Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri Maspero (1883-1945) : Le roman historique dans la littérature chinoise de l'antiquité. —  Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. III Études historiques, pages 53-62.

LE ROMAN HISTORIQUE
DANS LA LITTÉRATURE CHINOISE DE L’ANTIQUITÉ

Mélanges posthumes..., Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. III Études historiques, p. 53-62

  • "Quand on lit attentivement le Che-ki de Sseu-ma Ts’ien, on ne peut manquer d’être frappé de l’incohérence de sa chronologie pour la période des Royaumes Combattants. Sseu-ma Ts’ien lui-même s’en était rendu compte, et pour mettre un peu d’ordre dans ce chaos, il avait composé un Tableau Chronologique des Six Royaumes, lieou-kouo-nien-piao ; mais le système qu’il y propose est loin d’être satisfaisant. Dans certains cas, il a été possible de corriger quelques unes des erreurs qu’il a commises ; mais il y a des cas qui sont rebelles à toute explication. C’est de l’un d’eux que je me propose de vous entretenir, celui de Sou Ts’in."
  • "Peu de personnages de l’époque des Royaumes Combattants sont aussi célèbres que lui dans toute la littérature chinoise. Mais son histoire, tant dans le Che-ki que dans le Tchan kouo ts’ö, est si pleine d’invraisemblances qu’on vient à se demander si c’est un personnage historique ou un personnage de roman."
  • "Je n’ai pas besoin de vous raconter en détail la biographie de ce personnage. Vous vous rappelez qu’après avoir offert sans succès ses services au roi de Tcheou, puis au prince de Ts’in, et enfin au prince de Tchao, il fut enfin accueilli favorablement par le quatrième souverain à qui il se présenta, le prince de Yen ; celui-ci le recommanda au prince de Tchao qui, à cette deuxième visite, le reçut, se laissa persuader par lui de l’excellence de son plan politique, la création d’une Ligue Nord-Sud dirigée contre le Ts’in, et le nomma conseiller siang. Sou Ts’in se rendit alors en mission auprès des rois de Han, de Wei, de Ts’i, de Tch’ou, qu’il convainquit les uns après les autres ; il fonda la Ligue tsong dont il fut Président yo-tchang ; et à la suite de cette création, pendant quinze ans, les armées du Ts’in n’osèrent plus entrer en campagne. Mais au bout de ce temps, les intrigues de Tchang Yi, ministre de Ts’in, rompirent la Ligue. Sou Ts’in dut s’enfuir au Yen, d’où une intrigue amoureuse l’obligea à sortir pour aller au Ts’i, où il fut bientôt assassiné." Lire la suite (texte complet) >>>

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Cette histoire occupe le chapitre 69 du Che-ki presque entier, mais le nom même du héros n’apparaît pas dans la plupart des chapitres consacrés aux principautés féodales che-kia. Il est surprenant que ce personnage à qui sa biographie attribue le rôle, unique dans toute l’histoire de la Chine antique, d’avoir été à la fois ministre dans six principautés, et d’avoir été Président d’une ligue de seigneurs sans être un souverain, soit complètement passé sous silence dans les chapitres contenant les annales de quatre de ces principautés, et même dans les deux autres n’apparaisse que subsidiairement ; et on est conduit à se demander si la biographie n’a pas exagéré ou même dénaturé complètement les faits pour les tourner à l’honneur de son héros. C’est ce qu’il s’agit d’étudier.


La Biographie de Sou Ts’in qui forme le chapitre 69 du Che-ki ne contient aucune date ; mais elle mentionne des faits connus et datés. C’est ainsi que le voyage au Ts’in est placé juste après la mort du prince Hiao, et au moment de l’exécution de Yang de Wei, c’est-à-dire en 337. La fondation de la Ligue tsong est mise en rapport avec la prise de Tiao-yin par l’armée de Ts’in, fait d’armes qui eut lieu en 333, 331 ou 330, suivant les diverses chronologies du Che-ki. Enfin l’assassinat de Sou Ts’in est mis au lendemain de la mort du roi Yi de Yen (321). C’est donc entre 337 et 321 que doit être placée toute la carrière de Sou Ts’in.

