Se-ma Ts'ien : Les Mémoires Historiques

traduits et annotés par Édouard Chavannes

Première édition : Éditions Ernest Leroux, Paris, 1895-1905.

Introduction d'Édouard Chavannes

Avant-propos.

I. Les auteurs des Mémoires Historiques, Se-ma T’an, Se-ma Ts’ien — II. Le règne de l’empereur Ou — III. Les sources — IV. La méthode et la critique — V. Fortune des Mémoires Historiques.

Conclusion. Appendices.

Extrait : Vie de Se-ma Ts'ien

Tome premier

324 pages. 1895.

Annales principales des Trois Souverains.
Première section : Annales principales
: Les cinq empereurs - Les Hia - Les Yn - Les Tcheou.


Tome deuxième

570 pages. 1897.

Première section : Annales principales (suite) : Les Ts’in - Ts’in Che-Hoang - Hiang yu - Kao-Tsou - L’impératrice Lu - Hiao-wen - Hiao-king - Hiao-ou.

Appendices : L’organisation administrative des Ts’in et des Han - Liste alphabétique des commanderies et des royaumes à la fin du règne de l’empereur Ou - Note additionnelle sur les inscriptions des Ts’in.


Tome troisième

672 pages, 1 carte.1898.

Deuxième section : Tableaux chronologiques.
Troisième section : Les Huit Traités : Les rites — La musique — Les tuyaux sonores — Le calendrier — Les gouverneurs du ciel — Les sacrifices fong et chan — Les  canaux du fleuve — Balance du commerce.
Appendices : Les chants du Bureau de la musique — Des rapports de la musique grecque avec la musique chinoise — Le calendrier des Mémoires Historiques.


Tome quatrième

496 pages.1901.

Quatrième section. Les Maisons héréditaires : T’ai-po de Ou — T’ai kong de Ts’i — Le duc de Tcheou, (prince) de Lou — Le duc de Chao, prince de Yen — Koan et Ts’ai — Tch’en et K’i — Le puîné, (prince) de Wei (et de) K’ang — Le vicomte de Wei, (prince de) Song — Tsin — Tch’ou — Keou-tsien, roi de Yue — Tcheng.

 

Tome cinquième

496 pages.1905.

Quatrième section. Les maisons héréditaires (suite) : Tchao — Wei — Han — T’ien King-tchong Wan — K’ong-tse.
Appendices : De l’authenticité des Annales écrites sur bambou — Le voyage au pays de Si-wang mou.

Extrait de l'Introduction d'E. Chavannes :

Vie de Se-ma Ts'ien


La date de naissance [de Se-ma Ts'ien] ne nous est pas connue. M. Mayers le fait naître vers 163 avant notre ère, mais il ne cite pas l’autorité sur laquelle il appuie cette affirmation : si elle était exacte, Se-ma Ts’ien aurait eu environ cinquante-trois ans à la mort de Se-ma T’an ; il serait alors difficile de comprendre comment Se-ma Ts’ien pouvait dire à son père, lorsque celui-ci était sur son lit de mort : « Quoique votre jeune fils ne soit pas intelligent...  ». Tchang Cheou-kié (qui publia en 737 un commentaire des Mémoires historiques intitulé : Interprétations correctes) nous donne une autre indication qui, pour être aussi dénuée de preuves, ne laisse pas que d’être plus plausible : la première année t’ai tch’ou, nous dit-il , c’est-à-dire en l’an 104 avant notre ère, Se-ma Ts’ien avait quarante-deux ans ; si nous devons adopter cette opinion, Se-ma Ts’ien serait né en 145 avant J.-C. et aurait eu trente-six ans à la mort de son père. Ces dates concorderaient avec la manière de voir du critique moderne Wang Ming-cheng ; dans l’ouvrage qu’il publia en 1787 sous le titre de : « Propositions sujettes à discussion sur les dix-sept historiens », cet auteur calcule, d’après certaines indications de la biographie de Se-ma Ts’ien, qu’il était âgé, en l’an 110, d’une quarantaine d’années environ.

Se-ma Ts’ien, comme tout Chinois, devait avoir, outre son nom de famille (sing) qui était Se-ma, et son nom personnel (ming) qui était Ts’ien, une appellation (tse). Nous ne la trouvons pas mentionnée dans son autobiographie. Cependant nous savons par d’autres textes que cette appellation était Tse-tchang.

