Henri Cordier (1849-1925)

Histoire générale de la Chine

et de ses relations avec les pays étrangers


Tome IV. Depuis l'avènement de Tao Kouang (1821) jusqu’à l'époque actuelle [1919]

Librairie Paul Geuthner, Paris, 1920, 428 pages.

  • "Tao Kouang (1821-1850)... avait la réputation d'être un homme énergique : il avait témoigné de sa bravoure en repoussant les rebelles du palais impérial en 1813. Il semble avoir perdu ses qualités assez rapidement : la tâche qu'il avait à accomplir était trop lourde pour ses épaules ; il renonça à la lutte et son règne n'est que la préparation à celui désastreux de son fils et successeur... Tao Kouang... laissait à son fils une lourde succession : comprendre la force des peuples de l'Europe, se rendre compte de la faiblesse de la Chine et connaître les mouvements secrets qui, dans l'intérieur même, menaçaient l'existence du trône mandchou. Dès 1850, on attendait la seconde guerre européenne, on prévoyait l'extension que prendrait la rébellion des T'aï P'ing déjà commencée dans le Kouang Si et dans le Kouang Toung."
  • "La Chine n'avait jamais voulu traiter de son plein gré sur un pied d'égalité avec les pays étrangers. Quand elle avait cédé à la force, elle avait toujours cherché à esquiver l'apparence de la défaite si elle en subissait la réalité, pour ne pas « perdre la face », cheu leao lien. Les ambassadeurs étrangers n'étaient que des porteurs de tribut que l'empereur honorait grandement en acceptant leurs présents après qu'ils avaient suivi le cérémonial prescrit par la tradition et accompli en trois génuflexions les neuf prosternations d'usage (ko t'eou) devant le Fils du Ciel. C'est pour avoir refusé de se plier à ces exigences humiliantes que Macartney et Amherst échouèrent dans leurs missions. Après les campagnes de 1858 et de 1860, Elgin et Gros auraient pu réclamer une audience de l'empereur, mais ils ne l'auraient jamais obtenue d'un souverain aussi orgueilleux que l'était Hien Foung. À partir de T'oung Tche, cette question d'audience pèse, jusqu'à ce qu'elle soit résolue, dans toutes les négociations entre la Chine et les étrangers. Ceux-ci, vainqueurs, voulant être traités sur le pied d'égalité ; le Chinois ou le Mandchou cherchant à éluder les demandes qui lui étaient impérieusement adressées."
  • [1919] : "La Chine ne se maintient encore que par ses coutumes ancestrales et son droit coutumier ; le peuple est excellent, mais l'administration est pourrie ; jalousie des fonctionnaires les uns contre les autres, rivalités personnelles, compétitions de toutes sortes, ambition démesurée, corruption sans égale, profonde ignorance, manque de désintéressement, absence d'idéal, patriotes plus bruyants que sincères : voilà ce que nous présente la nouvelle Chine, nous cachant les vertus réelles de la vieille Chine."


Extraits :
Les T'aï P'ing - 1870, le massacre de T'ien Tsin - 1873, 1891, 1894, 1902 : les audiences impériales
1898, les Cent jours - 20 septembre 1898, le coup d'État
Les Boxeurs : les prémices - 12 février 1912, le Trône décrète la République
Conclusion
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Les T'aï P'ing

Pour faire face aux difficultés de la situation laissée par Tao Kouang, il eût été nécessaire d'avoir à la tête du gouvernement chinois un K'ang Hi, on ne trouva qu'un Hien Foung. Ce triste souverain dont aucune qualité ne rachetait les défauts, trop inintelligent pour comprendre que la dynastie mandchoue — étrangère dans un pays qui lui était hostile — courait à sa perte si on ne changeait complètement l'orientation de sa politique, ne profitant en aucune manière des leçons du passé, ne s'apercevant pas que les rébellions qui avaient éclaté dans son empire n'étaient que les signes précurseurs de l'orage qui allait balayer sa race, bravant malgré la leçon du traité de Nan King la puissance de ces « diables d'Occident », qui de nouveau allaient infliger à son pays une profonde humiliation, ajoutant par sa conduite à la déconsidération chez leurs sujets des princes tartares, Hien Foung laissa voguer sa galère au gré des événements, incapable de la diriger dans la route pleine d'écueils qu'elle suivait.

La question la plus importante à résoudre était celle des T'aï P'ing, les rebelles qui faillirent se substituer aux Mandchoux sur le trône chinois et qui y auraient peut-être réussi, si leur chef n'était devenu fou et si les étrangers n'étaient venus au secours des Ts'ing agonisants.

Le chef de la grande rébellion des T'aï P'ing fut un certain Houng Sieou-ts'iouen, qui faisait remonter l'origine de sa famille à la dynastie des Soung ; il était né le 20 janvier 1813, dans un petit village d'environ 400 habitants, presque tous membres de sa famille, du district de Houa Hien, dans la province de Kouang Toung. Il était le quatrième enfant de l'ancien du village, Houng Jang ou Houng Kouo-yeou, qui avait eu trois fils et deux filles ; Sieou-ts'iouen eut lui-même de sa femme, appartenant à la famille Lai, deux filles et un garçon. Houng se plongea avec ardeur dans l'étude des Quatre Livres, des grands classiques, etc., et, dès 1836, il commença à fréquenter les examens publics, à Canton : quoique fort intelligent, et le premier sur les listes, il ne put cependant jamais obtenir le diplôme de bachelier (sieou-ts'aï), aussi conçut-il de son insuccès une grande animosité contre les lettrés. En 1836 et en 1837, il visite Canton, il y reçoit en don des livres qu'il n'examinera que six ans plus tard ; rentré chez lui, il tombe gravement malade, et pendant quarante jours, il est en proie à des hallucinations, qui vont avoir une influence décisive sur sa vie.

Précepteur dans la famille Li, il parcourt en 1843 les livres qui lui ont été remis jadis à Canton ; ces livres ont pour titre Kiouen che leang yen (Bonnes Paroles pour exhorter l'époque) ; ils sont dus à un certain Leang Afah ou Leang Koung-fa, né en 1789, dans la province de Canton, qui avait accompagné comme imprimeur à Malacca le célèbre docteur William Milne, de la London Missionary Society, qui l'avait baptisé le 3 novembre 1816. L'ouvrage de Leang, revu par le Dr Robert Morrison, avait été imprimé à Canton en 1832 et se composait de neuf traités ou sermons sur des textes des Écritures Saintes ; Leang, qui n'est mort qu'en 1855, avait probablement remis lui-même à Houng ces volumes lors de la visite de ce dernier à Canton en 1837. Dans ces exhortations, Houng retrouve le sujet de ses visions et frappé de la grâce, il enlève de sa demeure la tablette de Confucius et se baptise lui-même avec son cousin Li. Deux autres amis, Foung Youn-chan et Houng Jen-ta, demi-frère de Sieou-ts'iouen, se joignent à eux. Sieou-ts'iouen et Youn-chan se rendent dans le Kouang Si, pour prêcher aux sauvages Miao Tseu (1844) : ils réussirent pleinement. Deux ans plus tard, Houng apprend qu'à Canton, un missionnaire étranger, Lo Hiaou- ts'iouen, enseigne la vraie doctrine ; il se rend immédiatement dans cette ville et se présente au maître qu'on lui indiquait et qui n'était autre que le Rév. Issachar Jacox Roberts, de l'American Board of Foreign Missions, qui refusa toutefois de le baptiser. Houng, désappointé, retourne une seconde fois dans le Kouang Si (1847). Le nombre de ses disciples augmente de jour en jour, et dès la fin de 1849, les « Adorateurs de Dieu » formèrent un groupe assez compact pour inquiéter les mandarins locaux.

Les circonstances étaient d'ailleurs favorables au développement de la nouvelle secte. En septembre 1850, les Hakkas (colons), venus du Kiang Si et du Fou kien (Houng était de leur race) entrèrent en lutte dans le district de Kouei, avec les Poun ti (aborigènes). Houng réunit autour de lui les mécontents, et ils sont toujours légion en Chine ; puis viennent se joindre à eux les membres de la société secrète des Triades et, de social, le mouvement devient politique : il a pour but le renversement de la dynastie mandchoue.

Les rebelles étaient désignés sous le nom de T'aï P'ing, de Houng (rouges) à cause de l'étoffe rouge dont ils s'entouraient la tête, ou de Tchang Mao (longs cheveux), parce que laissant pousser leurs cheveux comme les anciens Chinois, ils refusaient de suivre la mode tartare de se raser le sommet de la tête. Le 25 septembre 1851, ils s'emparent de Young Ngan dans la partie méridionale du Kouang Si et Houng Sieou-ts'iouen est déclaré empereur du Royaume Céleste de la Grande Paix, T'ien Wang du T'ai P'ing T'ien Kouo, et donne des titres à ses cinq premiers chefs (wang) (25 septembre 1851). Les efforts des mandarins avaient été impuissants à arrêter le mouvement ; dès les premières nouvelles de la rébellion, le gouvernement impérial avait fait appel au fameux commissaire Lin de la guerre d'opium. Lin Tseu-siu vivait retiré à Fou Tcheou, sa ville natale ; nommé commissaire impérial le 1er novembre 1850, il mourait malheureusement en route quelques jours plus tard (21 novembre 1850). Il fut remplacé par un ancien tsoung tou, Li Sing-youen, en même temps qu'un ex-gouverneur Tcheou T'ien-tsio, était nommé gouverneur du Kouang-Si. Efforts stériles !

Le nouvel empereur t'aï p'ing, désormais connu sous le nom du T'aï P'ing Wang ou T'ien Wang, place ses troupes sous cinq chefs, Foung Youn-chan, Yang Sieou-ts'ing, Siao Tchao-kouei, Wei Tching et Che Ta-k'aï. Young Ngan ayant été repris par les impériaux, qui capturèrent un des chefs t'aï p'ing, Houng Ta-ts'iouen, envoyé à Pe King où il fut mis à mort, les rebelles (7 avril 1852) montent vers le nord, assiègent pendant un mois Kouei Lin, capitale du Kouang Si ; abandonnent le blocus (19 mai 1852), paraissent devant Tch'ang Cha, capitale du Hou Nan (11 septembre) qu'ils assiègent vainement pendant quatre-vingts jours (levée du siège, 30 novembre 1852) et par la rivière Siang traversant le grand lac Toung T'ing (13 décembre), pénètrent dans le Yang Tseu. Les hordes t'aï p'ing descendent ce grand fleuve, jusqu'à l'embouchure de la rivière Han, au confluent de laquelle se trouvent les villes de Han Yang et de Han K'eou, qui sont prises, la première le 22 décembre, la seconde le 23. En face de Han Yang, sur la rive droite du Yang Tseu, s'élève la capitale du Hou Pe, la grande ville de Wou Tch'ang : elle est prise d'assaut (12 janvier 1853). Le flot des rebelles n'a qu'à suivre le cours du fleuve. Kieou Kiang (18 février 1853) dans le Kiang Si, près du lac P'o Yang, et Ngan K'ing (24 février), capitale du Ngan Houei, tombent entre les mains des T'aï P'ing, qui apparaissent le 8 mars devant la grande ville de Nan King.

