Auguste François (1857-1935)

NOTES SUR LES LO-LO DU KIEN-TCHANG

Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, tome 5, 1904, pages 637-646.

  • Henri Cordier (Les Lolos) : "Notre consul général à Yun-nan fou, M. Ch. François, a fait il y a quatre ans un voyage dans le Kien tch'ang d'où il a rapporté les plus belles photographies de Lolos que j'aie jamais vues ainsi que des notes fort intéressantes".
    [c.a. : Le bulletin, et H.C. en le suivant, prénomment François, "Ch." ; c'est à mon avis un erratum : Le consul François se prénommait Auguste, et le style de la note ne laisse pas place au doute sur l'identité de l'auteur.]


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Carte. Ch. FRANÇOIS : Notes sur les Lo-Lo du Kien-Tchang Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, tome 5, 1904, pages 637-646.


Les indigènes « Lo-Lo » du Kien-Tchang, que les Chinois nomment plus spécialement par l'expression méprisante « Man-Tseu » et qui ne doivent pas être confondus avec les populations indigènes du Yun-Nan, généralement désignées sous cette même appellation de Lo-Lo, sont répartis sur le territoire, limité, au Sud et à l'Est, par les deux branches de la grande boucle du Yang-Tseu qui, dans cette partie supérieure de son cours, prend le nom de « Kin-Cha-Kiang », à l'Ouest, par le Ya-Long, ou Kin-Ho, et au Nord, par le Tong-Ho.

Ce quadrilatère est traversé, à peu près par son milieu et du nord au sud, par le Kien-Tchang-Kiang. La population lo-lo est disséminée dans les montagnes qui enserrent cette rivière de tous côtés, mais le groupement le plus dense se trouve sur la rive gauche, dans le massif épais, jusqu'ici impénétré, qui s'étend entre le Kin-Cha-Kiang et cette rivière du Kien-Tchang. Là, elle est toujours souveraine maîtresse ; l'intrusion Céleste ne s'y est pas aventurée,

L'infiltration chinoise, descendue par la fosse du Kien-Tchang, n'a pu occuper que la bande étroite de terrain connue sous le nom de vallée du « Kien-Tchang », poche profonde » longue de 220 kilomètres environ, qui commence vers Mien-Lin, d'une largeur maxima de 4 kilomètres dans sa partie la plus renflée, vers Kien-Tchang-Fou, et se termine à Kong-Mou-Yin, point où la rivière, tournant à l'ouest, s'enfonce dans des gorges, pour rejoindre le Ya-Long.

Dans le fond de cette vallée, ou mieux, de ce ravin du Kien-Tchang, la population chinoise ne s'est encore établie que par une sorte de tolérance et en consentant à subir les rapines des Lo-Lo qui en occupent les deux versants. La situation de ces Chinois n'est pas enviable. Pour eux, les périodes de tranquillité sont celles où les Lo-Lo se bornent à des incursions partielles, par petits groupes qui viennent s'approvisionner, tantôt dans un village, tantôt dans un autre, de céréales, de bestiaux et — si quelques imprudents résistent ou se laissent surprendre, — d'esclaves. Dans ces conditions, ce n'est qu'une sorte de dîme ne frappant que quelques maisons isolées, dont les habitants n'ont d'autre ressource que de s'enfuir, laissant piller leurs biens. Toute résistance, opposée par eux, ou tout secours donné par les voisins n'amènerait qu'un retour en force des Lo-Lo, pour entamer alors une véritable guerre de destruction.

La sagesse de l'administration chinoise consiste à fermer les yeux ; c'est le meilleur moyen qu'elle puisse employer pour la protection de ses sujets et pour conserver la route qui lui est indispensable, dans ce couloir, seule communication avec le bas Yun-Nan.

Le rôle le plus efficace des mandarins que le gouvernement chinois envoie dans cette région est de ne pas irriter les Lo-Lo et d'entretenir des relations suffisantes avec leurs chefs influents pour leur faire comprendre au besoin les abus, lorsque les pillages excèdent la mesure que ceux-ci n'ont d'ailleurs pas intérêt à dépasser, sous peine de provoquer la désertion de la colonie chinoise et de se priver de son exploitation. Grâce à ce compromis, la route du Kien-Tchang est demeurée à peu près libre. Des villages chinois la jalonnent, plus ou moins rapprochés, suivant la largeur des terres cultivables.

