Abel Rey (1873-1940)

LA SCIENCE CHINOISE

Un chapitre de La science orientale avant les Grecs

Éditions Albin Michel, Collection L’évolution de l’humanité, Paris, 1942,
livre IV, pages 337-412, 494-500, 509-511, de 520 pages. Première édition 1930.

Extraits : CalendrierÉcliptique et équateurGéométrie : le Tcheou-peiConclusion : Effort syncrétique
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— A consulter aussi : Pierre HUARD, Panorama de la Science chinoise et de
quelques-unes de ses disciplines, Revue de synthèse, 3e série, n° 4, 1956.

Calendrier

Nous savons, d’après l’astronomie des Han occidentaux, que l’empereur Thsin-chi-hoang aurait fait subir, vers — 223, au calendrier, une mutation qui aurait reporté le solstice d’hiver vrai à la 2e lune, c’est-à-dire qui aurait reculé l’origine de numération des lunes d’une nouvelle période d’un douzième d’année. Or, cette mutation aurait été, d’après ce qui nous en est dit, la quatrième, depuis le calendrier des Hia. La 1re lune devenait celle qui, dans ce calendrier, était numérotée la 10e. Ainsi le calendrier, depuis son origine, aurait été par quatre fois remis en nouvelle concordance avec les saisons vraies. Mais, dès l’an 138 de notre ère, les Han reprennent le calendrier des Hia, le plus ancien, et ramènent l’origine de l’année civile à la 1re lune de ce calendrier, sans tenir compte de ce que nous pourrions appeler dans notre calendrier moderne l’année vraie, autrement dit l’année luni-solaire, fondée sur un moyen perpétuel de maintenir l’accord entre les divisions lunaires et solaires du temps. C’est par l’observation réitérée du solstice hivernal qu’on rétablit dès lors cet accord, en intercalant, de temps à autre, sans règle fixe, des lunes hors compte. Tel est l’empire de la tradition sur la Chine. D’ailleurs, le moyen est d’une admirable commodité et d’une très pratique simplicité. Le gnomon et l’observation des lunes nouvelles y suffisent.

Mais alors l’époque à laquelle nous fait remonter astronomiquement le calendrier Hia prend par lui-même une certaine valeur historique, et l’éveil de la civilisation scientifique en Chine pourrait bien coïncider, en gros, avec celui de la Chaldée et de l’Égypte. Le milieu du troisième millénaire ne nous paraît plus une date extravagante. Il faut nous rappeler encore une fois que, si la Chine a toujours regardé le Pacifique, elle a eu néanmoins, et fort anciennement, quelques relations avec le reste de l’Asie. Le contraire serait invraisemblable, étant données les grandes migrations de ces temps, et l’extension, de proche en proche, des relations commerciales dès le quatrième millénaire. D’ailleurs, la civilisation du Pacifique n’a-t-elle pas été en relation avec la civilisation méditerranéenne ? Aux points d’interrogation que posent certaines analogies on ne peut, on ne doit pas plus répondre en un sens qu’en l’autre. Origines communes très anciennes inconnues, influences plus ou moins directes ou médiates ? On ne sait. Mais certains rapports avec la Chaldée dans le domaine astronomique sont, nous l’avons vu, bien difficilement contestables. Dès le troisième millénaire, avant les temps présumés de Yao, il y aurait eu, peut-on vraisemblablement conclure, une culture scientifique.

Écliptique et équateur

Le caractère original de l’astronomie chinoise, c’est de rapporter tout repérage non à l’écliptique, mais à l’équateur. Ce caractère équatorial est vraisemblablement très primitif. L’écliptique, lieu des mouvements planétaires (au sens antique du mot, la lune et le soleil étant considérés comme des planètes), lieu des éclipses, est plus complexe et plus difficile à déceler que le mouvement général du ciel et que l’équateur céleste.

