Gabriel Ferrand (1864-1935)

Gabriel Ferrand (1864-1935) Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine rédigé en 851, suivi de Remarques par Abu Zayd Hasan (vers 916). Éditions Bossard, Paris, 1922.

VOYAGE DU MARCHAND ARABE SULAYMÂN EN INDE ET EN CHINE,

rédigé en 851, suivi de :

REMARQUES PAR ABU ZAYD HASAN (vers 916)

Traduit de l'arabe avec introduction et glossaire, par G. FERRAND

Éditions Bossard, Paris, 1922, pages 1-113 et 141-144 (La Chine est absente des pages 114-140).

  • Introduction : "Reinaud a été l'un des plus grands orientalistes du XIXe siècle. La plupart de ses travaux sont extrêmement remarquables ; on les apprécie mieux encore si on se rappelle qu'à l'époque où il écrivait, les éditions de texte étaient rares : on travaillait sur manuscrit. Rien de pareil [à sa Géographie d'Aboulféda] n'a été écrit depuis quatre-vingts ans, sans doute parce qu'on ne pouvait mieux faire."
  • "On ne peut en dire autant de la Relation des voyages, et c'est ce qui justifie la présente traduction. Dans sa traduction et ses commentaires, Reinaud a commis quelques erreurs géographiques graves et n'a pas su restituer la vraie leçon de plusieurs toponymes que le copiste a inexactement transcrits."


Cinq pages de la Bibliothèque Chineancienne se rapportent à la relation des voyageurs arabes et persans du neuvième siècle : celle-ci ; la traduction d'E. Renaudot : Anciennes Relations des Indes et de la Chine de deux voyageurs mahométans ; la traduction de J.-T. Reinaud : Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine ; les pages concernant la Chine, extraites des Prairies d'Or, de Maçoudi ; l'Examen de la route que suivaient les Arabes et les Persans pour aller en Chine, par Alfred Maury.


Extraits : Introduction - Le marchand Sulaymân rapporte ce qui suit
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Introduction

Le manuscrit actuellement inscrit sous le n° 2281 du fonds arabe de la Bibliothèque Nationale de Paris, provient de la bibliothèque de Colbert où il entra en 1673 et fut catalogué sous le n° 6004, ainsi qu'en fait foi une note de la main du bibliothécaire, Étienne Baluze. On sait que cette riche bibliothèque passa au comte de Seignelay, petit-fils de Colbert, et entra dans la Bibliothèque Royale que continue la Bibliothèque Nationale, vers 1730. Renaudot, qui avait accès chez le comte de Seignelay, y découvrit le manuscrit en question et en publia une traduction sous le titre suivant : Anciennes relations des Indes et de la Chine de deux voyageurs mahométans qui y allèrent dans le IXe siècle ; traduites d'arabe avec des Remarques sur les principaux endroits de ces Relations. À Paris, chez Jean-Baptiste Coignard, 1718, in-8°, pp. XL-397+8 ff. n. ch. Le titre ne porte pas le nom du traducteur ; il est indiqué seulement dans le privilège royal que l'auteur du livre est « le sieur Eusèbe Renaudot [1648-1720], Prieur de Frossay et de Chateaufort, l'un des Quarante de l'Académie Française. »

Renaudot n'avait parlé qu'incidemment du manuscrit sur lequel avait été faite sa traduction. Deguignes le retrouva dans l'ancien fonds arabe du département des manuscrits (n° 597) et lui consacra deux articles : l'un dans le Journal des Savants de novembre 1764 ; l'autre dans le tome I des Notices et Extraits des manuscrits de la bibliothèque du Roi (1788, p. 156 et suiv.). Le texte arabe en fut publié en 1811, par Langlès, et Reinaud en donna une traduction nouvelle intitulée : Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine dans le IXe siècle de l'ère chrétienne, texte arabe imprimé en 1811 par les soins de feu Langlès, publié avec des corrections et additions et accompagné d'une traduction française et d'éclaircissements (Paris, 1845, in-12 ; t. I, pp. CLXXX+154 ; t. II, pp. 105+202 de texte arabe).

Reinaud a été l'un des plus grands orientalistes du XIXe siècle. La plupart de ses travaux sont extrêmement remarquables ; on les apprécie mieux encore si on se rappelle qu'à l'époque où il écrivait, les éditions de texte étaient rares : on travaillait sur manuscrit. Le premier volume de sa Géographie d'Aboulféda : Introduction générale à la géographie des Orientaux (Paris, 1848, in-4°, pp. VIII+ 464), par exemple, reste toujours l'ouvrage fondamental pour l'histoire ancienne de la géographie, telle que la concevaient les auteurs musulmans. Rien de pareil n'a été écrit depuis quatre-vingts ans, sans doute parce qu'on ne pouvait mieux faire. Le jour où une nouvelle édition en sera publiée, on trouvera à y ajouter, mais sauf de légères corrections, cette magistrale étude pourra être réimprimée, tant le fond en est solide et sûr.

