perdu leurs perruques et chapeaux il y en auoit qui auoint offert de largent a de nos gens en se iettans a leurs genoux pour sempescher destre battus, le capitaine du nauire de madras se randit à bord et tous se plainirent fortement quon les insultoit parceque nous estions les plus forts, qu'ils ne se trouuoint plus en sûreté ny lun ny lautre dans la riuiere de cantong et que nous pourions bien les enleuer quils alloint demander une sauue garde au uice roy de cantong et se mettre sous la protectio des mandarins qua la uerité ils ne nous auoint pas salué mais quils n'y estoint pas obligés car ils auoint leurs ordres de La cour danglettere et quils les suiuoint (bien que ce ne fut quun interlopt) mais que sil ne pouuoit auoir icy raison, ils tacheroient de Lauoir en france et quon ne traittoit pas ainsi un capitaine de nauire a coups de battons, et le mettre en cet estât parce que nous nous mettions 60 contre 7 ou 8 anglois desarmés que le pretexte que nous prenions ne ualoit rien quil ne nous auoint nullement insulté et que mr de larocque leur auoit ioüé ce tour et demandèrent a mr de larocque quelle satisfaction il uoudroit leur faire pour cette iniure. Ensuite ils repartirent tous auec le mécontentement d'une telle iniure quils noublieront iamais nous les saluames de 5 uiues le roy et ils nous respondirent dautant ils uoulurent faire du bruit et que les chinois leur en rendissent iustice en arrestant nostre nauire ils uoulurent auoir audience du uiceroy mais lon leur dit qua chaque audience il falloit donner 500 taels valant 2.500 liures ainsi a ce prix ils nen uoulurent point et les marchands ne uoulurent poin se ruiner ce que les chinois nauroint pas mieux demandé pour auoir leur argent et ils furent conseillés den demeurer la ce quils firent sagement.

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Navire marchand ou navire de tribut ?

D'une façon générale, les missionnaires n'avaient pas grand désir de laisser voir dans l'intérieur des Européens, militaires ou marchands, pour qui eux-mêmes ne professaient pas grande estime et qui, chrétiens, étaient à leurs avis d'un mauvais exemple pour les chrétiens indigènes. Le père de Fontaney a noté dans une de ses lettres qu'on fait peu de conversions dans les ports où les vaisseaux européens ont accoutumé d'aborder. Par ailleurs, Bouvet ne pouvait pas ne pas sentir que des Européens qui viendraient à Pékin y trouveraient une situation assez différente du tableau idyllique qu'il avait tracé dans le Portrait historique de l'Empereur de la Chine. Enfin et surtout, si les marchands de l'Amphitrite montaient jusqu'à la capitale, comment Bouvet pourrait-il maintenir vis-à-vis de la cour le caractère officiel et gouvernemental qu'il entendait donner au voyage de l'Amphitrite ?

Car là était toute la question. Les Chinois, et Lagrange comme le soi-disant Bouvet de la Touche ont pleinement raison d'y insister, ne connaissaient au temps de K'ang-hi que des navires marchands ou des navires de tribut. Bouvet promettait l'exemption du droit de jauge sur le navire, des droits de douane sur la cargaison. La douane chinoise répondait : Vous êtes navire de tribut ? Allez porter votre tribut à la cour. Mais si vous êtes navire marchand, payez les droits. Bouvet manœuvra près d'un an pour échapper au dilemme, obligé de biaiser, d'intriguer, de déguiser, et l'exemption qu'on obtint n'équivalut pas aux frais que le délai entraîna. Même pour l'exemption, il avait fallu beaucoup tricher. Les instructions du roi à de La Roque étaient formelles : « Le vaisseau n'est point un vaisseau de Sa Majesté, mais un simple marchand. » Or, dans une lettre du 20 décembre 1700, Benac se plaint que le père Bouvet « luy a fait signer un papier écrit en chinois dans lequel on luy a dit ensuite qu'il luy faisoit déclarer que le Roy avoit envoyé le navire L'Amphitrite et que par occasion des particuliers marchands y estoient venus pour y tenter quelque commerce. Le Journal dit de Bouvet de la Touche raconte de même :

