Henri Maspero (1883-1945)

LÉGENDES MYTHOLOGIQUES DANS LE CHOU KING

Journal Asiatique, Paris, tome CCIV, janvier-mars 1924, pages 1-100.

  • "Les érudits chinois n’ont jamais connu qu’une seule méthode d’interprétation des récits légendaires, la méthode évhémériste. Sous le prétexte d’en retrouver le noyau historique, ils éliminent les éléments merveilleux qui leur paraissent invraisemblables, et ne conservent plus qu’un résidu incolore, où les dieux et les héros sont transformés en saints empereurs et en sages ministres, et les monstres en princes rebelles ou en mauvais ministres ; et ce sont ces élucubrations qui, mises bout à bout suivant un ordre que diverses théories métaphysiques, surtout celle des cinq éléments, imposaient à la chronologie, constituent ce qu’on appelle l’histoire des origines chinoises."
  • "Cela n’a de l’histoire que le nom ; en réalité, il n’y a que des légendes, tantôt d’origine mythologique, tantôt venant des temples ancestraux des grandes familles, tantôt émanant des centres religieux locaux, tantôt récits d’origine en partie au moins savante, élaborés pour expliquer un rite, tantôt simples contes empruntés au folk lore, etc. Tous ces fantômes doivent disparaître de l’histoire de Chine, dont ils encombrent les débuts ; au lieu de s’obstiner à rechercher sous la forme légendaire un fond historique inexistant, il faut chercher au contraire à retrouver le fond mythologique ou le conte populaire sous le récit pseudo historique."
  • "Le Chou king est rempli de légendes purement mythologiques qui sont ainsi interprétées historiquement ; si toutes ne sont pas faciles à reconnaître, certaines d’entre elles, connues par d’autres textes, se laissent assez aisément déceler. J’en étudierai ici quelques-unes, parmi celles dont le caractère se présente avec le plus de netteté."

Extraits : La légende de Hi et de Ho - Les légendes dites du déluge
Tch’ong-li rompt la communication entre le ciel et la Terre
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La légende de Hi et de Ho

Le premier chapitre du Chou king, le Yao tien, contient, à la suite de l’éloge de l’empereur Yao, par lequel il commence, un long paragraphe exposant en détail les charges conférées à divers personnages appelés Hi et Ho. Il y a là, on l’a remarqué depuis longtemps, la mise en œuvre de deux textes d’allure assez différente, qui ont été entremêlés : l’un, qui occupe la fin des instructions spéciales adressées à chacun des frères, paraît être un fragment de calendrier indiquant les phénomènes caractéristiques des quatre saisons ; je le laisserai de côté, car son étude relève surtout de l’histoire de l’astronomie chinoise ancienne ; l’autre, par lequel débutent ces mêmes instructions, est celui dont je m’occuperai ici. Il se compose des quatre phrases ci-après.

- Il ordonna particulièrement au cadet Hi d’habiter chez les Barbares Yu, (au lieu) dit Yang kou, et de recevoir comme un hôte le Soleil levant, afin de régler le travail oriental.

- Il ordonna de plus au puîné Hi d’habiter, à Nan kiao, afin de régler la modification méridionale.

- Il ordonna particulièrement au cadet Ho d’habiter à l’Ouest, (au lieu) dit Lieou kou, et d’accompagner respectueusement le Soleil couchant, afin de régler l’accomplissement occidental.

- Il ordonna de plus au puîné Ho d’habiter dans la région septentrionale, (au lieu) dit Yeou tou, afin de surveiller le changement septentrional.

Tel qu’il est, ce passage présente toute une série de difficultés : que sont ces personnages, quels sont les lieux où ils sont envoyés, et quels sont les travaux dont ils sont chargés ?



Examinons d’abord les personnages. Il est clair que, pour l’auteur du Yao tien, Hi et Ho sont plusieurs fonctionnaires de l’empereur Yao qui reçoivent une charge. Mais le Chou king est le seul ouvrage (avec les livres historiques qui s’appuient sur lui) où ils aient cette figure ; partout ailleurs, ces noms désignent non plusieurs, mais un seul personnage appelé, en unissant les deux mots, Hi-ho ; et ce personnage est nettement mythologique : c’est la mère du Soleil (ou plutôt des Soleils, car il y en a dix), qui le baigne le matin et conduit son char chaque jour... Hi-Ho apparaît comme la divinité qui « régit le Soleil », dont elle est à la fois la mère et le cocher. Le Soleil lui-même, ou plutôt les Soleils ses fils, sont des êtres vivants, mais des êtres d’une sorte particulière. Ils sont de feu, et la chaleur brûlante qu’ils dégagent « fond les métaux, liquéfie les rochers » tout autour des lieux où ils habitent ; ce sont des êtres de feu en forme de boule, ou plus exactement de fleur de lotus, à la peau transparente que leur mère baigne chaque matin pour ôter la poussière du voyage et lui rendre son éclat ; au milieu de ce feu vit un corbeau à trois pattes ts’ouen wou : chaque Soleil a son corbeau ; c’est celui-ci qui l’anime, et ce sont ces corbeaux que Yi l’excellent archer Yi chan chö, tua de ses flèches lorsqu’il abattit neuf des dix Soleils.

