Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri Maspero (1883-1945) : Le régime féodal et la propriété foncière dans la Chine antique. — Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. III Études historiques, pages 109-146.

LE RÉGIME FÉODAL ET LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE
DANS LA CHINE ANTIQUE

Mélanges posthumes..., Annales du Musée Guimet, Paris, 1950, vol. III Études historiques, pages 109-146.

  • "La société chinoise ancienne apparaît à l’histoire entre le XIe et le VIIIe siècle avant notre ère, comme une société d’agriculteurs sédentaires. Son domaine n’était pas très étendu ; il ne dépassait pas le bassin du fleuve Jaune qui n’était même pas encore entièrement chinois : les montagnes, à l’Est comme à l’Ouest, étaient aux mains des Barbares."
  • "Le pays, peu peuplé, était pauvre. L’agriculture rudimentaire était de peu de rendement et la population était toujours à la merci d’une mauvaise année, d’une inondation ou d’une sécheresse. L’industrie était nulle. Le commerce existait à peine, en dehors des transactions simples du marché... métaux précieux, or et argent, étaient extrêmement rares..."
  • "La possession de la terre était l’unique moyen d’assurer l’existence d’une famille. Aussi, le roi et les seigneurs rétribuaient-ils les services de leurs officiers en leur faisant don d’une terre en même temps qu’ils leur conféraient une charge ; les récompenses de toute sorte, ou simplement les dons accordés par la faveur du souverain étaient des terres ; les amendes se payaient en terres, etc.
    Or, il y avait deux manières de posséder la terre. Ou bien la tenir comme seigneur féodal : c’était alors une principauté kouo dont on était le prince heou. Ou bien en être simplement propriétaire : c’était un domaine yi ou t’ien (je ne connais pas de terme propre désignant le propriétaire). C’étaient deux modes de possession distincts, bien qu’ils eussent ceci de commun que les habitants allaient avec la terre : qui avait le fonds, avait les hommes. "

Extraits : Les propriétés privées - Intendant, paysans, artisans, esclaves - Conclusion
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Les propriétés privées

Les textes littéraires anciens parlent si peu et de façon si vague du droit de propriété que l’on a pu longtemps douter de son existence à l’époque antique. C’est récemment, grâce à un petit nombre d’inscriptions, que l’on a pu reconnaître que, loin d’être simplement des tenanciers viagers, les anciens étaient de véritables propriétaires, se transmettant les terres héréditairement, les aliénant, en don ou en vente. C’est grâce à elles seules que l’on peut arriver à se rendre compte assez exactement de ce qu’était un domaine foncier vers le VIIIe siècle avant notre ère.

Les inscriptions appellent ces domaines yi-t’ien (litt. champs formant un domaine) ou t’ien, quelquefois ts’ai : les Rituels emploient le mot yi tout seul, ou l’expression ts’ai-ti, et désignent par là les terres données à un fonctionnaire comme émoluments de sa charge, ce que Mencius appelle « émoluments héréditaires » (che-lou). Le Yi-king parle de yi de 300 familles ; le Chang-tseu, ouvrage contemporain du Tcheou-li, énumérant les récompenses données pour la valeur militaire dans la principauté de Ts’in, parle de yi de 300 et de 600 familles. D’autre part, le mot yi désigne toute ville importante : la capitale s’appelle Ta-yi, le Grand-Bourg ; cet emploi s’accorde avec la définition que donne de ce mot le Che-ming, un ouvrage lexicographique des Han: « Yi est la désignation d’une agglomération humaine. » On sera donc tenté de donner à yi le sens qu’il avait à l’époque des Han et qu’il a gardé au moins jusqu’aux T’ang, et de l’interpréter comme une bourgade : ce serait l’agglomération paysanne, le village où les paysans se réunissent l’hiver quand la saison veut qu’ils s’enferment, eux et leurs bestiaux, dans les maisons, toutes portes closes, et d’où ils sortent au printemps pour aller cultiver les champs d’alentour. Ce mot qui désigne un domaine foncier aurait ainsi subi une transformation sémantique analogue à celle qui, du mot latin villa, a fait le mot français ville (et le dérivé village). Les mots yi et t’ien, qui semblent bien être équivalents, désigneraient le domaine sous deux aspects différents : yi en fonction des habitants, comme le village qu’ils habitent, et t’ien en fonction des terres, comme le terrain sur lequel on fait des cultures.

Un domaine est créé par la donation que le roi ou le prince fait de certaines terres à un de ses officiers. La donation se fait dans une audience ordinaire, pareille à toutes les audiences royales, et prend sa place au milieu des autres dons (si) du roi (ou du prince). Par exemple :

« Le roi était au Tcheou ancestral tsong Tcheou. Le matin, le roi se rendit au Temple du roi Mou, et prit sa place. Ki de Tch’ong assistait. L’Officier de Bouche (chan-fou) K’o entra par la porte et prit place au milieu de la cour, face au Nord. Le roi s’écria :
— Chef de la famille Yin (Yin-che), faites la tablette donnant la charge à l’Officier de Bouche K’o.
Le roi parla ainsi :
— K’o, autrefois je vous ai donné charge d’être l’intermédiaire de mes ordres. Maintenant, j’augmente et j’exalte (?) votre charge. Je vous donne... Je vous donne une terre à Ye, je vous donne une terre à Pei, je vous donne la terre de P’ou prise sur les biens de Tsing à Tsiun (?), ainsi que les serviteurs et servantes (de cette terre), je vous donne une terre à K’ang, je vous donne une terre à Yen, je vous donne une terre à Fou-yuan... Soyez diligent et vaquez aux affaires du matin au soir ; ne contrevenez pas à mes ordres.
K’o salua en se prosternant. »