« Pour plus grande seureté, le père Bouvet exigea de mrs les directeurs de la Compagnie et des officiers du vaisseau un écrit signé d'eux par lequel ils certifioient que l'Amphitrite étoit un vaisseau appartenant au Roy et envoyé par le Roy pour le ramener en Chine. »

Lagrange, dans sa Relation (81 r°), en relatant la réponse sur l'Amphitrite qui n'étoit ni navire de tribut ni navire marchand, mais un navire du roi qui portait le père Bouvet, note l'étonnement des Chinois, « car ils n'avaient jamais ouï parler d'une troisième sorte de navire Froger (éd. Voretzsch, 70-71) donne exactement la même version à propos de la réponse du père Bouvet aux douaniers, et plus tard, quand le vice-roi demande pourquoi Benac n'est pas parti à la cour, « le Père lui répondit... que le vaisseau étoit un vaisseau du Roy, et que les François ne payoient point de Tribut ; Que le sr Benac étoit un marchand passager sur le vaisseau, et qu'il étoit venu pour tenter le Comerce de la Chine. Qu'au reste il n'étoit pas party pour Pékin parce qu'il craignoit que ne sçachant point les Coutumes du pays nous ne fissions quelque incongruité » (p. 83). Témoignages plus ou moins suspects, dira-t-on, puisqu'il s'agit de conversations en chinois que les auteurs des diverses relations n'entendaient pas. Mais quand, le 5 février 1699, de La Roque alla solennellement faire son compliment au vice-roi, il lui dit que « le Roy qui est le premier monarque d'Occident m'a envoyé exprès pour ramener le père Bouvet à la Chine » (Voretzsch, 96). Il y a plus: dès octobre 1698,

« sur ce que le Père Bouuet se plaignit qu'a Macao des gens mal intentionnés auoient dit que le vaisseau étoit a des particuliers, il [ = de La Roque] le fit publier vaisseau du Roy, et que ceux qui diroient le contraire seroient punis comme rebelles aux Ordres de Sa Majesté. Cela se fit du consentement même des Directeurs par vn aueu qu'ils en donnèrent par Ecrit au Pere Bouuet » (Froger, 74). »

Benac n'avait donc pas tort de se plaindre sur ce point. On fit si bien que l'opinion du « vaisseau du roi » s'accrédita parmi les Européens, et le journal du Macclesfield parlait de « l'ambassade » que les Français avaient envoyée à la cour. Pour les Chinois, les Français étaient venus rendre hommage à l'empereur suzerain, et, malgré tous les distinguo du père Bouvet, l'Amphitrite, considérée comme vaisseau du roi, fut toujours désignée dans les documents sous le nom de kong-tch'ouan, « vaisseau de tribut ». Louis XIV ne l'avait pas voulu.