On ne peut en dire autant de la Relation des voyages, et c'est ce qui justifie la présente traduction. Dans sa traduction et ses commentaires, Reinaud a commis quelques erreurs géographiques graves et n'a pas su restituer la vraie leçon de plusieurs toponymes que le copiste a inexactement transcrits.

Ainsi, Kalah ou Kalâh-bâr de la péninsule malaise est identifié à la pointe de Galle de Ceylan et au Coromandel ; Tiyûma, l'île du sud-est de la péninsule malaise, est écrit dans le manuscrit Batûma que Reinaud a lu Betûma et qu'il place inexactement, avec Renaudot, aux environs de Madras ; le pays de Kamâr (Reinaud a lu Comar) est identifié au cap Comorin, alors qu'il s'agit du Khmèr ou ancien Cambodge, etc. Dans nombre de cas, la fausse leçon du texte arabe provient simplement du fait que le scribe a placé au-dessous de la lettre les points diacritiques qui devraient être mis au-dessus ou inversement. Notre connaissance plus approfondie de l'Inde, de l'Indochine et de la Chine nous permet de restituer à coup sûr l'orthographe exacte, beaucoup mieux qu'on ne pouvait le faire en 1845. La collection dans laquelle est publiée la présente traduction ne comporte pas l'utilisation de caractères orientaux ; je renvoie donc pour toutes les lectures nouvelles à mes Relations de voyages et textes géographiques arabes, persans et turks relatifs à l'Extrême-Orient (Paris, in-8°, t. I, 1913 ; t. II, 1914) où on en trouvera la justification.

Le texte du manuscrit n° 2281 comprend deux livres. Le livre I a été rédigé par Sulaymân lui-même ou par un scribe inconnu d'après les récits du marchand Sulaymân, qui effectua plusieurs voyages en Inde et en Chine. À la page 51 du texte édité par Langlès, il est dit que Sulaymân revit un fakir dans un endroit de l'Inde où il l'avait vu une première fois seize ans auparavant. Le livre II est dû à Abû Zayd Ḥasan de Sîrâf qui, vers 916, ajouta à la relation de Sulaymân des renseignements complémentaires sur l'Inde et la Chine et en rectifia les inexactitudes. Ce dernier n'est ni voyageur, ni marin ; c'est un simple érudit que la géographie intéresse, qui se tient au courant de la situation politique et économique de l'Inde et de la Chine auprès des marchands, et enregistre les découvertes nouvelles des gens de mer. Sîrâf, l'ancien grand port d'armement de la côte orientale du golfe Persique, représenté aujourd'hui par le bourg de Tâhireh qui est par 27° 38' de latitude Nord ; Sîrâf est tout à fait indiqué pour une enquête de ce genre : les marins et commerçants de l'océan Indien tout entier y fréquentent ; Chinois Javanais, Malais, Indiens, Arabes d'Arabie, de Mésopotamie, de Socotora et de la côte orientale d'Afrique ; Persans, Syriens et Byzantins viennent y échanger leurs produits et articles de commerce. Les marchands notables de Sîrâf, qui reçoivent ces étrangers, n'ignorent pas leurs mœurs et coutumes, auxquels ils se conforment scrupuleusement. Dans le dernier chapitre du livre II, Abû Zayd rapporte que, lorsque ces marchands invitent certains Indiens à un repas, l'amphitryon prend grand soin de ne pas enfreindre les tabous alimentaires de ses invités. Aux IXe et Xe siècles, Sîrâf est ainsi le grand emporium maritime des mers du Sud où tous les peuples de la mer se rendent, de Sofâla de l'Afrique sud-orientale, de Djedda de la mer Rouge, de la Chine méridionale et de la lointaine Java. Dans cette mêlée des peuples les plus divers, par la race, la religion et la langue, un érudit en quête de nouvelles, trouvera tous les éléments désirables pour se documenter à souhait. Abû Zayd n'a pas manqué d'utiliser ces informateurs bénévoles et il complète heureusement la relation de voyage de Sulaymân. Vers ce IXe siècle de notre ère, l'Asie méridionale et l'Afrique orientale ont connu une activité maritime et commerciale et une prospérité sans égale dans l'histoire. C'est que règne alors en Chine, la glorieuse dynastie des T'ang (618-906) ; dans le sud de Sumatra, la grande dynastie des Çailendra de Çrîvijaya (le Che-li-fo-che des Chinois, le Sribuza des Arabes), inconnue hier encore et dont j'espère écrire bientôt l'histoire ; à Baghdâd, les illustres Khalifes abbassides Hârûn ar-Rašîd (786-809) et son fils Al-Mâmûn (813-833), tous deux contemporains de Charlemagne. Commerce, navigation, arts, lettres, sciences ont été pratiqués alors par les Chinois, Indiens, Malais et Arabes avec un égal succès. Dans son Dictionary of Islam, T. P. Hughes qualifie de « période augustinienne de la littérature arabe », le règne de Al-Mâmûn ; mais par un heureux synchronisme, cette appréciation peut s'appliquer à presque toute l'Asie méridionale. Au Khmèr, l'ancien Cambodge, Jayavarman II meurt en 869 après un règne de 67 ans. Jayavarman III lui succède ; puis Indravarman Ier qui commencera la merveilleuse construction d'Angkor. Le Čampa voisin, l'actuel Annam, a atteint, à cette époque, un haut degré de culture. À Java, vers la fin du IXe siècle, le centre de l'île occupé depuis une centaine d'années par le Çailendra de Sumatra, recouvre son indépendance : on y élèvera bientôt le célèbre Boro- Budur.

