Paul Pelliot

LES « CONQUÊTES DE L'EMPEREUR DE LA CHINE »

Revue T'oung pao, vol. XX, 1921, pages 183-274.

  • "Les orientalistes et les artistes connaissent la suite de seize estampes gravée à Paris de 1767 à 1774 sous la direction de Cochin et représentant les « Conquêtes de l'Empereur de la Chine ». M. Jean Monval en 1905 et M. Henri Cordier en 1913 leur ont consacré des études. M. Haenisch... Enfin un article de M. Ishida Mikinosuke... Malgré tous ces travaux, dont aucun n'est négligeable, il m'a paru qu'il restait encore beaucoup à tirer des matériaux que j'avais réunis en partie dès 1913 et dont M. Cordier annonçait dès ce moment la prochaine publication."
  • "MM. Monval et Cordier ont dit que l'envoi des planches « en France » avait été prescrit par un édit impérial du 13 juillet 1765, mais le texte même de cet édit n'a pas été publié. Il existe cependant, sinon dans le texte chinois original et que je n'ai pu retrouver, du moins dans une version française conservée aux Archives Nationales, et son contenu est trop intéressant à plus d'un titre pour que je ne reproduise pas ici le document en entier. Le voici..."
  • "Un rouleau peint en 1744 [par Castiglione] représente l'empereur K'ien-long à cheval examinant, au printemps, des chevaux en liberté. Il y a là un magnifique exemple de cheval au « galop volant ». On sait que M. Salomon Reinach n'a pas trouvé dans la peinture européenne d'exemple de cheval au « galop volant » avant les toutes dernières années du XVIIIe siècle. Le père Castiglione est donc le premier peintre européen à avoir représenté le « galop volant », un demi-siècle plus tôt ; il l'a certainement emprunté à l'art chinois. Peut-être en définitive l'art chinois fut-il pour quelque chose dans l'adoption de cette attitude par les peintres d'Europe."

Extraits :
L'édit impérial du 13 juillet 1765
L'expédition des quatre premiers dessins... - ...et leur arrivée en France
Les douze derniers dessins
L'ordre des dessins et les légendes d'Helman sont erronés

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Sur les conquêtes de l'empereur de la Chine dans les années 1750, on pourra consulter dans la Bibliothèque Chineancienne, outre cette page :
— Pour les données historiques : J.-M. Amiot, Conquête du royaume des Éleuths. — C. Imbault-Huart, Conquête du Turkestan. — M. Courant, L'Asie centrale aux XVIIe et XVIIIe siècles.
— Pour la commande des 16 gravures : J. Monval, Les conquêtes de la Chine. — H. Cordier, Les conquêtes de l'empereur de la Chine.
Sur internet, la consultation du site http://www.battle-of-qurman.com.cn est extrêmement enrichissante.

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L'édit impérial du 13 juillet 1765

Décret publié par ordre du Grand Empereur de La Chine Kieslung Le 26e de la 5e lune l'an trentième de son Empire c'est-à-dire le 13 juillet 1765.

Je veux que les Seize Estampes des Victoires que j'ay remportées dans la conquête du Royaume de Chumgar et des Païs mahométans voisins que j'ay fait peindre par Lamxinim (françois joseph Castiglione Italien de la Société de Jésus) et par les autres Peintres Européens qui sont à mon service dans la Ville de Pekin-Soient envoyées en europe ou l’on choisira Les meilleurs artistes en Cuivre afin qu'ils puissent rendre parfaitement et dans toutes leurs parties chacune de ces Estampes, sur des Laines de Cuivre. je donne ordre que le Prix de cet ouvrage soit payé sans aucun retardement, je veux que l’on profite des premiers vaisseaux qui partiront pour L'Europe pour y envoyer seulement quatre de ces estampes sçavoir 1e celle appelée Nyaizuxi chayen peinte par Lamxinim ou frere joseph Castiglione Italien S.J. 2e Celle apellée Alchor peinte par Vanchichim ou frere Denis attiret françois de la Compagnie de Jésus. 3e Celle appellée Yslîgin min Theu hiam par Nyaikimum ou Pere Ignatien Sichelbarte allemand de la Compagnie de J. 4e Enfin celle appellée Curman peinte par Nyantey ou le Pere jean Damascene Italien augustin déchaussé de la Congrégation de la Propagande.