Les jésuites avaient sur l'état-major de l'Amphitrite et sur les agents de la Compagnie de la Chine ou de la Compagnie des Indes l'immense avantage de connaître le pays, sa langue, ses mœurs, et de devoir à leur service auprès de K'ang-hi une autorité dont ils exagéraient la valeur pour Pékin, mais qui était réelle auprès des fonctionnaires provinciaux. Il serait intéressant et sans doute possible de retrouver certains documents chinois relatifs aux missions dont l'empereur les chargea à l'étranger et d'établir ainsi sans conteste le véritable caractère que la cour entendait donner à ces voyages ; toutefois, même dans l'état actuel de notre documentation, le fait ne paraît pas contestable que K'ang-hi avait chargé Bouvet d'aller lui recruter des savants et des artistes, et celui-ci ne pouvait et ne voulait guère les chercher que parmi ses confrères de la Compagnie de Jésus. Ce voyage de Bouvet est en somme analogue à celui antérieur de Grimaldi, à ceux postérieurs de Pelisson ou de Beauvollier. Bouvet disait bien vrai quand en France il se prétendait k'in-tch'ai ou « délégué impérial », et Froger nous a conservé avec les caractères chinois eux-mêmes, la description du pavillon qu'arborait Bouvet à Canton et qui portait les quatre mots k'in-tch'ai ta-jen, « Son Excellence le délégué impérial ». Mais Bouvet jouait sur les mots quand il laissait entendre que cette délégation impériale, qui le chargeait seulement d'une mission lointaine de l'Empereur souverain universel, était une sorte d'ambassade auprès du roi de France. Je crois d'ailleurs que, tout en voulant faire servir le voyage de l'Amphitrite aux intérêts matériels et spirituels de leur maison française de Pékin, Bouvet et ses confrères désiraient aider à Canton la Compagnie de Jourdan et crurent l'aider réellement ; j'ajouterai même qu'ils lui rendirent vraiment service en plus d'une occurrence, mais leur intervention, en faussant le caractère du voyage, entraîna de telles complications que le séjour du navire dans la rivière de Canton fut de près de quinze mois là où, pour un navire de commerce ordinaire, un trimestre aurait suffi ; les autorités chinoises ne comprenaient rien à ce long délai et s'en inquiétaient. Les agents de la Compagnie de la Chine et les officiers du bord arrivèrent vite à la conviction que le mieux eût été de se plier aux conditions ordinaires et de payer les droits et même les pots-de-vin, comme le faisaient Anglais et Hollandais. En outre, les deux commis de la Compagnie des Indes n'avaient pas tort quand, dès le 17 février 1699, ils estimaient que le commerce de la Chine ne pouvait être profitable qu'à des navires trafiquant en même temps aux Indes (Arch. Col., C1 8, 155) ; mais c'était là clairvoyance de maître Josse, et qui équivalait à supprimer la Compagnie de la Chine en raison du privilège de la Compagnie des Indes Orientales.

En réalité, malgré toutes les raisons qui eussent dû mener ce premier voyage de l'Amphitrite à la catastrophe, un phénomène extraordinaire se produisit : la campagne laissa un bénéfice important. Il est vrai que le bénéfice était peut-être plus apparent que réel et basé en majeure partie sur une estimation excessive des marchandises laissées aux soins de Benac après que l'Amphitrite eut quitté Canton. Le second voyage de l'Amphitrite fut déficitaire. Les navires qui vinrent ensuite lièrent leurs opérations de Canton à d'autres dans la mer du Sud pour laquelle Jourdan avait aussi fondé une Compagnie en 1698, quelques mois après celle de la Chine ; les intérêts et les procès des deux entreprises s'enchevêtrèrent dans une ruine commune. Du moins les voyages de l'Amphitrite contribuèrent-ils beaucoup à développer en France le goût préexistant pour les bibelots, étoffes et meubles d'Extrême-Orient, ce qu'on appelait alors le « lachine » ou le « lachinage » ; et les meilleurs meubles laqués furent dits en « vernis la Chine Amphitrite ».