Cette célèbre capitale renfermait une forte garnison, qui se défendit à peine, et se laissa massacrer lâchement lorsque la ville fut prise d'assaut le 19 mars 1853. La vieille capitale des Ming allait être pendant onze ans la capitale d'un empire rebelle, qui mit la dynastie mandchoue à deux doigts de sa perte.

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1870, le massacre de T'ien Tsin

Depuis longtemps les passions populaires étaient surexcitées contre les étrangers en général et les missionnaires en particulier. Toute tentative de réforme était considérée comme sacrilège ; les efforts même pour améliorer l'éducation chinoise si arriérée, et faire pénétrer dans la nation quelques-unes des notions scientifiques qui lui manquent complètement, étaient dénoncés comme des innovations dangereuses. Mais les grosses difficultés furent suscitées par le règlement des multiples affaires religieuses qui surgissaient dans presque toutes les provinces de la Chine. Dans le Kouang Toung, M. Verchère était arrêté à Tayong (octobre 1867) ; en août 1868, M. Dejean faillit être victime d'une émeute populaire ; le 24 décembre 1868, dans le district de Louei Tcheou, l'abbé Delavay est blessé et sa chapelle est détruite. Dans le Se Tch'ouan oriental, l'abbé Rigaud fut massacré à Yeou Yang Tcheou le 2 janvier 1869 et sa résidence pillée et incendiée ; cette mission avait été créée quelques années auparavant par l'abbé Mabileau, qui y avait également trouvé la mort trois mois après son arrivée (29 août 1865). Dans le Kouei Tcheou, le 14 juin 1869, les églises et les établissements chrétiens étaient saccagés à Tsouen-yi-fou et l'abbé Gilles battu fut arrêté ; le 13 août, il succombait à la suite des mauvais traitements qu'il avait subis. En septembre 1869, un placard incendiaire était mis en circulation dans la province de Hou Nan. Le chargé d'affaires de France, comte de Rochechouart, auquel le ministre, comte Lallemand, avait laissé le 6 novembre 1868, la gérance de la légation, faillit être assassiné à T'ai Youen Fou, capitale du Chan Si, où il s'était rendu pour visiter la mission des franciscains italiens. La mission établie à Ngan King, dans le Ngan Houei, en septembre 1869 par les pères Seckinger et Heude, fut pillée le 3 novembre ainsi que celle voisine de Kien T'é. Le chargé d'affaires de France, le comte de Rochechouart, prévenu, remonta le Kiang avec la frégate Vénus, la corvette Dupleix, le Coëtlogon et la canonnière Scorpion, et le 29 décembre obtenait satisfaction des autorités de Nan King et qu'une proclamation du vice-roi serait affichée dans les villes principales du Ngan Houei et du Kiang Sou. M. de Rochechouart apprenait également que les affaires du Se Tch'ouan étaient réglées. À Hien Hien, au Tche Li oriental, le père Leboucq faillit être tué en février 1868 par les rebelles, en mai par les soldats impériaux. Vainement Tch'oung Heou publiait une proclamation, l'établissement de Kouang P'ing fut saccagé le 18 mai 1869.

Dès le commencement du mois de juin 1870, de sinistres rumeurs couraient la ville de T'ien Tsin et excitaient les esprits déjà aigris par une longue sécheresse. On parlait de nombreux enlèvements d'enfants ; on disait que trente à quarante corps de nouveaux-nés avaient été trouvés dans les cimetières de la rive orientale du fleuve ; et que les pauvres petits êtres ayant été tués, leurs yeux et leur cœur avaient été arrachés pour en fabriquer des médicaments. Ces dernières imputations étaient naturellement fausses, mais il y avait malheureusement quelque chose de vrai dans l'enlèvement des enfants.

Le 6 juin, on avait arrêté deux Chinois, Tchang Chouan et Kouo Kouei, qui avaient enlevé le jeune Li Ta-yang, après lui avoir administré des drogues. Deux autres kouei tseu (voleurs d'enfants) avaient été également pris par le ti-pao de Yang Feng T'oun et exécutés sans jugement. Enfin, le samedi 18 juin, un Wou Lan-tchen, jeune homme de dix-neuf ans, ne à Ning Tsin hien, fils de Wou Tsoun, ayant volé un enfant, nommé Li So, fut arrêté à T'ao Houa K'eou et envoyé au magistrat de T'ien Tsin, auquel il expliqua qu'il était en rapports avec Wang San, portier de la cathédrale et autres catholiques auxquels il vendait les enfants.

Il est assez probable, il faut bien l'avouer, que le zèle de subalternes stimulé trop souvent par l'appât de petites sommes de monnaie, faisait rechercher, à l'insu des sœurs, des enfants pour l'asile de la Sainte-Enfance. Le but humanitaire poursuivi avec un grand désintéressement par les sœurs de Saint Vincent de Paul, sous l'empire d'une foi ardente, ne peut être facilement compris par des gens peu cultivés, prévenus déjà contre les étrangers par les fonctionnaires. Les sœurs d'ailleurs ne voyaient pas le danger et quelques jours avant la catastrophe, se déclarèrent pleinement rassurées malgré les bruits alarmants qui circulaient dans la ville.

Ce même jour (18 juin), il y avait réunion des lettrés dans le yamen du temple de Confucius, à la suite de laquelle les écoles indigènes étaient fermées et le tche fou, nommé par Tseng Kouo-fan et arrivé depuis peu de temps, lançait une proclamation qui, par ses allusions à l'enlèvement des enfants, excitait, au lieu de la calmer, l'agitation populaire. La foule, en témoignage de gratitude de cette manifestation, offrit au magistrat une ombrelle de « dix mille noms » (wan min san) et une tablette du « Buddha vivant de dix mille Familles ». Le massacre des étrangers qui devait avoir lieu le jour même, était retardé.

Si l'on songe que les corporations de pompiers ainsi que les volontaires (i min) jadis organisés pour repousser les T'aï P'ing, qui prirent une part active aux événements, avaient à leur tête des lettrés, on ne peut douter de la complicité des magistrats de T'ien Tsin, et en particulier du tche fou et du tche hien.

La situation était fort alarmante. Aucune canonnière ne se trouvait dans le port, et le mardi matin, 21, le dernier vapeur de commerce, le Dragon, levait l'ancre pour Chang Haï. À dix heures du matin, les gongs retentissaient et le tche fou se présentait à la porte de la cathédrale pour réclamer Wang San. Le consul, Henri Fontanier, qui demeurait à côté, se rend avec son chancelier Simon au yamen de Tch'oung Heou, surintendant des Trois Ports du Nord ; une altercation a lieu, les deux Français sont massacrés et leurs cadavres jetés à la rivière. Pendant ce temps, la mission des lazaristes à côté de la cathédrale était pillée et brûlée ; le père Chevrier et le prêtre cantonais Vincent Hou étaient assassinés ainsi que l'interprète de la légation Thomassin et sa femme qui rentraient de congé et, pour leur malheur, s'étaient arrêtés au consulat de T'ien Tsin, avant de remonter à Pe King. Cependant, de la paille était entassée dans la cathédrale ; de nombreux chrétiens y étaient enfermés, et en peu de minutes, on vit de longues flammes s'élever vers le ciel, anéantissant un des plus beaux édifices chrétiens de l'Extrême-Orient. La foule passa le pont aux cris de : « Tuez d'abord les Français et ensuite les autres étrangers. » Le tocsin retentissait, les gongs résonnaient, la populace hurlait, bientôt les malheureuses sœurs de charité, dans les faubourgs, juste en dehors de la porte de l'Est, étaient, au nombre de dix, la proie de ces hordes de bêtes féroces.

Un négociant français, M. Challemaison, qui demeurait près du consulat, fut également tué et quand son corps fut retrouvé, les yeux avaient été arrachés et les restes étaient méconnaissables. Sa femme, qui avait réussi à s'échapper, avait été cachée dans une petite maison par les femmes ; le soir, la pauvre créature, voulant rentrer dans sa maison et la trouvant abandonnée, essaya de regagner son refuge, mais se trompant de porte, fut reconnue comme Française et mise à mort. De l'autre côté du Pei Ho, sur la rive gauche du fleuve, les négociants russes Bassov et Protopopov, et la femme de celui-ci, sœur de M. Startzov, furent assassinés. À cinq heures on battait les gongs, les pompiers ralliaient leurs chefs, regagnaient leurs demeures, détruisant en route huit chapelles anglaises et américaines, et prenaient tranquillement le repos que prend le bon ouvrier après une journée de grand travail. La nuit tombait sur les dernières lueurs de l'incendie ; les vingt cadavres que charriait le fleuve criaient vengeance.

Ils ne l'obtinrent jamais.

Il est probable que les concessions étrangères, Tseu Tchou Lin, eussent été attaquées à leur tour, si les Chinois n'avaient su que les Européens étaient armés et prêts à les recevoir. La pluie ne tarda pas aussi à calmer l'ardeur des massacreurs.

Que l'affaire fût préméditée et que l'attentat n'était pas uniquement dirigé contre les Français et les catholiques, il ne saurait y avoir de doute après les dépositions des missionnaires protestants William N. Hall, Jonathan Lees, C. A. Stanley. Les vrais instigateurs du massacre, et, partant, les vrais coupables, furent le tche fou, Tchang Kouang- tsao, et le tche hien, Lieou Kie, de T'ien Tsin, ainsi qu'un certain Tch'ên Kouo-jouei, originaire de Ying Tch'êng, dans le Hou Pe, ancien bonze, fils adoptif de Seng-ko-lin-ts'in. On prétend que celui-ci avait ourdi une vaste conspiration contre les étrangers, qui devait s'étendre de T'ien Tsin à Nan King ; il avait tout préparé pour qu'un soulèvement éclatât dans cette ville le 11 juin 1870, à l'époque des examens. On put craindre aussi des troubles à Ngan King, Yang Tcheou et Tchen Kiang ; l'énergie du vice-roi Ma Sin-yi avait fait sans aucun doute avorter ses projets à Nan King.