La mère des Soleils, conductrice de leur char, n’était pas une divinité unique en son genre : elle avait son correspondant dans la mère et la conductrice du char de la Lune. Mais dans ce cas le personnage se dédoublait. Le cocher de la Lune (dieu ou déesse, on ne sait) s’appelait Wang chou, ou Sien ngo. Quant à sa mère, à l’extrémité occidentale du monde « il y a une femme qui régulièrement lave les Lunes ; c’est Tch’ang hi, la femme de l’empereur Tsiun ; elle mit au monde les douze Lunes ; c’est ici qu’au commencement du mois elle les lave ». Le nom de Tch’ang hi se présente sous des formes variées :... Il s’agit donc finalement de variantes du nom bien connu de la déesse de la Lune, Heng-ngo. Or il existe une autre légende sur Heng ngo, légende restée populaire jusqu’à nos jours : c’était, dit-on, la femme de Yi l’excellent archer ; celui-ci ayant reçu le breuvage d’immortalité, elle le vola et le but, puis, craignant la vengeance de son mari, s’enfuit au ciel et se cacha dans la Lune. Il est évident que la légende de la mère des douze Lunes a, du moins dans ses détails, subi l’influence de celle des dix Soleils, mais je n’oserais affirmer qu’elle n’en est que le dédoublement symétrique : l’existence de plusieurs légendes anciennes sur la déesse de la Lune n’aurait rien de surprenant...



Quand Hi-ho, conduisant le char du Soleil, faisait son voyage de chaque jour, elle suivait un itinéraire fixe que les Chinois connaissaient bien. K’iu Yuan en indique les points extrêmes :

« Sorti de Yang kou pour aller à Mong sseu, combien (le Soleil) fait il de li ? »

Il en parle plus longuement dans le passage du Li sao que j’ai cité. Mais c’est Houai-nan tseu qui le décrit avec le plus de détails :

« Le Soleil sort de Yang kou et se baigne à l’étang Hien, Hien tch’e. Quand il touche au fou sang, c’est l’aube. Quand, étant monté sur le fou sang, il commence à avancer, c’est l’aurore. Quand il arrive au mont Kiu ngo, c’est le matin », etc. ; et le soir : « Le Soleil se couche à Yen tseu, passa à Si-lieou, entre dans l’étang de Yu ts’iuan. »

Tous ces lieux que traverse le Soleil à son lever et à son coucher sont connus et sont le centre de bien des légendes. Le fou sang, ou k’ong sang, qu’on appelle parfois aussi l’arbre po, c’est l’arbre qui, à l’extrême orient du ciel, sert au Soleil à monter de la Terre dans le ciel. Il s’élève au dessus de la vallée de Yang kou. Son tronc a 300 li de haut et ses feuilles ne sont pas plus grosses que des grains de moutarde. C’est sur lui que se tiennent les dix Soleils, neuf sur les branches inférieures, un sur la branche supérieure, car il y a dix Soleils, un pour chacun des jours du cycle.

« Là les dix Soleils sortent successivement, fondant les métaux, liquéfiant les roches.

Un jour ils sortirent tous dix ensemble, brûlant tout sur terre, si bien que Yi l’excellent archer dut en abattre neuf à coups de flèches. Leurs cadavres sont encore étendus à l’endroit où ils sont tombés, mais quelques uns les placent à l’extrémité occidentale du monde, sous l’arbre jo. L’étang de Hien est un des noms les plus populaires de cette légende ; K’iu Yuan le cite plusieurs fois :

« je fais boire mes chevaux dans l’étang de Hien,
»


ou encore

« avec vous, je lave mes cheveux dans l’étang de Hien, — je sèche vos cheveux sur le tertre de Yang ;
»

et il était si célèbre que, au temps où les Chinois, pour des raisons principalement astrologiques, donnèrent des noms à la plupart des étoiles et en dressèrent de longs catalogues, vers le IVe et le IIIe siècles avant notre ère, il passa tout naturellement de la mythologie dans l’astronomie : une petite constellation de trois étoiles dans le Cocher porte encore ce nom, dans la sphère céleste chinoise. D’autre part, le mont Yen tseu, où le Soleil se couche, est un nom fréquemment cité dans la littérature chinoise ancienne. J’ai déjà traduit le passage du Li sao où K’iu Yuan parlait de lui. Le Chan hai king le mentionne à plusieurs reprises : le plus ancien des traités qui le composent, le Wou tsang king, en fait, sous le nom de Yen tseu, la dernière montagne de la dernière des chaînes occidentales du monde, ce qui est tout naturel, puisque, le Soleil s’y couchant, il est à l’extrémité occidentale même de la Terre ; et un des traités plus récents le cite aussi. D’autre part, l’auteur d’un roman historique composé vers le Ve ou le IVe siècle avant notre ère, et dont des parties importantes furent retrouvées au IIIe siècle de notre ère dans une tombe, le Mou t’ien-tseu tchouan, montrait le roi Mou s’y rendant et, après y avoir gravé une inscription en l’honneur de la Dame reine d’Occident Si-wang mou, contemplant le lieu où le Soleil se couche. La survivance de la légende de la vallée de Si-lieou, ou, comme l’appelle le Chou king, de Lieou, est attestée par Wang Tch’ong :

« Les lettrés prétendent que le Soleil se lève le matin à Fou sang et se couche le soir à Si-lieou ; Fou sang est un territoire de la région orientale, Si lieou est un désert de la région occidentale ; ils sont tous deux aux confins de la Terre ; ce sont les endroits où le Soleil et la Lune se lèvent et se couchent, etc.
»

D’ailleurs, comme le nom de Hien tch’e, celui de Lieou était si célèbre qu’il est de ceux que les astronomes chinois ont employés à la nomenclature des constellations ; et il a été donné à une constellation de huit étoiles dans l’Hydre, qui forme un des vingt-huit sieou, celui qui correspond au nakşatra Açleşā. Enfin, à l’extrémité ouest du monde, l’arbre jo n’est pas moins renommé, avec ses fleurs lumineuses rouges qui éclairent la Terre lorsque le Soleil n’est pas encore levé : pendant symétrique du fou sang, il était sans doute à l’origine l’arbre où les Lunes montaient chaque nuit, se succédant de mois en mois, et ses fleurs lumineuses étaient probablement les étoiles.