Je désire que cet ouvrage soit exécuté avec la plus grande célérité possible, et qu'après avoir tiré cent exemplaires de ces estampes sur la planche de cuivre, ces cent exemplaires et les Planches me soient renvoyés.

Quant aux douze autres Estampes, j'ordonne qu'on les envoye en Europe pas trois voyes différentes dont quatre par chaque voie. Ce Décret sera exactement observé./.

Cette traduction du décret impérial est suivie, dans la pièce 1 de la liasse O11924 (2), du document suivant :

Lettre du frere Joseph Castiglione ecrite de Pékin Le treize Juillet 1765 au très illustre Président de l'académie de Peinture. Salut

Quoique Le Decret de L'Empereur qui accompagne ma lettre suivant son ordre soit suffisant pour que l'artiste qui sera chargé de graver Les Estampes se conforme exactement aux originaux, j'ay crû pour ne rien laisser à désirer à L'Empereur, et pour la Célébrité des artistes Européens, devoir vous recommander deux choses.

La première, soit que ces Estampes soient gravées au Burin ou à l'eau forte, d'avoir soin qu'elles soient exprimées sur le Cuivre avec la délicatesse la plus grande et la plus Gracieuse, que l'artiste y mette la Correction et la netteté la plus exacte telle que demande un ouvrage qui doit être de nouveau présenté à un si grand Empereur.

2° Si après La quantité d'Exemplaires portés dans le mandement de L'Empereur, les Planches se trouvoient affoiblées ou usées, il faudroit nécessairement Les retoucher et les réparer pour être envoyées en Chine, à fin que les nouveaux exemplaires qui en seront tirés dans le Pays puissent avoir les mêmes beautés que les premieres./.

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L'expédition des quatre premiers dessins...

Sur les conditions dans lesquelles les dessins furent envoyés en France, il s'est produit quelques confusions qu'il paraît aisé et utile de dissiper. MM. Monval et Cordier ont dit que l'édit du 13 juillet 1765 prescrivait d'envoyer les dessins « en France ». M. Monval écrit : « La Compagnie des Indes d'Angleterre fait tout son possible pour avoir la commande ; mais le père [sic] Attiret, grâce à son ascendant sur l'empereur et à l'autorité incontestable de son talent, procure cet avantage à la France. »

En réalité, l'édit du 13 juillet 1765 prescrit d'envoyer les gravures « en Europe », mais ne nomme pas la France. D'autre part, au cours d'une conversation que le père Michel Benoist eut en 1773 avec l'empereur K'ien-long, le Père dit que c'était le vice-roi de Canton qui avait choisi la France pour l'exécution des gravures ; et comme l'empereur lui demandait :

— N'est-ce pas vous autres qui d'ici avez indiqué votre royaume et avez écrit pour cela ? »

le père Benoist lui répondait :

— ... Il est vray que... les Europeans d'ici ont fait des Mémoires qui ont été envoyés en même temps que les premiers desseins : mais dans ces Mémoires les Europeans avertissoient seulement le graveur quel qu'il fût de la conformité totalle que V. Mté souhaitoit qu'eussent ces planches avec les desseins envoyés, de la quantité d'Estampes que Votre Majesté souhaitoit qu'on tirât et des autres circonstances que V. Mté avoit elle-même indiquées. »

Il est donc certain que la décision d'envoyer les dessins en France plutôt qu'en tout autre pays d'Europe fut prise à Canton et non à Pékin ; ni le frère Attiret ni l'empereur n'y sont pour rien. La vérité nous est révélée par un mémoire de Bertin qu'a signalé M. Cordier. Les Anglais furent pressentis, mais le père Louis Joseph Le Febvre, supérieur de la mission jésuite française de Chine et alors établi à Canton, « fit représenter au vice-roi par un mandarin de ses amis, protecteur déclaré des Français, que les arts étaient plus cultivés en France que dans aucun autre État de l'Europe, et que la gravure surtout, y était portée au plus haut point de perfection. »