Dans chacun de ces villages, un petit mandarin militaire réside entre des murs de terre qui l'abritent avec le noyau principal de ses administrés. On a eu la précaution de ne donner à ces chefs militaires aucun soldat, ce qui leur enlève jusqu'à l'idée de réprimer ou même de gêner les déprédations des Lo-Lo. Ils se contentent de fermer chaque soir les portes de leur enclos et ils demeurent parfaitement sourds à tout bruit extérieur, se bornant à constater le lendemain, avec une très belle indifférence, le résultat des attaques dont les habitants du dehors ont pu être victimes ; ceux-ci, philosophiquement, s'efforcent de réédifier ensuite et de réparer les pertes, dans l'espoir d'une nouvelle tranquillité temporaire.

Comme nous demandions à certains de ces Chinois comment ils pouvaient s'accommoder d'une telle situation, ils nous montraient les champs fertiles qu'ils ont réussi à installer parmi les apports des torrents et ils répondaient : « Où trouverions-nous ailleurs des terres ? » En effet, jusqu'aux cimes des montagnes, dans les moindres fissures des roches, partout où il existe une poignée de terre, dans les lieux les plus invraisemblables, des gens ont planté quelques pieds de maïs, perdus dans les immensités rocheuses. Eux, les habitants de la « Plaine », possèdent au contraire la terre promise, des rizières fertiles et ils les conservent malgré le lourd tribut parfois payé aux Lo-Lo, non seulement en nature, mais aussi en personnes. Bien des membres de ces familles chinoises, en effet, sont captifs, dans ces massifs immenses qui surplombent leur vallée et où les Lo-Lo les ont traînés pour tourner leurs meules et cultiver à leur place.

Le long de ce boyau, parcouru par le Kien-Tchang-Kiang, les Chinois ont établi, au nord, la sous-préfecture de Mien-Lin et, vers le milieu, dans la partie la plus élargie, dans un petit cirque de 4 kilomètres de diamètre, la préfecture de Kien-Tchang-Fou, nommée aussi Lin-Yuen-Fou, chef-lieu du Kien-Tchang et le siège également de la sous-préfecture de Si-Tchang-Hien, ville murée, représentant avec les faubourgs, une population chinoise d'une vingtaine de mille habitants. Une chaîne de villages s'étend entre ces deux villes et se poursuit jusque vers Houei-Li-Tcheou, c'est toute la population chinoise de cette région. Tout le pays est lo-lo et souverainement lo-lo ; ce bloc n'a pas été entamé, comme la contrée plus au nord, par les fonctionnaires chinois. Là, vivent en toute indépendance, les tribus lo-lo divisées en sujets de caste supérieure, les « Hei-Li, ou Hei-Kou-Tou, hommes aux os noirs », et en vassaux, les « Pei-Li, ou Pei-Kou-Tou, hommes aux os blancs », sous l'autorité de chefs héréditaires.

Le grand chef. — Ch. FRANÇOIS : Notes sur les Lo-Lo du Kien-Tchang Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, tome 5, 1904, pages 637-646.
Fig. 2. Le grand chef Ma-Tou de la région de Mien-Tchan.


Chacune de ces tribus occupe un territoire bien défini, avec des frontières très fermées que les individus des tribus voisines n'abordent pas, — à moins d'amitiés particulières, — sans formalités. La traversée de ce pays lo-lo exigerait donc des négociations et des autorisations dans chaque tribu. L'autorité d'aucun chef n'est prépondérante et l'influence d'aucun ne serait suffisante pour assurer la circulation en dehors de ses propres limites territoriales. La haine portée aux Chinois est le seul lien qui puisse unir momentanément et grouper, en certaines circonstances, les tribus lo-lo qui, en temps ordinaire, vivent entre elles sur un pied de mauvais voisinage. Seule, la vallée du Kien-Tchang est pour elles un terrain neutre ; les territoires de chaque tribu aboutissent d'ailleurs, le plus généralement, dans cette fosse qui leur sert de route pour aller s'attaquer, au cours de leurs expéditions de guerre et quand des traités d'amitié ne leur permettent pas de traverser les terres des tribus voisines. On pourrait affirmer que l'état de guerre est le plus fréquent, pour les Lo-Lo ; toujours ils ont quelque affaire à régler par les armes ; ces expéditions ont généralement lieu à de certaines saisons. Les chefs rassemblent alors leurs hommes qui revêtent leurs costumes de guerre, leurs cuirasses en cuir de buffle, peint de couleurs diverses, assez semblables de forme aux anciennes armures japonaises. Leurs armes sont de longues tances de bambou, des flèches empoisonnées, et, parfois, de mauvais fusils à mèche (Fig. 2).