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Le sieur Gherardini

J'ai parlé plus haut de la relation du premier voyage de l'Amphitrite achevée par Giovanni Gherardini à Canton le 20 février 1699, sous forme d'une lettre adressée au duc de Nevers. De l'Avertissement mis en tête par les éditeurs, il résulte que le duc de Nevers, « qui avait connu son habileté en Italie », avait fait venir l'artiste en France quelques années avant 1700. Entre son arrivée en France et son départ pour la Chine le 6 mars 1698, Gherardini avait décoré l'Église des jésuites de Nevers. Il achevait de décorer la Bibliothèque des jésuites de Paris quand Bouvet vit ses travaux et lui proposa de l'emmener en Chine : d'après l'Avertissement, Gherardini « excellait particulièrement » dans la perspective. Par une faveur rare, un ordre du 30 janvier 1698 dispensa « Girardin » de faire son chef-d'œuvre à l'Académie à raison de son départ imminent pour la Chine. On a vu plus haut que, pendant le voyage, Gherardini ne mangeait pas à la table des jésuites, mais à la troisième table, celle où Froger s'asseyait aussi probablement : à en juger par sa Relation, le peintre n'avait guère le pied marin ; Froger le confirme (p. 74) en constatant qu'il « étoit charmé de quitter la Mer ». Parvenu avec l'Amphitrite dans la rivière de Canton et débarqué des premiers le 31 octobre 1698, Gherardini repartit de Canton le 25 février 1699 en même temps que les jésuites venus avec lui ; lui- même, trois des pères jésuites et le frère Belleville étaient appelés à la cour ; les autres missionnaires devaient se fixer dans les provinces. Au début d'avril, les cinq personnes destinées à Pékin parvenaient à deux lieues de Yang-tcheou le jour même que l'Empereur, alors en tournée dans le Sud, en parlait pour Tchen-kiang où il s'arrêtait dans le site pittoresque du monastère de l'Ile d'or (Kin-chan) ; c'est là que, le 10 avril, les pères Bouvet et Gerbillon lui conduisirent les nouveaux venus. Le 12 avril, le père Bouvet écrivait de Tch'ang-tcheou (au S.-E. de Nankin) :

« À l'heure qu'il est je suis auec Mr Gherardini et notre frere Belleuille sur vne Barque ou l'Empereur passe tous les jours vne partie de la journée : Ils trauaillent tous deux a leur coup d'essay pour la portraiture l'Empereur qui est sensible aux beautés de la Peinture les regarde déjà tous deux comme d'excellens Sujets, et Mr Gherardini est aussy enchanté des manieres du Prince » (Froger, 105).

Gerbillon écrivait de même de Sou-tcheou le lendemain 13 avril :

« Le Frere Belleuille, et M. Gherardini ont aussy suiuy l'Empereur dont ils ont été receus auec plus de plaisir et d'honneur que vous ne sçauriez vous imaginer. Sa Majesté a témoigné vne satisfaction si grande de les voir et d'entendre parler de leurs talens, que je ne l'ay jamais veu plus content » (Froger, 106).

Une lettre d'un jésuite jusqu'ici anonyme, écrite du Tch'ang-tch'ouen-yuan, c'est-à-dire de l'ancien Palais d'été, au père de Broissia le 23 août 1699, confirme ces renseignements relatifs à la réception du 10 avril où l'empereur « parut surtout extrêmement goûter Mr Gherardini quand on luy dit combien il étoit habile » (Froger, 116). La même lettre nous apprend que les voyageurs arrivèrent à Pékin le 13 juin, et ajoute :

« Le Pere Gerbillon et Mr Gherardini sont tout a fait au goût de l'Empereur : il les a fait boire dans sa propre tasse après luy. Ce prince s'est tout a fait humanisé pendant le temps que M' Gherardini a fait son portrait en grand et en petit. Il leur enuoya presque tous les jours a manger de sa table ; il y a quelques jours qu'ayant pesché en leur presence, il prit deux plats de poisson a l'Eprenier et il ordonna sur le champ qu'on nous apellât au Palais pour les manger, et ordonna luy même la manière dont il vouloit qu'ils fussent préparez » (Froger, 119-120).