Le 24 juin, les représentants à Pe King des puissances étrangères adressèrent au prince Koung une note collective de protestation. Le 27, le prince Koung accusait réception de cette note à laquelle il répondait que Tch'oung Heou, à la suite des réclamations des consuls, avait pris des mesures pour assurer la sécurité des étrangers et que le Yamen avait donné des instructions aux autorités provinciales pour protéger les Européens résidant dans leur juridiction et pour punir avec toute la rigueur dès lois les fauteurs de désordre. Comme suite à la note des légations, le chargé d'affaires de France, M. de Rochechouart, envoya le 25 une lettre au prince Koung qui y répondit le 26 juin, en donnant avis des instructions données aux gouverneurs-généraux et aux gouverneurs de provinces, et de la désignation de Tch'oung Heou comme commissaire chargé de se rendre en France ; le prince déplorait la mort des victimes du 21 juin et annonçait qu'un décret du 30 juin avait donné l'ordre à Tseng Kouo-fan, gouverneur-général du Tche Li, d'aller à T'ien Tsin où il ne manquerait pas de châtier les coupables et de faire reconstruire les églises et les édifices détruits ; le sort des sœurs de la charité était digne de pitié et M. de Rochechouart voudrait bien donner leurs noms, pour qu'il soit accordé des compensations ; le gouvernement craignait de voir souffrir ses relations amicales avec la France et c'est pour cela qu'il a désigné Tch'oung Heou pour se rendre à Paris pour présenter les excuses de son gouvernement ; l'affaire de T'ien Tsin n'a été qu'un mouvement du peuple surexcité pendant une journée ; il sera calmé en peu de temps et les relations seront plus amicales que jamais.

À Tch'oung Heou, Tch'eng Lin était donné par un édit du 28 juin pour successeur dans la surintendance des Trois Ports du Nord. Ces fonctions furent abolies dès octobre-novembre 1870 et un édit de novembre-décembre décida que les attributions des surintendants seraient annulées par les vice-rois du Tche Li et des Deux Kiang. À la nouvelle du massacre, Tseng Kouo-fan avait bien reçu l'ordre (édit du 23 juin) de se rendre de Pao Ting à T'ien Tsin ; il ne donna aucun signe de vie pendant trois jours, puis il se prétendit malade ; (il avait, dit-on, mal aux yeux) ; et finalement n'arriva à T'ien Tsin que dix-sept jours (8 juillet) après la catastrophe. Dès son arrivée, il suspendit de leurs fonctions le tao t'aï, le tche fou et le tche hien, et commença son enquête. Le 3 août eurent lieu les funérailles des victimes. Enfin en octobre 1870, Tchang Kouang-tsao et Lieou Kie étaient condamnés à être déportés au fleuve Amour ; quinze coupables, dont Foung, étaient condamnés à mort ; vingt-et-un autres dont Wang Wou étaient condamnés au bannissement (décennal) aux frontières les plus éloignées ; une indemnité de 250.000 taels était accordée aux victimes. Le canon qui grondait bientôt sur le Rhin ne permettait pas à la France de tirer du forfait de juin 1870 la vengeance qu'il méritait.

Le Chinois avait payé le sang des victimes avec de l'argent que refusa Mgr Delaplace, évêque de Pe King, et la vie de comparses qui avaient exécuté les ordres reçus. Les grands coupables échappaient alors à un châtiment bien mérité, comme leurs imitateurs de 1900, réfugiés à l'abri du trône impérial. Les principaux instigateurs du massacre, le tche fou et le tche hien, furent temporairement suspendus de leurs fonctions et Tch'en Kouo-jouei, qui mourut paisiblement plus tard, fut honoré à l'égal d'un héros et des temples furent élevés à sa mémoire.

Le 22 août 1870, le vice-roi des Deux Kiang, Ma Sin-yi était poignardé par un nommé Tchang Wen-siang et il expirait le lendemain, sans qu'on eût découvert le mobile du crime. Le 29 août, Tseng Kouo-fan était nommé gouverneur des Deux Kiang.

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1873, 1891, 1894, 1902 : les audiences impériales

Le 23 février 1873, T'oung Tche prenait les rênes du gouvernement, après la promulgation de deux décrets du 21 octobre 1872.

Pendant la minorité de T'oung Tche, les impératrices régentes purent arguer de la jeunesse du souverain pour retarder le règlement dorénavant inévitable de la question [de l'audience impériale], mais aucune défaite n'était plus possible, lorsque le prince marié, devenu majeur, prit en mains les rênes du gouvernement : c'est ce qui arriva en 1873. La cour mandchoue fut obligée de céder ; elle le fit sans bonne grâce. Le principe même de l'audience était accepté, mais on se rattrapa sur le lieu de la réunion.

Depuis les conventions de Pe King et les traités signés par diverses puissances, jamais les ministres étrangers accrédités près de la cour impériale n'avaient été admis à présenter leurs lettres de créance en audience solennelle. L'éloignement de Hien Foung d'abord, la minorité de T'oung Tche ensuite, avaient été les prétextes choisis pour retarder une cérémonie particulièrement désagréable aux Chinois. Mais le mariage de l'empereur, le 16 octobre 1872, marquait la fin d'une minorité, et le corps diplomatique s'empressa de réclamer l'audience si longtemps retardée.

Enfin le 23 février 1873 (26 du premier mois de la 12e année de son règne) T'oung Tche ayant pris en mains la conduite des affaires, il fut impossible de remettre plus longtemps la présentation des lettres de créance. Le prince Koung annonçait officiellement aux ministres étrangers la majorité de l'empereur, le jour même de sa déclaration. L'occasion était trop bonne pour ne pas soulever la question de l'audience ; il fallait à tout prix éviter une action isolée ; dans l'intérêt même de la réussite, il était nécessaire que le corps diplomatique agît collectivement ; l'entente ne fut obtenue qu'avec difficulté. Le départ de von Rehfues, ministre de Prusse, l'arrivée de Soyesima, envoyé par le Japon avec le rang d'ambassadeur pour ratifier le traité de 1871, et du ministre de Hollande, J. H. Ferguson, porteur de lettres de créance, compliquaient la situation. Les difficultés étaient donc grandes ; il fallait les aplanir ; on ne pouvait songer, comme au XVIIIe siècle, à exiger des diplomates le ko t'eou, on remplaça les génuflexions par des saluts. Quel serait le lieu choisi pour l'audience ? Les ministres étrangers se contentèrent d'un pavillon situé non dans la ville interdite, mais dans la ville impériale à l'ouest du lac central, près de l'ancienne cathédrale Pe T'ang le Tse Kouang Ko. Un décret impérial du 14 juin 1873 accorda l'audience, qui fut fixée au dimanche 29 juin de grand matin. Soyesima Panéomi ayant rang d'ambassadeur fut reçu à part le premier ; puis s'ouvrit l'audience pour les ministres étrangers : pour la Russie, le général Vlangaly, doyen du corps diplomatique ; pour les États-Unis, F. F. Low ; pour la Grande-Bretagne, Wade ; pour la France L. de Geofroy ; pour les Pays-Bas, J. H. Ferguson ; par courtoisie, l'interprète choisi était l'Allemand Bismarck, son pays n'étant pas représenté. Après avoir déposé leurs lettres de créance, les ministres saluèrent et se retirèrent sauf M. de Geofroy, rejoint par l'interprète français Devéria ; dans cette seconde audience, qui dura à peine quelques minutes, la réponse du gouvernement français à la lettre d'excuses pour le massacre de T'ien Tsin portée à Versailles par Tch'oung Heou fut remise. Aucun envoyé étranger n'avait été reçu en audience depuis Macartney.

Ces audiences, qui devaient être le point de départ de relations nouvelles, n'eurent de lendemain que pour les ministres de Belgique, Serruys ; de Russie, E. de Butzov, et pour le remplaçant de M. Low, démissionnaire, Benjamin P. Avery, nommé ministre des États-Unis le 10 avril 1874 qui mourut à son poste l'année suivante et fut remplacé par George F. Seward. La mort prématurée de T'oung Tche allait remettre l'audience en question.


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D'une façon imprévue, le 14 décembre 1890, le Tsoung-li Yamen prévenait le corps diplomatique de Pe King par un décret impérial qu'il serait reçu en audience l'année suivante. Déjà à la suite du mariage de l'empereur, le 7 mars 1889, par ordre de l'impératrice, le prince K'ing avait convié le corps diplomatique à un banquet au Tsoung-li Yamen.

Le jeudi 5 mars 1891, les ministres étrangers furent admis en audience par l'empereur, dans le Tse Kouang Ko, où les diplomates occidentaux avaient été reçus en 1873 par T'oung Tche ; cependant de nombreux pourparlers avaient eu lieu pour obtenir que la réception se tint dans une salle plus digne du corps diplomatique étranger.

Les représentants étrangers n'avaient d'ailleurs consenti à être reçus le 5 mars 1891 dans le Tse Kouang Ko, qu'à la condition expresse que les prochaines audiences auraient lieu dans l'enceinte même du palais impérial. L'arrivée des nouveaux ministres d'Autriche-Hongrie et de Russie ainsi que le retour du ministre de France, soulevèrent de nouveau la question du lieu de l'audience. Le Tsoung-li Yamen, malgré les arrangements pris, proposa de nouveau le Tse Kouang Ko, qui ne fut pas accepté par les trois diplomates ; les Chinois offrirent alors le Tcheng Kouang Tien, salle qui a eu de fâcheux antécédents et que les ministres étrangers n'auraient pas dû accepter. Tour à tour, le ministre d'Autriche-Hongrie, M. de Biegeleben, le 27 octobre 1891, le ministre d'Angleterre, O'Conor, le 13 décembre 1892, le ministre d'Allemagne, Baron Schenck, le 22 juillet 1893, le ministre de Belgique, M. Loumyer, le 8 décembre 1893, p.199 acceptèrent d'être reçus en audience dans le Tcheng Kouang Tien.

La rentrée aux affaires du prince Koung (29 septembre 1894) disgracié en avril 1884, et la guerre sino-japonaise, allaient permettre aux ministres de Russie et de France et au chargé d'affaires d'Espagne, qui avait l'ordre de son gouvernement de les suivre dans cette affaire, de reprendre la question de l'audience qui, grâce à MM. Gérard et au comte Cassini, fut réglée d'une manière satisfaisante ; il fut décidé qu'elle aurait lieu dans le Wen Houa Tien, « Salle du Trône de la Gloire littéraire », dans la ville réservée, à l'occasion du cycle de l'impératrice-douairière ; sept représentants des puissances étrangères assistèrent à l'audience du 12 novembre 1894 : les ministres des États-Unis, colonel Denby, de Russie, comte Cassini, de Grande-Bretagne, O'Conor, d'Allemagne, baron Schenck zu Schweinsberg, de France, Gérard de Belgique, Loumyer, et le consul général de Suède et Norvège, Bock ; les ministres d'Italie et des Pays-Bas étaient absents de Pe King.

L'audience du 12 novembre 1894 marque une date importante dans l'histoire de l'Occident avec la Chine. Pour la première fois a été franchie par les représentants des puissances étrangères la porte de la ville interdite, c'est-à-dire du temple où réside l'idole impériale. Les audiences précédentes, soit en 1873, soit en 1891, s'étaient arrêtées sur le seuil. La ténacité des ministres de France, de Russie et d'Espagne, ainsi que les circonstances dans lesquelles se trouvait la Chine, préparèrent ce grand succès diplomatique retardé jadis par l'influence fâcheuse de M. von Brandt et les impatiences de M. N. O'Conor.