Ces massifs, dont certains sommets dépassent 3.500 mètres, — alors que la tête de la vallée est à 1.800 mètres et le bas à 1.250, à Kong-Mou-Yin, — pourrait renfermer, paraît-il, d'assez belles rizières ; mais les Lo-Lo sont de piètres cultivateurs, leurs principales occupations sont le pillage et, le plus souvent, ce sont leurs prisonniers qui sont chargés du labourage. Ils élèvent des animaux, des buffles, des bœufs, des moutons, et, en grand nombre, des chèvres, dont la toison leur fournit leur vêtement principal, une sorte de grande pèlerine brune ou noire, infiniment ample et longue, qu'ils ne quittent jamais (Fig. 3). Mais l'animal auquel ils donnent surtout leurs soins est le cheval, qui est d'une race lilliputienne ; les plus grands sujets ne dépassent pas la taille de un mètre dix centimètres, mais ils sont fort bien conformés et incroyablement robustes ; leurs propriétaires les habituent, dès la naissance, aux plus rudes fatigues et aux intempéries ; sans aucune ferrure, ils portent leurs cavaliers disproportionnés, car les Lo-Lo sont tous de haute taille, durant des journées entières et d'un train d'enfer, sur des pentes raides, sans chemins, parmi des terrains rocheux qui, chez nous, seraient inadmissibles pour aucun genre d'équitation. Le cheval, auxiliaire du Lo-Lo, dans ses guerres et ses courses, est une de ses plus grandes valeurs d'échange.

Les Lo-Lo sont tous grands et vigoureux, d'un type plus beau et plus viril que le Chinois du Sud et d'allure plus hardie. Les traits sont réguliers, les yeux ne sont pas bridés et ne viennent pas à fleur de tête, les pommettes ne sont pas saillantes comme chez les Chinois ; le nez est en général bien fait, non écrasé ; on ne voit pas non plus, chez eux, le prognathisme chinois (Fig. 3).

Indigènes lolos. — Ch. FRANÇOIS : Notes sur les Lo-Lo du Kien-Tchang Bulletins et Mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, tome 5, 1904, pages 637-646.
Fig. 3. Indigènes lolos des environs de Li-Tcheou (Os noirs). [c.a. : les photos sont de qualité particulièrement défectueuse].


Nous avons dit que le vêtement caractéristique de l'homme est une grande mante en poils de chèvres, qu'il drape parfois avec élégance, sur une épaule. Roulé dans ce manteau, le Lo-Lo dort n'importe où, sous la pluie ou dans la neige. En dessous, il porte une veste et un pantalon de coton, de coupe assez semblable à celle des Chinois du peuple, à la garde robe desquels il emprunte d'ailleurs le plus souvent. Les pieds et le bas des jambes sont toujours nus. Les cheveux, non rasés en couronne, comme ceux des Chinois, sont ramenés en chignon et roulés en pointe sur le sommet du front. Un turban qui entoure la tête enveloppe cette pointe et forme pour les « hommes à os noirs », les Hei-Li, un signe distinctif de leur caste, ainsi que, souvent, un pendant de quelques grains de verroterie rouges et jaunes, passé dans l'oreille au moyen d'un fil. Les gens de distinction portent ainsi une véritable corne de 30 à 40 centimètres dressée sur le milieu du front (Fig. 2).

Les femmes sont également bien faites et plus grandes que les Chinoises avec lesquelles l'expression du visage et la démarche établissent un absolu contraste.