Dans l’imagerie chinoise, très primitive, quels que soient les documents où nous la trouvons, le ciel est un dais (une tente), un toit supporté par des piliers (des montagnes) qui reposent sur les confins terrestres. Il tourne autour de son centre, le pôle. Un des piliers s’étant affaissé, il s’est incliné de ce côté, et c’est la raison de l’obliquité du pôle par rapport au nadir et à l’équateur. Le cercle équatorial avec l’horizon, voilà les deux grands repères primitifs de toute observation du ciel. Et, comme l’horizon est un repère bien trop complexe pour y rapporter les mouvements des astres qui sont de la plus primitive observation, l’équateur céleste s’impose pour les mouvements du ciel centrés sur le pôle. Il nous semble bien, en tout cas, que nous avons là un moment de la connaissance, de la science des choses célestes, tout à fait primitif : aussi instinctif que celui qui, dans toutes les astronomies pré-coperniciennes, fait tourner le ciel et les astres autour de la terre. La construction de l’écliptique, sa commodité comme repérage, sont d’un second moment, comme la construction des Pythagoriciens de la seconde période et le système d’Héraclide de Pont, comme la construction d’Aristarque et de Copernic sont d’autres moments des progrès scientifiques. Elles apportent, une fois conçues, des commodités nouvelles. Mais, pour les concevoir, c’était une complication, une très grande complication apportée aux apparences grossières des premières approximations de la connaissance.

Ce moment primitif est déjà pourtant une conception d’une harmonie rationnelle, une construction logique, à l’égard de l’enfantine contemplation qui, dans cette multitude de points brillants et mobiles, ne sait où trouver un principe d’ordre. La science, là encore, commence avec l’ordre et la logique, avec une organisation rationnelle qui rend compte des apparences, de celles du moins qui se démêlent les premières dans ce qui n’a laissé d’abord entrevoir qu’un admirable et parfois terrifiant chaos.

L’imagination chinoise a donc fait comme toutes les autres. Elle s’est coulée dans un cadre ordonné. Et, pour longtemps, elle a fixé un ordre très simple, trop simple, à quoi l’indéniable inclination conservatrice de l’intelligence chinoise s’est efforcée de se tenir, tout en y incorporant d’une façon sans cesse plus embarrassée les remarques, les découvertes nouvelles, ou les apports des remarques étrangères.

Toutes les divisions célestes — car l’astronomie, pour logifier son objet, doit classer, repérer, partant diviser d’une façon commode — vont donc se centrer sur le pôle et l’équateur du monde. Les fixes, les étoiles, qui, par leur fixité, imposent les premiers repères naturels, vont être les moyens de la division et de la classification. Et, tandis qu’ailleurs on les met en une harmonie plus complexe, mais, par ses conséquences et ses commodités, plus logique, plus rationnelle avec les mouvements des astres qui ne suivent pas la loi simpliste du mouvement des fixes, et d’abord avec le soleil et la lune, ces moyens resteront ici, même quand les astres errants centreront de plus en plus l’attention, les moyens fondamentaux de la science.

Là, selon nous, est l’intérêt de la primitive science chinoise. Une science qui répugne plus que les autres (car toute œuvre humaine y répugne toujours) à bouleverser les vieux cadres. Mais une science qui, déjà, cherche et obtient une image ordonnée des choses, une représentation logique de l’univers. Toute l’histoire des sciences, au fond, n’est qu’une substitution des représentations logiques de l’univers les unes aux autres. Représentations toujours plus complexes, parce qu’on y fait à chaque pas entrer du nouveau, mais qui, en intégrant cette complexité, veulent rester toujours aussi logiques. Si bien que la suivante, comparée à la précédente, paraît, étant donné l’apport nouveau, plus logique. Nous avons avec l’astronomie équatoriale de la Chine un des moments les plus anciens, sinon dans le temps (nous ne le pouvons fixer, et les documents sont tous tardifs), du moins en esprit, de la science humaine.

Géométrie : le Tcheou-pei

C’est encore le patrimoine rationnel qui, en liaison étroite avec l’astronomie, apparaît dans le plus vieux monument de la géométrie chinoise. Nous sommes ici en face d’un des plus antiques témoignages de notre géométrie, et là même où commencera la grande tradition géométrique de l’Hellade.

Édouard Biot : Le Tcheou-pei, tel qu’il est après les diverses modifications ou révisions qu’il a subies, est regardé par les Chinois comme la base fondamentale des connaissances mathématiques et astronomiques de tous les peuples, ils prétendent même que l’astronomie des Occidentaux n’est qu’un simple développement des principes consignés dans cet ouvrage, ces principes ayant été, selon eux, transmis à l’Occident, par les relations commerciales, au temps des Han, ou même des Tcheou.