On voit que les lieux où le Soleil se lève et se couche sont décrits en détail dans les légendes chinoises. Les points intermédiaires de la route l’étaient moins copieusement, ce qui est assez naturel ; cependant Houai-nan tseu cite une quinzaine de noms. Un des accidents qui se produisaient parfois avait, par suite de son importance, donné naissance à des légendes : parfois, au cours de leur voyage, le Soleil et la Lune sont attaqués par la Licorne, Ki-lin ; ils sont dévorés et la Terre est plongée dans les ténèbres, c’est une éclipse ; les hommes viennent alors à leur secours, on bat le tambour, on tire avec « l’arc qui secourt le Soleil », ou un décoche « les flèches qui secourent la Lune », suivant les cas.

Enfin le retour du Soleil chaque nuit, invisible et en sens inverse, de l’Occident à l’Orient, était peut être lui aussi l’objet de légendes. Je ne connais qu’une seule allusion à ce voyage de retour, à la fin de la belle pièce de vers composée par K’iu Yuan à l’occasion d’un sacrifice au Soleil, pièce qui contient un résumé de la carrière du Soleil :

LA PRINCESSE DE L’ORIENT
Brillante, elle va se lever dans la région orientale,
elle éclaire mon enclos, de près du fou sang ;
je fouette mes chevaux, je les presse,
la nuit s’éclaircit, il va faire jour.


Je monte dans le char traîné par des dragons, je suis montée sur le tonnerre,
portant l’étendard de nuages, je m’avance majestueusement ;
je pousse un long soupir au moment de gravir (l’arbre fou sang),
mon cœur hésite quand je songe tristement (à ce que je laisse derrière moi).
Ah ! sa beauté réjouit les hommes,
en la regardant je suis si heureuse que je ne songe plus au retour !


Pincez les luths, frappez les tambours,
(faites résonner) les cloches aux sons de syringes, sur leurs supports (ornés) de jade,
faites chanter les flûtes, soufflez dans les hautbois !
Cette prêtresse, elle est sage et habile,
dans son vol tournoyant, (pareille au) martin-pêcheur, elle s’élève,
au rythme des vers s’accorde sa danse, aux tons répondent ses pas.


La déesse vient, (ses suivantes) obscurcissent le jour.
Sa veste est de nuages verts, sa jupe est de nuées blanches
« Je lève la grande Flèche et je tire sur le Loup Céleste ;
« je prends mon Arc, et m’en retournant me coucher, je descends ;
« je saisis le Boisseau septentrional comme un bol pour mon infusion de cannelle ;
« je tiens mes rênes, les hauts chevaux s’élancent. »
Le soir s’obscurcit, elle retourne vers l’Orient.

Si la course journalière du Soleil est décrite en détail dans les légendes, ses mouvements annuels n’avaient pas donné naissance à un moins grand nombre de mythes. Aux angles Nord Est et Nord Ouest de la Terre, il y a des êtres divins appelés l’un Yuan, et l’autre Che yi, qui président chacun à un des huit vents, et de plus arrêtent le Soleil et déterminent la longueur des jours et des nuits ; Yuan lui fait rebrousser chemin à son lever au solstice d’hiver, et l’empêche de dépasser la limite qui lui est assignée vers le Nord pour le lieu de son lever ; Che yi lui fait rebrousser chemin à son coucher au solstice d’été et l’empêche de dépasser la limite assignée à son coucher vers le nord (et par conséquent à son lever vers le sud. On admettait en effet, bien que ces dires ne s’accordassent guère avec la vieille légende du fou sang, que le Soleil sortait et rentrait, à son lever et à son coucher, en des lieux très différents de la Terre suivant les saisons : c’était ce qu’on appelait les neuf passages kieou tsin par où le Soleil se lève ; et des élaborations probablement savantes avaient donné des noms à six montagnes à l’est et autant à l’ouest pour les levers et les couchers du Soleil, jalonnant ainsi mois par mois son mouvement annuel.

*

Les légendes dites du déluge

On a pris depuis longtemps l’habitude d’employer le mot déluge en parlant du récit, qui occupe une place importante dans l’histoire traditionnelle de la Chine antique, d’une grande inondation et des travaux gigantesques qu’il fallut faire quand elle eut pris fin. Ce terme est cependant assez mal choisi : d’abord l’allusion qu’il fait au récit biblique est peu heureuse, car l’idée de péché et de châtiment divin est complètement absente du récit chinois ; d’autre part, il insiste sur la montée des eaux et l’inondation même, alors que, pour les Chinois, le point important est, au contraire, l’écoulement des eaux débordées et l’aménagement de la terre rendue habitable et cultivable.

Ce thème de l’écoulement des eaux et de l’appropriation de terre à la culture a été traité dans toute une série de légendes : aujourd’hui encore, malgré la perte de la vieille mythologie chinoise presque entière, il est possible d’en distinguer au moins six, différant les unes des autres tant par les noms des personnages que par le détail des récits. Comme toutes les autres, elles ont subi une interprétation évhémériste qui a permis de les classer parmi les faits historiques ; le Chou king les considère déjà comme tels. Aussi, avant de voir ce qu’il en a conservé, il me paraît intéressant de les étudier en elles mêmes, et de chercher à déterminer aussi exactement que possible la place qu’elles tenaient dans cette ancienne mythologie dont il ne reste plus que des débris souvent méconnaissables.

1. Légende de Yu

« Dans l’antiquité, Long men n’étant pas encore percé, Lu leang n’étant pas encore creusé, les eaux du fleuve passaient par dessus Meng men. »
« Les vastes eaux assaillaient le ciel ; immenses, elles embrassaient les montagnes, elles dépassaient les collines. »

Kouen fut chargé de mettre les choses en ordre sur terre. Une tortue et un épervier lui enseignèrent à faire des digues, mais l’eau montait en même temps que celles ci. Alors il déroba les terres vivantes du Seigneur d’En haut, afin de réprimer les vastes eaux. Le Seigneur dans sa colère ordonna à Tchou yong, qui est le ministre de sa justice, de tuer Kouen : il le mit à mort au mont Yu. Le cadavre resta là exposé trois ans sans se corrompre ; alors il fut ouvert d’un coup de sabre wou et Yu en sortit. Kouen se transforma en poisson nai jaune et se jeta dans le fleuve Jaune.