Il fut reconnu, avec plus ou moins de bonne grâce, que ce résultat était dû à l'attitude des gouvernements et légations de France et de Russie, qui, en maintenant patiemment le principe de l'égalité et de la réciprocité entre les cours, ont ménagé et préparé l'établissement entre la cour de Pe King et le corps diplomatique, de rapports conformes à la dignité des gouvernements étrangers...


[1898] : Les diplomates étrangers assistaient avec une inconscience rare aux graves événements qui se passaient sous leurs yeux ; ils permettaient même à leurs femmes d'assister à une audience impériale. Le 8 mars 1900, l'impératrice donne un banquet aux dames des légations dans la salle du trône des cérémonies de la cour.


[1902] : Le 28 janvier, l'empereur et Ts'eu Hi recevaient en audience dans le K'ien Ts'ing Koung le corps diplomatique ; le 1er février avait lieu une réception des dames du corps diplomatique au cours de laquelle, la doyenne, Mrs E. H. Conger, femme du ministre américain, lut une adresse à la souveraine.

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Les Cent Jours (10 juin — 20 septembre 1898)

Les réformateurs n'ont jamais manqué en Chine, mais ils se sont toujours brisés, soit devant l'inertie, soit devant la résistance que leur opposaient les partisans d'une tradition séculaire et non sans grandeur. Les malheurs de la Chine actuelle, la faiblesse de ses armes, la pénétration des Européens dans le pays, l'humiliation du traité de Shimonoseki signé avec un peuple jusqu'alors considéré avec mépris, devaient stimuler le zèle des novateurs, dont la plupart puisaient leurs idées nouvelles dans les colonies britanniques les plus proches, en attendant qu'ils les tirent du Japon même, des États-Unis, voire de la France.

Des Chinois réformateurs, comme Soun Yat-sen et K'ang Yeou-wei, prêchèrent les idées nouvelles de simplifier les rouages du gouvernement, de demander plus d'honnêteté aux fonctionnaires, d'en assurer le recrutement par des examens dont les sujets ne fussent pas entièrement tirés des livres classiques, de prendre aux Barbares d'Occident ce que leurs sciences et leurs arts pouvaient présenter d'utile à l'empire, etc.

Sans doute, les nombreuses émeutes et les mouvements révolutionnaires des dernières années étaient causés soit par la haine de l'étranger, soit par le désir d'expulser la dynastie mandchoue, soit par les deux motifs à la fois. Les troubles fomentés dans les provinces méridionales par Soun Yat-sen, malgré la protection accordée à ce dernier par les Anglais, avaient leur origine dans un sentiment national, mais non réformateur dans le sens occidental du mot.

Le Cantonais K'ang Yeou-wei et ses amis, sans aucun doute sympathiques à l'Angleterre, probablement vus d'un œil peu bienveillant par la Russie, s'apercevaient bien de la catastrophe à laquelle marchaient tout à la fois la dynastie et le pays en suivant des errements qui les laissaient dans un état de faiblesse et d'infériorité, mettant la première à la merci d'un hardi aventurier poussé par le flot populaire, le second au pouvoir des puissances étrangères. La guerre avec le Japon était une dure leçon, mais qui pouvait être fructueuse si l'on savait en profiter. À ces idées de réforme, K'ang Yeou-wei ajoutait une haine féroce contre l'impératrice douairière et son favori Joung Lou, qu'il savait hostile aux nouveautés.

Joung Lou, qui devait par la suite jouer un rôle si considérable, était un Mandchou, général tartare à Si Ngan depuis décembre 1891, lorsqu'il fut choisi comme l'un des délégués chargés de représenter le Chen Si aux fêtes du soixantième anniversaire de l'impératrice douairière, à Pe King, en novembre 1894. Lors de son audience, Joung Lou plut à l'empereur qui le garda comme ministre de la cour ; les faveurs s'accumulèrent aussitôt sur lui ; en octobre 1894, il était nommé capitaine-général de la gendarmerie de Pe King ; en novembre, il était promu au grade de lieutenant-général de la Bannière blanche, et en décembre, il entrait au Tsoung-li Yamen ; au mois d'août 1895, Joung Lou était nommé président du ministère de la Guerre ; en juin 1896, il était assistant grand secrétaire, et enfin, en juin 1898, il devenait grand secrétaire, contrôleur du ministère des Finances et vice-roi du Tche Li, où il remplaça Wang Wen-chao (23 juin 1898).

Kouang Siu, qui paraît avoir été animé de nobles sentiments, mais a été mal dirigé par des conseillers pressés de mettre la cognée dans un chêne vermoulu dont la chute trop rapide ne pouvait entraîner en même temps que des désastres, allait voir échouer ses efforts, grâce à l'activité, à l'énergie et à l'ambition de l'impératrice douairière.

Kouang Siu eut sûrement un moment la compréhension bien réelle de la situation ; il avait montré de la dignité lorsque les Japonais menaçaient sa capitale ; ses ministres pusillanimes le poussaient à fuir vers l'Ouest ; la guerre de 1894-1895 lui avait sans doute inspiré d'amères réflexions ; les demandes des étrangers, qui semblaient poursuivre le démembrement de son empire et menaçaient de transformer la Chine en une nouvelle Pologne, l'effrayèrent, et il eut fortement — l'instant que lui permirent sa santé chancelante et une volonté supérieure à la sienne, — le désir de transformer son pays. Mais il aurait fallu que Kouang Siu eût pour le seconder, avec sa poignée de gens hardis mais trop brouillons, une armée solide, capable d'empêcher une réaction de se produire : c'est ce dernier instrument qui manqua à l'empereur et fit avorter la tentative généreuse dans laquelle il perdit à la fois le pouvoir et l'apparence d'énergie qu'il avait un moment déployée.

C'est le 10 juin 1898 que paraît un premier décret, suivi de beaucoup d'autres, que nous allons examiner, jusqu'au 20 septembre suivant, époque de la réaction.

Par un décret du 11 juin, les idées de réforme reçoivent l'approbation officielle de l'empereur. Trois jours après (14 juin 1898), un nouveau décret impérial fait connaître les noms des chefs du parti de la réforme et, à leur tête, K'ang Yeou-wei.

Wong T'oung-ho, assistant grand secrétaire et président du ministère des Finances, membre du conseil privé et du Tsoung-li Yamen, était par décret du 15 juin disgracié dans des termes fort sévères ; il est juste de dire que son renvoi était décidé antérieurement aux mesures de réforme. Il fut remplacé par Wang Wen-chao (23 juin), vice-roi du Tche Li, dont le poste fut donné à Joung Lou, alors général commandant la gendarmerie de Pe King, qui eut pour successeur Tch'oung Li, ministre du Tsoung-li Yamen, et président du ministère des Châtiments. Joung Lou à T'ien Tsin avait sous sa dépendance les troupes exercées à l'européenne de Lou t'ai et de Siao tchan.

Avec une activité fébrile, l'empereur (ou plutôt ses conseillers) lance décret sur décret ; il ne se passe presque pas un jour sans décret pendant les mois de juin et de juillet ; les tièdes et les réactionnaires sont soumis à des enquêtes et frappés d'avertissement, tel le président du Tribunal des Rites, Hiu Ying-k'ouei, dénoncé par les censeurs Soung Pe-lou et Yang Chen-sieou ; tour à tour le commerce, l'agriculture, sont l'objet de l'attention impériale : le censeur Tseng Soung-yen demande (20 juin 1898) l'établissement d'une école de minéralogie au nord et au midi de la Chine ; Souen Kia-nai, président du ministère des Charges, réclame, 9 septembre, la création d'une École de médecine qui dépendra de l'Université de Pe King.

C'est ce même Souen Kia-nai qui est nommé (3 juillet) recteur de cette université fondée à l'exemple des universités occidentales ; la bibliothèque publique et le bureau de traduction de livres, nouveau rouage administratif, sont rattachés à l'Université ; le Dr W. A. P. Martin (9 août 1898) est nommé préfet général des sciences européennes à l'Université. On touche à l'arche sacro-sainte des examens militaires, et, chose plus grave en Chine, littéraires ; le wen tchang, matière principale de l'examen, est supprimé ; c'est une amplification littéraire sur les Quatre Livres classiques d'ailleurs supprimée, en 1664, par l'empereur K'ang Hi qui la remplaça par une espèce de dissertation, devenue l'unique matière du cours. Réforme des règlements, en usage aux ministères, suppression d'emplois inutiles.

Les chemins de fer ne sont pas oubliés : ordre est donné à Cheng H'iouen-houei d'activer les travaux du chemin de fer de Pe King à Han K'eou (26 juin 1898) ; création à Pe King d'un bureau central de mines et de chemins de fer que les grands officiers du Tsoung-li Yamen, Wang Wen-chao et Tchang Yin-houan sont chargés d'administrer (3 août 1898). Décrets relatifs à la protection de la religion chrétienne (12 juillet 1898) et aux relations avec les étrangers (18 septembre 1898). Sur un mémoire du censeur Soung Pe lou (17 juillet) et un rapport de Souen Kia-nai, la revue Che-wou Pao, fondée à Chang Haï, est transformée en journal officiel dont K'ang Yeou-wei est nommé directeur responsable. Les rues mêmes de Pe King sont l'objet d'une haute sollicitude (5 septembre 1898). Le 7 septembre, Li Houng-tchang était renvoyé du Tsoung-li Yamen, ainsi que King Sin, président du ministère des Rites ; le 4, Hiu Ying k'ouei, président du ministère des Rites, avait été destitué de tous ses emplois ; Yu Lou, ancien général tartare à Fou Tcheou, entre le 5 septembre au ministère des Rites dont il est nommé président le même jour ; le 26, Siu Young-yi, disgracié depuis 1895, était réintégré au Tsoung-li Yamen.

Malheureusement, nous touchons à la fin de cette période de réformes, hâtives il est vrai, mais dues à de méritoires attentions, que nous pouvons désigner sous le nom déjà historique : les Cent Jours (10 juin — 20 septembre 1898).

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20 septembre 1898, le coup d'État

L'empereur va trop vite en besogne ; non seulement il veut des réformes, mais il veut châtier ceux qui s'y opposent ; nous l'avons vu déjà sévir contre d'importants fonctionnaires, mais il désire frapper plus haut encore. Il remet à Youen Che-k'ai, ancien résident de Chine en Corée, grand juge à Tche Li, un ordre d'exécution de Joung Lou, vice-roi du Tche Li et surintendant général du commerce du Nord ; un second édit éloignait de Pe King l'impératrice douairière et l'exilait dans un de ses palais d'été. Youen commandait à Siao tchan, à environ 40 kilomètres de T'ien Tsin, 7.000 hommes de troupes exercées à l'européenne ; fort peu soucieux de remplir la tâche qui lui était confiée, il alla trouver Joung Lou :

— Mes lèvres, dit-il, en tendant l'arrêt de mort, ne me permettent pas de prononcer de paroles.