Ce que le roi donne, c’est une portion des terres qui lui appartiennent, mais cela ne forme pas nécessairement déjà un domaine constitué et délimité. Il faut donc le faire borner sur place. Sur ce point aussi, nous sommes bien renseignés par une inscription, celle du Plat du chef de la famille San, San-che p’an, qui commence en décrivant en détail les limites du domaine de San, San yi. Je ne puis, malheureusement, donner la traduction de ce procès-verbal de délimitation, parce que le sens de bien des passages m’échappe, avec tous ces noms propres dont on ne sait jamais ce qu’ils désignent. Ce qu’on en comprend suffit à montrer une délimitation détaillée, indiquant les points caractéristiques, rivières à franchir, localités à passer, avec l’indication précise des points où sont placés les tertres en terre (fong) qui servent de bornes. Les voisins prennent part à la délimitation, après quoi, ils prêtent serment de ne pas empiéter sur les terres du nouveau domaine: celui-ci, en effet, a été en partie constitué à leurs dépens, et l’un d’eux a dû livrer deux de ses propres terres.

Le domaine est donné à titre héréditaire. Mention n’est faite des descendants que dans certaines inscriptions récentes, par exemple celle de la Cloche de Ts’i où le prince de Ts’i dit :

— Que pendant dix mille générations, jusqu’à mes fils et mes petits-fils, personne n’y change rien!

Mais cela ressort de l’inscription du Trépied de Ko-yeou où il est raconté comment, à la suite d’un procès, il a été obtenu restitution des terres ayant appartenu « à mon grand-père Sie ». Je crois d’ailleurs que ce caractère héréditaire de la propriété du domaine lui a été attribué dès l’origine : en effet, l’hérédité des fonctions qui est la règle à cette époque ne permet pas de supposer qu’il y ait jamais eu simple possession viagère.

Cela n’empêche pas d’ailleurs le roi ou le prince de reprendre les terres s’il le veut : on vient de voir que le chef de la famille San reçoit dans son domaine deux terres appartenant à l’un de ses voisins; l’inscription du touei de Ta montre un propriétaire dépouillé par ordre du roi, pour une raison qui n’est pas indiquée, de son domaine qui est donné à un certain Ta. Cette inscription est intéressante parce qu’elle est la seule qui nous montre un transfert de propriété ; elle nous en a peut-être conservé la formule légale.

« Or, la douzième année, le troisième mois, le jour de la lune décroissante (marqué des signes cycliques) ting-hai, le roi était au Palais Ts’iun-tch’en. Le roi s’écria :
— Maître Wou, convoquez Ta pour que je lui donne le village de Kouei de... !
Le roi donna charge à l’Officier de Bouche Min de parler à Kouei de..., disant :
— J’ai donné à Ta votre village.
Kouei reçut Min et lui offrit un jade tchang et cinq pièces de soie. Kouei donna ses instructions à Min disant :
— C’est l’ordre du Fils du Ciel, je n’ose pas protester (?). Min, mettez Ta en possession de ce qui est à (moi) Kouei, et donnez-lui (mon) village. Que Ta soit celui qui reçoit les hôtes !
Ta reçut Min comme un hôte et lui donna un jade tchang et un char avec ses chevaux ; il reçut Kouei comme un hôte et lui donna un jade tchang et cinq pièces de soie. Ta salua en se prosternant... »

L’inscription est si claire qu’elle n’a pas besoin de commentaire : après la mise en possession par l’envoyé royal, Ta marque qu’il est le nouveau propriétaire en recevant comme un hôte l’envoyé royal et l’ancien propriétaire, et en leur faisant des cadeaux. Le transfert de propriété se fait, on le voit, sans aucune difficulté et sans résistance « puisque c’est l’ordre du roi ».

La pauvreté des veuves de fonctionnaires, qui est un trait traditionnel de toutes les vies de personnages célèbres, Confucius, Mencius, etc., s’explique probablement par le fait que le domaine, étant l’émolument de la charge, ne peut être conservé s’il n’y a personne en état de remplir celle-ci ; les biens passent avec la charge au parent le plus proche apte à exercer la charge, au moins jusqu’à ce que l’enfant soit grand et soit en état de réclamer la charge et les biens héréditaires.

Le même personnage peut être propriétaire de plusieurs domaines : il semble même que le cas ait été assez fréquent. En tout cas, les inscriptions le montrent clairement. Et les domaines d’un même personnage n’étaient pas nécessairement situés les uns à côté des autres ; au contraire, les inscriptions nous les montrent dispersés dans diverses localités. Le chan-fou K’o, dont j’ai déjà cité le nom, étant l’objet de libéralités du roi Kong (vers le début du IXe siècle avant notre ère ?), avait reçu une terre (t’ien) à Ye, une terre à Pei, la terre à P’ou, sise à Tsiun, qui faisait partie des « biens patrimoniaux kia (du seigneur) de Tsing », une terre à K’ang, une terre à Yen, une terre à Fou-yuan, une terre à Han-chan. Nous n’avons aucune idée de la répartition géographique de ces localités ; mais même si ce sont des circonscriptions voisines, les terres de K’o ne peuvent avoir été d’un seul tenant. Wou, à la suite de ses succès dans une expédition contre les barbares de la rivière Houai méridionale qui avaient envahi le bassin supérieur des rivières Lo et Yu en amont de l’actuel Ho-nan fou, reçut 50 terres sises à Ho et 50 autres sises à Tsao.