Le Seigneur chargea alors Yu de mettre en ordre la terre et d’établir les neuf provinces kieou tcheou. Yu vainquit les nuages et la pluie au mont des Nuages et de la Pluie, Yun yu tche chan. Quant aux eaux il ne chercha pas à les endiguer ; il travailla au contraire à les faire écouler : ce fut un long travail pendant lequel il se changea en ours. La fille de T’ou chan qu’il avait épousée le vit une fois sous cette forme, et eut si peur qu’elle fut transformée en pierre. Elle devait lui apporter sa nourriture chaque jour quand il frapperait un tambour ; une fois, il fit tomber des rochers qui se frappèrent avec un bruit de tambour ; elle accourut aussitôt et, voyant un ours, s’enfuit ; Yu la poursuivit ; elle courut jusqu’à ce que, épuisée, elle tombât et fut changée en pierre. Elle était alors enceinte de K’i : la pierre continua à grossir, et, au bout de neuf mois, Yu, l’ouvrant d’un coup de sabre, en tira son fils K’i. Les travaux de Yu aboutirent à percer une brèche dans les montagnes de Long men, et à ouvrir le défilé de Meng men, par où les eaux s’écoulèrent. Ensuite Po yi vint enseigner aux hommes la chasse. Puis le Seigneur d’En haut fit naître miraculeusement Heou Tsi, le Prince Millet, qui apprit aux hommes la culture. Yu et Heou Tsi furent les ancêtres des seigneurs des hommes.

2. Légende de T’ai-t’ai

« Autrefois Kin t’ien eut un descendant appelé Mei, qui fut Maître de (ce qui est) sombre, hiuan ming che ; celui-ci engendra Yun ko et T’ai-t’ai. T’ai-t’ai fut capable de succéder à l’emploi de son père : il fit couler régulièrement la Fen et la T’ao ; il endigua le grand marais, et rendit habitable T’ai-yuan . L’empereur l’en loua et lui donna en fief Fen tch’ouan ; les pays de Tch’en, Sseu, Jou et Houang avaient effectivement conservé ses sacrifices ; mais maintenant Tsin préside à la Fen, les ayant anéanties. On voit par là que T’ai-t’ai est le dieu de la rivière Fen. »

3. Légende de Ni’u-koua

« Dans les temps très anciens, les quatre points cardinaux étaient hors de place, les neuf provinces étaient ouvertes, le ciel ne couvrait pas entièrement la terre, la terre ne portait pas complètement le ciel, le feu brûlait toujours sans s’éteindre, l’eau coulait et débordait toujours sans s’arrêter ; les fauves mangeaient le peuple paisible, les oiseaux de proie enlevaient les vieillards et les enfants. Alors Niu koua, fondit des (pierres de) cinq couleurs pour compléter le ciel azuré, elle coupa les pied d’une tortue pour fixer les quatre points cardinaux, elle tua le dragon noir pour sauver le pays de Ki, elle amassa de la cendre de roseaux pour arrêter les eaux qui débordaient. Quand le ciel azuré fut complété, que les quatre points cardinaux furent fixés à leur place, que les eaux débordantes qui inondaient le pays de Ki furent calmées, que les animaux malfaisants furent morts, que le peuple paisible fut vivant, qu’elle eut supporté le pays carré (la terre) et embrassé le ciel rond, ... en ce temps là, tout fut tranquille, tout fut parfaitement calme.

« Niu koua consulta la divination sur (l’opportunité d’) étendre la tente des nuages ; la réponse fut: « Faste ». Admirables sont les neuf provinces, — le soleil et la lune y culminent à tour de rôle, — plate et unie est la terre, — en harmonie les pays des quatre régions. »

Tout étant en ordre, Niu koua « tourna de la terre jaune et en fit les hommes. »

4. Légende de Kong-kong

La terre était le domaine de Kong kong, monstre au corps de serpent, avec un visage d’homme, des cheveux vermillon, et des cornes. Le Maître du Feu Tchou yong, au corps de bête avec une tête d’homme, fut d’abord envoyé contre lui, mais sans succès ; puis Tchouan hiu lutta contre lui et le vainquit ; Kong kong s’enfuit, et dans sa rage il se précipita sur le mont Pou tcheou, qui est la colonne nord-ouest du ciel, le frappa de ses cornes et chercha à le renverser.

« La colonne du ciel fut brisée, l’attache de la terre fut rompue ; le ciel s’affaissa vers le nord ouest, et le soleil, la lune, les étoiles se déplacèrent d’Est en Ouest ; la terre pencha vers le sud est, et les eaux débordèrent de toutes parts, et la terre fut inondée. »

Un fils de Kong kong, Keou long, ne lutta pas contre Tchouan hiu ; au contraire, il aménagea la terre, le domaine qu’il avait hérité de son père, pour la culture, et en récompense, il lui fut accordé des sacrifices : il devint Grand dieu du Sol impérial et reçut le titre de Souverain Terre, Heou t’ou. Quant à Tchou yong, comme il n’avait pas réussi dans sa mission, ce fut son frère Wou houei qui devint l’ancêtre des familles seigneuriales. Il eut un fils, Lou tchong, dont les six fils nés miraculeusement, trois du côté droit, et trois du côté gauche de leur mère, furent les aïeux d’autant de clans.

5. Légende de Tch’e-yeou

Cette légende est dans ses grandes lignes la même que la précédente : elle a la même donnée, un monstre maître de la terre qui s’oppose au héros céleste et est finalement vaincu, mais les noms et les détails sont complètement différents. Le monstre est Tch’e yeou.

