Dr Aimé-François Legendre (1867-1951)

AU YUNNAN ET DANS LE MASSIF DU KIN-HO
Mission A.-F. Legendre


Récit de voyage. Étude géographique, sociale et économique


Librairie Plon, Paris, 1913, avec 20 gravures et une carte, 434 pages.

  • Extraits de la préface : Ce livre comprend trois parties. La 1ère relate notre voyage au Yunnan ; la 2ème l’exploration du bassin du Yalong, du Kin-Ho, ou fleuve d’Or, entre le 28e et le 30e parallèle ; la 3ème décrit une autre région de ce bassin et se termine par le récit du dernier épisode de la Mission : l’attaque à Houang-Choui-Tang par les révolutionnaires chinois.

    Ce livre est conçu dans le même esprit que les précédents. Ce récit de voyage n’est qu’un prétexte pour initier le lecteur à l’existence de races peu connues, aux mœurs, coutumes et caractéristiques morales du grand peuple chinois, et aussi des aborigènes qui gravitent autour de lui. L’intérêt de cette connaissance s’accuse de plus en plus, surtout que la dernière convulsion du vieil empire, l’éclosion de la Révolution avec toutes ses conséquences possibles, a posé à nouveau pour beaucoup le problème du péril jaune...

    Oui, il paraît qu’étant "républicain", il va devenir extrêmement dangereux, ce vieux peuple pacifique, ce peuple de paysans et de marchands qui hait la guerre, auquel toute forme de gouvernement est profondément indifférente, du moment qu’un peu de paix lui est assurée. Cette immense population, sans aspirations politiques, sans idéalisme, soucieuse, seulement, des réalités, dont le patriotisme, en la véritable acceptation du mot, est aussi amorphe qu’il est ardent au Japon, ne demande qu’à vivre, non à se lancer dans les aventures. Et c’est une erreur de penser que nos idées, nos principes politico-sociaux ont une action tonique, vivifiante sur l’âme chinoise...

    "Le péril jaune !" combien il se perd dans la nuit de l’avenir !


Extraits : Introduction - La montagne, grandiose, sauvage - La colère de la vieille dame - La surprise
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Extrait du bulletin La Géographie.
Extrait du bulletin La Géographie.

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Introduction 

(extraits)

En 1910, le gouvernement français (ministères de l’Instruction publique et des Colonies) me chargeait d’une nouvelle mission dans la Chine sud-occidentale. En septembre, je quittais donc la France pour la Chine avec deux collaborateurs : le capitaine Noiret et le lieutenant Dessirier.

Mon but était d’explorer certaines régions du Yunnan, du Koeitcheou et du Setchouen occidental, y compris le bassin du Yalong, dans les marches thibétaines.

Mon programme était géographique, scientifique surtout, tendait à donner une idée générale de la morphologie des régions à explorer, de leur structure géologique et de la nature de leur végétation tant spontanée que cultivée.

En outre, je devais me préoccuper de rapporter certains documents à l’Académie des inscriptions, continuer mes recherches anthropologiques sur les populations de l’Ouest chinois et rapporter au Muséum le plus de spécimens possibles de la faune et de la flore.

Comme corollaire si naturel de nos travaux géographiques, une étude d’ordre économique s’imposait.

Tel était le programme à remplir, assez lourd, mais soutenu par l’expérience de plusieurs années dans la Chine de l’Ouest, et ayant confiance dans mes collaborateurs, confiance qui a été justifiée, je comptais fermement le mener à bonne fin.

Mais vous savez ce qui s’est passé ! La brusque éclosion de la révolution chinoise et l’attaque dont nous avons été l’objet, dont nous avons failli être les victimes.

Les premiers temps après cette attaque, j’ai eu lieu de croire que tout notre travail d’exploration, toutes nos fatigues avaient été inutiles. Mais si beaucoup de documents des plus précieux ont été perdus, il n’en a pas été de même, heureusement, pour certains rapports...

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La montagne, grandiose, sauvage 


De Si-Tsang-K’eou, le hameau lolo, on est obligé de gagner Lo-To, le seul village sur ce nouveau parcours. La montagne, depuis le col du Pa-Ké-Jé, devient d’une extraordinaire beauté, d’un grandiose dans sa sauvagerie, que rien jusqu’ici n’avait égalé. Ce sont des chaînes successives, abruptes presque comme des murailles, séparées l’une de l’autre par des ravins, des précipices véritables, au fond desquels il faut descendre à travers une végétation très dense.