Un grand seigneur ne peut naturellement régir ses terres lui-même, surtout s’il en a plusieurs en plusieurs localités. N’eût-il qu’un domaine d’un seul tenant, il ne le pourrait pas davantage : en effet, il a à remplir sa charge à la cour, ou à accomplir les missions, expéditions, etc., que lui confie le roi. Aussi fait-il administrer son domaine par un intendant, tsai. Le mot n’apparaît pas dans les inscriptions, du moins appliqué aux régisseurs de domaines privés ; on ne le rencontre que pour les régisseurs des palais royaux. Mais c’est le terme servant, aux VIIe-VIe siècles a. C., à désigner les agents chargés par les grands-officiers d’administrer leurs domaines : Tseu-kao, un disciple de Confucius, fut l’intendant, tsai, de Pi pour les Ki-souen dans le pays de Lou, après que Min Souen (Tseu-k’ien), un autre disciple, eut refusé cette charge ; un troisième disciple, Tseu-hia, fut intendant de Kiu-fou.

Ces intendants étaient choisis par les propriétaires eux-mêmes : ce ne sont pas, comme les régisseurs des domaines attribués aux ministres et grands-officiers à l’époque des Han, des fonctionnaires désignés par l’empereur. Le propriétaire les choisit parmi ses clients, ou les cadets de sa famille ; il les nomme dans les formes mêmes de la désignation d’un officier par le roi, et les rétribue comme les officiers de tout rang sont rétribués, en terres ainsi qu’en esclaves, bestiaux, objets précieux, etc. Voici comment le comte de Yong désigne l’intendant de son domaine de Fang:

« Or, le onzième mois du roi, le jour de la lune décroissante (marqué des signes cycliques) ting-hai, Ki de Yong assistait (le comte de Yong) ; Mao prit place au milieu de la cour. Le comte de Yong donna charge à Mao, disant :
— Continuez la charge de votre grand-père et de votre père qui ont dirigé la maison seigneuriale de Yong. Jadis, votre aïeul a rempli cette charge, votre père a régi les gens de Fang... Maintenant, je n’oserais revenir sur les ordres de mes ancêtres, je vous continue la faveur des fonctions données par mes prédécesseurs. Maintenant, je vous ordonne de régir le palais de Fang et les gens de Fang. Vous, n’osez pas ne pas être excellent ! Je vous donne quatre tablettes (tchang) de jade, un vase précieux pour le mobilier du culte ; je vous donne dix chevaux. Je vous donne une terre à Tso, une terre à...., une terre à Touei, une terre à Tsai.
Mao salua en se prosternant... »

L’inscription du touei du Maître Houei montre en quoi consistaient les fonctions de l’intendant du domaine.

« Or, la première année du roi, le premier mois, le premier jour faste, ting-hai, le comte Ho-fou parla ainsi :
— Maître Houei, votre grand-père et votre père se sont donné de la peine sur mon domaine familial (wo-kia). Vous, assistez-moi, qui suis un petit enfant ! Je vous donne charge de régir mes familiaux, mon côté Ouest, mon côté Est, mes cochers, mes palefreniers, mes artisans, mes pasteurs, mes serviteurs (tch’en) et mes servantes (ts’ie), de régler le dedans et le dehors ; n’osez pas ne pas être excellent ! Je vous donne une hallebarde... Soyez diligent, du matin au soir appliquez-vous aux affaires !
Houei salua en se prosternant... »

C’est, on le voit, tout le territoire du domaine, avec tous les gens qui en dépendent. Tous les domaines sont régis de cette façon, ceux du roi comme ceux des simples particuliers.

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Intendant, paysans, artisans, esclaves

Je ne sais s’il y avait dans le territoire dépendant en propre du roi des exploitations organisées en domaines comme ceux des propriétaires privés. Mais l’habitude de changer la capitale ou tout au moins le palais d’habitation à chaque règne, qui était la règle au début de la dynastie, avait créé des domaines. En effet, les palais anciens n’étaient pas abandonnés ; les successeurs y revenaient souvent pour y accomplir avec solennité les actes de l’autorité royale, et probablement pour rendre le culte au fondateur ; les femmes du roi défunt continuaient à y habiter ; il y demeurait, par suite, tout un personnel. Ils constituaient ainsi autant de domaines, organisés comme les domaines des particuliers, chacun avec son intendant.

Quelques inscriptions nous le montrent. Il y avait d’abord la demeure royale (wang-che), c’est-à-dire le palais du roi régnant ; les palais des rois défunts conservaient le nom du souverain qui y avait habité, palais de Tch’eng, palais de K’ang, palais de Tchao, palais de Mou, etc. Yi, nommé intendant du palais de K’ang, reçoit « la charge de régir les serviteurs et les servantes et les artisans du roi au palais de K’ang ». Mang, nommé intendant de la demeure royale, est chargé lui aussi de régir les « cent (espèces d’) artisans », et de plus est mis sous les ordres de la dame Kiang, probablement la reine, dont il est l’Intermédiaire des Ordres.