Quelque douze siècles auparavant, vers le IVe ou IIIe siècle avant notre ère, des gens du Kalinga de la côte orientale de l'Inde se rendent en Birmanie, au Cambodge, au Čampa et dans l'Indonésie occidentale (Sumatra-Java). Ils y introduisent non pas une langue dravidienne, mais leur langue littéraire : le sanskrit — le fait est notable et j'y reviendrai ailleurs, — leurs religion, arts, mœurs et coutumes. Cette haute culture, implantée en pleine sauvagerie, s'est développée sans arrêt, et on ne sait ce qu'il faut admirer le plus, du zèle des maîtres ou de l'application des élèves à retenir leurs enseignements. On s'étonne et on regrette qu'un poète sumatranais ou javanais, khmèr ou čam n'ait pas manifesté sa gratitude à l'Alma mater indienne par une Prière sur l'Acropole, devant la chaussée des Géants d'Angkor ou les terrasses du Boro- Budur ; sans doute n'est-il pas encore né de Renan en Indochine ou en Indonésie. L'Inde a même perdu jusqu'au souvenir de son antique mission civilisatrice. Dans son magistral mémoire : Pour l'histoire du Râmâyana (Paris, 1918, p. 153), Sylvain Lévi le remarque discrètement :

« Nous avons lu dans notre itinéraire le nom de Java ; on peut lire toute la suite de la littérature sanskrite sans soupçonner, fût-ce même par une simple allusion, l'existence des grands royaumes indochinois, Cambodge et Čampa, où l'Inde avait apporté ses dieux, ses arts, sa langue littéraire, enfin l'appareil complet de sa civilisation. »

Mais il semble bien que les temps sont changés : les jeunes générations indiennes élevées à l'école occidentale ont maintenant conscience du grand passé de leur pays ; les leçons des maîtres européens ont porté leur fruit. La jeune Inde, qui a pris pour devise : Swarajya is my birthright, a le devoir de justifier ses aspirations dans tous les domaines.

Je publierai prochainement dans le t. III de mes Relations de Voyages, une carte arabe du XIIe siècle représentant l'Océan Indien, la mer de Chine et les mers du grand archipel d'Asie, tels qu'on les concevait à cette époque. Elle a été établie d'après les cartes originales du manuscrit 2222 du fonds arabe de la Bibliothèque Nationale et d'un manuscrit identique d'Oxford, contenant la géographie du monde connu à cette époque et dressée en 1154 par le géographe arabe Abû 'Abdallah aš-Šerîf al-Idrîsî, plus connu sous le nom de Edrîsî — il était né à Ceuta en 1099 et mourut vers 1154. — Ptolémée fait des mers précédentes une unique mer intérieure entourée de terres de tous côtés. À cet effet, la côte orientale d'Afrique, à partir du cap Guardafui, est orientée d'ouest en est, et son extrémité est reliée à la Chine extrême-orientale. Dix siècles après le géographe d'Alexandrie, Edrîsî reproduit servilement la configuration de cet océan austral et n'y apporte que la légère modification suivante ; cette mer intérieure est ouverte en Extrême-Orient et mise en communication avec l'océan Environnant le monde, autre légende grecque. Plusieurs textes arabes disent, en effet, que l'océan Environnant n'est pas autre chose que l'Ωκεανός des Grecs. La projection de la côte orientale d'Afrique d'ouest en est a considérablement diminué l'étendue de l'océan Indien et des mers voisines, et le dessin des terres continentales et insulaires en a été profondément modifié. La péninsule indienne a à peu près complètement disparu ; les îles de l'Indonésie occidentale sont réparties de la 7e section à la 10e ; Sumatra est morcelée en plusieurs îles dont l'une, l'île de Komor ou Malây, est un composé de Madagascar, de la péninsule malaise et de la Birmanie, que le cartographe situe au sud de l'Inde orientale et de la Chine. Un certain nombre d'îles mentionnées par Edrîsî n'ont pas été identifiées encore. Enfin, la division du monde en climats et des climats en dix sections s'étendant de l'Extrême-Occident à l'Extrême-Orient, est également un emprunt aux anciens géographes grecs.