« Tch’e yeou sortit de la rivière Siang, — il avait huit doigts, huit orteils, la tête hérissée, — il monta sur les Neuf Bourbiers pour abattre le K’ong sang. »

Il chassa l’Empereur Jaune, Houang ti, jusqu’à la plaine de Tchouo lou, où celui-ci le combattit longtemps avec une armée d’ours gris, d’ours noirs, de panthères, de tigres, et autres fauves, « versant le sang sur un espace de cent li ». Ensuite l’Empereur Jaune envoya contre lui le Dragon Ailé, Ying long ; celui-ci rassembla les eaux contre Tch’e-yeou qui demanda au Comte du Vent, Fong po et au Maître de la Pluie, Yu che, d’envoyer un grand vent et de la pluie. Ce fut alors que le monde fut inondé.

« Alors l’Empereur Jaune fit descendre la fille céleste appelée Pa pour arrêter la pluie ; la pluie cessa. (Le Dragon Ailé) poursuivit et tua Tch’e yeou dans la plaine de Ki-tcheou. (La déesse Pa ne put remonter (au ciel) ; partout où elle se tenait, il ne pleuvait pas, les plantes et les animaux mouraient. L’Aïeul de l’Agriculture, Tien tsou, le Prince Kiun, Chou Kiun, le fit savoir à l’Empereur Jaune, et celui-ci transporta Pa au nord de l’Eau Rouge, »

qui sépare au Nord le monde habité du désert. C’est là qu’elle réside encore, naine de deux ou trois pieds de haut, qui, vêtue d’habits verts, passe rapide comme le vent, desséchant tous les lieux qu’elle traverse, sans que ses yeux, placés au sommet de la tête, lui permettent de voir où elle va ; et c’est pourquoi les pays du Nord sont des déserts sans eau. Alors l’Empereur Jaune planta les cent espèces de grains, d’herbes et d’arbres, et Chou Kiun, l’Aïeul de l’Agriculture, enseigna aux hommes à travailler les champs. Les descendants de l’Empereur Jaune devinrent les ancêtres des clans nobles.

6. Légendes contaminées

Il existait enfin diverses légendes dues à la contamination de celle de Yu avec les autres : dans l’une, le triomphe de Yu était dû à sa victoire sur Kong-kong ; dans une autre, il devait vaincre et tuer le monstre Siang lieou ou Siang yao pour pouvoir « réprimer les vastes eaux », et ce monstre était rattaché au cycle légendaire de Kong kong. Une autre légende paraît avoir mis en rapport Yu et Niu-koua qui devenait la femme du héros.


Telles sont les légendes que j’ai pu relever sur ce thème de l’écoulement des eaux et de la mise en culture de la terre. Que signifient elles, et quelle était leur place dans la mythologie chinoise ancienne ? On sait que les récits de la vieille mythologie chinoise ne nous ont pas été transmis : nous n’en connaissons que les débris déformés en une histoire des origines du monde. Mais la civilisation chinoise primitive n’était pas un produit isolé en Extrême Orient ; il semble au contraire qu’elle n’ait été que le développement d’une culture commune à toutes les populations de ce qui forme actuellement la Chine et le nord de l’Indochine. Aussi la comparaison de ces légendes avec celles des peuplades restées arriérées des pays méridionaux permet elle de se faire quelque idée de la place qu’elles prenaient dans les croyances des Chinois anciens.

Les Tăi-blancs de Phú qui, dans le Nord de l’Annam, ont une légende analogue, qu’ils content comme il suit... [à lire dans l'article complet]

Il est à peine nécessaire de faire remarquer combien ces légendes tăi, dans leur marche générale, sinon dans les détails, sont proches des légendes chinoises. Si on les résume toutes, tăi et chinoises, éliminant les détails accessoires, on constate que leur diversité apparente se réduit au fond à des adaptations locales d’un même thème qui est celui-ci :

Le monde terrestre étant couvert d’eau, le Seigneur du ciel y envoie un de ses sujets célestes pour l’aménager. Celui-ci descend, mais se heurte à des obstacles tels qu’il échoue. Le Seigneur céleste fait alors descendre un nouveau personnage qui réussit à mener à bien le travail et qui, après avoir rendu la terre habitable, devient en récompense l’ancêtre des seigneurs du pays. Alors le Seigneur céleste envoie sur terre tout ce qui est nécessaire pour l’agriculture, soit par le même héros, soit par d’autres, et les hommes apprennent à cultiver le sol.

Ainsi cette légende du héros céleste descendant approprier à la culture le monde terrestre couvert d’eau, n’est pas spécialement chinoise, mais appartient au fond commun de la civilisation de l’Asie sud orientale : c’est un fait qui ne doit pas être perdu de vue. Il permet d’écarter définitivement les explications évhéméristes et pseudo historiques si chères aux érudits chinois. Au reste, celles ci s’éliminent bien d’elles mêmes : il suffit de jeter un coup d’œil sur les légendes pour reconnaître qu’avec elles nous sommes en pleine mythologie. Les héros descendent du ciel : Yu « descendit mettre en ordre les quatre régions de ce bas monde » ; Pa est une fille céleste que Houang ti a fait descendre, et quand elle a accompli son œuvre, « elle ne peut remonter ». Quant à Houang ti, bien qu’on ne dise pas expressément qu’il vient du ciel, cela est évident, puisque Pa la « fille céleste » est « la fille de Houang ti ». D’autres héros sont en rapports directs avec le Seigneur d’En-haut : la mère du Souverain Millet Heou tsi conçoit en marchant sur la trace de son pied ; Kouen lui vole ses « terres vivantes » ; Yu reçoit de lui « le Grand Plan en neuf divisions ». Des dieux interviennent dans la lutte : les uns, comme le comte du Vent et le Maître de la Pluie, sont désignés par leur titre rituel, d’autres le sont par leur nom, comme Pa ou Tchou yong.