L’intendant, il est bon de le remarquer, n’était pas un simple régisseur ; c’était un personnage fort important. La manière solennelle dont on lui confiait sa charge, les dons qu’on lui faisait à cette occasion, suffiraient à l’indiquer ; d’autres faits le marquent très nettement. Il était si important dans le domaine que, lorsque le territoire royal fut réduit au Palais, l’Intendant du Palais devint tout naturellement le Premier ministre : c’est la place où le met le Tcheou-li. Ce n’est pas là un fait particulier à l’intendant du roi ; il tient le même rang chez les simples particuliers. Il est vraiment l’alter ego du seigneur du domaine : quand Wang-chou Tch’en-cheng et Po-yu se firent un procès devant Che Kai de Tsin au sujet de leurs droits héréditaires à la charge de ministre, ces personnages étant trop grands pour paraître eux-mêmes en justice, c’est l’intendant de Wang-chou Tch’en-cheng qui se présenta pour lui. Il était considéré comme le personnage le plus utile au seigneur : c’est à ce titre que Tseu-kang proposa de sacrifier l’intendant de son frère aîné Tseu-kiu, grand officier de Ts’i, quand, malgré son opposition, la famille insista pour immoler des hommes sur sa tombe ; la femme du mort et son intendant sont les deux personnes qui le serviront le mieux dans l’autre monde, probablement parce qu’elles sont celles qui ont été le plus près de lui de son vivant, la femme administrant l’intérieur, l’intendant administrant l’extérieur de sa maison.

Quels étaient les gens qui dépendaient du domaine et, par conséquent, de l’intendant ? L’inscription du touei du Maître Houei que j’ai citée énumère les principaux : « Cochers, palefreniers, artisans, pasteurs, serviteurs et servantes ». Le Tcheou-li donne, à l’article Grand-Intendant, la description d’un domaine idéalisé et étendu jusqu’à comprendre le territoire royal entier, de façon d’autant plus théorique qu’à cette époque les rois ne possédaient plus en propre un pouce de terre ; il en dresse une liste par profession, qui, en dépit des distinctions produites par le désir d’obtenir un nombre total de neuf classes, est assez rapprochée de ce que disent les inscriptions pour être certainement exacte dans son ensemble : cultivateurs (nong), jardiniers, forestiers (yu-heng), éleveurs d’animaux et d’oiseaux domestiques, artisans (po-kong), commerçants, femmes (p’in-fou) chargées du tissage, serviteurs et servantes (tch’en-ts’ie), et enfin « gens sans profession fixe ». Tout cet ensemble peut se répartir en deux catégories : d’une part, ceux qui travaillent pour le seigneur, dans ou autour de sa demeure, domestiques, valets d’étable ou d’écurie, artisans, etc. ; de l’autre ceux qui travaillent aux champs, les paysans.

Les paysans forment naturellement le fond des habitants du domaine ; l’énumération des dépendants du Grand-Intendant dans le Tcheou-li les met à juste titre en tête de liste ; les inscriptions ne les nomment pas parce qu’ils vont avec la terre qu’ils cultivent et qu’il est inutile de les mentionner à part : ils sont compris dans les expressions qui se rapportent à celles-ci, « mon côté Ouest et mon côté Est ». Leur travail est la culture des champs, et c’est comme «cultivateurs» (nong-jen) qu’on les désigne chaque fois qu’on veut insister sur leur profession, en les opposant, par exemple, aux artisans et aux commerçants. Considérés comme classe rurale, sans insister spécialement sur leur profession, ils sont ceux que le Che-king appelle « vilains » (tchong-jen), et la troisième inscription du Trépied de Hou simplement tchong (litt. gens du commun), en les distinguant à la fois des artisans (kong) et des serviteurs (tch’en) ; et le Che-king les montre vaquant aux travaux des champs sous les ordres des officiers du domaine :
« Brillant est le Seigneur d’En Haut ; il nous donnera une récolte abondante. Ordonnez à nos vilains : Préparez vos bêches et vos houes. Bientôt, nous verrons les faucilles moissonner.

C’est probablement encore d’eux qu’il s’agit sous le nom de fou, « manants », dans les deux procès de Hou, bien que ce mot ne soit pas parfaitement clair, puisqu’il est souvent une appellation générale de toutes les personnes de basse classe ; mais, au sens propre, fou est le paysan qui cultive le terrain qui lui a été alloué, si bien que le mot a fini par désigner le lot lui-même.

Le régime de la culture paysanne ne nous est connu que sous la forme systématique que lui ont donnée les théoriciens ritualistes du IVe siècle, et que Mencius a exposée en détail. C’est ce qu’on appelle le système du tsing : les terres sont divisées en carrés d’un li de côté, partagés à leur tour en neuf lots égaux de cent meou, que cultivent en commun huit familles de paysans ; chaque chef de famille a son lot, « champ privé » (sseu-t’ien) dont la récolte lui appartient, et la récolte du neuvième lot, qui est le « champ commun », kong-t’ien), appartient au roi ou au prince. À l’époque où les textes qui la décrivent parlent de cette organisation, elle n’existait pas, cela ressort avec évidence du passage même de Mencius. Mais un régime moins régulièrement systématisé, et laissant plus de place aux nécessités topographiques, régime de travail en commun de groupes de paysans sur un terrain déterminé devait en être le prototype réel : il prolongeait dans la campagne du temps de Mencius, où les champs fixes étaient la règle, le souvenir des défrichements temporaires qui avaient été le système de culture normal de l’antiquité, et qui n’étaient pas si anciens, puisque le Yi-king et le Che-king les connaissaient encore.