La végétation, c’est le grand charme de ce massif : elle est d’une gaieté, d’une exubérance, mais en même temps d’une majesté sur les cimes, qui vous causent une joie, un frisson d’admiration. Il y a là tant de vie, tant de beauté, tant de puissance cachée, que vous restez figé sur la sente, pétrifié en une ardente contemplation. Les grands arbres, les essences diverses s’étagent suivant l’altitude, leur résistance au froid, forment de gigantesques gradins de verdure différemment nuancés. Il y a dans le bas, vers 3.000 mètres, le vert tendre des chênes, des frênes, des bouleaux ; puis, plus haut, le vert sombre des mélèzes, des sapins, des tsugas ; et plus haut encore, le vert lustré miroitant des rhododendrons. Quelle douceur et quelle splendeur !

Au col de Lèe-Ka (3.700 mètres), je m’arrêtai pour mes observations, mais sitôt qu’elles furent achevées, je me mis à jouir pleinement du charme intense, inoubliable de ce coin de montagne. Le soleil baignait de ses chauds effluves la superbe masse verte, intensifiait de ses rayons la délicatesse, la variété des nuances, réveillait dans les fourrés les humbles arbustes, les plantes qu’ombragent, qu’anémient les géants feuillus. Tous les désirs, toutes les ardeurs, toutes les sèves de la forêt montaient vers l’astre, le glorifiaient dans leur immense gratitude. Sur des fleurs roses, des fleurs mauves de rhododendrons, sur des sauges à la grande corolle jaune pâle, des essaims de frelons, d’insectes de toute espèce se gorgent de sucs, chantent les joies des abondantes, des savoureuses cueillettes. Seuls, des taons de grande taille, jamais encore vus à pareille altitude, dédaignent les fleurs pour se jeter sur nos animaux, voire sur les gens. Je réussis à en capturer deux sur les jambes de mon guide lolo. Ils piquent cruellement, sont redoutés des indigènes. C’est sans doute une espèce nouvelle ; malheureusement, les spécimens rapportés de Lèe-Ka ont été perdus le 25 octobre, avec tant d’autres précieuses collections.

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La colère de la vieille dame 


Après une demi-journée de repos à I-Ba, nous partions pour Tié-Pou-Djo, village situé dans la vallée latérale que j’avais décidé de remonter. L’arrivée de ma troupe de porteurs chinois produit le plus mauvais effet.

Au moment où ils veulent pénétrer dans la cour d’une vaste maison à trois étages, on leur ferme la porte au nez. J’arrive à ce moment, et la maîtresse de la maison, qui semble être le chef de clan, me fait entrer dans la cour. Elle agit ainsi par courtoisie pour moi, mais elle paraît le regretter aussitôt, car tous mes Chinois se sont glissés derrière moi et sont maintenant dans la place.

Cette invasion provoque chez elle une violente colère et lui fait déclarer que personne n’entrera dans sa maison. Elle crie un ordre en langue sifan et la porte de sa vaste demeure se ferme brusquement. Puis, elle s’en prend à Tcheou, qui a été un peu brusque avec elle avant mon arrivée : elle lui signifie, avec beaucoup de dignité, d’avoir à s’en aller avec sa bande de Chinois.

Parlant ainsi, elle affectait de ne point regarder de mon côté.

Tcheou, énervé par l’attente — il y avait une demi-heure déjà qu’il parlementait — répond à la vieille dame que le ta-jen (son excellence, moi, en l’espèce, titre que nous donnent nos domestiques chinois) a besoin d’un gîte pour la nuit et que, bon gré, mal gré, elle ouvrira sa maison. Et, s’emparant d’une grosse bûche, il esquisse le geste d’enfoncer la porte. Je lui fais signe de lâcher sa bûche, et toute mon attention porte vers un groupe d’une vingtaine de Sifans qui, accroupis à quelques mètres de nous sur le mur bas de la cour, surveillent tous nos mouvements. Au geste de Tcheou, ils arrachent des bûches d’un gros tas qui se trouve à leur portée et menacent de les lancer au premier coup porté contre la porte.

J’étais resté jusqu’ici impassible d’apparence, indifférent à ce qui se passait. C’est le moment d’intervenir. Tranquillement, je montre du doigt à la vieille dame les vingt Sifans à la bûche menaçante.

— Ceci est grave, lui dis-je en chinois, qu’elle parle couramment ; prenez garde, vous allez causer peut-être un grand malheur, prenez garde.

Et je la tiens quelques secondes sous mon regard, que je fais le plus impérieux possible.

Elle perd contenance, balbutie, dessine dans l’air un geste vers le groupe de Sifans.