Mais les difficultés commencent immédiatement. Sans discuter la date exacte de la prise de T’iao-yin, on peut remarquer que, même en adoptant la date la plus haute (333), la Ligue ne peut avoir duré quinze ans, puisque douze ans seulement séparent cette bataille, après laquelle elle fut fondée, de la mort de Sou Ts’in ; et encore faut-il placer dans ces douze ans ses aventures au Yen et au Ts’i après la dissolution de la Ligue. Ainsi, dès que nous essayons de placer les données de la Biographie de Sou Ts’in dans le cadre chronologique qu’elle-même fournit, l’une des principales données, la durée de quinze ans attribuée à la Ligue, doit disparaître, et il est visible que cette Biographie a tout au moins exagéré l’importance de son héros. La chose d’ailleurs est si claire qu’elle n’avait pas échappé à Sseu-ma Ts’ien : dans son tableau chronologique, il n’est pas question de ces quinze ans ; la Ligue dure à peine un an : fondée en elle est rompue en 332.

Mais cette correction ne suffit pas pour que l’on puisse construire une chronologie plausible. C’est que la Biographie contient pis que de simples anachronismes qu’on pourrait corriger ; elle est remplie de dates contradictoires entre elles. Par exemple : la dissolution de la Ligue est liée à la campagne du Ts’i et du Wei contre le Tchao en 331. D’autre part, c’est alors que Sou Ts’in était déjà ministre de Tchao, mais avant qu’il partît pour sa tournée dans les principautés, que son ancien condisciple Tchang Yi vint le voir, et, offensé de n’être pas reçu, se retira au Ts’in où il devint aussitôt ministre ; or, d’après le Ts’in-ki du Che-ki (k. 5), c’est en 328 que Tchang Yi devint ministre du Ts’in. Donc ce passage met la fondation de la Ligue trois ans plus tard que sa dissolution !

Ce n’est pas tout. On nous dit que c’est sous le roi Wei que Sou Ts’in alla au Tch’ou : or ce roi mourut en 329, un an avant que Tchang Yi devînt ministre de Ts’in, et par conséquent que Sou Ts’in partît pour la tournée de mission au cours de laquelle il alla à Tch’ou.

Autre exemple : Le succès de Sou Ts’in, lors de son deuxième séjour au Tchao, est attribué au fait que le seigneur de Fong-yang, qui lui avait été défavorable pendant son premier séjour, était mort. Seigneur de Fong-yang, d’après Sseu-ma Ts’ien, c’est le titre du prince Tch’eng, frère du prince régnant de Tchao ; mais un commentateur du temps des Yuan, Wou Che-tao, dans son Commentaire du Tchan-kouo-ts’ö, (k. 6), a montré que Sseu-ma Ts’ien s’est probablement trompé, et que ce doit être plutôt un titre du ministre Li Touei. Quelque opinion qu’on adopte, la contradiction reste la même, car le Prince Tch’eng et Li Touei sont encore mentionnés comme vivants en 286 (Tchan-kouo-ts’ö, k. 6), plus de quarante ans après l’époque où, d’après les autres passages, Sou Ts’in alla au T’chao.

Enfin, dernière contradiction, tandis que la Biographie place toutes les aventures nécessairement avant 321 puisqu’elle fait mourir Sou Ts’in à cette date, et qu’elle met le centre de la Ligue au Tchao, le chapitre du Che-ki sur le Tch’ou (k. 40) déclare ceci :

« La onzième année du roi Houai (318), Sou Ts’in fonda la Ligue Nord-Sud ; les soldats des six royaumes orientaux attaquèrent le Ts’in, le roi Houai de Tch’ou fut le chef de la Ligue Nord-Sud. »

Il est impossible d’établir une chronologie de la Biographie : les données en sont trop souvent contradictoires.


Il ressort de là que la Biographie de Sou Ts’in a été établie sur des documents de bien mauvais aloi. D’où Sseu-ma Ts’ien les a-t-il tirés ? Ce n’est pas d’un recueil de discours authentiques, car les discours contiennent autant d’anachronismes que le reste de l’ouvrage.