Vers le IXe et le VIIIe siècle, les champs régulièrement et constamment cultivés ne devaient être en Chine que l’exception. À l’ordinaire, les paysans s’unissaient par groupes pour défricher un morceau de terrain en brûlant la brousse ; ils le cultivaient en commun pendant quelques années, se partageant la récolte et en versant une part comme redevance au propriétaire du terrain ; la meilleure récolte était celle de la troisième année, ensuite le sol commençait à s’épuiser, et au bout de quatre ou peut-être cinq ans suivant les terrains, ils l’abandonnaient pour aller recommencer ailleurs. C’est encore ainsi que font de nos jours les populations barbares du Sud de la Chine et du Haut-Tonkin, et chez elles aussi, malgré les différences de climat et de culture, après une première année médiocre, la seconde et souvent la troisième années sont excellentes, mais ensuite le terrain donne de moins en moins. Ce système avait l’avantage, important dans cette économie très pauvre, que le paysan n’avait pas besoin de s’occuper d’assolement. En revanche, il avait le défaut d’exiger beaucoup de terrain, mais celui-ci ne manquait pas avec la population clairsemée de la Chine ancienne.

Les paysans auraient pu être indépendants et n’avoir qu’à payer une redevance au propriétaire du terrain pour avoir le droit d’y faire son défrichement : c’est, par exemple, la situation actuelle des paysans dans nombre de villages des Tai-Noirs du Haut-Tonkin, où la forêt appartient au seigneur, chef héréditaire de village, mais dont les habitants n’ont qu’à lui payer une redevance quand ils sont allés y faire leurs défrichements. Les paysans chinois étaient bien moins libres. Ils faisaient leurs défrichements non pas individuellement, mais par groupes de plusieurs familles ensemble : le Che-king montre 2.000 personnes travaillant ensemble, par paires, à la mise en état d’un coin de brousse ; ce travail par équipes s’exécutait sous les ordres d’inspecteurs tsiun, qui dirigeaient tout et ne laissaient aucune initiative aux paysans, décidant du moment de commencer et de finir, des cultures à faire, etc.

La pénurie de documents ne permet pas de déterminer la situation exacte de ces « vilains » (tchong). Étaient-ils attachés au sol comme les serfs à la glèbe, et le propriétaire avait-il un droit réel de les empêcher de quitter son domaine, ou bien n’étaient-ils retenus que par leur droit à cultiver une certaine étendue de terrain du domaine pour eux et pour leur famille, droit qui ne leur appartenait naturellement que dans le domaine dont ils dépendaient, et que les seigneurs ou les intendants des domaines voisins, méfiants à l’égard de paysans en fuite, ne leur auraient pas facilement accordé chez eux ? Je ne connais aucun texte sur cette question. Mais les légendes qui montrent les saints de l’antiquité attirant toute la population voisine chez eux par leur vertu dès qu’ils s’installent quelque part me feraient plutôt pencher pour la seconde hypothèse.

À côté des paysans qui travaillent aux champs, « les cent (sortes d’) artisans (po-kong) transforment par leur travail les huit matières premières », à savoir les Cinq Éléments : bois, feu, métal, eau terre, et les trois matières précieuses : jade, ivoire, perles. Le « Mémoire sur les Artisans » (K’ao-kong-ki), qui forme aujourd’hui la dernière partie du Tcheou-li, mentionne les architectes, les charpentiers et les menuisiers, les vanniers, les forgerons, les fondeurs et les batteurs de métal (bronze), les potiers, les briquetiers, les tailleurs de pierre, les corroyeurs et les peaussiers, les cuiseurs de soie, les fourreurs, les plumassiers qui faisaient les étoffes ornées de plumes entrelacées, les fabricants de satin, les ouvriers en pierres sonores, les charrons et les nombreux métiers qui travaillaient aux chars, fabricants de roues, fabricants de timons, carrossiers, etc., les armuriers de toute sorte, chacun étroitement spécialisé, fabricants de sabres, de pointes de flèches, de hampes de hallebardes, d’arcs, etc., les tailleurs de jade, sculpteurs d’ivoire, artisans en perles, etc. Cette énumération, toute longue qu’elle est, laisse de côté bien des métiers : cela tient, non seulement à ce qu’elle est incomplète (nous n’avons qu’un fragment du K’ao-kong-ki), mais encore et surtout à ce que nombre de métiers ne rentrait pas dans les occupations des « cent artisans » : par exemple, le tissage et la couture, et aussi tous les métiers qui touchent à l’alimentation, et probablement bien d’autres encore. Encore les métiers exercés par des femmes se laissent-ils facilement mettre à part, mais il devait y en avoir beaucoup qu’on faisait faire par des esclaves ; il est probable que, dans la Chine ancienne comme dans le monde méditerranéen ancien, les « artisans » devaient être très souvent des esclaves.