Se-ma Ts’ien, il nous l’apprend lui-même, naquit à Long-men. Ce nom, qui signifie la porte du dragon, est celui d’une montagne située sur la rive droite du Hoang-ho, dans le territoire de la sous-préfecture de Han-tch’eng, préfecture de T’ong-tcheou, province de Chàn-si. Non loin de la ville même de Han-tch’eng étaient ensevelis tous les membres de la branche des Se-ma établie primitivement dans le royaume de Ts’in ; c’est donc dans le pays où avaient vécu et où étaient morts ses ancêtres que Se-ma Ts’ien vit le jour ; les devoirs pieux qu’il eut sans doute à remplir sur leurs tombes durent lui rappeler plus d’une fois de quelle noble souche il avait l’honneur de sortir. Ce n’était pas seulement le passé de sa famille que son lieu de naissance remémorait à Se-ma Ts’ien, c’était celui même de sa race : Long-men se trouve dans cette partie moyenne du bassin du Hoang-ho qui dut être le premier berceau des Chinois ; c’est sur les bords de la rivière Wei, puis, dans la province du Tche-li, jusqu’à Siuen-hoa-fou au nord, et, dans la partie septentrionale de la province du Ho-nan, jusqu’à Kai-fong-fou que sont localisées les plus anciennes légendes de Hoang-ti, de Yao et de Choen ; Long-men est compris dans le territoire qui fut le premier patrimoine de la nation. Sans exagérer l’influence du milieu, n’est-on pas autorisé à penser que Se-ma Ts’ien sentit se développer le goût qui était d’ailleurs inné en lui pour l’histoire, en vivant dans ces lieux où abondaient les souvenirs de l’antiquité et n’est-ce pas un fait remarquable que le célèbre historien Pan Kou, au 1er siècle après notre ère, ait été originaire de Si-ngan-fou, sur les bords du Wei et dans cette même province de Chàn-si ?

La jeunesse de Se-ma Ts’ien se passa dans la campagne qui s’étend au sud de la montagne Long-men ; il menait une vie champêtre et s’occupait à labourer et à garder les troupeaux ; il trouvait cependant le temps d’étudier : dès l’âge de dix ans, il savait déjà par cœur les principaux textes de l’antiquité.

...Par les tournées qu’il fit dès l’âge de vingt ans et par la mission dont il fut chargé dans son âge mûr, Se-ma Ts’ien eut l’occasion de parcourir presque toute la Chine. Il a été un des grands voyageurs et, si on tient compte de la sauvagerie qui régnait alors dans le Se-tch’oan méridional et le Yun-nan, on pourrait dire un des grands explorateurs de son temps. Il sut bien écouter et bien voir ; souvent il cite des traditions locales qu’il a entendu raconter ou parle de quelque vestige de l’antiquité qu’il a été visiter. D’autre part, il semblerait que ce savant si consciencieux eût dû profiter de sa longue et riche expérience pour retracer l’aspect des pays qu’il traversait et pour esquisser l’ethnographie des populations diverses au milieu desquelles il passait ; nous nous attendrions à trouver un écho de ces notes personnelles dans ses écrits ; mais notre espérance est déçue : Se-ma Ts’ien est un érudit et l’érudition, comme il arrive trop souvent, a tué chez lui l’observation originale ; il va bien chercher ses documents en tous lieux, mais il ne sait pas leur rendre la vie en décrivant le milieu où les faits se sont accomplis. La nature physique est entièrement absente de son œuvre.

Comme Se-ma T’an l’avait désiré, son fils lui succéda dans la dignité de grand astrologue ; il entra en charge aussitôt après que la période réglementaire du deuil, qui durait nominalement trois ans et en fait vingt-sept mois, fut finie.

Ce fut en cette qualité qu’en l’an 104 avant J.-C. Se-ma Ts’ien prit part à la grande réforme du calendrier entreprise par l’empereur Ou...

Cette institution d’un nouveau calendrier avait une importance capitale. La correction du calcul des temps n’était en effet que le résultat et comme l’expression résumée d’une refonte complète des sciences qui sont susceptibles de mesure mathématique. Le point de départ de toute harmonie, et par suite de toute mesure, étant la musique, les dimensions du tuyau d’orgue qui rendait le son initial de la gamme chinoise étaient l’étalon qui devait servir de point de départ pour tous les calculs. Le nombre 9 qui exprimait la hauteur de ce tube, et le carré de 9, 81, qui en exprimait le volume, étaient donc les nombres qui se trouvaient à la base de toute proportion.

Les mathématiciens de l’époque des Han s’élevaient à une généralisation plus haute encore et faisaient dépendre toutes les mesures elles-mêmes de l’évolution universelle des cinq éléments. La terre est l’élément primordial ; elle est vaincue par le bois, vaincu à son tour par le métal ; le métal est détruit par le feu qui disparaît devant l’eau, la terre enfin triomphe de l’eau et le cycle recommence. Au temps de l’empereur Ou, Se-ma Ts’ien, Ni hoan et d’autres montrèrent qu’on devait être à leur époque sous la puissance ou la vertu de l’élément terre ; on adopta leur manière de voir pour régler les lois, les institutions, les cérémonies et les mesures en tenant compte de certaines concordances mystiques entre les éléments, les sons, les couleurs, les saveurs, les qualités morales et les points cardinaux ; on édifia ainsi un système cosmologique, et social aussi vaste que fragile.