Comme les cartographes musulmans qui l'ont précédé, Edrîsî et ses successeurs orientent leurs cartes le Sud en haut de la feuille ; le Nord, au bas ; l'Ouest, à la droite du lecteur, et l'Est, à sa gauche, à l'inverse des nôtres. Cette disposition que reproduisent certaines cartes de notre Moyen âge, a été initialement empruntée aux Chinois par les musulmans qui l'ont transmise à l'Europe.

L'itinéraire suivi par le marchand Sulaymân pour se rendre du golfe Persique en Chine, est assez nettement indiqué pour pouvoir être suivi sur les cartes modernes. De Sîrâf, le voyageur se rend à Mascate ; de Mascate à Kûlam du Malabar l'actuel Quilon) ; de Kûlam, dans le golfe du Bengale en passant par le détroit de Palk, au nord de Ceylan, et on fait escale à l'île Langabâlûs (l'une des Nicobar) ; de Langabâlûs à Kalah ou Kalâh-bâr [le port de Kra ou Krah de la côte occidentale de l'isthme de ce nom, un peu au-dessus du 10e degré Nord, sur la péninsule malaise) ; de Kalah à l'île de Tiyûma (l'île de Tioman actuelle, dans le Sud-Est de la péninsule malaise) ; de Tiyûma à Kundrang vraisemblablement à l'embouchure de la rivière de Saïgon, au cap Saint-Jacques) ; de Kundrang au Čampa, c'est-à-dire à la capitale du Čampa à cette époque ; de Čampa à Čundur-fûlât ou îles de Čundur qui ne peut guère se situer qu'à l'île de Hainan ; et de Čundur-fûlât, par le détroit appelé Portes de la Chine, à ͜Hânfû ou Canton. La dernière partie de l'itinéraire prête à discussion, mais on ne saurait l'entreprendre ici ; cette question sera traitée dans une autre publication avec le témoignage des textes orientaux nécessaires. Des indications concordantes sont fournies par Ibn Hjordâdzbeh (844-848), Ibn al-Fakîh (902), Ibn Rosteh vers (903), Mas'ûdî (Les Prairies d'or, 943, Le livre de l'avertissement, 955) et d'autres encore. Je renvoie pour tous ces textes à mes Relations de voyages et textes géographiques arabes, persans et turks relatifs à l'Extrême-Orient, où ils ont été réunis et commentés.

Sulaymân n'indique pas la durée du voyage pour la traversée du golfe Persique, mais de Mascate en Chine seulement. Au total, à partir de Mascate, il fallait compter plus de 4 mois, ainsi répartis :

de Mascate au détroit de Palk : 1 mois
de Quilon du Malabar à Kra : 1 mois
de Kra à l'île de Tioman : 10 jours
de Tioman à Kundrang (cap Saint-Jacques ?) : 10 jours
de Kundrang à Čampa : 10 jours
de Čampa à Čundur-fûlât (Hainan ?) : 10 jours
de Čundur-fûlât à ͜Hânfû-Canton : 1 mois

C'était donc quelque cinq mois pour la traversée de bout en bout, de Sîrâf à ͜Hânfû.

En tenant compte des rectifications apportées à la traduction de Reinaud, on pourra lire avec fruit le discours préliminaire placé en tête du tome I de sa Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine (p. I-CLXXX). Les notes de Reinaud sur nombre de passages du texte sont également à lire et on y renvoie une fois pour toutes.

Le texte du livre I du manuscrit 2281 est mauvais ; son rédacteur savait mal l'arabe et la traduction en est vraiment malaisée. On a tenté d'en rendre le sens en se tenant aussi près que possible de l'original et en utilisant naturellement la version de Reinaud. Le livre II qui a pour auteur Abû Zayd Hasan, est moins incorrect, mais laisse encore à désirer. Dans les deux cas, il s'agit d'un manuscrit unique dont aucun autre exemplaire n'a été retrouvé.