Les esclaves formaient la dernière classe de la population du domaine ; leur désignation générale est nou qui veut dire proprement esclaves, mais ce mot n’est pas employé très fréquemment. On les trouve plutôt mentionnés sous divers noms qui répondent tantôt à leurs occupations, tantôt à leur origine : celui que textes et inscriptions emploient le plus est l’expression tch’en-ts’ie, serviteurs et servantes ; on rencontre aussi dans les textes les termes de p’ou (domestiques) et de li (dépendants).

Il est difficile de déterminer exactement ce que font sur un domaine les « serviteurs et servantes » (tch’en-ts’ie). Les deux mots sont des « appellations de gens de basse classe », tch’en pour les hommes, ts’ie pour les femmes, et désignent comme le mot p’ou des personnes en service, avec cette différence que les serviteurs (tch’en) sont, en principe, surtout employés aux services publics, tandis que les domestiques (p’ou) sont employés au service personnel.

Les inscriptions du touei de Yi et du touei du Maître Houei les nomment à côté des artisans parmi les dépendants du domaine que l’intendant est chargé de diriger ; le Che-king les mentionne exactement dans la même connexion :
— Ha ! Ha ! (mes) serviteurs et (mes) artisans (tch’en-kong), soyez diligents dans les choses publiques ! Le roi vous règle vos travaux : venez demander des avis, venez demander des conseils!

Leurs travaux ne se rapportent pas à la culture des champs, car celle-ci est, la strophe suivante nous l’apprend, exécutée par les vilains (tchong-jen) qui reçoivent des ordres à ce sujet. Le Tcheou-li, d’après lequel « les serviteurs et les servantes (tch’en-t’sie) rassemblent tous les légumes et végétaux » pour l’approvisionnement de la maison seigneuriale, a une conception bien trop étroite des occupations des tch’en-tsie : nous savons, en effet, qu’on les employait encore comme palefreniers (yu) soignant les chevaux aux pâturages, et par suite probablement aussi comme bouviers (mou), car les deux professions vont toujours ensemble, et pour l’élevage des animaux domestiques, car l’élevage n’était pas considéré par les Chinois comme relevant des travaux des paysans ; en général, tout le service non spécialisé du domaine devait, je suppose, leur revenir, à l’exception des services de domesticité personnelle réservés aux domestiques (p’ou).

Si, laissant de côté ces noms spéciaux qui ne représentent peut-être pas toujours des différences bien définies, on cherche à se rendre compte du rôle des esclaves dans un domaine, il suffit de feuilleter le Tcheou-li pour voir que, sous leurs nom divers, ils sont partout. Il est vrai que ce Rituel prétend décrire non pas un domaine, mais l’administration du royaume. Mais, au temps où ce livre fut composé, le roi n’avait plus de royaume, et le territoire qui dépendait réellement de lui ne dépassait pas les limites du Palais ; c’est le domaine palatial et son organisation qui forment la base des chapitres sur le ministère du Ciel et le Grand-Intendant. Aussi n’y a-t-il aucune difficulté à passer du domaine royal, réduit au Palais (et analogue aux domaines des palais des débuts de la dynastie), tel que ce livre le peint en l’idéalisant et en le magnifiant, aux domaines des propriétaires privés.

Un domaine constituait une unité économique qui, en temps normal, devait se suffire à elle-même et fournir au seigneur tout ce qui lui était nécessaire, produits naturels et objets manufacturés ; et bien qu’en principe, l’agriculture étant l’affaire des paysans, et l’industrie celle des artisans, on dût pouvoir se passer d’esclaves, ceux-ci n’en avaient pas moins un rôle considérable. Par exemple, tout ce qui touche à la fabrication des produits alimentaires est un travail de femmes et, par conséquent, des esclaves familiales : préparation du sel, du vinaigre, de la sauce, des conserves ; ce sont elles aussi qui fabriquent le vin, ce sont elles qui façonnent les corbeilles en bambou pour les offrandes ; le broyage des grains est le travail classique des esclaves ; le tissage et la couture sont eux aussi travaux de femmes : au palais du roi, ce sont des ouvrières aidées de manœuvres qui les exécutent, et il en était sans doute de même chez les particuliers. J’ai déjà dit que les chevaux, les bœufs et les animaux domestiques étaient soignés par les serviteurs (comme ceux du roi l’étaient par les dépendants barbares) ; des esclaves étaient aussi sous les ordres des forestiers, des officiers de chasse et de pêche pour les seconder. Et, en outre, dans quelle mesure les artisans n’étaient-ils pas souvent des esclaves ?