Le père Le Febvre voyait sans aucun doute dans l'exécution de ces gravures par la France un moyen de développer en Chine l'influence française, et par suite celle des missionnaires français établis à la Cour de Pékin. Mais les représentants de la Compagnie [française] des Indes à Canton montraient moins d'enthousiasme. C'est ce qui résulte d'une lettre du Conseil de la Direction de Canton adressée le 10 janvier 1767 aux Directeurs de la Compagnie à Paris et où on lit ce qui suit:

« L'honneur d'avoir été choisis entre les autres nations pour décorer le Palais de Sa Majesté Impériale est assurément très flateur, mais il nous expose à des embaras que nous eussions été plus aise d'éviter. La route étant faite, nous avons été obligés de la suivre. Nous tachons seulement de ne pas nous compromettre en ne déterminant point de terme pour l'exécution où du moins en exigeant un terme si long qu'il ne soit pas possible de manquer à nos engagements. »

Le Conseil de Direction de la Compagnie à Canton exprimait ces appréhensions en 1767, à propos de l'envoi du second lot comprenant les 12 derniers dessins. Mais les arrangements entre les Chinois et la Compagnie des Indes avaient été conclus dès 1765, au reçu de l'édit impérial. Comme pour toute affaire commerciale avec les Européens, c'étaient les marchands hannistes qui avaient traité. Un heureux hasard nous a conservé le texte chinois de ce traité signé par les 10 marchands hannistes, ayant à leur tête P'an T'ong-wen. Bien que la traduction de ce document préparée par M. Courant ait déjà été publiée par M. Cordier en 1902 dans un travail sur Les marchands hanistes de Canton, elle est restée ignorée de M. Monval, M. Cordier ne s'est pas trouvé y faire allusion dans son article sur Les Conquêtes de l'Empereur de la Chine, et par suite M. Ishida ne l'a pas non plus utilisée. Je crois donc bon de la reproduire ici, avec de très légères modifications :

P'an T'ong-wen et autres, marchands hannistes au Kouang-tong, en s'engageant publiquement font une commande à Kan-tche-li et à Wou-kia-lang, chefs commerciaux pour le royaume de France.

Nous avons reçu de LL. EE. le vice-roi et le surintendant des douanes communication d'un ordre impérial prescrivant de transmettre, pour les faire graver sur cuivre, quatre dessins représentant les Victoires obtenues dans les pays des Dzoungars et des tribus musulmanes. Avec bordereau ont été envoyés un feuillet, dessin original de Lang Che-ning, ayant pour sujet « Le camp [enlevé] par ruse par Ngai-yu-che » ; un feuillet, dessin original de Wang Tche-tch'eng, ayant pour sujet « [le combat d'] A-eul-tch'ou-eul » ; un feuillet, dessin original de Ngai K'i-mong, ayant pour sujet « Les habitants de l'Ili font leur soumission » ; un feuillet, dessin original de Ngan Tö-yi, ayant pour sujet « [le combat de] K'ou-eul-man ». En même temps ont été envoyés deux feuillets en caractères barbares du royaume d'Italie et deux feuillets en caractères barbares ayant cours dans tous les pays d'Occident. Ces diverses pièces sont parvenues à notre comptoir, avec l'ordre transmis par les autorités de traiter [cette affaire].