Le manuscrit 2281 a été copié sur un manuscrit acéphale. Son propriétaire ou le copiste ont remplacé le commencement du texte par quelques lignes de leur cru, en y ajoutant un titre nouveau. Ce début apocryphe de vingt lignes a été imprimé en italique. Je lui ai restitué son véritable titre, ainsi que l'avait justement indiqué Reinaud. On a également comblé la lacune dans la description des mers, en empruntant des passages identiques à des auteurs contemporains : Ibn Wâdbib qui dicitur Al-Ja'qûbî, Historiae (éd. M. Th. Houtsma, t. I, Leyde, 1883, in-8°, p. 207) et Mas'ûdï (Les Prairies d'or). Ces additions qui complètent le texte de Sulaymân, ont été placées entre parenthèses carrées []. On trouvera au glossaire les renseignements nécessaires pour l'explication des termes techniques et la situation des toponymes peu connus. Enfin, un index analytique facilitera les recherches.

Les renseignements que fournissent les deux livres sur l'Inde et la Chine sont, en certains cas, manifestement inexacts, notamment en ce qui concerne l'anthropophagie des Chinois. C'est une vue de ces deux pays par un oriental de race, langue et religion différentes. J'ai l'intime conviction que ni Sulaymân, ni les informateurs de Abû Zayd n'ont sciemment altéré la vérité. Tous ceux qui ont vécu en Orient et en Extrême-Orient ont entendu conter des histoires non moins merveilleuses que celles qui sont relatées dans le manuscrit 2281, le Livre des Merveilles de l'Inde (texte arabe par van der Lith, trad. franc. de M. Devic, Leyde, 1883-86, in-4°) et dans tant d'autres ouvrages arabes du même genre (cf., par exemple, celle que j'ai rapportée dans la préface de mes Relations de voyages et textes géographiques arabes, persans et turks, t. I, p. II). On en conclut que l'oriental a une tendance particulière à transporter les faits les plus simples sur le plan du merveilleux ; que le marin et le voyageur orientaux sont plus imaginatifs encore que leurs compatriotes sédentaires. Mais il faut se rappeler aussi que Sulaymân et Abû Zayd vivaient aux IXe et Xe siècles de notre ère et que notre Moyen âge a connu de semblables déformations de la réalité. Ces croyances n'ont, du reste, pas disparu : elles vivent encore dans le folk-lore des campagnes de l'Europe occidentale et on peut recueillir tous les jours des témoignages de leur persistance dans les récits légendaires de nos populations rurales. En fait, l'humanité tout entière est avide de merveilleux et l'Orient et l'Occident se rencontrent dans leurs mêmes rêves de souverains bienfaisants, de richesses obtenues par miracle, de triomphe du bien sur le mal, d'aide donnée par des génies secourables à l'innocent persécuté. Sans doute, dit le proverbe, « le vice est toujours puni » ; mais « la vertu aussi », répliquait notre grand Flaubert. Et la vie, la dure vie moderne se charge impitoyablement de nous mettre en garde contre de telles illusions. Ces illusions charmantes ont été celles de notre enfance, et je plains sincèrement ceux qui n'en ont pas été les victimes ravies, trop tôt désillusionnées.

Vers le commencement du livre II, dans la conversation de l'arabe Ibn Wahab avec le roi de la Chine, Abû Zayd rapporte que ce dernier aurait classé son pays après celui des Arabes. L'erreur est manifeste pour des raisons historiques : l'un des noms de la Chine est Tchong kouo « le royaume du Milieu », c'est-à-dire le royaume qui est au centre du monde ; et, en dehors de la Chine, il n'est que des Barbares. C'est ainsi que les Grecs et les Arabes répartissaient aussi les peuples de l'univers. Il est donc tout à fait impossible qu'un empereur chinois ait pu donner au khalife arabe de Baghdâd, la première place qu'il revendiquait traditionnellement lui-même pour sa dynastie et son propre pays, en sa qualité de Fils du Ciel, souverain de l'Empire du Milieu. L'erreur de Ibn Wahab est certainement voulue, car il ne pouvait pas, à son tour, accorder la première place parmi les souverains et les peuples, au roi d'un pays infidèle, infidèle lui-même, au détriment du khalife abbasside et du peuple arabe élus d'Allah.