Il n’est pas jusqu’à l’agriculture à quoi on n’ait employé des esclaves, en les faisant travailler pour le bénéfice propre du maître. Celui-ci semble bien, en effet, avoir fait cultiver pour lui-même une partie du domaine, c’est-à-dire avoir fait faire des défrichements pour lui. C’est la seule manière, à mon avis, dont puisse s’expliquer la tradition relative à la création du domaine de Tcheng, au Ho-nan actuel. Un fils d’un roi de Tcheou avait reçu cette terre en 773 a. C., et, retenu à la cour (alors près de Si-ngan fou, province de Chen-si) par sa charge de Premier ministre, il y envoya son fils pour la mettre en valeur. Celui-ci s’associa avec des marchands pour le défrichement. Comme ce n’est pas à des marchands qu’il pouvait demander d’aller eux-mêmes abattre ou brûler les arbres, il est évident que le rôle de ceux-ci consistait à fournir et à conduire sur place des esclaves pour accomplir ce travail ; et comme le Tcheng n’a rien d’une région déserte, il ne pouvait s’agir de peupler le territoire qui avait déjà ses habitants. C’est, par conséquent, un défrichement pour l’usage personnel du propriétaire, afin de préparer l’emplacement destiné à la construction de la maison seigneuriale, avec son verger et son potager, et son enclos de mûriers pour les vers à soie, et de préparer tout au moins le champ destiné à fournir les grains du culte des ancêtres, et sans doute aussi d’autres champs. L’hypothèse de la mise en culture d’une partie du domaine par des esclaves pour les propriétaires me paraît être la seule qui permette d’expliquer le passage du défrichement temporaire au champ : seuls les propriétaires avaient assez de personnel et de bestiaux pour avoir sans peine de l’engrais, assez de terrain pour pratiquer sans difficulté l’assolement et avoir des soles régulières, enfin assez d’intérêt à augmenter le rendement pour faire cet effort.

Tel était le domaine privé avec sa population. De tout ce monde, le seigneur du domaine est responsable : si quelqu’un commet un délit, c’est contre le seigneur et non contre son dépendant que la victime porte plainte devant un officier royal, et celui-ci ne s’occupe pas lui-même de faire arrêter le coupable, il charge le seigneur de le rechercher, en le menaçant de peines personnelles s’il ne fait diligence. Le procès de Hou contre Ki de K’ouang, relaté dans une des inscriptions du Trépied de Hou, montre bien comment les choses se passaient.

« Dernièrement, l’année de la famine, des vilains et des serviteurs de K’ouang, au nombre de vingt, volèrent à (moi) Hou dix meulons de grains. J’accusai Ki de K’ouang devant Tong-kong. Alors (Tong-kong) dit (à Ki de K’ouang) :
— Je vous réclame ces hommes ; si vous ne les trouvez pas, K’ouang, vous aurez une forte amende.
Alors, K’ouang se prosterna devant (moi) Hou ; il m’offrit en présent cinq terres (t’ien), il me présenta un manant (fou) appelé Yi, il m’offrit les serviteurs (tch’en) appelés... Fei, Tcheng. Il dit :
— Je (vous) offre ces quatre hommes ; qu’ils se prosternent (devant vous).
Il dit :
— Ce n’est pas moi qui ai organisé le vol ;....ne me (poursuivez ?) pas !
(Moi) Hou j’accusai encore K’ouang devant Tong-kong ; (moi) Hou je dis :
— Il me faut un dédommagement.
Tong-kong dit donc (à K’ouang) :
— Vous dédommagerez les 10 meulons, ce qui fera 20 meulons. Si l’année prochaine vous n’avez pas payé le dédommagement, ce sera doublé (et fera) 40 meulons.
Alors (Ki de K’ouang) présenta à (moi) Hou 2 terres et encore des serviteurs (au nombre de)... ; en tout il présenta à (moi) Hou 7 terres et 5 manants (fou) ; (moi) Hou, j’ai reçu de K’ouang 30 meulons.

Le texte est si net qu’il a à peine besoin d’explications : on voit le juge réclamer les voleurs, le volé exige un dédommagement et, après des offres qui ne sont pas acceptées, le juge fixe lui-même ce dédommagement. Tout se passe entre les deux propriétaires, et les auteurs du délit sont entièrement en dehors de l’affaire ; il est probable, mais non certain, que les hommes offerts au début sont ceux des voleurs que Ki de K’ouang a pu (ou voulu) appréhender, et c’est pourquoi Hou, qui déclare qu’il y a eu 20 voleurs, trouve insuffisante cette offre de quatre hommes. Quand le juge rend sa sentence, c’est le maître qu’il condamne à payer une forte indemnité ; quant aux vilains et aux esclaves coupables, c’est à leur maître de s’arranger avec eux. Le juge ne s’occupe pas de ce qui se passe à l’intérieur des domaines, il ne connaît que les seigneurs.

S’il en est ainsi dans une affaire entre deux domaines, à plus forte raison n’interviendra-t-il pas dans une affaire qui aurait lieu dans un seul domaine ; il n’en aurait d’ailleurs pas l’occasion, car il n’agit que sur plainte, et aucune des petites gens des domaines ne peut aller porter plainte devant lui. C’est le seigneur ou l’intendant qui doivent régler les affaires intérieures du domaine : tous les officiers de justice cités par le Tcheou-li ne sont que pour les seuls patriciens, et ne s’occupent pas des gens de classe inférieure, de tous ceux qu’on appelle, en général, des manants (fou) : Aussi comprend-on qu’à la fin de l’époque féodale, les intendants de grands officiers chargés à la fois de l’administration et de la justice aient été de véritables gouverneurs des places qui leur étaient confiées.


Le seigneur était donc bien maître de son domaine et de la population qui l’habitait : il réglait le travail dans tous ses détails, percevait des redevances, rendait la justice, directement ou par l’intermédiaire de son intendant. Mais ni de lui envers le roi ou celui qui lui a donné sa terre, ni de ceux qui habitent sa terre envers lui, il n’y a aucun lien féodal. Pour ses dépendants il est un maître, un propriétaire, et non un suzerain. La propriété foncière dépasse la simple possession du sol lui-même : les vilains sont une dépendance normale de la terre, qui ne leur appartient pas, mais sur la culture de laquelle ils ont un droit ; qui a la terre les a nécessairement ; quant aux esclaves, gens qui s’achètent et se vendent ; ils peuvent encore moins que les vilains être considérés comme des vassaux.