Maintenant nous remettons aux chefs Kan-tche-li et Wou-kia-lang l'ensemble des quatre dessins originaux et des quatre papiers en caractères barbares, pour que le tout soit porté par le vaisseau Po-ye en votre pays et qu'on prenne la peine de le remettre à la Compagnie (kong-pan-yi). Celle-ci confiera les pièces aux ministres d'État de votre pays et les chargera de faire graver quatre planches de cuivre avec une exactitude respectueuse, en se conformant aux règles et aux instructions contenues dans les documents en caractères barbares. La gravure étant achevée, pour chaque planche on tirera 200 exemplaires sur bon papier résistant, soit en tout 800 feuilles, qui avec les planches de cuivre, seront divisées [en deux lots] et chargées sur deux vaisseaux pour être rapportées : chaque vaisseau devra porter 2 planches de cuivre et 100 exemplaires de chaque gravure, soit en tout, 400 feuilles. Les quatre dessins originaux envoyés d'ici et les quatre documents en caractères barbares seront joints, et le tout exactement devra arriver au Kouang-tong environ dans la 33e année (1768) pour être remis aux autorités.

Maintenant on verse à l'avance 5.000 taëls d'argent houa-pien à titre d'arrhes. Si pour le prix du travail ce n'est pas suffisant, on complétera intégralement le prix lors de l'arrivée des planches de cuivre. S'il y a quelque accident de mer, le prix du travail et le fret seront portés au compte de notre comptoir.

Ce billet d'obligation est dressé en deux exemplaires semblables, l'un est remis au chef Kan-tche-li pour qu'il l'emporte dans son pays et s'y conforme ; l'autre est remis au chef Wou-kia-lang résidant à Canton pour qu'il le conserve comme preuve. Des deux parts, il n'y aura pas de négligence.

Ceci est une affaire importante transmise par les autorités pour être traitée ; il faut que la gravure soit très fine et conforme au modèle. Aussitôt [le travail] fait, qu'on renvoie le tout dans les délais ; le plus tôt sera le mieux.

Ce billet d'obligation est remis à MM. les chefs Kan-tche-li et Wou-kia-lang.

La 30e année de K'ien-long (1765),... mois,... jour.

[Suivent les signatures des dix marchands hannistes, Pan T'ong-wen et autres.]

Il me paraît clair que le document conservé à la Bibliothèque Nationale est l'exemplaire du contrat apporté en France par « Kan-tche-li ». Les deux feuillets en italien et les deux feuillets en latin représentaient évidemment l'un le texte italien et latin de la traduction de l'édit du 18 juillet, l'autre le texte latin et italien de la note annexe de Castiglione. La traduction française de ces documents que j'ai reproduite plus haut est sûrement l'œuvre des agents de la Compagnie des Indes. Que la traduction primitive de l'édit soit due à Castiglione ou à son entourage, c'est ce que nous confirme par ailleurs l'orthographe conservée pour les noms propres dans la traduction française : cette orthographe est en effet l'orthographe portugaise, courante chez les jésuites portugais de Pékin auxquels Castiglione était rattaché, au lieu qu'un traducteur de la mission jésuite française aurait employé l'orthographe française de Gaubil et d'Amiot ; Attiret est donc décidément hors de cause. En outre, le double emploi de l'italien et du latin par Castiglione montre bien qu'il ne savait à quel pays irait la commande ; il voulait seulement, à tout hasard, que l'édit et sa note fussent compris partout. Quant à ce qu'il est advenu de ces notes originales en italien et en latin, une lettre de Parent, écrite en 1776, prouve qu'il les vit lors de l'arrivée des quatre premiers dessins en France. Si nous ne les retrouvons pas, c'est sans doute que, conformément au contrat avec les hannistes, elles furent renvoyées en Chine avec les gravures.

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...et leur arrivée en France