Nous avons à ce sujet un document précieux. En effet, de longs passages relatifs à Sou Ts’in ont été conservés dans divers chapitres d’une compilation de date imprécise, le Tchan-kouo-ts’ö, où ils sont dispersés dans les chapitres des diverses principautés. Or, la plupart de ces passages se retrouvent dans la Biographie, et, en comparant les textes, il est clair que ce n’est ni Sseu-ma Ts’ien qui a abrégé le Tchan-kouo-ts’ö, ni l’auteur inconnu du Tchan-kouo-ts’ö qui a fait des extraits du Che-ki, mais que les deux textes dérivent, indépendamment l’un de l’autre, d’un ouvrage antérieur relatif à Sou Ts’in qui est leur source commune. Cet ouvrage, dont le Che-ki a conservé le plan général que les découpages du Tchan-kouo-ts’ö rendent méconnaissable, mais dont le Tchan-kouo-ts’ö a conservé un plus grand nombre de fragments, et sous une forme moins résumée, on peut de façon presque certaine lui donner son nom, et en déterminer la date. Suivant toute vraisemblance, c’est le Sou-tseu en trente-et-une sections, qui est mentionné au chapitre bibliographique du Ts’ien-Han chou et existait par conséquent encore à la fin du 1er siècle a. C. Cet ouvrage ne peut avoir été composé plus tard que le milieu du troisième siècle, car il y est fait allusion dans le Lu-che tch’ouen-ts’ieou ; et d’autre part, il est nécessairement postérieur à 296, puisqu’il y est fait allusion à la mort du Père du Souverain (tchou-fou) de Tchao. C’est donc dans le second quart du troisième siècle qu’il faut en placer la composition.


Ce Sou-tseu, ou « Maître Sou (Ts’in) », n’avait pas grande valeur historique. Je me suis contenté jusqu’ici de vous en signaler les contradictions internes, telles qu’elles apparaissent dans la Biographie de Sou Ts’in du Che-ki. Elles montrent que l’auteur était mauvais historien, mais elles ne suffiraient peut-être pas à prouver que l’ouvrage n’a absolument aucune valeur. Je veux maintenant vous faire voir que la donnée principale du Sou-tseu, la tournée d’ambassades de Sou Ts’in au lendemain de la victoire du Ts’in à T’iao-yin, n’est adaptable à aucune sorte de chronologie.

Voyons d’abord celle de Sseu-ma Ts’ien. Ce n’est que par le déplacement arbitraire de deux ans de la bataille de T’iao-yin, et en réduisant l’affaire à une courte aventure de quelques mois, qu’il a pu faire rentrer cette histoire dans son Tableau Chronologique. En effet tous les chapitres sur les principautés, d’accord avec le Tchou-chou ki-nien, placent la bataille de T’iao-yin en 330 a. C. Or le prince de Yen, qui fut le premier à bien accueillir Sou Ts’in, et auprès de qui il se réfugia après la rupture de la Ligue, est le prince Wen, qui mourut en 332. On voit que, même en réduisant les faits qu’il admet au plus strict minimum, Sseu-ma Ts’ien n’a pas réussi à les faire entrer dans les cadres de l’histoire du temps : pour y parvenir, il a dû corriger arbitrairement une donnée chronologique que l’accord des textes indépendants rend sûre. Par conséquent, le Sou-tseu était en désaccord complet avec la chronologie du Che-ki.

Mais ce n’est pas tout. Vous savez que, pour tout le quatrième siècle, la chronologie de Sseu-ma Ts’ien contient de graves erreurs : elle est absolument fausse pour deux des principaux États, le Ts’i et Wei ; et pour l’un comme pour l’autre, il faut adopter une chronologie toute différente, qui a été conservée par le Tchou-chou ki-nien, dont l’exactitude est garantie par l’accord avec les écrivains du temps, en particulier Mencius. Mon regretté maître Édouard Chavannes l’a montré il y a quelque vingt ans, pour le Wei, dans les notes et appendices de sa traduction du Che-ki ; je l’ai moi-même montré récemment pour le Ts’i, dans un article sur La chronologie des Rois de Ts’i au IVe siècle avant notre ère, publié dans le T’oung-pao en 1928 ; enfin j’ai eu le plaisir de trouver les conclusions de Chavannes et les miennes confirmées dans une étude d’ensemble sur le Tableau Chronologique des Six Royaumes, du Che-ki, que le Professeur Takeuchi Yoshio vient de publier il y a quelques mois dans le Recueil de travaux sinologiques dédié au Professeur Takase à l’occasion de sa retraite.