Premier livre

Autrefois Tcheou-Kong interrogea Chang-Kao et lui dit :
— J’ai entendu dire que le grand préfet (Chang-Kao) est savant dans les nombres. Je désire lui demander comment, autrefois, Pao-hi constitua la graduation du contour du ciel.
Le ciel, on ne peut y monter par des degrés. La terre, on ne peut la mesurer avec le pied et le dixième de pied.
Je désire lui demander quelle est l’origine de la science des nombres.

Chang-Kao dit :
— La science des nombres provient du rond ou cercle (Yuen), et du carré ou rectangle (fang).
Le cercle provient du carré, et le carré provient du cercle.
Le Kun Littéral. La règle, l’instrument à faire des lignes droites et des carrés) provient de 9 fois 9 qui valent 81.
Divisez le kun :
Vous ferez le keou ou largeur égale à 3 ;
Le Kou ou longueur égale à 4 ;
La ligne qui unit les angles (king-yu) égale à 5.
En dehors de la figure rectangulaire (fang), prenez la moitié : ce sera un kun.
Englobez ou réunissez, et ensemble calculez, vous obtenez parfaitement 3,4,5.
Les deux kun font ensemble une longueur de 25. C’est ce qu’on appelle la somme des kun.
La science dont s’est servi autrefois Yu pour régulariser le dessous du ciel (l’empire chinois, la terre), cette science a été produite par ces nombres.

Tcheou-Kong dit :
— C’est une grande chose que les nombres. Je désire vous interroger sur la manière d’employer le kun.

Chang-Kao dit :
— Le kun aplani sert à dresser, rendre droit.
Le yen-kun sert à mesurer la hauteur. Le fo-kun sert à mesurer la profondeur. Le ngo-kun sert à mesurer l’éloignement.
Le hoan-kun (kun circulaire) sert à faire les cercles. Le ho-kun (kun réuni) sert à faire les carrés.
La figure carrée correspond à la terre. La figure ronde ou le cercle correspond au ciel. Le ciel est le cercle ; la terre est le carré.
Les calculs de la figure carrée sont la base fondamentale.
Du carré provient le cercle.
la figure li (parasol) sert à représenter le ciel.
Le ciel est bleu noir ; la terre est jaune rouge.
Pour calculer le ciel, employez la figure li (parasol).
Le bleu noir est le piao (vêtement extérieur) ; le jaune rouge est le li (vêtement intérieur). Par là on représente la disposition du ciel et de la terre. Ainsi, celui qui connaît la terre a la science ; celui qui connaît le ciel possède la suprême science.
Le savoir provient du keou.
Le keou provient du kun.
Le kun étant combiné avec les nombres, c’est ce qui règle et dirige toutes choses.

Tcheou-Kong dit : ceci est admirable.

Il semble tout à fait difficile, même si le texte du Tcheou-Pei ne peut être daté d’une façon certaine et s’il est relativement jeune (on le situe en général entre le VIe et le Ier siècle), de supposer qu’il ne rapporte pas une tradition ancienne remontant au moins aux temps des Tcheou, au IXe ou au VIIIe siècle avant notre ère. Et ces dates approximatives s’accordent à peu près avec celle que nous permettront d’envisager les documents hindous sur le même sujet. Il semble plus difficile encore de voir dans le Tcheou-Pei quoi que ce soit qui rappelle la manière grecque du début du Ve siècle, c’est-à-dire, pour abréger, la manière pythagoricienne. Et cependant il s’agit bien là de l’objet même des démonstrations capitales attribuées à Pythagore, en tout cas des premières démonstrations capitales de l’école pythagoricienne et de la géométrie grecque. Mais il s’agit uniquement de leur objet, et il ne s’agit absolument pas de ces démonstrations. Nous avons les connaissances que démontreront les théorèmes grecs. Nous n’avons pas ces théorèmes, ni rien qui les rappelle, d’aussi loin qu’on voudra, car nous ne sortons pas d’un cas particulier qui s’est imposé à l’observation instinctive et sans aucun effort d’universalisation. Nous sommes donc en présence de connaissances qu’on peut dater du millénaire qui précède notre ère, avec grande vraisemblance, de son deuxième quart, sinon plus haut. Et ces connaissances paraissent bien avoir pénétré tous les grands peuples de l’Asie, sans qu’on puisse dire au juste où elles ont pris naissance. C’est, à cette ancienne époque, un patrimoine commun de l’humanité éclairée. Ce patrimoine commun appartient indiscutablement à ce qui est devenu notre science, à ce qui va devenir, dès la fin du VIe siècle, la science grecque. N’assistons-nous pas vraiment à ses débuts ?