Lagrange, dans ses Voyages curieux (p. 292), a un paragraphe sur Gherardini dont la première partie est exacte, mais la seconde est fausse :

« Le Sr Geraldini exelent peintre dans son art que les peres iesuites auoient engagé de faire ce uoyage tira au naturel toute la famille et les principaux de la cour imperialle, meme les dames contre lusage ordinaire il sy fit admirer, mais a cause de la delicatesse de sa sancté il ne fit pas un long sejour a pekim et voulut sen reuenir en france par la première comodité. »

Lagrange, qui avait quitté la rivière de Canton avec l'Amphitrite le 24 janvier 1700, se trompe sur ce dernier point. Gherardini est resté en Chine plus longtemps qu'on ne l'admet d'ordinaire. G. Campori a reproduit une lettre de Gherardini (« qui signe ainsi lui-même son nom) écrite de Pékin en février 1700 à l'abbé Borri, secrétaire du résident du due de Modène à la cour de France ; Gherardini y raconte que l'empereur l'a emmené à la chasse à « 250 lieues » en Tartarie et lui a fait de très grands honneurs. Bien plus, dans un autre travail (Artisti italiani ed esteri negli Stati Estensi, p. 242), Campori a cité une relation manuscrite écrite de Pékin par le missionnaire Ignazio Giampè le 18 mai 1704, et qui parle de Gherardini, alors âgé de 46 ans (il était donc né en 1658), comme se trouvant encore en Chine. Ceci est confirmé par un passage de la chronique de Guiseppe Riva, qu'invoque également Campori ; il y est question d'une lettre datée du 28 juillet 1704 et où Gherardini, encore à Pékin, se montre satisfait et honoré par l'empereur.

Les passages du soi-disant Bouvet de la Touche concernant Gherardini ont été utilisés, bien avant la publication partielle de M. Madrolle, par Feuillet de Conches dans son article Les peintres européens en Chine et les peintres chinois, pp. 4-8 ; je les reproduis ou les résume ici. En 1700, L'Empereur donna pour étrennes 50 taels à chaque père français ou portugais et à Gherardini : chacun des pères donna ses 50 taëls pour aider à la construction de l'église française, et on désirait que Gherardini fît de même, « mais l'empereur ne le voulut pas » (Madrolle, 88-89). Parmi les présents transmis à Pékin pour l'empereur par le père Bouvet, les mandarins de la capitale chargés de les examiner au préalable ont refusé

« d'admettre le portroit du Roy à cheval, et quy auroit marqué une trop grande égalité ; ce portroit est triste dans la chambre du sieur Ghirardini » (Madrolle, 143).
« Le père Gerbillon... va présentement rarement au palais, s'il n'y est appelé pour servir d'interprète au sieur Ghirardini, peintre italien, qui travaille souvent en présence de l'Empereur » (Madrolle, 140).
« Lorsque l'Empereur veut prendre le divertissement de la symphonie, il fait appeler ces deux Pères [Pernon et Pereira] auec le sieur Ghirardini quy joue de la basse, de la viole, et de la trompette marine. C'est quelquefois dans son appartement, mais le plus souvent il les demande dans le lieu ou travaille les ouvriers, et alors les Pères et le sieur Ghirardini ont l'honneur de divertir S. M. à genoux. On dit qu'il les retint un jour dans cette posture pendant quatre heures et que s'estant apperceus qu'ils estoient fatigués, il leur versa de sa main impériale du vin dans une coupe qu'il leur présenta » (Madrolle, 147).
« Le 15 [novembre 1702], le père Pelisson vint à la maison, et dit que le tsongto [tsong-tou] luy avoit fait donner avis que le père Bouvet et M. Ghirardini devoient arriver le lendemain à Canton, pour passer en France en qualité d'envoyés de l'Empereur » ;

ce même passage nous apprend en outre que le nom chinois de Gherardini était Nien (Madrolle, 252). Un peu plus loin, le texte soutient que la nouvelle de l'arrivée de Bouvet et de Gherardini était un faux bruit, encore que le père Pelisson continuât de prétendre que les deux personnes annoncées « devoient arriver incessamment » (Madrolle, 257-259). Les Pères français, désirant agrandir leur établissement de Pékin, demandèrent un ancien palais démoli

« et se servirent du nom de Girardini pour l'obtenir sous pretexte qu'étant indisposé il etoit nécessaire qu'il eut un lieu pour aller prendre l'air après avoir travaillé au palais. L'empereur l'accorda ; »

les Pères firent de cet emplacement « un jardin qu'ils joignirent à leur maison » (mss., p. 81 ; n'est pas dans Madrolle).