D’après cette chronologie nouvelle, qui est conforme à la réalité historique, le roi Siuan de Ts’i régna de 324 à 301, et, par conséquent, ne fut contemporain ni du prince Wen de Yen ni du roi Wei de Tch’ou, puisque le premier mourut en 332, et le second en 329. On voit que le récit des faits dans le Sou-tseu est matériellement impossible. Dira-t-on qu’il y a eu simplement une erreur sur les noms des rois ? Mais si l’auteur inconnu de l’ouvrage a pu se tromper sur un fait aussi simple et aussi patent, quelle confiance peut-on avoir en lui sur des faits moins connus ? Si on ne conserve de l’histoire de Sou Ts’in que tout ce qui n’est ni impossible, ni reconnu faux, qu’en reste-t-il ? A peine ceci, qu’une ligue contre le Ts’in aurait été fondée par un nommé Sou Ts’in. Mais les princes qui sont censés s’être confédérés ne sont pas contemporains les uns des autres ; lequel des six royaumes présida la Ligue est douteux ; la date attribuée à la fondation est impossible ; les données sur la durée de la coalition sont contradictoires. Qu’est-ce qu’un fait historique dont on ne connaît ni le temps, ni le lieu, ni les acteurs, et dont on ne sait pas bien exactement en quoi il consiste ?


En réalité, il suffit de lire les fragments du Sou-tseu sans idée préconçue, surtout sans le désir d’y chercher à tout prix de la matière historique, pour se rendre compte que l’histoire, la chronologie, les faits, tout cela n’était d’aucun intérêt pour l’auteur ; les idées seules l’intéressaient. Ce qu’il a voulu, c’est exposer quelques théories de philosophie politique, et non faire un récit historiquement exact. Y a-t-il quelque base réelle à son affabulation pleine d’erreurs ? Il semble bien qu’il y ait eu en effet quelques efforts des États menacés par le Ts’in pour se grouper en coalition contre lui : les chapitres consacrés aux principautés féodales dans le Che-ki en mentionnent quelques-uns. Il est impossible d’affirmer que, dans l’un d’eux, un personnage appelé Sou Ts’in n’ait pas joué un rôle. Mais il est certain qu’aucun des actes ou des paroles qui lui sont attribués dans le Sou-tseu, et qui ont passé de là dans le Tchan-kouo-ts’ö et dans la Biographie du Che-ki, n’est authentique. Le Sou-tseu n’était pas un ouvrage d’histoire, mais un roman, ou plus exactement un ouvrage de philosophie politique dans le cadre d’un roman. Si le nom même de Sou Ts’in n’a peut-être pas été inventé, tout ce qui rapporte à lui, biographie personnelle, ambassades, discours, sextuple ministère, aventures galantes, est de pure imagination.

Ce n’est pas là d’ailleurs un cas isolé. Le roman littéraire et philosophique a été une forme littéraire à la mode à la fin des Tcheou. Pour en citer quelques exemples, le général Wou K’i du Wei était lui aussi le héros d’un roman que le Che-ki a résumé et dont une partie d’ailleurs subsiste peut-être encore sous le nom de Wou-tseu ou « Maître Wou » : pour lui comme pour Sou Ts’in, chapitre biographique et chapitres annalistiques du Che-ki sont en contradiction. Yo Yi, le général de Yen, n’était peut-être pas le héros d’un roman complet, mais on lui attribuait une lettre éloquente au roi de Yen. Sou Ts’in lui-même avait eu tant de succès qu’on lui avait donné des frères, Sou Tai, Sou Li, sur qui on avait composé des romans analogues à ceux de l’aîné. Les personnages plus anciens furent eux aussi victimes de cette mode : les deux grandes ministres du Ts’i aux VIIe et VIe siècles, Kouan Yi-wou et Yen Ying, devinrent chacun le héros d’un roman particulier, le Kouan-tseu ou « Maître Kouan » et le Yen-tseu tch’ouen-ts’ieou ou « Chronique de Maître Yen », le premier aujourd’hui perdu et remplacé par un faux des Six Dynasties, le second en partie conservé. On voit que le roman de Sou Ts’in n’est pas seul de son espèce, mais au contraire prend place dans un genre littéraire où les œuvres étaient nombreuses.


En résumé, la biographie de Sou Ts’in dans le Che-ki a été tirée d’un roman politique composé vers le milieu du troisième siècle a. C. et devenu très rapidement célèbre : Siun-tseu connaît déjà la gloire de Sou Ts’in. Le héros de ce roman n’a rien d’historique, et il n’est pas plus à sa place dans une histoire de la Chine de ce temps que le d’Artagnan d’Alexandre Dumas ne le serait dans une histoire de la France au XVIIe siècle, ou le Kouan Yu du Roman des Trois Royaumes dans une histoire de la Chine au IIIe siècle de notre ère.

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