Avec calme Joung Lou lut le document, le rendit à Youen et lui répondit :

— Il est de votre devoir d'exécuter les ordres de votre empereur.

Youen insinua que Joung Lou avait peut-être quelques affaires privées à régler avant d'être décapité et dit en se retirant qu'il reviendrait le surlendemain. À bon entendeur, salut ! Joung Lou n'attendit pas naturellement la visite de son bourreau désigné ; immédiatement il prenait le train pour Pe King, prévenait l'impératrice du sort qui lui était réservé à lui Joung Lou, et du danger que faisait courir à elle, impératrice, le second édit. Depuis la guerre sino-japonaise et le retour aux affaires du prince Koung, l'impératrice Ts'eu Hi était tenue dans une sorte de disgrâce, due autant à sa conduite politique qu'à ses intrigues de palais et son ingérence dans les affaires de concubines ; l'inaction pesait à cette femme ambitieuse, et il était évident qu'elle saisirait la première occasion de reprendre le pouvoir abandonné contre son gré. Sans perdre de temps, l'impératrice faisait séquestrer Kouang Siu à Young t'aï, petite île du parc impérial, dont on coupait les ponts, et elle s'emparait du gouvernement ; un décret du 20 septembre 1898 marquait la déchéance de Kouang Siu.

Le jour suivant, le 21 septembre, le censeur Soung Pe-lou est déposé, la surveillance des portes du palais impérial est augmentée ; de nombreux décrets, y compris celui qui crée un journal officiel (26 septembre), sont annulés ; le wen tchang est rétabli (9 octobre), enfin les réformateurs sont mis en jugement par un décret du 26 septembre. Le 29, les malheureux étaient condamnés, mais K'ang Yeou-wei était en fuite et il était ordonné

« à tous les vice-rois et à tous les gouverneurs des provinces de faire secrètement des recherches sévères pour le prendre et le juger d'après la rigueur des lois.

Le Sin Wen Pao, journal publié à Chang Haï, raconte que les réformateurs avaient été traduits devant un tribunal composé des présidents et vice-présidents du Grand conseil, du ministère de la Justice et de la cour des Censeurs. Siu Tche-tsing, second vice-président du tribunal des Rites, le censeur Yang Chen-sieou, Yang Jouei, rédacteur à l'Académie Han Lin, Tan Se-toung, fils du gouverneur du Hou Pe, Lin Hiu et Lieou Kouang-ti, secrétaires de première classe au Grand conseil et K'ang Kang-jouen, licencié, frère cadet de K'ang Yeou-wei, furent jugés, sauf le premier, comme traîtres, indignes de pardon. Le 28 septembre, les accusés étaient devant le tribunal, il était presque nuit, lorsque l'ordre arriva de les décapiter sur-le-champ. Les condamnés moururent bravement, et à l'exception de K'ang Kouang-jouen, dont personne, par crainte de châtiment, n'osa ensevelir le cadavre, les cinq autres corps et les têtes furent recueillis par les familles des victimes et placés dans des cercueils. Ceci se passait dans la partie du palais impérial qui se trouve au bout de la rue des légations (130). Les diplomates étrangers étaient dans l'ignorance la plus profonde de la tragédie qui se passait à deux pas de leurs demeures.

Siu Tche-tsing n'était coupable que d'avoir recommandé K'ang Yeou-wei, camarade de classe de son fils, chancelier littéraire du Hou Nan, sur la demande de ce dernier ; aussi eut-il la vie sauve, mais il fut condamné à la prison perpétuelle. Vainement K'ang Yeou-wei fut-il poursuivi ; il réussit à s'échapper et trouva un refuge dans la colonie anglaise de Singapore. En dehors du réformateur, Liang Ki-tchao, rédacteur en chef du Chinese Progress, et Wang Tchao, secrétaire du ministère des Rites, avaient également réussi à prendre la fuite.

Le grand tort des réformateurs a été de chercher à transformer la Chine en un temps trop court, de toucher en même temps à tous les rouages de l'administration, de frapper à la fois tous les abus. La révolution de 1868 au Japon était une reprise du pouvoir par le roi fainéant sur le maire du palais, par le souverain sur le chef militaire, par le tenno sur le shogoun. Il y avait une féodalité à écraser, non une tradition séculaire à bouleverser.

Le 1er octobre, les ministres étrangers décidèrent de faire venir à Pe King une garde pour protéger les légations, en cas de troubles ; le vice-roi du Tche Li ayant refusé d'autoriser le départ de troupes étrangères de T'ien Tsin pour la capitale sans permission du Tsoung-li Yamen, le corps diplomatique se réunit à nouveau le 4 et décida de notifier au gouvernement chinois le désir de faire venir une garde. Après de nombreux pourparlers, le 7 octobre, des détachements anglais et allemands arrivèrent à Pe King. Les soldats venus du Kan Sou et placés dans le parc de chasse au Sud de Pe King sous le commandement du général Toung Fou-siang se livraient au brigandage. Le corps diplomatique demanda le renvoi immédiat de ces troupes non payées depuis plusieurs mois (27 octobre). Le 29 octobre, le Tsoung-li Yamen reconnaissait que les troupes du Kan Sou, à peine arrivées, avaient manqué à la discipline et produit des troubles, mais ne les éloigna pas malgré de nouvelles protestations des étrangers.

Les deux principaux auteurs du coup d'État étaient l'impératrice douairière et Joung Lou. Ce dernier était appelé à Pe King et nommé grand conseiller, contrôleur général du ministère de la Guerre et commandant en chef des troupes du Nord ; Yu Lou le remplaçait le 28 septembre à la vice-royauté du Tche Li. Youen Tch'ang, jadis l'un des principaux secrétaires du Yamen, le 8 octobre, Siu Keng-tch'êng, ancien ministre en Allemagne et en Russie, le 6 novembre, entrèrent au Tsoung-li Yamen.

La vengeance de l'impératrice douairière n'était pas assouvie ; il fallait d'abord faire reconnaître ses erreurs à l'empereur et désavouer son principal conseiller K'ang Yeou-wei ; cet aveu arraché à la faiblesse du souverain est enregistré dans la Gazette de Pe King du 18 décembre. En novembre 1898, Li Houng-tchang recevait l'ordre de se rendre dans le Chan Toung pour étudier les moyens d'arrêter les inondations du fleuve Jaune ; il ne se relevait pas de la disgrâce qui l'avait frappé à la fin de 1896, dès son retour d'Europe ; en 1899, on l'envoya à Canton comme vice-roi des Deux Kouang, à la place de T'an Tchoung-lin, déplacé à la demande des Français.

Mais l'impératrice n'est pas encore satisfaite, cet empereur qui a osé la braver doit être châtié, il est désormais indigne de régner. Les princes et les grands fonctionnaires sont convoqués pour le 26 janvier 1900 ; on arrache au malheureux Kouang Siu son abdication et on lui fait désigner comme héritier présomptif de T'oung Tche, P'ou Tsiun, fils de Tsai Yi, prince Touan. C'était faire succéder P'ou Tsiun à T'oung Tche, comme empereur, tandis que Kouang Siu est considéré comme usurpateur du trône, son élection comme successeur de T'oung Tche étant soudainement découverte comme ayant été illégale, après vingt-cinq ans !

Il est nécessaire maintenant d'entrer dans quelques détails sur la famille impériale pour comprendre la situation respective de l'empereur et de son héritier désigné, P'ou Tsiun, jeune prince de quinze ans.

On se rappellera qu'au détriment de la descendance de Mien K'ai, prince Toun K'io, troisième fils de l'empereur Kia K'ing, ou de celle de Mien Hien, quatrième fils de ce même empereur, dont le petit-fils adoptif est le fameux prince Touan, l'impératrice douairière avait choisi, comme empereur, Tsai Tien, fils du prince Tchouen, septième fils de Tao Kouang, qui prit le nom de règne de Kouang Siu. Cette désignation amena la protestation du censeur Wou K'o-tou ; Tsai Yi, prince Touan, petit-fils adoptif de Mien Hien, était en réalité le second fils du prince Toun, cinquième fils de Tao Kouang et d'une princesse mongole ; il avait été déclaré illégitime parce qu'il avait été conçu pendant une période de deuil dans laquelle le commerce des femmes est interdit. Le jeune Tsai Yi fut envoyé en Mandchourie où il passa sa vie. Était-ce un tardif remords ? L'impératrice douairière n'était guère capable d'en avoir. Était-ce plutôt pour servir ses desseins ? C'est probable ; l'impératrice Ts'eu Hi le rappela à Pe King. Touan revenait aigri de son long exil, ignorant tout des changements survenus dans l'empire pendant son absence, ne connaissant pas la puissance des étrangers et désireux d'assouvir la soif de vengeance et de pouvoir qui le dévorait depuis sa retraite forcée. C'est cet homme, véritable fou furieux, imprudemment déchaîné dans la capitale, qui, trouvant un digne acolyte dans le général Toung Fou-siang, terrorisa l'impératrice douairière, fit choisir son propre fils comme héritier de la couronne, et enfin, rencontrant un instrument favorable au but de son ambition dans le mouvement des Boxeurs, se mit à sa tête. Touan ne se doutait pas qu'il serait lui-même entraîné par la révolte dont il voulait diriger le cours ; certes si la marche de ces fanatiques n'avait pas été enrayée, elle aurait causé une catastrophe plus grande encore que celle de 1900 ; il est vrai qu'elle aurait aussi balayé son chef avec le trône des Mandchoux.

Le coup d'État devenait une véritable réaction mandchoue avec Ts'eu Hi, Touan et Kang Yi à sa tête.

Cependant l'impératrice rapportait tous les décrets, entre autres celui qui créait un journal officiel ; elle contremandait une grande revue de l'armée, ordonnée par Kouang Siu, et pour se concilier les bonnes grâces des troupes, elle leur versait de l'argent (29 septembre). Les diplomates étrangers assistaient avec une inconscience rare aux graves événements qui se passaient sous leurs yeux ; ils permettaient même à leurs femmes d'assister à une audience impériale. Le 8 mars 1900, l'impératrice donne un banquet aux dames des légations dans la salle du trône des cérémonies de la cour.

Mais la province murmure des tortures infligées à l'empereur ; les vice-rois du sud de l'empire laissent entrevoir la possibilité d'un soulèvement général ; l'impératrice entre dans une fureur, qu'augmente, disait-on, l'empoisonnement de son favori, le grand eunuque ; bruit inexact d'ailleurs ; elle est prête à commettre tous les excès. Ses conseillers la poussent dans la voie de la réaction à outrance. Deux censeurs ne vont-ils pas jusqu'à lui conseiller de supprimer le Tsoung-li Yamen et de le remplacer par le Li Fan Youen, bureau chargé des affaires de Mongolie et des États tributaires.