La femme, comme l'homme, porte la grande mante, recouvrant une camisole de coton et un jupon fait de plusieurs bandes d'étoffes généralement de couleurs différentes, cousues dans le sens horizontal, celle du bas esquissant une sorte de volant (Fig. 3).

Un morceau d'étoffe serré au milieu de la tête est la coiffure des jeunes filles ; les femmes mariées portent une sorte de béret noir, très large, fait de carrés de toile, assemblés d'une façon compliquée. Les pieds sont toujours nus. Aucun bijou autre que des colliers de verroterie, retombant jusqu'à la ceinture.

Tous et toutes sont d'une saleté qui défie toute comparaison et qui fait horreur même aux Chinois. C'est un principe chez les Lo-Lo de ne se laver jamais ; or il leur est parfaitement indifférent de s'étendre dans la boue. On ne saurait mieux comparer leurs pieds et leurs mains, dont la peau est enduite d'un glacis de crasse et comme couverte d'écailles, qu'aux pattes des volailles.

Leurs habitations sont faites de quatre pieux ou troncs d'arbres non travaillés, supportant une toiture d'herbes ; à l'intérieur de ces taudis, aucun meuble ; les Lo-Lo couchent sur la terre nue enveloppés dans leurs manteaux et, le plus souvent au dehors. Ils ne pratiquent aucune industrie.

La monogamie est générale ; les ménages sont très réguliers ; la famille est bien constituée et les mœurs sont chastes. Le Lo-Lo croit à une divinité vague et à une vie future. Il brûle ses morts immédiatement, il honore ses ancêtres, mais sans conserver, comme les Chinois, la tablette particulière de chacun d'eux ; une planche, avec une inscription, représente la famille dans son ensemble, avec une idée religieuse. Il a une écriture qui se rapproche du thibetain. Il est d'une parfaite ignorance, il ne sait rien de ses origines. Peut-être, des relations plus suivies que celles qui ont été jusqu'ici entretenues, permettraient-elles de découvrir dans l'intérieur du pays des écrits historiques ou des légendes qui ne sont parvenues ni aux Chinois ni aux missionnaires qui ont eu quelques relations avec les tribus du Kien-Tchang, en bordure de la vallée.

Les Lo-Lo ne paraissent nullement hostiles aux étrangers, leur haine ne s'étend qu'aux Chinois, mais elle est féroce. C'est, pour eux, œuvre pie de massacrer les Célestes et les meurtres qu'ils peuvent commettre sur eux leur seront comptés dans la vie future. Ils manifestent même de la sympathie aux missionnaires catholiques ; ils viennent aisément dans les missions et ils se rangeraient volontiers parmi les catholiques, sans d'ailleurs essayer d'entendre la doctrine chrétienne et sans renoncer à leur existence de pillards.

Le mépris des Chinois, pour ces « Man-Tseu », est surtout un empêchement pour les missionnaires de les accepter parmi leurs ouailles, car ils écarteraient ainsi d'eux, leur clientèle chinoise. Des Missions spéciales, créées chez les Lo-Lo, auraient peut-être chance de réussir, en raison surtout de la haine professée contre le Chinois et de l'appui européen qu'ils pourraient espérer.

Au moment où nous traversions le Kien-Tchang, le sage régime institué par l'administration chinoise venait de subir une atteinte ; un préfet nouvellement nommé à Kien-Tchang-Fou avait résolu de réduire les Lo-Lo et d'instaurer dans le Kien-Tchang son autorité réelle ; il s'était décidé à sévir contre les actes de pillage, supportés jusqu'ici, avec résignation, par ses administrés et alors que ceux-ci eux-mêmes ne réclamaient nullement ce zèle qui ne pouvait se justifier qu'avec l'appui de moyens militaires qui ne sont pas à la disposition des préfets chinois. Ce mandarin osa faire décapiter ou étrangler quelques uns des Lo-Lo des castes supérieures, des hommes « aux os noirs » qui, pour garantir le compromis dont nous avons parlé, résident à Kien-Tchang-Fou, comme des sortes d'otages. Ces mesures firent éclater une guerre, qui menaçait de devenir générale, dans toute l'étendue du Kien-Tchang. Un grand nombre de tribus, oubliant déjà leurs propres querelles intestines, s'étaient alliées contre les Chinois et les malheureux villages de la vallée payaient cruellement la témérité de leur préfet. Sur tout notre parcours, ce n'était que ruines fumantes. À Kong-Mou-Yin, localité située à la porte Sud du Kien-Tchang, les Lo-Lo attaquaient et brûlaient, le soir même de notre arrivée, sous les yeux du mandarin chinois, impuissant à protéger ses gens. Chaque jour, nous rencontrâmes des bandes de Lo-Lo en armes, traversant, d'un versant à l'autre et s'arrêtant pour nous contempler curieusement, mais sans nous manifester la moindre hostilité.