Expédiés en France (sur le « Po-ye » ?) au début de 1766, les quatre premiers dessins y arrivèrent dans l'automne de 1766. Le contrat avec les hannistes spécifiait que la Compagnie des Indes remettrait les dessins « aux ministres d'État » pour les faire graver ; mais rien ne prouve que « Kan-tche-li » ait apporté avec lui une traduction complète du contrat ; en tout cas on ne trouve pas trace d'une telle traduction, et il n'est même fait aucune allusion au contrat dans le dossier des Archives Nationales. Que contenaient par ailleurs les rapports écrits de « Wou-kia-lang », ceux écrits ou oraux de « Kan-tche-li » ? Nous l'ignorons, car ces rapports n'ont pas été signalés jusqu'ici ; on sait que les archives de la Compagnie des Indes ont en majeure partie disparu à la Révolution. Mais le fait certain est que la Compagnie possédait la note de Castiglione, adressée, selon la version française, « au très illustre Président de l'Académie de Peinture », sans que ce titre visât dans l'espèce une académie spéciale d'un pays déterminé. Les directeurs de la Compagnie des Indes ne tinrent d'abord nul compte de cette note et se préoccupèrent de trouver eux-mêmes des graveurs. Mais Parent, premier commis du ministre Bertin de qui dépendait la Compagnie des Indes, se trouva voir chez les Directeurs de la Compagnie la note de Castiglione, et fit alors observer à ces messieurs que l'exécution de la commande ne les concernait pas et que « l'Empereur de la Chine avoit entendu d'en charger le Ministre des Arts, c'est-à-dire le Directeur Général des Bâtiments du Roy ». Parent prévint alors son chef Bertin, et celui-ci parla à son tour au Directeur général des Bâtiments du roi et Directeur de l'Académie royale de peinture, le marquis de Marigny, « qui prit les ordres du Roy et retira les desseins ».

C'est le 17 décembre 1766 que, conformément à l'avis de Parent, les directeurs de la Compagnie des Indes se décidèrent à saisir M. de Marigny par la lettre suivante dont une copie se trouve aux Archives Nationales :

Copie d'une Lettre de Mrs Les Sindics et Directeurs de la Compagnie des indes a M. Le Marquis de Marigny du 17 Xbre 1766.

Monsieur

Le nommé Lankeikoua marchand Chinois a remis aux préposés de la Compagnie à Canton quatre desseins représentant les victoires de L'Empereur de la Chine Sur les tartares manchoux, il a demandé, au nom des grands mandarins de la Ville, que ces desseins fussent apportés en france pour y être gravés par les meilleurs artistes conformément au Décret de l'empereur, dont il a remis en même [sic] deux traductions L'une en latin et l'autre en Italien. Les traductions de ce décret ainsy que les desseins, avoient été envoyés de Pékin par le père Castiglione, Jesuite, qui avoit reçu les ordres de l'Empereur à cet égard. Ces divers [sic] Pièces sont accompagnées d'une Lettre de ce Père adressée au Président de l'Académie de Peinture, dans laquelle il lui recommande la perfection de L'ouvrage, en meme tems qu'il en exprime les Conditions ; nous avons pensé, Monsieur, que la direction d'un travail dont le succès interresse l'honneur des artistes françois ne pouvoit regarder que vous, nous avons l'honneur de vous adresser en conséquence une traduction tant du Décret de l'Empereur, que de la lettre du père Castiglicne et nous vous observons qu'il seroit à souhaiter, pour remplir les intentions de l'empereur, que ce travail fût fini au mois de 9bre prochain, afin de profiter des vaisseaux que la compagnie expediera alors pour la Chine.

La Compagnie payera ce qu'il en pourra coûter pour l'Exécution de cet ouvrage, et nous nous empresserons, Monsieur, de vous remettre les quatre desseins, ainsy que les autres Pièces originales dont nous venons de vous faire le détail, aussitôt que vous aurez bien voulu nous en indiquer le moment.

Nous sommes avec Respect, etc.

Signé : Brisson, Du Vandier, Marion, Belin (?), Sancé (?)[,] de Lessart, Le Moyne et De Mery Darcy.

Cette copie de la lettre des directeurs de la Compagnie des Indes est accompagnée de la copie d'un Mémoire, évidemment établi dans les bureaux de Bertin, et dont voici le texte :

L'Empereur Kien-long, actuellement régnant en Chine vient de Rendre hommage à l'Industrie françoise, en faisant charger les préposés de la Compagnie des indes à Canton de faire graver en france quatre grands desseins représentant des victoires qu'il a remportées sur des Rebelles attachés à la derniere dinastie chinoise ; ces quatre desseins sont actuellement à Paris entre les mains des Sindics et Directeurs de la Compagnie des Indes.