L'attitude de l'armée est inquiétante ; on en a confié le commandement au général Toung Fou-siang, notoirement connu pour son hostilité aux étrangers. Toung Fou-siang était général de brigade à Aksou, en février 1889 ; commandant en chef à Kachgar, depuis juin 1890, il fut désigné pour représenter la Nouvelle Frontière (Sin Kiang) aux fêtes de l'impératrice douairière en 1894 ; en janvier 1896, on le nomma commandant en chef au Kan Sou.

L'impératrice dissimule encore sa colère, mais il lui tarde d'agir. Ses conseillers dans sa réaction et dans sa haine de l'étranger ne l'arrêteront pas dans sa faute suprême, quos vult perdere Jupiter... ; elle va faire appel aux sociétés secrètes qui troublent son empire et qui, si elles combattent l'étranger, menacent également son trône. En complotant la destruction des Barbares d'Occident, elle déchaîne la tourmente qui faillit l'emporter elle-même et emporta sa dynastie.

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Les Boxeurs : les prémices

L'association maintenant célèbre des Boxeurs, sous le nom de I ho k'iuên, a reçu cette appellation locale dans le Chan Toung, et n'est qu'une branche du Ta Tao Houei (Association du Grand Couteau). La mauvaise administration, le commerce illégal de l'opium, la contrebande du sel, la destruction entière ou partielle d'un millier de villages par le fleuve Jaune, au sud-ouest du Chan Toung, ont été l'origine de l'Association du Grand Couteau ; l'occupation de Kiao Tcheou par les Allemands a été le prétexte du soulèvement des Boxeurs qui, du Chan Toung et de l'est du Tche Li, menaçaient la Chine entière. M. E.-H. Parker, dans une lettre au Times, dit qu'un auteur chinois les fait remonter jusqu'à la dynastie des Soung, et qu'antérieurement les souverains turks et toungouses de Chine jouaient au polo et assistaient à des concours de boxe.

Depuis plusieurs années, il n'y avait pour ainsi dire pas de province de Chine qui n'eût été troublée par des émeutes, causées soit par la haine de l'étranger, soit par la famine ou tout autre motif. Dans une lettre d'un correspondant du nord du Chan Toung, le North-China Herald du 4 décembre 1899 marquait qu'au commencement de la huitième lune, on annonçait un soulèvement de la Société du Grand-Couteau, appelée dans la région I ho k'iuên, « Poing de l'harmonie publique », ou « Lutteurs pour la Justice et la Concorde » qui a pour devise sur son pavillon : « Protéger la dynastie, exterminer les étrangers ». Le 15 de la huitième lune était fixé pour l'attaque et sur la demande du consul anglais de T'ien Tsin, des troupes avaient été envoyées par le gouverneur du Chan Toung et le gouverneur général du Tche Li ; néanmoins des familles chrétiennes, surtout protestantes, avaient été pillées à Ping Youen. Quelle est l'origine de ces Boxeurs ? Le père Ignace Mangin, qui a été depuis leur victime dans le Tche Li Sud-Est, écrit :

« Le docteur Lao Ngai-siouen, sous-préfet de Wou Kiao, a écrit une brochure sur les Boxeurs. Il y dit ceci :

« La secte des I ho k'iuên n'est qu'une branche de la société des Pei Lien Kiao (Nénuphar blanc) : les noms dont ils se servent, les incantations qu'ils récitent, les rangent parmi les sié kiao (sectes hétérodoxes). Quoique dès le règne de Kia K'ing, ils aient été poursuivis et punis, ils se sont perpétués dans plusieurs districts du Chan Toung et du Tche Li ; peu à peu leur audace s'est accrue. L'année dernière (1898), ils se sont déclarés les adversaires du christianisme. Les populations se sont laissé séduire, oubliant que la descente des esprits et la récitation de charmes magiques sont des preuves de la perversité de la secte. Elle a été proscrite sous Kia K'ing. À cette époque, les religions du Maître du Ciel (catholique) et de Jésus (protestante) étaient peu répandues : la secte n'a donc pas pour origine la haine du christianisme. Son vrai but est la rébellion ; les multitudes ignorantes s'y sont trompées.

Il est très probable que sans l'appui du gouvernement impérial, ces « Boxeurs » auraient été facilement réduits comme les autres membres des sociétés secrètes dont ils se distinguaient par leurs pratiques magiques, qui les rendaient, disaient-ils, invulnérables.

Le gouverneur du Chan Toung, Li Ping-heng, avait donné aux Boxeurs l'appui officiel sans lequel ils auraient promptement disparu. Li, originaire de la province de Foung T'ien (Mandchourie), eut comme premier poste important celui de commissaire financier du Kouang Si en juillet 1885 ; il combattait contre les Français à Lang So'n ; mais sa notoriété date de son gouvernement du Chan Toung, époque à laquelle les missionnaires allemands Nies et Henle furent assassinés (1er novembre 1897) ; l'Allemagne demanda sa déposition et il fut remplacé par Yu Hien qui ne valait pas mieux que lui. Li passait pour être honnête, mais poussait au dernier degré l'esprit réactionnaire et la haine de l'étranger ; un rhumatisme chronique dans les jambes pouvait lui servir du prétexte dont a souvent besoin un fonctionnaire chinois pour ne pas se rendre aux appels qui lui sont adressés de la capitale. Li avait attiré l'attention de l'impératrice douairière comme haut-commissaire de la Mandchourie méridionale ; il allait être nommé gouverneur du Chan Si à la place de Hou P'in-tche, révoqué à cause de ses dépenses exagérées, lorsque le chargé d'affaires d'Angleterre opposa son veto. On le désigna pour le Se Tch'ouan à la place de Lieou Ping-tchang, mais l'opposition des Allemands le fit encore écarter de ce poste qui fut donné à Yu Lou. Que faire du personnage ? Un conseiller à la cour ? Mais c'était susciter une influence déplaisante pour le prince K'ing et Joung Lou d'une part, pour Kang Yi d'une autre. Il fallait l'éloigner à tout prix. N'était-il pas utile à ce moment de vérifier si les vice-rois Tchang Tche-toung et Lieou K'ouen-yi avaient solidement assuré la défense du Kiang contre l'étranger ? Il irait porter sur le Yang Tseu comme Yu Hien dans le Chan Si, le message de guerre contre le Barbare d'Occident. L'impératrice s'empare avec empressement de cette idée et, en novembre 1899, elle bombarde Li, haut-commissaire du Yang Tseu. Ce titre lui donnait le rang des vice-rois des provinces dont il était complètement indépendant, et sa juridiction s'étendait sur les cours d'eau des cinq provinces de Kiang Sou, Kiang Si, Ngan Houei, Hou Nan et Hou Pe ; il avait même le droit de condamner à mort dans l'armée sans en référer aux vice-rois ; il était responsable de ses actes à l'empereur seul. Il paraît que tel pouvoir n'avait été accordé qu'une fois depuis l'avènement des Mandchoux : P'êng Yu-lin, né en 1824 à Heng Yang, dans le Hou Nan, avait été le secrétaire de son compatriote, le grand Tseng Kouo-fan, et s'était distingué pendant la guerre des T'aï P'ing ; aussi fut-il chargé de la défense du grand fleuve ; il était connu sous le sobriquet populaire de l'amiral à la tête de fer. P'êng était en outre, ce que n'était pas Li, commandant en chef des forces navales des cinq provinces ; ce poste était occupé par Houang Tchan-k'ioun. Arrivé par terre le 27 mars 1900, à Wou Tch'ang, capitale du Hou Pe, au grand ennui du vice-roi Tchang Tche-toung, Li met en émoi la vallée du Yang Tseu, dont il voudrait drainer les troupes et les entraîner à sa suite vers le nord, le long du canal impérial. Véritable accusateur public, il dénonce au trône le maréchal Sou Youen-tch'ouen pour nous avoir donné Kouang Tcheou Wan, le Mandchou Yu Tch'ang, gouverneur du Ho Nan, frère de Yu Lou, vice-roi du Tche Li, et Tch'ang Tch'oun, Mongol, inspecteur général de l'armée du nord. Il est à son tour dénoncé par Li Houng-tchang, qui s'en mordit les doigts. Resté sourd à deux appels, Li Ping-heng se décide à retourner à Pe King, où l'impératrice le nomme général en second sous Joung Lou ; il épurera le Tsoung-li Yamen et fera massacrer Hiu King-tch'eng et Youen Tch'ang, tous les deux membres du ministère, et se préparera à arrêter la marche des armées alliées. Il paraîtrait s'être suicidé après la bataille de Peï Tsang.

Le gouverneur du Chan Toung, Yu Hien, se montre un digne successeur de Li Ping-heng qu'il avait remplacé en mars 1899, et il continue la politique de son devancier dans sa haine contre l'étranger. L'assassinat du Rév. S. M. W. Brooks, le 30 décembre 1899, au village de Tchang-Kia tien, allait attirer l'attention de la légation d'Angleterre. D'autre part, des missionnaires américains de Pang Tchouang adressaient une plainte contre Yu Hien, le tao t'aï Tche, et un fonctionnaire de Ping Youen, Tcheng Se.

Les représentations des étrangers ne pouvaient rester indéfiniment sans être écoutées ; en octobre 1899, les Boxeurs avaient été battus par les troupes impériales ; l'arrivée de Youen Che-k'ai au Chan Toung comme gouverneur p. i. (6 décembre 1899), à la place de Yu Hien, détermina leur exode. En 1898, ils avaient ravagé la sous-préfecture de Wei Hien et fait leur première apparition dans la préfecture de Ho Kien fou au printemps de 1899. Au commencement de cette année, ils remontent dans le Tche Li Sud-Est, où ils se livrent aux massacres et aux pillages.

Le mouvement des Boxeurs, qui s'étendait du Chan Toung au Tche Li, et à la Mandchourie, ne dépassait pas ces provinces tout d'abord, et malgré les émissaires envoyés dans la vallée du Kiang, la fermeté des vice-rois de Wou Tch'ang et de Nan King empêcha la révolte d'éclater dans les provinces du Grand fleuve, ou tout au moins l'empêcha, sauf dans le Hou Nan, de prendre l'extension qu'elle a eue dans le Nord et l'Ouest jusqu'au Kan Sou. Les autres mouvements dans le Ngan Houei, le Hou Nan, le Yun Nan, étaient indépendants, mais il est certain que sans l'énergie des étrangers et des gouverneurs de provinces, toutes ces rébellions partielles se seraient terminées par une rébellion générale dont l'empire entier aurait été le théâtre.