Mais une fois reconnue dans ces légendes la présence de traits mythologiques, faut il admettre qu’ils sont venus se greffer sur une tradition se rapportant à un fait réel, une inondation préhistorique du fleuve Jaune, analogue à celles qu’il causa si souvent au cours de l’histoire ? Que le fleuve Jaune ait débordé et inondé les plaines autrefois autant et plus que de nos jours, c’est bien évident ; et il n’est pas moins certain que les légendes ont été conçues en Chine dès les temps anciens comme un désastre dû à ce fleuve. Mais cette ou ces inondations, plus ou moins exagérées, sont elles le fond sur lequel les légendes se sont bâties, ou bien n’ont elles fait qu’apporter des traits accessoires à une légende déjà existante ? La réponse n’est guère douteuse : la comparaison avec les légendes non chinoises, bien plus les légendes chinoises elles-mêmes, en dehors de celle de Yu, montrent nettement que l’inondation du fleuve Jaune ou de toute autre rivière n’est nullement un des éléments essentiels ; où elle apparaît, c’est simplement en adaptation aux conditions physiques de l’habitat chinois.

En outre, cette même comparaison permet d’aller plus loin, et de reconnaître ce qu’est réellement cette légende et la place qu’elle occupe dans la mythologie. Sa place chez les Tăi est très nette : c’est l’origine même de notre monde et la venue des hommes sur la terre. Il n’y a pas, chez ces peuples, de création à proprement parler : le monde a toujours existé, mais la terre n’a pas toujours été peuplée d’hommes. Le monde a trois étages, le ciel en haut, la terre au milieu, le monde des nains en bas ; à l’origine, le ciel était peuplé, mais la terre couverte d’eau et de brousse n’avait pas d’habitants ; le Seigneur du Ciel Čaó fa, mécontent de la voir ainsi inutilisée, y envoya un de ses fils pour la mettre en ordre, et en récompense l’en créa maître, en lui ordonnant d’être dieu du sol, fi mú׳on ; à partir de ce moment, les hommes habitèrent et cultivèrent la terre. Ce rôle, si manifeste chez les Tăi où aucune préoccupation d’explication historique ne vient le cacher, c’est aussi celui qu’il faut attribuer à la légende chinoise : pour les Chinois anciens comme pour les Tăi modernes, c’était la légende des origines du peuplement de notre monde. La chose est très claire par la légende de Niu koua qui avait conservé ce caractère jusqu’au temps des Han :

« On raconte vulgairement que, lors de la création du ciel et de la terre, quand il n’y avait pas encore d’hommes, Niu koua tourna de la terre jaune et en fit des hommes. »

Si dans la légende de Kong kong, son fils le Souverain Terre Heou t’ou devient finalement le dieu du sol, c’est parce qu’il représente l’ancien maître de la terre, au temps où les hommes envoyés par le Seigneur d’En haut n’y étaient pas encore installés : ici encore, c’est donc bien des origines des hommes qu’il s’agit. Même pour la légende de Yu, la plus fortement transformée en histoire de toutes, ce caractère ressort d’un passage fort intéressant de Mencius, où, établissant en quelques lignes une sorte de philosophie de l’histoire, il remonte aux origines du monde et commence son exposé à l’inondation de Yu.

« La naissance du monde remonte loin, et (depuis ce temps) les périodes d’ordre et de désordre se sont succédé. Au temps de Yao, les eaux coulaient de façon désordonnée, elles inondaient les pays du milieu, serpents et dragons y habitaient, et les hommes n’avaient pas de lieu où se fixer ; dans les terrains bas, ils se faisaient des nids, dans les terrains hauts, ils se faisaient des grottes. Le Chou (king) dit : « Les eaux débordées me faisaient peur. » Les eaux débordées, c’étaient les vastes eaux. On chargea Yu de les mettre en ordre ; Yu creusa la terre et fit écouler (les eaux) vers les mers, il chassa serpents et dragons, et les repoussa dans les marais. Les eaux alors coulèrent au milieu des terres, ce furent le Kiang, le Houai, le Ho et le Han : les obstructions furent écartées, les oiseaux et les bêtes qui nuisaient aux hommes disparurent, et dorénavant les hommes acquirent les terres de plaines et les habitèrent ».

Legge s’étonne « que Mencius, en passant en revue l’histoire de l’humanité, n’aille pas au delà du temps de Yao, et qu’au commencement il place une période non de bon ordre, mais de confusion»:
c’est chez cet auteur une notion habituelle, car dans un autre passage, qui est évidemment un autre résumé de la même source originale que le précédent, il commence également l’histoire du monde avec la grande inondation :

« Au temps de Yao, le monde n’était pas encore en ordre, les vastes eaux coulaient de façon désordonnée, elles inondaient le monde, les herbes et les arbres étaient luxuriants, les oiseaux et les bêtes pullulaient, les cinq céréales ne poussaient pas, les oiseaux et les bêtes opprimaient les hommes, les empreintes des bêtes et les traces des oiseaux faisaient des chemins qui se croisaient dans le pays du milieu. Yao seul en eut de la peine : il donna une charge à Chouen et des mesures furent prises. Chouen chargea Yi de présider au feu ; Yi incendia les montagnes et les marais et les réduisit en cendres, les oiseaux et les bêtes s’enfuirent et se cachèrent. Yu fit écouler les neuf bras du fleuve, »

etc. (la suite est un bref résumé du Yu kong). Dans l’un et l’autre cas, il est clair que Mencius considère qu’avec l’aménagement de la terre et des eaux par Yu, le monde commença : c’est pour lui la légende de l’origine des hommes, au delà de laquelle on ne remonte pas.