L'Empereur demande que les quatre Planches gravées sur cuivre lui soient envoyées, avec 200 épreuves de chaque Planche ; pour fournir à la dépense, il a fait délivrer aux préposés de la Compagnie, une somme de Seize mille Taëls (Le Taël vaut 7£10s ce qui fait une somme de 112.800£). Ce Prince demande encore que les quatre Desseins originaux luy soient renvoyés avec les Planches et les Epreuves. on dit que la Compagnie des Indes d'angleterre, ou ses employés à la Chine ont fait tout leur possible pour avoir la Préférence de Cette Commission, sentant bien toute l'utilité que l'angleterre en auroit pû retirer, mais que les missionnaires qui sont à la Cour de Pékin ont procuré cet avantage à la france.

on Croiroit à propos d'exécuter en petit ces quatre desseins sur des grands vases de Belle forme de la Manufacture Royale de Séve [sic], un tel présent seroit sans doute fort estimé de l'empereur de la Chine, mais ce qui lui feroit le plus de plaisir, ce seroit de voir ces mômes desseins exécutés en tapisseries à la Manufacture Roïale des Gobelins, ou au moins à celle de Beauvais...

Ce Mémoire est lui-même suivi de la copie d'une lettre de Bertin au marquis de Marigny, en date du 27 décembre 1766. Elle est ainsi conçue :

Le Memoire, Monsieur, que j'ai l'honneur de vous adresser ayant été remis au Roy, S. M. sur le compte qu'elle m'a chargé de luy en rendre, m'a donné ses ordres pour ce qui concerne la manufacture de Sèvres ; elle m'a commandé aussi de vous faire part de ce memoire, en vous prévenant de Sa Part qu'elle désire que vous preniez ses ordres sur les demandes que contient ce mémoire relatives à votre administration, après néantmoins que vous vous serez procuré à la Compagnie des Indes tous les ecclaircissemens qui peuvent vous êtres nécessaires pour les objets qui vous regardent, et que présente entr'autres une Lettre qui a dû vous parvenir par la voïe de la Compagnie des Indes à votre adresse comme Directeur Général des Batimens du Roy et manufactures.

Je vous renouvelle, etc.
Signé : Bertin.

Je ne crois pas que l'idée de faire reproduire les quatre dessins en tapisserie par les manufactures des Gobelins ou de Beauvais ait eu aucune suite. En ce qui concerne la manufacture de Sèvres, la lettre de Bertin semble indiquer que des ordres avaient été au moins donnés. L'administrateur de la manufacture de Sèvres me fait savoir, par lettre du 17 novembre 1920, qu'on ne trouve rien à ce sujet dans ses archives, mais ajoute que ces archives « sont assez pauvres de renseignements sur les productions artistiques de la Manufacture au XVIIIe siècle ».

Grâce à Bertin, les quatre dessins furent donc remis à M. de Marigny, non pas en tant que Directeur de l'Académie royale de peinture, mais comme Directeur Général des Bâtiments du Roi et Manufactures ; cette remise aurait été effectuée le 31 décembre 1766 par M. de Méry d'Arcy.

À cette même date du 31 décembre 1766, Bertin parlait avec enthousiasme des quatre dessins « magnifiques » arrivés de Chine. « Ces dessins lavés à l'encre de la Chine sont, disait-il, de la plus grande beauté ; on y distingue entr'autres ceux qui sont de la main du père [sic] Castiglione et du frère Attiret.

Il est vrai que Bertin ajoutait en note : « Je ne les ai pas encore vû, mais M. Poivre et autres personnes les trouvent tels ».