À mesure que l'on s'approchait de Kien-Tchang-Fou, la situation devenait plus lamentable ; le principal foyer de cet incendie se trouvait, en effet, tout contre cette préfecture, menaçant les mandarins et la population, dans leurs murailles. Partout, les troupes chinoises, d'ailleurs insuffisantes, étaient débordées par les bandes lo-lo, dont on redoutait même l'entrée dans la ville. Les commerçants avaient organisé une sorte de garde nationale ; des patrouilles bruyantes parcouraient les rues, de nuit, en frappant sur des gongs au son lugubre ; des fusils de rempart, à mèche, étaient braqués devant les principales boutiques, des armes d'une vénérable antiquité étaient préparées au dehors des maisons, sur des râteliers ; des Lo-Lo, suspendus dans des cages, le cou pris entre deux planches, achevaient d'agoniser, lentement étranglés, secoués de convulsions et les notables chinois déploraient l'imprudente politique de leur préfet qui les ruinait et troublait le pays, pour longtemps. Le gouvernement central, inquiet de la tournure de ces événements, avait envoyé un haut commissaire qui tentait, d'une part, de renouer avec les Lo-Lo et d'autre part, à défaut de soldats chinois, s'efforçait de réunir d'autres Lo-Lo de la région supérieure, quelque peu domestiqués, enrôlés pour aller combattre leurs frères et qui, évidemment, se bornaient à dépenser en bombances les subsides chinois et à consommer le riz de l'administration, dans quelque coin inaccessible des montagnes et peut-être bien en compagnie de l'ennemi.

Nous avons pu cependant entrer en relations avec quelques-uns de ces chefs lo-lo. L'un d'eux, des plus influents dans le voisinage de Kien-Tchang-Fou, le « Hé-Li », Ma-Tou, qui n'était pas encore en hostilité ouverte, était sollicité par le gouvernement impérial, pour agir en faveur des Chinois soit en pacificateur, soit en combattant ; il m'expliqua, en riant beaucoup, qu'il s'était subitement trouvé pris d'une maladie d'un caractère diplomatique qui l'obligeait à demeurer chez lui et il m'exprima ses regrets de ne pouvoir m'offrir une cuirasse comme celle que j'admirais sur lui, car toutes celles de sa tribu se trouvaient, « par hasard » prêtées à des amis ; cependant, il aurait été heureux de pouvoir faire un échange contre une de nos carabines qu'il manœuvrait avec entrain ; il préférait m'offrir le meilleur cheval du Kien-Tchang, disait-il, rapide, ne connaissant ni fatigue, ni obstacles.

Nous ne prîmes de lui et de ses hommes que des portraits (Fig. 2). Si l'on demandait maintenant à ces Lo-Lo leur conception de la photographie, elle se présenterait probablement pour eux, sous la forme de jarres d'alcool de riz ; il n'est pas à penser que les explications techniques qui leur furent données par un interprète chinois sur ce procédé de reproduire leurs traits les aient plus frappés, pour obtenir d'eux quelques moments d'immobilité, que l'annonce de la distribution d'eau-de-vie qui devait suivre l'opération. Hommes et femmes engloutirent d'un seul coup leur copieuse ration d'un véritable vitriol marquant 70 degrés, après quoi, cabriolant et poussant de petit cris suraigus, ils nous firent cortège, jusque dans les marchés chinois, leurs interminables lances battant les toitures, décrochant les planches d'enseignes des marchands et éborgnant les habitants apeurés. Ils ne nous quittèrent qu'au loin, se prosternant à plat dans des mares de boue jusque pendant le défilé de notre convoi.