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Le marchand Sulaymân rapporte ce qui suit :

...Les marchandises [de la Chine n'arrivent qu'] en petite quantité [à Baṣra et à Baghdâd]. L'importation de ces marchandises est peu importante [en pays arabe], à cause des fréquents incendies qui éclatent à ͜Hânfû (Canton) [et en détruisent les approvisionnements préparés pour l'exportation]. La ville de ͜Hânfû est l'échelle des navires [chinois et étrangers] et l'entrepôt où sont réunies les marchandises des Arabes et des Chinois. Les incendies y détruisent les marchandises, parce que les maisons y sont construites en bois et en roseaux fendus [qui sont facilement inflammables]. Parmi les causes [de la rareté des marchandises chinoises en pays arabe], il faut également mentionner les naufrages des navires [qui effectuent les voyages entre la Chine et le golfe Persique], à l'aller et au retour ; les pillages dont ils sont victimes [en cours de route], et les longs séjours que doivent obligatoirement faire [les navires dans les ports intermédiaires], ce qui oblige [les marchands ayant pris passage] à vendre leurs marchandises avant d'arriver à destination en pays arabe. Parfois, le vent chasse les navires jusqu'au Yémen ou dans d'autres pays où sont alors vendues les marchandises. Parfois encore, un long séjour dans un port est nécessaire pour réparer des avaries ou pour quelque autre mésaventure.

Le marchand Sulaymân rapporte ce qui suit : à ͜Hânfû, qui est le rendez-vous des marchands, le souverain de la Chine a conféré à un musulman l'administration de la justice entre ses coreligionnaires venus dans le pays [avec l'assentiment] du roi de la Chine. Les jours de fête, ce personnage dirige les prières rituelles des musulmans, récite le [prône du vendredi] dit ͜huṭba et adresse des vœux à Allah en faveur du sultan des musulmans. Les marchands de l''Iraḳ se soumettent toujours aux jugements rendus par cet homme, car, dans tous ses actes, il n'a souci que de la vérité, et il ne s'inspire que du Livre d'Allah, le Puissant et le Grand, et des préceptes de l'islâm.

En ce qui concerne les ports où les navires touchent et font escale, on dit que la plupart des navires chinois effectuent leur chargement à Sîrâf et partent de là ; les marchandises y sont apportées de Basra, de l''Omân et d'autres ports, et on les charge, à Sîrâf, sur les navires chinois. Le transbordement des marchandises a lieu dans ce port parce que la mer est très houleuse [dans le golfe Persique] et que l'eau est peu profonde dans d'autres endroits. La distance, par mer, de Baṣra à Sîrâf est de 120 parasanges [=environ 320 milles marins]. Quand les marchandises ont été embarquées à Sîrâf, on s'approvisionne d'eau douce et on enlève — enlever (en arabe ͜hatifa) est le terme employé par les gens de mer pour dire mettre à la voile, appareiller — et on appareille à destination d'un endroit appelé Masḳaṭ (Mascate) qui est situé à l'extrémité de la province de l''Omân. La distance de Sîrâf à Masḳaṭ est d'environ 200 parasanges [=530 milles environ].

Dans la partie orientale du golfe Persique, entre Sîrâf et Masḳaṭ, se trouvent la côte des Banû'ṣ-Ṣafâḳ et l'île de Ibn Kâwân. La même mer baigne les montagnes de l''Omân. Dans cette dernière région gît un endroit appelé Durdûr (le gouffre) : c'est un étroit passage entre deux montagnes par lequel peuvent passer les petits navires, mais qui est impraticable aux navires chinois. Là, gisent deux îlots appelés Kusayr et 'Uwayr qui émergent à peine au-dessus de la mer. Quand nous eûmes doublé ces îlots, nous fîmes route à destination d'un endroit appelé Ṣuḥâr de l''Omân ; puis nous fîmes de l'eau douce à Masḳaṭ, à un puits de la ville. On trouve là un troupeau de moutons de l''Omân. À Masḳaṭ, les navires appareillent à destination de l'Inde occidentale et font route sur Kûlâm du Malaya. La distance entre Masḳaṭ et Kûlam du Malaya est d'un mois de navigation avec un vent moyen. Kûlam du Malaya possède un corps de troupes [pour la protection de la ville] et du pays qui en dépend ; c'est là que les navires chinois acquittent les droits de transit. On y trouve de l'eau douce fournie par des puits. Chaque navire chinois y acquitte un droit de transit de 1.000 dirham (environ 1.000 francs) ; les autres navires [de moindre tonnage que ceux de Chine] payent [suivant leur tonnage] de 1 à 10 dînâr (environ 22 à 220 francs).