Mais l’attitude menaçante de ceux-ci a fait perdre la tête à nos domestiques. Affolé, Tsen sort brusquement son fusil de chasse de sa gaine et crie qu’il va tirer. Je ne bouge pas ; je sais que le fusil est vide de cartouches. Mais j’ai remarqué l’effet produit. Des bûches tombent par terre, lâchées par de nombreuses mains, et la vieille dame me supplie d’éloigner ce fusil. J’ordonne à Tsen de le rentrer dans sa gaine.

La dame, chef de clan et maîtresse de céans, commande alors aux Sifans de se retirer, à un serviteur d’ouvrir la porte de sa maison. Mais à ce moment même, jetant un regard haineux sur le groupe de nos domestiques et porteurs chinois, elle me déclare avec véhémence qu’elle n’a jamais entendu me refuser l’hospitalité de sa maison. Ceux dont elle ne veut pas, ce sont ces Chinois. Ils coucheront dans les dépendances, les étables, ils ne sauraient pénétrer dans sa propre demeure.

Je ne pouvais qu’acquiescer à sa volonté : elle avait pleinement raison. Le Chinois est ici une « nuisance », comme disent les Anglais. Depuis que, sous Tchao-Eul-Fong, il a battu les Thibétains et Sifans, il se croit tout permis et ses instincts de maraudeur, de pillard, ne savent plus se limiter. Il est devenu la terreur des paisibles Sifans.

Pour expliquer la genèse de la scène qui vient de se dérouler, il est nécessaire d’ajouter que les bruits de révolution au Setchouen étaient venus jusqu’ici par la voie de Ta-Tsien-Lou et de Mossimien et que les Sifans redoutaient une nouvelle invasion chinoise, plus néfaste encore que les précédentes.

M. Dessirier est arrivé après l’incident. On nous laisse le choix de notre installation. Comme il fait froid, notre préférence va à la salle commune, au premier étage, une salle immense où pétille un grand feu. Le cuisinier bavarde avec la vieille dame, tout en surveillant ses casseroles, et Tcheou, Tsen sont maintenant dans les meilleurs termes avec les grands gaillards de céans qui avaient commandé l’attaque à la bûche. Ces jeunes hommes viennent fréquemment vers nous pendant que nous vaquons à nos occupations de chaque soir. Ils comprennent tous le chinois, il m’est donc facile d’achever de les rassurer. Ils n’en ramassent pas moins tous les colliers et bijoux en argent pendus aux colonnes : « Trois Chinois dans leur maison, ils ne sauraient, pensent-ils, prendre trop de précautions. »

La vieille dame est d’une grande gaieté. Elle me déclare qu’elle se réjouit maintenant d’avoir des hôtes comme nous. On l’a trompée en lui faisant croire que nous ne réprimons aucune des déplorables habitudes de nos Chinois, que nous les encouragions en secret, au contraire.

Et quand je lui eus fais cadeau de galon, argenté et doré, d’aiguilles et de beau fil français, la vieille dame laissa échapper que je lui faisais trop d’honneur en usant de son hospitalité.

Le lendemain matin, nous partons au petit jour. J’avais déjà fait un kilomètre quand, en me retournant, j’aperçois la vieille dame qui avance rapidement dans notre direction.

Moins matinale que nous, elle s’est empressée de monter à cheval et de courir sur la route sitôt que notre départ lui a été annoncé. Elle vient à moi,

« ne voulant pas que je retourne dans mon noble pays sans savoir que les Sifans de Tié-Pou-Djo sont heureux de m’avoir connu, d’avoir pu m’offrir l’hospitalité. J’avais, hier, empêché un grand malheur de se produire. J’avais su tout concilier et, au lieu de lui tenir rigueur de sa conduite première, je lui avais fait un précieux cadeau. De plus, aucun de nos Chinois n’avait commis le moindre larcin. Je pouvais certes revenir : je serais le bienvenu parmi son peuple

Très touché de la démarche de la vieille dame, je l’en remerciai vivement et lui déclarai que je n’oublierais pas non plus sa loyale conduite. Et la séparation se fit en nous comblant mutuellement de profonds saluts.

*

La surprise 


À midi, [le 25 octobre 1911,] nous quittons le marché ; le cuisinier, avec ses deux porteurs et le boy-chef, nous précèdent de dix minutes.

Le convoi a parcouru 500 mètres à peine quand le chef muletier me fait dire qu’il a besoin de faire une courte halte pour ferrer quelques bêtes.

Ce message me stupéfie et je demande à Tsen ce que signifie cette plaisanterie.