Mais l'admiration ne semble pas avoir été aussi grande dans le monde des artistes. En particulier, quand il s'agit de graver le dessin du père Jean Damascène, Cochin estima nécessaire de le retoucher au préalable à tel point que le graveur eut un mois de délai de plus que ses trois confrères pour livrer sa planche. Et en 1769, le marquis de Marigny, écrivant au frère d'Attiret à propos des dessins exécutés par celui-ci, n'hésitait pas à ajouter « quoiqu'à dire vray, étant faits dans le goût chinois ils soyent plus remarquables par la singularité de ce qu'ils représentent que par leur beauté ». Cette appréciation du Directeur Général des Bâtiments du Roi est confirmée par une remarque émanant de Cochin lui-même. Le 3 janvier 1770, un abbé Viguier écrivait de Besançon au marquis de Marigny et offrait de lui vendre pour 25 louis deux recueils envoyés de Pékin par le frère Attiret et contenant l'un, des gravures du Yuan-ming-yuan, l'autre, des planches qu'il croyait représenter les fêtes données en l'honneur du 60e anniversaire de la mère de K'ien-long. Le marquis de Marigny lut trop vite la lettre, pensa qu'on lui proposait des œuvres originales d'Attiret lui-même, et mit en note : « A montrer à Mr. Cochin pr ce qu'il pense des desseins du f. Attiret ». Cochin répondit le 11 janvier 1770 qu'il s'agissait non de dessins originaux, mais de gravures faites d'après les dessins d'Attiret, qui, ajoutait-il, « d'ailleurs étoit un médiocre dessinateur ». En réalité, l'importance qu'on accorda en 1766-1767 à la « commande » de l'empereur de Chine ne tenait en rien à la valeur des dessins. Mais on ne doutait pas que de belles gravures françaises ne dussent exciter l'admiration de K'ien-long ; elles vaudraient à la France un respect et un crédit qui la distingueraient des Hollandais, des Portugais et surtout des Anglais, et dont elle tirerait des avantages précieux au point de vue du commerce et de la religion.

Pour atteindre ce but, il fallait s'adresser à des artistes d'un talent reconnu ; Cochin fut chargé de les choisir. Le 22 avril 1767, Le Bas, Saint-Aubin, Prévost et Aliamet soumissionnaient chacun pour l'exécution d'une planche qu'ils devaient faire « tout leur possible » pour livrer en octobre 1768, sauf Saint-Aubin, qui, chargé de graver le dessin du père Jean Damascène, avait jusqu'à novembre 1768.

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Les douze derniers dessins

Les douze autres dessins arrivèrent en juillet 1767 ; ils étaient accompagnés d'une lettre du Conseil de Direction de la Compagnie des Indes à Canton, en date du 10 janvier 1767, dont on trouve aux Archives Nationales l'extrait suivant :

Nous Vous Envoyons, M.M. Douze nouvelles Estampes ou sont représentées Les Victoires de L'Empereur de la Chine, Ces Douze Estampes sont renfermées quatre à quatre dans trois petites Boettes de Calice qui seront réparties sur les 3. Vaux Le Berryer et Le Penthievre vous en porteront chacun une, Le Duras aura La troisième. Le Conseil de la précédente Expédition vous en Envoya de pareilles, où du moins dans le même genre L'année derniere. Nous Vous prions, M.M. de prendre les précautions les plus sûres pour qu'elles soient faites dans le tems prescrit. L'honneur d'avoir Été choisis entre les autres nations pour décorer Le Palais de Sa Majesté Impériale est assurément très flateur, mais il nous expose à des Embaras que nous eussions été plus aise d'Eviter. La route étant faite, nous avons Été obligés de la suivre, nous tachons seulement de ne pas nous compromettre en ne déterminant point de terme pour L'Exécution où du moins en exigeant un terme si long qu'il ne Soit pas possible de manquer à nos engagements.

La Prière que nous vous faisons icy est d'autant plus juste et d'autant plus digne de votre attention qu'elle ne nous regarde pas personnellement ; ce n'est pas nous qui Souffririons de votre peu d'Exactitude, mais Elle pourroit Entraîner La ruine de vos principaux marchands et par contrecoup rejaillir infailliblement sur La Compagnie./.