Propriétaire foncier du domaine, avec ses paysans, propriétaire personnel des serviteurs et des esclaves, il n’a rien, aucun trait caractéristique du seigneur féodal, du prince (tchou-heou). Mais la simple propriété foncière, si différente qu’elle soit en principe de la tenure féodale, en est en fait très proche par bien des côtés ; aussi, quand les circonstances s’y prêtèrent, les grands propriétaires fonciers s’efforcèrent-ils de devenir des seigneurs féodaux : vers la fin de la dynastie de Tcheou, les grands officiers (tai-fou) des principautés y réussirent souvent. Il est probable qu’il en avait été de même dès l’antiquité.

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Conclusion

La féodalité chinoise n’est pas sortie de la décomposition d’un régime antérieur centralisé plus ou moins fort ; elle est l’héritière d’une organisation de type assez barbare dont on entrevoit quelques aspects. Les seigneurs féodaux chinois (tchou-heou) ne sont pas, comme le veulent les Rituels, une création des rois. Ils descendent directement des chefs de clans nobles qui, à l’époque préhistorique (pas très ancienne), ont été les seigneurs locaux. Les clans chinois (sing) n’ont jamais été territoriaux, en ce sens que jamais il n’y a eu de région appartenant exclusivement au clan Sseu, par exemple, ou au clan Ki ; mais dans chaque région, parmi les patriciens de clans divers, la primauté appartenait à une famille d’un clan déterminé, dont le chef était le souverain (heou) du territoire entier, et distribuait les territoires entre les cadets de sa famille ; il avait un double culte pour la protection du territoire : culte de ses ancêtres d’une part et, de l’autre, culte du dieu du Sol.

Ce système, qui est encore vivant dans toutes les tribus barbares du Sud de la Chine et du Haut-Tonkin, Lolo, Tai, etc., transparaît à travers toute une série de légendes de l’antiquité chinoise. C’est lui, je crois, qui a précédé le régime du début de la période historique. Ces chefs de clans ont été les prototypes des princes ; c’est d’eux que ceux-ci tinrent ce culte du dieu du Sol qui les distingua des simples propriétaires privés. Les rois eux-mêmes ne sont, en somme, que des chefs de clans qui ont réussi à imposer leur contrainte à leurs voisins ; seulement, ils ont combiné ce caractère de princes locaux avec des traits qui indiquent qu’il y eut en Chine, avant les rois-princes, des rois-sorciers dont le rôle était moins politique que religieux. Les princes créés par les rois se sont modelés sur les princes chefs de clan : ceux-ci, descendants des dieux ou héros locaux (comme, par exemple, les Lu, princes de Ts’i, descendants du Pic de l’Est), jouissaient d’un prestige local considérable ; mais les autres, à la fois dépourvus de traditions, et puissants (par exemple, les princes de Lou jusqu’au début du VIIe siècle étaient les plus puissants de la Chine orientale, et l’emportaient sur ceux de Ts’i qui, un demi-siècle plus tard, devaient prendre l’ascendant), ont dû hâter la transformation de l’institution.

Celle-ci a toujours conservé, par bien des traits, les traces de son origine : par exemple, le manque de précision des rapports du roi et des princes, et surtout le caractère religieux de la tenure féodale.

Nous ne savons pas quelle avait été l’organisation du temps des Chang : le titre de prince (heou) apparaît dans leurs inscriptions pour désigner les seigneurs territoriaux : c’est ainsi qu’on parle de razzia contre un prince de Tcheou. Mais, en dehors du fait qu’ils étaient seigneurs d’un territoire, nous ne savons rien de ces « princes », nous ne savons même pas si ce titre était porté par les seigneurs de régions moins lointaines que Tcheou, de ces plaines du bas fleuve Jaune qui étaient le centre de l’empire des Chang. Les princes de Tcheou, dont les terres patrimoniales étaient tout à l’Ouest dans la vallée de la Wei, au Chen-si, avaient conquis et renversé les Chang vers le XIe ou le Xe siècle et avaient pris le titre de rois (wang) ; d’après la tradition, ils avaient distribué une partie des terres et du peuple des vaincus en fiefs à divers membres de leur famille, prince de Lou, princes de Wei, etc., chargés d’assurer l’ordre dans la plaine orientale, et ils étaient retournés dans leur fief occidental. Cet éloignement des suzerains dut contribuer à faciliter l’évolution qui fit passer les heou du rôle de chefs du clan seigneurial d’un territoire donné (j’entends, par clan seigneurial, celui des clans nobles de la région qui fournit le seigneur) à celui de véritables princes féodaux.

De cette organisation de clan dont elle dérive, la féodalité chinoise ancienne a gardé ce trait que l’organisation est assez forte à l’intérieur, mais que les liens extérieurs sont lâches. Le pouvoir royal, qui a tenté de renforcer ces liens, n’a jamais été assez fort, étant donné l’immensité du territoire et la faible population, pour imposer autre chose qu’une autorité de façade.

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