Après avoir travaillé au calendrier, Se-ma Ts’ien put continuer pendant sept années à rédiger sa grande compilation historique ; mais, en 99 avant notre ère, survint un événement qui devait avoir pour lui des conséquences déplorables [Le général Li Ling, acculé, se rend aux barbares Hiong-nou].

Lorsque la nouvelle de ce désastre retentissant parvint à la cour, ce fut une explosion de fureur contre Li Ling ; des favoris efféminés blâmèrent sans vergogne le soldat qui avait risqué vingt fois sa vie pour son pays ; Se-ma Ts’ien fut indigné de leur conduite et, appelé à dire son avis, il prononça devant l’empereur un éloge enthousiaste du vaincu.

— Li Ling, dit-il, a servi ses parents avec piété et a été de bonne foi avec ses collègues ; toujours hardi, il ne s’inquiétait pas de sa personne et bravait la mort partout où il y avait quelque danger pour l’État. Les sentiments qu’il a sans cesse nourris sont ceux d’un brave qui mérite bien du pays. Maintenant, parce qu’une seule de ses entreprises a échoué, tous ceux qui prennent grand soin de leur propre personne et qui veillent au bien-être de leurs femmes et de leurs enfants s’empressent d’exagérer sa faute par leurs clabaudages ; à la vérité c’est odieux. Considérez que Li Ling avait emmené à peine cinq mille fantassins lorsqu’il pénétra profondément dans le pays des voleurs et des chevaux ; il a tenu en respect plusieurs myriades de guerriers. Les esclaves n’avaient plus même le temps de venir chercher leurs morts et de secourir leurs blessés ; alors ils ont appelé toute la foule de leurs archers pour faire une attaque en masse et pour cerner Li Ling. Celui-ci combattit pendant mille li en opérant sa retraite : ses flèches s’épuisèrent et le chemin lui fut coupé. Ses soldats brandissaient leurs poings désarmés et se précipitaient au devant des épées nues ; tournés vers le nord, ils résistaient en luttant jusqu’à la mort. Li Ling a fait preuve d’une vaillance qui affrontait la mort ; même parmi les généraux d’ancienne renommée, aucun n’a été plus grand que lui. Quoiqu’il ait été battu et défait, cependant les ennemis qu’il a repoussés et écrasés sont en nombre assez grand pour illustrer l’empire. S’il n’est pas mort, c’est qu’il désire obtenir un succès capable de racheter sa faute, afin de reconnaître les bienfaits de son souverain.

Ces paroles n’eurent d’autre effet que d’exciter la colère de l’empereur. C’était à contre-cœur qu’il avait autorisé Li Ling à suivre sa propre inspiration et, dans de telles conditions, ce capitaine devait vaincre ou mourir ; sa reddition à l’ennemi était une faute inexcusable. En outre, l’empereur crut voir dans le discours de Se-ma Ts’ien une intention cachée ; il pensa que le grand astrologue avait voulu incriminer le maréchal de Eul-che, Li Koang-li, qui avait lui-même été en grand danger d’être pris par les Hiong-nou, et qui n’avait pas su secourir Li Ling ; or Li Koang-li était le frère aîné de la fou jen Li qui avait été une des favorites du palais ; lui-même était en ce moment fort bien en cour. Se-ma Ts’ien se vit donc châtié de sa témérité avec une extrême rigueur. Il fut déféré aux tribunaux sous l’inculpation d’avoir voulu tromper l’empereur ; on le condamna à la castration. S’il eût eu des amis influents ou s’il eût été riche, il aurait pu échapper à cet affreux supplice, car le rachat des peines était admis par le code ; mais sa famille n’avait pas de fortune et tous ses amis l’abandonnèrent ; il subit donc cette ignominie (98 av. J.-C.).

D’après un dire de Wei Hong, qui vivait au temps de la seconde dynastie Han et commenta le livre de Pan Kou, la disgrâce de Se-ma Ts’ien aurait eu une origine plus ancienne et une issue plus fatale encore :

« Se-ma Ts’ien, dit-il, écrivit les Annales principales de l’empereur King (156-141) ; il y parlait avec excès de ses défauts ainsi que des erreurs commises par l’empereur Ou. L’empereur Ou s’en irrita et le priva de ses fonctions. Ensuite il fut accusé d’avoir loué Li Ling après la reddition de ce dernier aux Hiong-nou ; c’est pourquoi on jeta Se-ma Ts’ien dans la chambre tiède (où on opérait la castration) ; il prononça des paroles haineuses, fut livré aux tribunaux et mis à mort.