On voit que, quelle que soit la variante qu’on considère, la légende du « déluge » jouait, chez les Chinois anciens, le même rôle que son équivalent joue aujourd’hui encore chez les Tăi blancs ou les Tăi noirs du Haut Tonkin : avant, il n’y avait rien que le ciel avec le Seigneur d’En haut et les siens, et la terre couverte d’eau et peuplée de monstres ; après, la terre est cultivable, elle est habitable, et les héros enseignent aux hommes, qui dans les premiers temps de leur descente y menaient une vie misérable, l’agriculture et les rudiments de la civilisation : l’histoire commence. Ainsi sa place dans l’ancienne mythologie chinoise se trouve définie, et il est établi qu’elle n’a rien à faire, sous aucune de ses formes, ni avec l’histoire réelle d’une part, ni avec les traditions méditerranéennes du déluge de l’autre : ce n’est pas une légende du déluge, c’est une légende de l’origine des hommes et de la civilisation, dans laquelle on admet qu’au commencement le monde terrestre était couvert d’eau.

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Tch’ong-li rompt la communication entre le ciel et la Terre

Le chapitre Lu hing du Chou king contient la phrase suivante :
« L’Auguste Seigneur chargea Tch’ong-li de rompre la communication entre le ciel et la Terre afin que cessassent les descentes des dieux. »

Dès l’époque des Tcheou, les érudits chinois ont cherché une interprétation symbolique de ce passage, et le Kouo yu renferme un long discours de Kouan Yi-fou au roi Tchao de Tch’ou (514-488) expliquant que primitivement le peuple laissait le soin du culte et, par suite, des communications avec les esprits, aux fonctionnaires chargés de cet office, mais qu’au temps de Chao-hao, les mœurs s’étant corrompues, le peuple se mit à invoquer les esprits et à les faire descendre à tort et à travers, si bien que les rapports entre les hommes et les dieux devinrent désordonnés : c’est ce que Tchouan-hiu fit cesser en donnant leurs charges à Tch’ong et à Li.

Cette interprétation est ingénieuse, mais fausse : ici encore nous sommes en pleine mythologie ; ce passage, en effet, résume en quelques mots une légende qui est courante chez les peuples barbares du Midi de la Chine.

Chez les Tăi-noirs de Nghĩa lộ, le San kuam mú׳on la résume ainsi :

« Je me souviens qu’au temps de la création de la Terre, et des herbes, de la création du ciel pareil à un chapeau de champignon, de la création des rochers, sept montagnes, de la création des gouffres d’eau et des sources, de la création des roches, trois blocs, de la création des eaux, sept courants, de la création des bouches (des rivières) Te et Tao, en ce temps le ciel était étroit et très bas, le ciel était très plat. Quand on décortiquait le riz, le ciel gênait les pilons, quand on filait de la soie, il gênait le fuseau ; les bœufs en marchant étaient gênés par le ciel qui touchait leur bosse, les porcs en marchant étaient gênés (par le ciel qui touchait) leur dos. En ce temps, les grains de riz étaient gros comme des courges, les tiges des légumes, il fallait des haches pour les fendre. En ce temps, le riz mûr rentrait tout seul au village, si on était paresseux, il rentrait (tout seul) à la maison. En ce temps, il y eut une veuve qui n’avait pas de grenier, qui n’avait pas de natte de bambou ; les grains de riz vinrent en voltigeant se poser sur ses oreilles, se poser sur ses yeux, alors elle se fâcha, alors elle prit les grains de riz et alla chercher un couteau pour couper, hacher les grains de riz ; alors elle chassa le riz jusqu’à la rizière sèche (disant) :

— Attends qu’on vienne te récolter !

Elle chassa le riz jusqu’à la rizière humide (disant) :

— Attends qu’on vienne te moissonner, que quelqu’un vienne te prendre pour le rapporter au village ; et si on est paresseux à venir te prendre, ne rentre pas de toi-même à la maison !

La veuve alors prit un petit couteau, avec le couteau elle coupa le lien du ciel, avec le petit couteau elle trancha le lien du ciel. Le lien du ciel coupé, le ciel s’éleva jusqu’au firmament, il devint le ciel qui remplit la vue.
»

On la connaît aussi chez les Tăi-blancs de Phú qui. À l’origine, raconte t on, la terre et le ciel étaient tout près l’un de l’autre, si bien qu’en pilant le riz, les femmes frappaient le ciel de leur pilon, et que les bœufs en marchant le frottaient de leur dos : les hommes gênés demandèrent que le ciel s’élevât et il prit sa place actuelle. Et sans malheureusement raconter comment la communication fut rompue, la prière que l’on récite pour le sacrifice triennal aux deux Dames célestes, Nan fa, raconte comment aux origines la terre et le ciel communiquaient :

« À l’origine, la Terre était petite comme une feuille de poivrier ; le ciel était comme une petite coquille, la trace du pied des buffles était comme la trace d’un poulet. Il y avait des arbres et ils n’avaient pas de feuilles, il y avait des cœurs et ils ne savaient pas aimer ; il y avait des garçons et ils ne savaient pas courtiser les filles ; il y avait des sabres et on ne savait pas tuer ; il y avait des couteaux et on ne savait pas couper ; il y avait des barbes et on ne savait pas abattre ; il y avait des prières en langue du pays, et on ne savait pas les réciter : on allait du côté du ciel demander au Père Seigneur (Po cao) ; on allait chercher du riz en montant au monde céleste demander au Père Pu kam. Le Père céleste, Po Bón, alors ordonna à Tăk tèn de descendre porter des plants de riz : il descendit de ce côté, il descendit commander aux Tăi du pays, il planta dix mille plants ...
»

Ainsi les anciens Chinois ont eu une légende analogue à la légende tăi, dont les grandes lignes étaient qu’à l’origine, le ciel et la Terre communiquaient entre eux, en sorte que les dieux pouvaient descendre du ciel sur la Terre ; plus tard, l’Auguste Seigneur (c’est à dire le Chang-ti) ordonna à Tch’ong-li de rompre cette communication, et les relations entre les dieux et les hommes cessèrent.