Au milieu des tentatives de réformes de l'empereur, des réclamations incessantes des étrangers insatiables, de la contre-révolution de l'impératrice-douairière, du mouvement de révolte des Boxeurs, les missions catholiques voyaient l'hostilité augmenter contre elles dans certaines parties de l'empire.

Au mois de juillet 1898, deux missionnaires français furent arrêtés à Young Tch'ang, dans le Se Tch'ouan, par le chef de brigands Yu Man-tseu, déjà condamné à mort en janvier 1892 sur la demande de la légation de France ; l'un d'eux, blessé, s'échappa ; mais le second, le père Fleury, ne fut relâché qu'au mois de janvier 1899, à la suite de notre pression sur le gouvernement chinois pour qu'il agisse contre les bandes armées qui désolaient la grande province de l'Ouest de l'empire.

Le 14 octobre 1898, le père Henri Chanès, des Missions étrangères de Paris, était assassiné à Pak Toung, dans le Kouang Toung ; fait prisonnier le 6 décembre de la même année, le franciscain belge Jean Delbrouck (frère Victoria), était tué le 11 dans le Hou Pe occidental ; ses meurtriers furent d'ailleurs exécutés. Et cependant des décrets impériaux du 12 juillet et du 6 octobre 1898 avaient été promulgués en faveur de la religion chrétienne. Enfin un autre décret du 15 mars 1899 établissait d'une manière maladroite, grâce aux intrigues de Mgr Favier, évêque de Pe King, une assimilation entre les missionnaires catholiques et les fonctionnaires chinois.

On ne saurait douter de la connivence de la cour avec les Boxeurs. D'ailleurs les houei, sociétés, étant illégales, la I Ho k'iuen houei, sur le conseil de l'impératrice, pour ne pas être confondue avec le Ta Tao Houei, Société du Grand Couteau, se transforme en I Ho k'iuen touan (volontaires ou milice).

On aura une idée de la haine inspirée par les étrangers, par ce fait rapporté par un correspondant du North-China Herald (20 juin 1900), qu'un décret promulgué à Pe King, annonçait qu'aux prochains examens littéraires, les auteurs des essais devaient s'abstenir de se servir de certains caractères. Parmi les caractères proscrits se trouvaient ceux qui étaient employés comme équivalents chinois de l'Angleterre, la Russie, la France, l'Italie, l'Amérique et le Japon. Aucun essai renfermant l'un de ces caractères ne serait reçu.

Il est certain que l'impératrice eut un moment d'hésitation avant de pousser plus loin sa vengeance. Les nouvelles de la province et de l'étranger étaient alarmantes ; les protestations contre les mauvais traitements dont l'empereur était l'objet affluaient à la cour. Cependant, les étrangers sont avertis du péril qui les menace ; ils se contentent de hausser les épaules. Les missionnaires plus expérimentés voyaient venir le danger. Au mois de mai 1899, le voyageur français Bonin écrivait du pays des Ordos, dans la boucle du fleuve Jaune, à la légation de Pe King, que le roi de Djoungar, allié à la famille mandchoue, l'avait prévenu de la destruction pour l'année prochaine des missions catholiques. Les mauvais présages ne manquaient pas non plus.

*

12 février 1912, le Trône décrète la République

Au commencement de novembre [1911], règne une panique causée par les bruits sinistres venus de province, et par l'exode de la population des villes de l'intérieur dans les concessions étrangères ; le 5, le régent, d'une insigne faiblesse, reconnaît aux Ko ming tang (révolutionnaires), le droit de s'organiser en comités politiques.

Que va faire Youen Che-k'ai, maître de la situation ? Il sera le sauveur de la dynastie mandchoue menacée ? Il va envoyer immédiatement à Han K'eou ses troupes bien exercées pour écraser les rebelles ? Le grand homme va immédiatement faire preuve de décision et d'énergie ? Rien de la sorte ! Il retient ses troupes dans le Nord et négocie avec les rebelles, qui, faisant appel à tous les mécontents et aux gens sans aveu toujours prêts à jouer un rôle aux époques de révolution, voient grossir leurs rangs de jour en jour. Il leur accorde même un armistice après la reprise de Han K'eou et de Han Yang.

Le 4 novembre, Chang Haï étant passé à la révolution, en devient la capitale. Wou T'ing-fang, un Cantonais, jadis ministre aux États-Unis, en Espagne et au Pérou (nov. 1896), plus tard vice-président des ministères du commerce (sept. 1903), des Affaires Étrangères (déc. 1903), des Châtiments (fév. 1906), au nom des rebelles conduit des négociations avec le gouvernement, les provinces et les étrangers ; un ancien journaliste, Tcheng Ki-mei, se transforme en général et s'empare du pouvoir effectif ; sur la demande de Li Youen-houng et du commandant des troupes de Tchen Kiang qui assiégeaient Nan King, afin d'établir un gouvernement central républicain à Chang Haï, il invite les généraux en chef du Hou Pe, du Hou Nan, du Ngan Houei, du Kiang Si, du Kiang Sou, du Tche Kiang, du Yun Nan, du Kouei Tcheou, du Kouang Si, du Kouang Toung, du Fou Kien, du Chan Toung, du Chan Si et du Chen Si, à élire un délégué par province sous leur commandement pour se prononcer sur l'organisation de ce gouvernement républicain. Douze délégués répondent à cet appel ; ils sont accompagnés d'étudiants, et d'ambitieux politiciens qui, au nombre de trois cents, se réunissent le 21 novembre dans la cité pour discuter. Le lendemain de la prise de Nan King, le 2 décembre, les douze délégués décident que le siège du gouvernement sera dans cette ville, que la Présidence de la République sera réservée à Soun Yat-sen, que l'extrémiste Wang Tcheng sera généralissime et Li Youen-houng vice-généralissime. Le 16 décembre les délégués se réunissaient à Nan King pour y fixer les termes d'une constitution républicaine provisoire...

Soun Yat-sen, arrivé d'Amérique à Nan King, fut élu président provisoire de la République le 30 décembre ; le 2 janvier 1912, un ministère était constitué, et le 4, Li Youen-houng était nommé vice-président de la République. Un nouveau drapeau fut adopté, composé de cinq bandes horizontales : rouge, jaune, bleu, blanc noir, représentant les races de la Chine : Chinois, Mandchoux, Mongols, Tibétains, musulmans.

Ce même mois (janvier 1912) une nouvelle constitution provisoire de la République était promulguée ; elle comprenait 56 articles répartis en 7 chapitres : I. Dispositions générales ; II. Citoyens ; III. Conseil National (remplace en avril 1913 par les deux chambres du Parlement) ; IV. Le président et le vice-président provisoires ; V. Membres du cabinet ; VI. La justice ; VII. Articles supplémentaires.

Canton ville turbulente, de tout temps difficile à gouverner, ne pouvait échapper à la contagion révolutionnaire. Dès qu'y parvinrent, à la fin d'octobre 1911, les nouvelles des événements qui se déroulaient dans le Nord, les troubles commencèrent. Les innombrables associations, corporations, guildes, sociétés de cette grande ville commerçante, adressèrent le 25 octobre une pétition au vice-roi Tcheng Ming-ki, demandant à ce dernier de proclamer l'indépendance de la région ; sans doute peu rassuré sur la situation, Tcheng fit bon accueil à la délégation qui se retira pleinement convaincue que le vice-roi était rallié à la cause révolutionnaire ; aussi la déception fut-elle grande chez les novateurs, lorsqu'ayant organisé, le 30 octobre, un grand cortège qui défila avec ses drapeaux dans les rues, les principaux meneurs furent arrêtés par ordre de Tcheng. La rébellion fut arrêtée net par cet acte d'énergie, mais dès que les nouvelles reçues de la capitale montrèrent à l'évidence la faiblesse du gouvernement impérial, les sociétés reprirent courage et le 7 novembre, elles sommèrent de nouveau Tcheng Ming-ki de proclamer l'indépendance ; le 9, elles la déclarèrent elles-mêmes et eurent la naïveté de proposer la présidence à Tcheng qui déjà s'était réfugié au consulat d'Angleterre à Cha Min, d'où il gagna Hong Kong. Les révolutionnaires restaient donc maîtres de Canton ; leurs rangs étaient considérablement grossis par des Chinois appartenant aux colonies de Hong Kong et de Singapore. Tous les fonctionnaires expérimentés abandonnèrent la ville qui tomba rapidement dans le désordre et devint la proie des soldats, plutôt des brigands, devenus maîtres de Canton. Les femmes n'étaient pas les moins endiablées ; elles réclamèrent, ce qui leur fut accordé, de faire partie du nouveau conseil provincial. Hou Han-min, journaliste de Hong Kong, ancien secrétaire de Soun Yat-sen avait été acclamé président ; impuissant à maîtriser le mouvement, il profita du passage de son ancien patron en décembre pour l'accompagner à Chang Haï ; on lui donna Tcheng Kioung-ming comme successeur.

Au Yun Nan, la révolution éclata le 28 octobre dans le sud à Teng Yué ; elle se répandit à Ta Li et atteignit triomphante, le 31, la capitale de la province dont le vice-roi Li King-che, neveu du grand Li Houng-tchang, s'enfuit au Tong King d'où il remonta à Chang Haï ; le général hounanais Tsai s'empara du pouvoir ; le 7 novembre, Mong Tseu, port ouvert au commerce étranger sur le Ho Ti Kiang (haut fleuve Rouge) tombait au pouvoir des rebelles.

Au Se Tch'ouan, anarchie et désordre complet ; le 8 décembre, Tch'eng Tou est pillé et saccagé par la garnison ; au Kien Tch'ang, le père Castanet, des Missions étrangères de Paris, est assassiné ; le mouvement devenait nettement xénophobe.

À la fin de 1911, la révolution, maîtresse d'un grand nombre de provinces, s'appuyait sur les quatre grands centres de Wou Tch'ang, Chang Haï, Canton et Yun Nan, tous au sud du Kiang. Le mécontentement était général dans le pays éprouvé par la famine, les inondations, les taxes excessives.

Cependant Youen Che-k'ai se présente d'abord en défenseur de la dynastie ; sous prétexte de mettre la famille impériale à l'abri des tentatives des rebelles, il l'engage hypocritement à se réfugier à Djehol, à la résidence d'été des empereurs : les princes refusent de s'éloigner de la capitale. Youen, avec ténacité, essaie de faire agir les diplomates étrangers qui ne sont pas plus heureux que lui pour éloigner la famille impériale, mais dans celle-ci même, il trouve une alliée dans l'impératrice douairière, Loung Yu, veuve de Kouang Siu, jadis son ennemie, qui s'était opposée à son retour à Pe King (1910) ; elle paraît avoir joué un rôle singulier dans les derniers jours de la dynastie mandchoue ; elle exécrait le régent et il est probable que sa haine lui fit promulguer les décrets qui ruinèrent les ultimes espérances des Mandchoux et conduisirent Youen Che-k'ai au pouvoir suprême ; elle mourut le 2 février 1913.