« Dans ce tems la même, L'empr informé que M. Girardini, pour lequel il a beaucoup d'amitié n'étoit pas bien traitté par les PP. francois chez qui il logeait, le fit sortir de leur mayson et l'enuoya demeurer chez vn mandarin auquel il le recommanda ; il luy donna pour compagnon le fr. Bodin pour l'accompagner et luy servir d'interprète, les PP. furent allarmez de cet ordre, et craignoient surtout que Girardini n'allat loger chez les PP. Portugais et ont tant fait qu'ils l'ont fait revenir chez eux (mss., p. 205). »

Quant aux travaux de Gherardini à Pékin, certains furent exécutés pour la mission française, mais la plupart étaient à l'usage de l'empereur. La grande église cles jésuites français de Pékin ne fut achevée et inaugurée qu'en décembre 1703 ; elle est décrite dans la lettre déjà citée du père Jartoux, écrite au père de Fontaney le 20 août 1704, et qui contient le passage suivant pp. 381-382 :

« Le plat-fond est tout-à-fait peint : il est divisé en trois parties ; le milieu représente un dôme tout ouvert, d'une riche architecture : ce sont des colonnes de marbre, qui portent un rang d'arcades surmonté d'une belle balustrade. Les colonnes sont elles-mêmes enchâssées dans une autre balustrade d'un beau dessein, avec des vases à fleurs fort bien placez. On voit au-dessus le Pere éternel assis dans les nues sur un groupe d'anges, tenant le monde dans sa main. Nous avons beau dire aux Chinois que tout cela est peint sur un plan uni, ils ne peuvent se persuader que ces colomnes ne soient droites, comme elles paroissent : il est vrai que les jours y sont si bien ménagez à travers les arcades & les balustres, qu'il est aisé de s'y tromper. Cette pièce est de la main de M. Gherardini. »

Au palais, Gherardini peignait, mais enseignait aussi, principalement à de jeunes eunuques que l'empereur destinait aux arts. Matteo Ripa, qui fut le premier en Chine à graver au burin, était arrivé à Pékin le 6 février 1711, et on lit dans ses Mémoires :

« Obéissant à l'ordre de Sa Majesté, le 7 du dit mois de février, j'allai au Palais, et fus conduit dans l'appartement des peintres à l'huile, disciples d'un certain sieur Gerardino, qui fut le premier à introduire la peinture à l'huile en Chine.

Quant aux œuvres que Gherardini peignit lui-même pour l'empereur, aucune n'a été identifiée jusqu'ici. Le nom chinois de Nien, que le Journal dit de Bouvet de la Touche nous dit avoir été porté par Gherardini, ne se retrouve pas dans la liste des peintres de cour, ou plutôt du « Bureau de peinture », de la dynastie mandchoue, telle qu'elle a été dressée en 1816 dans le Kouo-tch'ao yuan-houa lou de Hou King, et où on rencontre cependant, pour une époque il est vrai un peu plus tardive, les noms chinois de Castiglione, d'Attiret et de Sichelbart. Mais les textes de Froger et de Lagrange nous ont déjà appris que Gherardini avait peint les portraits de l'empereur et de sa famille, « même les dames, contre l'usage ordinaire ». Or, dans les notes de Kao Che-k'i (1645-1704) intitulées P'eng-chan mi-ki, « Notes secrètes du P'eng-chan », on lit le passage suivant sur un incident qui eut lieu le 2 juin 1703 :