Je reprends en détail le texte du Chou king. Qui désigne-t-il par le terme de houang ti, « l’Auguste seigneur » ? Les commentateurs chinois hésitent entre Tchouan-hiu, Yao, et Chouen ; Legge préfère ce dernier. Peu de passages montrent mieux l’effort de la critique évhémériste chinoise. Le texte, en effet, est extrêmement clair et ne laisse place à aucun doute : il s’agit du Chang-ti, le Seigneur d’En haut, qui est cité expressément quelques lignes plus haut ; il suffit de lire le passage en entier pour s’en rendre compte.

« Les multitudes qui souffraient d’oppression annoncèrent leur innocence en haut. Le Seigneur d’En-haut (Chang-ti) examina le peuple, il n’y avait pas de parfum de vertu s’élevant, mais la puanteur des châtiments s’exhalant. L’Auguste Seigneur eut pitié de la multitude innocente qu’on assassinait, il fit sentir aux oppresseurs sa majesté, et détruisit le peuple de Miao en sorte qu’il n’eut plus de descendance à l’avenir. Alors, il ordonna à Tch’ong-li de rompre la communication de la terre et du ciel afin que cessassent les descentes (des dieux). L’Auguste Seigneur impartialement interrogea le peuple : il y eut des plaintes contre Miao, etc.

Il est bien évident que l’Auguste Seigneur et le Seigneur d’En-haut sont un seul et même personnage, à qui le peuple se plaint, et qui a pitié de lui.

En second lieu, qui sont les Miao dont le peuple se plaint et que le Seigneur d’En-haut finit par châtier ? Ces êtres, dont on trouve le nom aussi écrit San miao, San mao, et même San yao, n’étaient pas des hommes ordinaires : ils avaient des ailes, mais, si on en croit des légendes malheureusement recueillies plus tard, ils ne savaient pas voler. Comme le Chan hai king est un recueil de notices se rapportant à des cartes et à des dessins, il faut probablement voir dans cette incapacité de voler une interprétation graphique de la rupture des communications effectuée par Tch’ong-li entre le ciel et la terre : les Miao étaient figurés ayant encore les ailes avec lesquelles ils avaient été capables d’aller de la terre au ciel, mais ne s’en servant pas puisque les communications entre le ciel et la terre avaient été coupées. Ils se rendirent odieux au Seigneur d’En-haut qui les châtia : il les détruisit avant d’abandonner les hommes à eux mêmes et de rompre les communications entre le ciel et la terre. Différents des hommes actuels, les Miao ne laissèrent pas de descendants dans le pays du milieu, mais ils furent bannis aux extrémités de la terre, parmi ces races d’êtres fantastiques qui peuplent les confins du monde, et c’est auprès du Kouen louen que le roi Mou les rencontra à côté des descendants de toutes les dynasties de l’antiquité. Certaines traditions attribuaient leur châtiment à Yu, et le Chou king en avait recueilli l’écho dans un chapitre dont malheureusement le texte authentique ne nous est pas parvenu, mais dont nous avons de nombreux fragments : Yu y soumettait les Miao en dansant à la cour avec des plumes. C’est là le trait intéressant de la tradition, et celui qui, probablement, nous en donne la source : elle était évidemment la tradition de l’origine d’une des danses ou ballets rituels de la cour de Tcheou. J’ai déjà dit un mot de ces danses à propos de celle de Hien tch’e ; on n’a jamais assez mis en lumière leur importance extrême dans la reconstitution de la pseudo histoire des origines chinoises ; elles donnaient à la fois forme et vie à certaines légendes anciennes ; et plusieurs chapitres du Chou king, le T’ai-che, le Mou che, le Wou tch’eng, le Fen k’i, n’étaient que les livrets des scènes de l’un de ces ballets, le Ta wou.

Si on cherche à interpréter toutes ces notions un peu vagues, en comparant la tradition chinoise aux traditions tăi que j’ai rapportées, les Miao apparaissent comme la population de la terre non aménagée, non encore mise en ordre par les héros avant que le Seigneur d’En-haut y ait envoyé les hommes. C’est bien ainsi que l’entend l’auteur du Lu hing, qui place chronologiquement l’épisode des Miao avant l’aménagement de la Terre par Yu :

« L’Auguste Seigneur impartialement interrogea le peuple : il y eut des plaintes contre Miao. Il dit :

— Depuis les princes jusqu’en bas, que chacun discerne clairement ses écarts de conduite, et que les veuves et les orphelins ne soient pas négligés ; que par la Vertu on leur inspire du respect, et ils seront respectueux ; que par la Vertu on les éclaire, et ils seront éclairés.

Alors il chargea les trois princes de travailler, avec compassion, pour le peuple : Po yi fit descendre les Règles et enseigna au peuple les Châtiments ; Yu aménagea les eaux et les terres, et institua des dieux pour les montagnes et les fleuves ; Tsi fit descendre (la connaissance de) l’agriculture, afin que les paysans fissent pousser les grains excellents. Quand les trois princes eurent accompli leur œuvre, il y eut grande prospérité parmi le peuple.

Il semble que, parmi les traditions chinoises sur la création, une au moins d’entre elles (peut-être celle de Yu puisque son nom et sa danse y sont restés attachés) ait admis qu’avant que le Seigneur d’En-haut fit descendre du ciel des héros et des hommes, la terre inculte, désordonnée, marécageuse, était le domaine d’une race de monstres ailés, les Miao ou San-miao qu’il fallut détruire ou chasser pour permettre aux hommes de prendre leur place. Légende purement mythologique que les scribes à tendances évhéméristes de l’antiquité avaient, dès les temps anciens, cherché à transformer en tradition historique.

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