Tsen court le trouver et revient, l’air embarrassé.

— Eh bien, que signifie cette halte injustifiée ?

— Le chef muletier, répond Tsen, a reçu avis, à Houang-Choui-Tang, que des révolutionnaires se préparent à enlever le convoi.

— C’est une plaisanterie ! Va de ma part lui donner l’ordre de marcher.

Mais, à ce moment, mon regard tombe par hasard sur un petit ouvrage en ruines qui défend les approches d’un col d’éperon où s’engage la route. Il me semble voir apparaître et disparaître, à une meurtrière, la tête d’un homme. Je saisis mes jumelles : il n’y a plus de doute possible, c’est bien un homme qui se cache derrière le réduit ; plusieurs même se montrent discrètement à d’autres meurtrières.

Je me rapproche et fais dire par Tsen à ces gens que, s’ils ne se découvrent point, ne viennent pas se faire reconnaître, je vais diriger contre eux l’escorte de dix soldats qui nous accompagne. Ces soldats portent une excellente arme : un fusil Mauser. Mais, sans attendre l’escorte, je décide avec Dessirier d’aller reconnaître la position, de la tourner chacun de notre côté.

Une minute s’est à peine écoulée que j’entends Dessirier pousser un cri et l’aperçois regagnant la route sous un vol d’énormes pavés. C’est l’attaque cette fois, brutale, dangereuse.

Je regagne aussi le chemin.

Notre position est alors la suivante : à droite, des rizières et le fleuve Ngan-Ning, à 200 mètres ; à gauche, une haute terrasse abrupte, excavée en son milieu, formant une concavité. La route décrit un grand demi-cercle épousant la courbe de la terrasse. Le col d’éperon, d’où est partie l’attaque, est en avant de nous, à 75 mètres à peine.

Sitôt redescendus sur le chemin, nous cherchons à nous reconnaître, à préparer la riposte.

Quelle n’est pas ma stupéfaction, à cette minute, de voir fuir la plupart des soldats de l’escorte avec trois satellites fournis par le sous-préfet !

Ils arrachent leur casaque rouge et jettent leur fusil sur le chemin.

Deux hommes restent : l’un se trouve à 100 mètres en arrière de nous ; l’autre, tranquillement assis au milieu du chemin, est en train p.310 d’enlever le verrou de son Mauser. Il se rend avant la lutte, montre clairement aux assaillants qu’il est avec eux. Son geste peut-il signifier autre chose ?

Juste à ce moment, j’aperçois, à droite au bord du fleuve, un certain nombre d’hommes armés de fusils qui se défilent le long des petits talus séparant les rizières. Ils s’égaillent, ont l’air de chercher à se relier le plus vite possible avec les bandits qui occupent le réduit. Leur but évident est de nous envelopper, de nous couper toute retraite.

Serviteurs et muletiers fuient comme l’escorte, et les premiers coups de feu tirés par la bande enveloppante sont naturellement pour nous. Les balles sifflent à nos oreilles, font un bruit mat en s’enfonçant dans un talus qui flanque la terrasse.

Il ne reste plus sur le terrain que M. Dessirier et moi, le boy annamite Ngien, le domestique Tsen et un soldat qui a eu l’extraordinaire courage de ne pas suivre ses camarades.

L’attaque à coup de pierre m’a tellement surpris, moi qui depuis tant d’années parcours impunément le Setchouen, toujours seul, explorant des districts où le banditisme sévit à l’état chronique, m’a tellement surpris que je crois à une erreur et interpelle vivement les assaillants, les sommant de rentrer dans l’ordre. J’interpelle de même les hommes armés de fusils qui, des rizières, tirent sur nous, et le courageux soldat dont je viens de parler s’avance même de quelques pas vers eux, crie, répète ma sommation, en montrant sa casaque rouge, insigne de l’autorité préfectorale.

Ils répondent par des hurlements et un tir plus rapide, mais d’une rare maladresse.

À ces hurlements, d’autres partent de la terrasse, font aussitôt écho. Nous levons les yeux et apercevons une foule d’énergumènes armés de fusils et de lances, de tridents et de sabres, voire même de grosses pierres, qui s’agitent frénétiquement, vocifèrent des cris de mort.

Cha ! Cha ! Tue, tue.

Ils sont certainement plus de cent sur cette terrasse. Nous sommes complètement enveloppés, sauf du côté Houang-Choui-Tang. Mais les ressauts de la terrasse nous favorisent en formant des angles morts, gênent considérablement le tir des bandits qui nous dominent.

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