« Un homme d'Occident a atteint dans ses portraits à la perfection surnaturelle de Kou K'ai-tche. [L'Empereur] me dit : « J'ai de lui les portraits de deux de mes concubines, peintes à atteindre la réalité. Tu es vieux et sers au palais depuis longtemps ; il n'y a pas d'inconvénient que tu les voies ». Il sortit une peinture et dit : « Celle-ci est Chinoise. » Puis il sortit une autre peinture et dit : « Celle-ci est Mandchoue. » On sait que, sous la dynastie mandchoue, la règle était pour les empereurs de n'avoir que des concubines des « bannières », et aucune d'origine chinoise. Aussi l'excellent érudit qui a publié en 1912 l'opuscule de Kao Che-k'i, Miao Ts'iuan-souen (1844-1919) a-t-il révoqué en doute l'anecdote de Kao Che-k'i ; mais M. Aurousseau (BEFEO, XII, ix, 96-97) a fait remarquer qu'il était bien difficile de taxer d'erreur en pareil cas un lettré consciencieux, confident de l'Empereur, et qui a noté l'incident presque immédiatement puisqu'il mourut dès l'année suivante. M. Aurousseau a raison, et la confirmation du texte de Kao Che-k'i nous vient d'une source où on ne se fût pas attendu à la rencontrer. Les Archives des Colonies, C1 17, contiennent une copie du Journal de Benoît de Benac, daté de Canton, 19 décembre 1700 ; on y lit entre autres (f° 171) que le père Turcotti a montré à Benac des lettres de Pékin d'où il résulte « que le Sr gerardini se conserue en estime auprès du Roy qu'il Luy fait a présent portraire deux Testes de femme une Tartare et vne Chinoise Et que Le père Gerbillion y assiste pour servir d'Interprete au Roy Et a ses femmes ».

K'ang-hi, contre la règle ordinaire du rituel de la cour, avait donc bien, comme l'a dit Kao Che-k'i, une concubine chinoise et l'Européen placé par K'ang-hi et Kao Che-k'i, pour ses portraits, au rang du plus grand peintre de la Chine ancienne n'est autre que Giovanni Gherardini.

Si nous envisageons l'ensemble des textes cités ici et les autres informations qui nous sont connues sur le monde chinois du XVIIe et du XVIIIe siècle, nous devons conclure, je crois, que la dynastie mandchoue, comme antérieurement les Wei venus de la Mongolie orientale ou les Mongols gengiskhanides, mit un certain temps à se « chinoiser » complètement. Le jeune Chouen-tche (1644-1661) montrait une véritable affection aux Européens. K'ang-hi (1662-1722), plus orgueilleux, plus capable aussi, se méfiait parfois des hommes, mais appréciait les sciences et les arts d'Occident. Bon lettré chinois, il n'en gardait pas moins le souvenir très présent de ses origines, et se plaisait à parler mandchou. En matière de science, il aimait les connaissances nouvelles, s'initiait aux théories mathématiques et astronomiques et voulait manier lui-même les instruments. Dans le domaine de l'art, il comprit la perspective et goûta la peinture à l'huile ; il n'y a pas à douter qu'il ait eu une admiration réelle pour le talent de Gherardini. L'esprit de K'ien-long (1736-1796) est déjà au contraire purement chinois. K'ien-long garde les Européens pour leur connaissances techniques, mais ne se soucie plus de perspective comme son aïeul K'ang-hi, et les peintres européens de sa cour, Castiglione, Attiret doivent « désapprendre » le métier européen, abandonner à peu près la peinture à l'huile et renoncer à ombrer leurs figures pour se rapprocher davantage du goût chinois traditionnel. Aujourd'hui le nom de Castiglione a éclipsé celui de Gherardini ; mais c'est au temps de Gherardini que la peinture européenne trouva à la cour, et particulièrement auprès de l'Empereur, une appréciation sans réserves.

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