Ainsi, ce serait pour avoir diffamé dans son histoire l’empereur régnant et l’empereur King, son père et son prédécesseur, que Se-ma Ts’ien aurait d’abord encouru la colère du souverain ; son attitude lors de l’affaire de Li Ling l’aurait définitivement perdu ; il subit alors la mutilation ; puis, ayant exhalé son ressentiment en plaintes trop vives, il aurait été mis à mort.

Rien ne nous autorise cependant à regarder comme vrai ce récit tragique. D’après une version beaucoup plus plausible, Se-ma Ts’ien aurait au contraire fini par occuper à la cour la charge fort élevée de Tchong chou ling... Ma Toan-lin nous fournit le même témoignage...En outre, le fait que Se-ma Ts’ien ne fut pas mis à mort par l’empereur Ou nous est attesté par l’anecdote suivante que nous trouvons dans le Livre des Han postérieurs : en 192 de notre ère, le sage Ts’ai Yong fut condamné à mort pour avoir voulu rester fidèle à l’usurpateur Tong Tchouo ; on intercéda pour lui auprès du ministre de la justice Wang Yun, en demandant qu’il pût achever l’histoire des Han qu’il avait commencé d’écrire. Wang Yun s’y refusa, disant : « Autrefois l’empereur Ou, en ne mettant pas à mort Se-ma Ts’ien, fit qu’il composa un livre diffamatoire qui fut transmis à la postérité ; de même, si on laissait vivre Ts’ai Yong, il pourrait mal parler des personnes de son temps.

Le dernier document que nous ayons au sujet de Se-ma Ts’ien est une lettre qu’il écrivit en 91 avant J.-C., c’est-à-dire sept ans après avoir été fait eunuque.

Nous ne savons pas la date exacte de la mort de Se-ma Ts’ien ; le seul moyen que nous ayons de la fixer par approximation, c’est de rechercher dans son ouvrage quels sont les derniers événements dont il fait mention ; mais cette investigation est sujette à caution pour deux raisons — en premier lieu les interpolations assez nombreuses qui se sont introduites dans le texte des Mémoires historiques peuvent nous donner le change ; ainsi, de ce que le rhéteur Yang Hiong qui vivait de 53 avant J.-C. à 18 après J.-C. est cité à la fin du chapitre CVII, on ne peut évidemment conclure que Se-ma Ts’ien vécut jusqu’au commencement du 1er siècle de notre ère ; si le caractère apocryphe du passage est ici aisé à découvrir, il est d’autres cas qui sont moins faciles à surprendre et c’est pourquoi on ne peut arguer de telle ou telle phrase de l’œuvre pour établir que Se-ma Ts’ien dut vivre jusqu’après telle ou telle date. Nous avons cependant un moyen de nous sortir jusqu’à un certain point d’incertitude : les Chinois ont la coutume de décerner aux empereurs un titre posthume ; si donc Se-ma Ts’ien a vécu plus longtemps que l’empereur Ou, il l’appellera par son titre posthume, c’est-à-dire « l’empereur Ou », tandis que, s’il est mort avant que ce titre posthume lui eût été décerné, soit avant l’an 86 avant J.-C., il l’appellera « le présent Fils du ciel ». Mais ici nous rencontrons la seconde difficulté ; c’est à savoir que les Mémoires historiques sont une œuvre trop considérable pour avoir été composée tout entière à la même époque ; ainsi, à la fin du Traité sur les sacrifices fong et chan, Se-ma Ts’ien nous donne une indication d’où il résulte qu’il écrit en l’an 99 avant notre ère ; or plusieurs parties de son travail sont bien postérieures à cette date ; c’est pourquoi, tandis que dans certains chapitres des Mémoires historiques l’empereur est appelé « le présent Fils du ciel », il est admissible que dans d’autres passages il reçoive son titre posthume « Ou-ti ». Il reste donc à déterminer si les textes où nous rencontrons ce titre sont bien dus à Se-ma Ts’ien lui-même. A vrai dire, nous ne pouvons invoquer ici les Annales fondamentales de l’empereur Ou, car ce chapitre n’est que la reproduction d’une partie du Traité sur les sacrifices fong et chan où une main indiscrète a précisément changé l’expression « le présent fils du ciel » pour la remplacer par le nom de « Ou-ti » ; mais dans d’autres passages nous relevons ce titre posthume sans que rien puisse nous donner à croire que nous sommes en présence d’une interpolation.

La conclusion à laquelle nous arrivons est donc celle-ci : Se-ma Ts’ien dut mourir au commencement du règne de l’empereur Tchao (86-74 av. J.-C.), mais il avait achevé en partie la rédaction de son grand œuvre dès l’année 99 avant notre ère.