Entre Masḳaṭ, Kûlam du Malaya et [le commencement de la mer de] Harkand (golfe du Bengale), il y a environ un mois de navigation. À Kûlam du Malaya, on s'approvisionne d'eau douce ; puis, les navires enlèvent, c'est-à-dire appareillent à destination de la mer de Harkand. Quand on a traversé cette dernière mer, on arrive à un endroit appelé Langabâlûs dont les habitants ne comprennent ni l'arabe, ni aucune autre langue parlée par les marchands. Ce sont des gens qui ne portent pas de vêtements ; il sont blancs et ont peu de barbe. On dit qu'on ne voit jamais leurs femmes, car ce sont les hommes qui se rendent auprès des navires [qui passent en vue de l'île] dans des pirogues faites avec une seule pièce de bois évidée. Ils apportent des cocos, de la canne à sucre, des bananes et du vin de palme. Celui-ci est une boisson blanche : si on le boit au moment même où on vient de le récolter du palmier, il est doux comme le miel ; si on le laisse fermenter pendant une heure, il devient [alcoolisé] comme le vin ; au bout de quelques jours, il se transforme en vinaigre. Les insulaires échangent ces produits contre du fer. Parfois, il leur arrive un peu d'ambre qu'ils échangent contre des morceaux de fer. Les échanges se font par signes, de la main à la main, car les insulaires ne comprennent pas la langue [des marins étrangers]. Ceux-là sont de très habiles nageurs. Quelquefois ils volent du fer aux marchands et ne leur donnent rien en échange.

De Langabâlûs, les navires appareillent ensuite pour se rendre à un endroit appelé Kalâh-bâr. On désigne également sous le nom de bar, un royaume et une côte. Le Kalâh-bâr [fait partie de] l'empire du Jâwaga (Java) qui est situé au sud du pays de l'Inde. Le Kalâh- bâr et le Jâwaga sont gouvernés par un même roi. Les habitants de ces deux pays se vêtissent du pagne ; chefs et gens du commun s'habillent d'un unique pagne.

Kalâh-bar], on s'approvisionne d'eau douce fournie par des puits. Les marins préfèrent l'eau de puits à l'eau de source ou de pluie. La distance entre Kûlam du Malaya qui est situé dans le voisinage de [la mer de] Harkand et Kalah-bâr (sic) est d'un mois de navigation.

Les navires appareillent ensuite à destination d'un endroit appelé [l'île de] Tiyûma où ceux qui en veulent trouvent de l'eau douce. La distance [de Kalah-bâr] à Tiyûma est de dix jours de navigation.

Les navires appareillent ensuite à destination d'un endroit appelé Kundrang qui est à dix jours de route [de l'escale précédente]. Ceux qui en veulent y trouvent de l'eau douce. Il en est de même dans les îles de l'Inde occidentale : si on y creuse des puits, on trouve de l'eau douce. À Kundrang, est une haute montagne où vont parfois se réfugier les esclaves et les voleurs fugitifs.

Les navires se rendent ensuite à un endroit appelé Čampa (l'Annam et la Cochinchine actuels) qui est à dix jours de route de l'escale précédente. On y trouve de l'eau douce. On en exporte l'aloès [appelé : aloès] du Čampa. En cet endroit, il y a un roi. Les gens du pays sont bruns ; chacun d'eux s'habille avec deux pagnes. Lorsque les navires ont fait leur provision d'eau douce, ils appareillent à destination d'un endroit appelé Čundur-fûlât qui est une île de la mer. La distance entre Čundur-fûlât et l'escale précédente est de dix jours de navigation. On y trouve de l'eau douce.

Les navires appareillent ensuite à destination d'une mer appelée Čan͜hay (la mer de Chine occidentale) ; puis, à destination des Portes de la Chine. Celles-ci sont des montagnes qui émergent de la mer ; entre chaque deux montagnes, il existe une [sorte de] faille qui sert de passage aux navires. Quand Allah leur a fait passer sains et saufs l'escale de Čundur-fûlât, les navires appareillent à destination de la Chine [et ils y arrivent] en un mois, sur lequel ils ont mis sept jours pour franchir les Portes de la Chine. Lorsque les navires ont doublé ces Portes et sont entrés dans les estuaires [des fleuves de la Chine], ils naviguent alors en eau douce et se rendent à la localité du pays de la Chine où on va mouiller et qui s'appelle la ville de ͜Hânfû. Toute la Chine est pourvue d'eau douce provenant de fleuves et rivières. Chaque région du pays a son corps de troupes et ses marchés propres.