Conclusion : Effort syncrétique

La manifestation la plus importante, la plus symptomatique de cet effort rationnel, si différent dans ses modalités de l’effort hellénique, même à ses débuts, mais qui tout de même poursuit un but parallèle, c’est une représentation générale du monde qu’on vient de voir s’ébaucher par fragments, mais qui a été conçue de très bonne heure dans ses grands traits et dans toute sa généralité.

Il est superflu peut-être de le dire. La représentation rationnelle cherche, par-dessus tout, l’unité : une unité, une harmonie logique, un cosmos. La cohérence de la pensée rationnelle veut la cohésion de l’univers, l’ordre moniste.

La subordination hiérarchique des choses aux deux principes suprêmes, unis dans le Taô par la dérivation logique des « médiations », l’opposition et la classification des contraires qui en résulte, la production des choses par le mélange, la compénétration, les victoires alternatives des deux principes, tout cela nous achemine par le mythe à l’unité logique. Mais de très bonne heure, semble-t-il, la construction logique s’est élaborée d’une façon plus minutieuse.

La Terre a été conçue comme homologue au Ciel, dont elle reproduit et imite l’ordre, de façon plus ou moins pure. Il y a là comme un monde sublunaire et corruptible soumis au monde incorruptible du ciel. De même façon le monde des choses visibles est soumis à celui des choses invisibles, au monde idéal. Le monde céleste, le monde idéal sont strictement ordonnés, et par des lois numéro-géométriques : les mouvements des astres, les combinaisons des trigrammes et des hexagrammes. Mais les analogies avec les thèmes de la civilisation occidentale s’arrêtent à peu près ici. La représentation chinoise n’approfondit pas plus loin sa rationalité et reste engagée dans le mythe.

Le ciel est divisé en cinq parties : les quatre points cardinaux et le pôle, une région centrale et quatre régions périphériques. Il en est de même de la Terre, dont l’empire est la partie centrale correspondant à la région des étoiles de perpétuelle apparition au Ciel. Le palais de l’Empereur, Fils du Ciel, l’Homme unique, occupe le centre de cette région, comme le Seigneur d’en-Haut, le Chang-Ti, réside dans l’étoile polaire, l’Unité du Ciel ou l’Unique au Ciel. L’Empereur, par les rites, l’astronomie et le calendrier, fait régner l’ordre sur la Terre, mais le subordonnant à l’ordre céleste, « en conformant les nombres de la Terre aux nombres du Ciel ». L’horizon terrestre correspond à l’équateur céleste et aux mêmes divisions cardinales.

A ces cinq régions correspondent les cinq éléments, la Terre, élément central, et les quatre autres, périphériques : le bois et la couleur verte, le feu et la couleur rouge, le métal et la couleur blanche, l’eau et la couleur noire.

Le monde moral et humain est représenté par analogie avec ce monde visible et terrestre, comme lui-même est l’homologue et du monde visible et du monde céleste. Les cinq dynasties ont régné chacune par la vertu des éléments et ont triomphé les unes des autres comme les éléments triomphent les uns des autres dans le devenir, ainsi que les deux principes suprêmes.

Il n’est pas utile de poursuivre, dans les détails, toute cette construction. D’autant plus qu’il est bien difficile d’en dater les étapes. De haute antiquité sont seuls sans doute les traits généraux et sous une forme obscure et vague.

Ce qui nous importe ici, c’est moins la réalisation que le mouvement d’esprit qui la commande. La réalisation est proprement, spécifiquement, chinoise. Elle n’a eu aucune fortune en dehors de la Chine. Mais le mouvement d’esprit nous semble humain. C’est le même que nous avons vu partout, sous le mythe, le religieux, le magique, frayer sa voie à une raison qui paraît bien, comme la définira Aristote, porter la marque de l’humanité. Et par là, dans tout l’Orient protoscientifique, si l’on ose l’expression, malgré toutes les différences et les réserves que comporte une telle généralisation, en lui conservant les formes vagues sous lesquelles on le devine, ce premier élan est le prélude au mouvement d’esprit qui, en s’accentuant et s’organisant, accentuera du même coup et organisera la civilisation hellénique et occidentale.





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