En même temps qu'il complotait contre son souverain, Youen traitait secrètement avec les rebelles. En décembre 1911, il envoie T'ang Chao-yi en mission à Chang Haï et à Wou Tch'ang pour rechercher un terrain d'entente ; les rapports qu'il adresse à Youen sont franchement pessimistes. Youen entreprend de prouver aux Mandchoux que la situation est perdue pour eux ; il réussit : les princes sont apeurés ; le 3 février, il est chargé de fixer le sort réservé à la famille impériale par un décret de Loung Yu ; trois décrets achèvent le 12 février la destruction de l'empire ; par le premier, le Trône décrète la République ! Le second renferme des conseils aux fonctionnaires ; enfin le troisième établit le statut de la famille impériale :

1. Quand l'empereur de la grande dynastie des Ts'ing abdiquera, il pourra conserver quand même son titre honorifique, les républicains de la Chine auront le devoir de le traiter respectueusement avec les cérémonies dues à un souverain étranger.

2. Après son abdication, l'empereur de la dynastie des Ts'ing aura une rente annuelle de 4.000.000 taels ; lorsque la nouvelle monnaie de la République chinoise sera mise en circulation, on lui donnera annuellement 4.000.000 dollars.

3. Après son abdication, l'empereur de la dynastie des Ts'ing restera librement dans son palais à Pe King, puis au Jardin d'Été et pourra garder ses anciens gardiens impériaux.

4. Après son abdication, l'empereur de la dynastie des Ts'ing pourra sacrifier perpétuellement aux temples et tombeaux de ses ancêtres et la République chinoise doit les protéger attentivement avec des soldats.

5. La République chinoise doit lui verser une grosse somme destinée à construire continuellement d'après les règlements décidés le tombeau de feu l'empereur Te Tchoung (Kouang Siu) dont les travaux ne sont pas encore terminés, et fournir aux divers frais des sacrifices.

6. L'empereur de la dynastie des Ts'ing aura le droit d'employer ses domestiques et ses fonctionnaires comme auparavant, mais il lui est défendu d'engager les eunuques.

7. Après son abdication, tous les biens et propriétés personnels de l'empereur de la dynastie des Ts'ing devront être protégés spécialement par la République chinoise.

8. Les soldats de la garde impériale seront dirigés directement par le ministère de l'Armée de la République chinoise et leurs salaires seront comptés comme auparavant.

La situation des membres de la famille impériale était fixée par les quatre articles suivants :

1. Tous les princes et ducs de la dynastie des Ts'ing pourront conserver quand même leur dignité.

2. Tous les proches parents de la famille impériale de la dynastie des Ts'ing auront les mêmes droits et intérêts que les Chinois soit publics soit particuliers.

3. Ils sont dispensés d'être soldats.

4. Leurs propriétés personnelles seront protégées spécialement par la République chinoise.

Sept articles étaient relatifs aux Mandchoux, de même qu'aux Mongols, aux mahométans et aux habitants du Tibet. Ils établissaient le principe de leur égalité avec les Chinois et ils assuraient leur protection, les princes de ces races conservaient leurs titres.

Immédiatement après, une assemblée choisit, à Nan King, Youen Che-k'ai comme Président de la République provisoire, l'élection définitive devant avoir lieu un an plus tard après la constitution du nouveau Parlement. Souen Yat-sen s'efface devant Youen. Malgré le vœu exprimé par Nan King, Pe King reste capitale. La révolution s'est accomplie sans effusion de sang.

*

Conclusion

En vérité, la Chine est aujourd'hui [1919] plongée dans un état chaotique qui peut, moins la terreur, se comparer à celui de la Russie. Le pouvoir appartient en entier aux armées que dirigent des chefs militaires luttant les uns contre les autres dans l'intérêt de leur ambition personnelle ; ce sont eux qui entretiennent la désunion entre le Nord et le Sud de l'empire ; entre leurs mains, le Parlement et le Président de la République lui-même ne sont que des jouets qu'ils font mouvoir à leur gré. Ces troupes elles-mêmes sont des éléments de désordre : elles cesseront d'obéir dès qu'elles ne seront plus payées ; or, le trésor est vide, et seuls des emprunts permettent de faire face aux nécessités les plus pressantes : le Japon, là encore, a prêté son argent, mais il a en même temps allongé sa griffe sur le pays. Les étudiants venus de l'étranger, s'agitent ; le bolchevisme essaie de faire pénétrer dans la masse du peuple son virus empoisonné. L'administration est corrompue ; certains fonctionnaires sont soupçonnés d'être vendus à l'ennemi ; des mouvements populaires en résultent et nous avons vu en 1919 le ministre des Communications et le ministre de Chine à Tokyo, accusés de complaisance pour le Japon, donner leur démission ; le 10 juin 1919, le Président de la République lui-même offrit de se retirer et il ne resta que sur l'insistance du Parlement.

Déjà en 1917, il y avait eu une tentative de réaction : Dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 1917, le général Tchang Hiun dépose le Président de la République Li qui se réfugie à la légation du Japon, et fait prévenir à Nan King le vice-président Foung de ce qui se passe. Tchang Hiun sort de sa retraite le petit empereur Siouen T'oung pour le replacer sur le trône, mais le règne de ce pauvre enfant devait être de brève durée. Le général Tchang Ki-jouei qui a fait venir des renforts, bloque dans Pe King Tchang Hiun, qui est obligé de capituler ; Siouen T'oung abdique, Foung Kouo-tchang devient président. Touan reprend la présidence du Conseil le 14 août et, ce même jour, fait déclarer la guerre à l'Allemagne.

Au moment où l'union seule peut sauver le pays, nous voyons les divergences s'accentuer : une conférence ouverte à Chang Haï, le 20 février 1919, n'aboutit pas. Une nouvelle réunion des délégués devait avoir lieu le 9 avril ; les sudistes demandaient la discussion des points suivants : 1° division du pays en neuf zones militaires ; 2° réduction du nombre des troupes ; 3° abolition du régime des chefs militaires ; 4° moyens d'encourager l'industrie et le commerce ; 5° introduction du système autonome ; 6° arrangement de la question du Parlement par les délégués des deux parties ; 7° reconnaissance de l'élection du Président de la République. L'accord n'est pas encore fait, quand la seule chance de salut pour la Chine est dans l'union de tous les partis.

Nous voyons la lutte engagée, non seulement entre le Nord et le Sud, mais aussi entre les troupes du Nord dites, les unes, troupes de Ngan Fou, avec à leur tête le maréchal Touan K'i-jouei, originaire du Ngan Houei, vainqueur de Tchang Hiun ; les autres, troupes du Tche Li, commandées par Wou P'ei-fou, protégé de Ts'ao K'oun, tou kiun du Tche Li. Le nom de Ngan fou (Anfu) est formé de la première syllabe des noms des deux provinces Ngan Houei et Fou Kien, dont le club, où se réunissaient les partisans de Touan K'i-jouei, était situé dans la rue de Pe King, appelée Ngan Fou Hou-t'oung. Touan passait pour être en faveur des Japonais. Wou P'ei-fou, qui commandait au Hou Nan, évacua cette province et marcha avec ses troupes du Tche Li, sur Pe King qu'il encercla le 25 juillet 1920, les hostilités ayant commencé sur la ligne du chemin de fer de Pe King à Han K'eou. Le tou kiun des trois provinces mandchouriennes, Tchang Tso-lin, envoya ses troupes à l'aide de Wou P'ei-fou en faveur duquel se prononcèrent les chefs de Canton et du Yun Nan, ce qui paraît prouver qu'il s'agissait bien d'un mouvement national. Touan K'i-jouei fut complètement battu et ses principaux partisans se réfugièrent à la légation du Japon. L'élément civil n'a eu aucune part dans cette lutte entre les généraux.

La politique extérieure de la Chine, incertaine en général, ne paraît pas bien définie en particulier en ce qui concerne ses voisins du nord et du nord-ouest ; le danger bolcheviste la menace, et tandis qu'elle négocie avec la Russie soviétique, par un décret du 23 septembre 1920, elle met fin à la mission de l'ambassadeur impérial Kondachev, veut saisir la légation de Pe King et faire administrer par des fonctionnaires chinois à la place des consuls russes les concessions de T'ien Tsin (25 septembre) et de Han K'eou. Les représentants des puissances étrangères, signataires du protocole de 1901, prennent soin de la légation de Russie et en confient la garde à Kondachev lui-même. Le 26 octobre, deux mille bolchevistes attaquent Ourga ; les Russes sont repoussés, mais 300 Chinois sont tués.

La Chine ne se maintient encore que par ses coutumes ancestrales et son droit coutumier ; le peuple est excellent, mais l'administration est pourrie ; jalousie des fonctionnaires les uns contre les autres, rivalités personnelles, compétitions de toutes sortes, ambition démesurée, corruption sans égale, profonde ignorance, manque de désintéressement, absence d'idéal, patriotes plus bruyants que sincères : voilà ce que nous présente la nouvelle Chine, nous cachant les vertus réelles de la vieille Chine.


J'ai néanmoins confiance dans l'avenir de ce grand peuple dont l'histoire, fait unique dans le monde, se déroule sans interruption, pendant une période de plus de quatre mille ans. La Chine a joué un grand rôle dans l'Extrême-Orient ; elle jouera aussi un grand rôle dans le monde entier. L'immobilité séculaire de ce vaste empire cessera-t-elle ? Les Jaunes ont vécu entre eux jusqu'à ce jour ; leurs querelles, leurs alliances se sont produites dans l'Extrême-Orient ; marcheront-ils vers l'Ouest comme les Barbares du Ve siècle ou les Mongols du XIIIe ; les déserts et les steppes arides rendent la route longue et difficile ; ne seront-ils pas attirés plutôt vers l'Est où le Pacifique leur offre une grande route jusqu'aux États-Unis où la place ne manque pas, malgré l'afflux des Anglais, des Irlandais, des Allemands, des Français, des Italiens, des Scandinaves, etc. Les rivalités, de locales, sont devenues mondiales, grâce à la rapidité et la facilité des communications. On peut prévoir l'époque encore très lointaine où la terre sera trop petite pour contenir tous les peuples qui s'y agitent, s'y entremêlent, s'y entassent, s'y étouffent, jaloux les uns des autres. Utopie que la paix durable et universelle ! La guerre durera aussi longtemps que notre monde, n'y restât-il plus que deux hommes. L'égalité des hommes comme celle des races, réclamée vainement par les Japonais, est une chimère : le Japon marchant de pair avec la France, l'Angleterre et l'Italie, ne reconnaît la supériorité de l'Occident que pour sa valeur scientifique et les avantages matériels qu'il comporte.

 

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