Sur la côte, le flot et le jusant se produisent deux fois par jour et par nuit ; tandis que [dans le golfe Persique] dans la partie comprise entre Baṣra et l'île des Banû Kâwân, le flot n'a lieu que lorsque la lune est au milieu du ciel ; et le jusant, au moment du lever de la lune et de son coucher. Dans les parages de la Chine, [au contraire], et jusqu'auprès de l'île des Banû Kâwân, le flot se produit au lever de la lune ; le jusant, au moment où elle atteint le milieu du ciel. Il y a un nouveau flot au coucher de la lune et un nouveau jusant quand elle se retrouve en opposition, au milieu du ciel.

On rapporte que dans la partie orientale de la mer, gît une île appelée Malḥân, située entre Sirandîb (Ceylan) et Kalah (Kra), qui fait partie du pays de l'Inde. Elle est habitée par des noirs qui vivent nus. Lorsqu'ils rencontrent un étranger, ils le suspendent par les pieds, le dépècent en petits morceaux et le mangent cru. Ces noirs qui sont nombreux, habitent une seule île ; ils n'ont pas de roi. Ils se nourrissent de poisson, de bananes, de cocos et de canne à sucre. Il y a chez eux [des parties de l'île] qui ressemblent aux jardins potagers et aux bois [de notre pays].

On rapporte qu'il y a dans la mer un petit poisson volant qui vole à la surface de l'eau ; on l'appelle la sauterelle d'eau. On dit encore qu'il y a dans la mer un poisson qui en sort et qui va jusqu'à monter sur un cocotier. Ce poisson boit le liquide contenu dans l'arbre et retourne ensuite à la mer . On dit qu'il y a dans la mer un poisson semblable à l'écrevisse, quand il sort de la mer, il se change en pierre. Avec cette pierre, on confectionne, paraît-il, un collyre qu'on utilise contre certain mal d'yeux.

On rapporte que près de Jâwaga, il y a une montagne appelée montagne du feu, dont il est impossible de s'approcher. On en voit sortir de la fumée pendant le jour et des flammes pendant la nuit. Au bas de la montagne, sourdent une source d'eau froide potable et une source d'eau chaude potable.

Les Chinois petits et grands portent des vêtements de soie en hiver et en été ; mais la soie de meilleure qualité est réservée aux rois. Le reste de la population en fait usage dans la mesure où ils le peuvent. Pendant l'hiver, les hommes portent deux, trois, quatre, cinq pantalons et même davantage, dans la mesure où ils le peuvent . Cette pratique a pour but de protéger le bas du corps contre la grande humidité [du pays] qu'ils redoutent. Pendant l'été, ils s'habillent d'une unique chemise de soie ou d'une étoffe analogue. Ils ne portent pas de turban.

Les Chinois se nourrissent de riz. Parfois, en même temps que le riz, ils préparent du kûšân qu'ils versent ensuite sur le riz [en guise de sauce] et les mangent [ensemble]. Quant aux rois, ils mangent du pain de froment et la viande de tous les animaux, des porcs et d'autres encore.

Les fruits de la Chine sont : la pomme, la pêche, le citron, la grenade, le coing, la poire, la banane, la canne à sucre, le melon, la figue, le raisin, le concombre, le ͜hiyâr (espèce de concombre), le lotus, la noix, l'amande, l'aveline, la pistache, la prune, l'abricot, la sorbe et le coco. Il y a peu de palmiers en Chine ; on en trouve parfois un dans les jardins d'un individu isolé. Les Chinois boivent une sorte de vin fabriqué avec du riz ; ils ne fabriquent pas de vin de raisin, et on n'en importe pas. Ils ne connaissent donc pas ce dernier vin et n'en boivent jamais. Ils fabriquent avec le riz du vinaigre, du vin de riz, une sorte de confiture et d'autres produits de ce genre.

Les Chinois ne sont pas propres. Quand ils sont allés à la selle, au lieu de se laver [pour faire disparaître l'état d'impureté dans lequel ils se trouvent de ce fait, comme il est prescrit aux musulmans], ils s'essuient simplement, au contraire, avec du papier fabriqué en Chine. Ils mangent les [animaux trouvés] morts [qui n'ont pas été égorgés rituellement comme chez les musulmans] et autres choses de même nature, comme le font les sectateurs de Zoroastre, car leur religion ressemble au zoroastrisme. Les femmes chinoises laissent leur tête découverte. Elles mettent des peignes dans leur chevelure. Parfois, on compte dans la chevelure d'une femme vingt peignes d'ivoire et d'autres objets de parure. Les hommes se couvrent la tête d'une coiffure qui ressemble au bonnet des musulmans appelé ḳalanswa. D'après la coutume, quand un voleur a pu être arrêté, on le met à mort.

Les caractères en gras ne sont ainsi que pour faciliter la lecture.

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