À 80 kilomètres de Kien-Tchang-Fou se termine la vallée du Kien-Tchang ; à la moitié de cette distance, ce n'est plus qu'un ravin abrupt. Des blockhaus chinois, qui sur ce dernier parcours, tiennent un peu mieux la route, sont édifiés à tous les tournants, ne se perdant pas de vue de deux en deux, à une portée de pistolet parfois. Nous avons compté 27 de ces fortins, sur une étape de 50 lis, soit 25 kilomètres. Tous sont de même modèle et assez pareils à ceux construits en Indo-Chine, par nos troupes, sur les routes des hautes régions. Quelques hommes d'une milice spéciale occupent ces petits forts et se relaient d'un poste à l'autre, pour escorter les voyageurs. Il en est d'inoccupés et tous sont dans l'état de délabrement des ouvrages chinois.

Après une montée pénible jusqu'à 3.200 mètres, au col de Siao-Siang-Lin, on quitte le Kien-Tchang pour tomber dans le Yué-Hi-Ting ; les eaux de ce versant vont vers le Tong-Ho.

Du Tong-Ho, jusqu'aux limites du Kien-Tchang, le pays est plus chinois, bien que la masse de la population soit toujours composée de Lo-Lo, mais de Lo-Lo soumis. L'aspect de ces indigènes est plus misérable et leur attitude surtout n'a pas la fierté de leurs congénères indépendants. Les Chinois se vengent d'ailleurs sur ceux-ci et les traitent de la façon la plus méprisante. Ils ne sont que très exceptionnellement en résidence dans les villages chinois qui occupent les bas-fonds du pays, les terres de rizières. Quelques-uns sont employés comme domestiques, pour les travaux les plus grossiers ou comme gardiens de bestiaux ; mais ils se prêtent mal aux besognes ordinaires, ils vivent sur les hauteurs avec leurs chèvres et leurs moutons, ils ne descendent chez les Chinois que pendant quelques heures, apportant, pour quelques sapèques, des brassées de bois ou quelques charges d'herbages qui servent à la nourriture des porcs ; c'est tout leur commerce. Leur présence sur les marchés n'est plus tolérée après le coucher du soleil. Aucun Lo-Lo de caste noble, aucun « os noir », n'appartient à cette catégorie. Le gouvernement chinois a divisé ce territoire en circonscriptions, administrées par des chefs indigènes, auxquels elle a donné une autorité héréditaire, sous la surveillance de ses mandarins, mais elle n'a pu recruter aucun de ces « t'ou sseu » parmi les nobles lo-lo ; les « os noirs » sont demeurés jusqu'ici irréductibles, dans leur haine des Chinois.

Ces « t'ou sseu » sont donc en somme de pauvres diables, sans prestige sur leurs congénères et traités dédaigneusement par les mandarins impériaux qui ne les admettent pas dans leurs rangs et leur imposent des fonctions ingrates et pleines de responsabilité.

Il y a donc un contraste très frappant entre les Lo-Lo séparés par les pentes du Siao-Siang-Lin. On ne constate pas que la civilisation chinoise ait relevé ces indigènes. La domination des mandarins a, au contraire, pour résultat, — et c'est sans doute son but — de les mener à un état dégradant de brutes demi-domestiquées.

C'est d'ailleurs son procédé, visant à l'extinction des races autochtones, dans tous les pays de conquête réunis à l'empire et à leur remplacement final par la prolifique race des « fils de Han ».

Pour compléter un peu ces notes rapides sur les populations habitant le Kien-Tchang et les crêtes qui bordent le Yang-Tseu, il faut signaler aussi les nains, goitreux et crétins, qui, sur les deux rives du fleuve, au Yun-Nan comme au Sseu-Tchouen, et parmi certains villages chinois du Kien-Tchang, forment la majeure partie des habitants. Nous avions déjà remarqué sur la route du Yun-Nan au Kouei-Tcheou, tout un îlot de pays, offrant le même caractère, par sa population de gnomes boursouflés, affectés d'éléphantiasis, goitreux, affreusement et absolument abrutis.


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