Comme on le voit, le grand souci des agents de la Compagnie des Indes était qu'un retard dans la livraison des planches ne mécontentât l'Empereur et n'attirât aux hannistes des difficultés avec les autorités de Canton. Mais, malgré toutes les recommandations, le retard se produisit et fut de plusieurs années. Déjà lors des soumissions aux quatre premières planches, au lieu de la date de novembre 1767 qui était indiquée par la lettre de la Compagnie des Indes de décembre 1766, on avait dû se borner à demander aux artistes de faire « tout leur possible » pour livrer leur travail en octobre et novembre 1768. Ce délai même fut insuffisant, et deux planches seulement étaient complètement achevées le 17 décembre 1769. Encore ne furent-elles pas expédiées immédiatement, car une lettre du père Benoist de la fin de 1773 montre qu'aucune des planches n'était arrivée en Chine avant un premier lot de sept planches qui parvint à Pékin au début de décembre 1772. Je n'ai retrouvé les soumissions que pour 11 des 12 planches du second envoi ; 2 sont du 2 décembre 1767, 8 du 1er février 1768, 1 du 26 mars 1768. Le travail se prolongea sept ans ; les dernières quittances sont de la fin de 1774. Je ne sais si des gravures étaient parvenues en Chine en 1773. En tout cas un nouveau lot de trois caisses parvint à Macao sur le Superbe le 29 août 1774. Les dernières planches et épreuves, expédiées de Paris en décembre 1774, ne purent parvenir en Chine avant le milieu de 1775. Pour faire patienter l'empereur, le père Benoist lui expliquait que « les premières planches ayant été exécutées, le Ministre jugeant que quelque délicat que fut le burin, l'espèce de gravure qu'on avoit employée ne seroit peut-être pas du gout d'ici, il aima mieux sacrifier ces premières Planches et les faire recommencer dans un goût qu'il désigna lui-même... »

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L'ordre des dessins et les légendes d'Helman sont erronés

Lors de l'envoi en Chine des planches originales gravées sous la direction de Cochin, il n'en était resté en France, on l'a vu plus haut, qu'un très petit nombre d'épreuves. Aussi, pour satisfaire à la curiosité du public entiché des choses de Chine, un élève de Le Bas, Helman, en exécuta-t-il une réduction « qui parut en 1785 en quatre livraisons de quatre planches chacune », selon M. Cordier. Les gravures de Helman sont très inférieures à la série originale. « Toutefois, dit M. Hänisch, les petites gravures de l'édition réduite ont sur les autres, outre qu'elle ne sont pas d'une si extrême rareté, l'avantage des légendes explicatives. Sur les gravures originales, quiconque n'est pas spécialement versé dans l'histoire de la campagne ne pourra comprendre le sujet de mainte scène. »

En effet, les gravures de la série originale, destinées à l'empereur de Chine, comportaient des signatures d'auteurs et de graveurs, mais rien qui indiquât le sujet des planches. L'édition de Helman supplée à cette lacune, et c'est des explications de Helman, acceptées déjà sans réserves par MM. Monval et Cordier, que part à son tour M. Hänisch pour donner un commentaire des deux gravures qu'il reproduit. Tout irait bien si les légendes de Helman étaient justes ; c'est la question essentielle qui va maintenant nous occuper.

À l'arrivée des quatre premiers dessins en France dans le courant de 1766, on commit les plus étranges méprises sur ce qu'ils représentaient. Le 17 décembre 1766, la lettre des Directeurs de la Compagnie des Indes au marquis de Marigny disait que les quatre dessins avaient pour sujet « les victoires de l'empereur de la Chine sur les Tartares manchoux », ce qui était vraiment énorme, puisque l'empereur lui-même était mandchou. Le Mémoire établi vers la même date dans les bureaux de Bertin n'était guère plus exact quand il parlait de ces dessins où l'empereur de Chine avait fait représenter « des victoires qu'il a remportées sur des rebelles attachés à la dernière dynastie chinoise ». Le 31 décembre 1766, Bertin lui-même écrivait aux pères chinois Ko (= Kao) et Yang, qui, après un long séjour en France, étaient repartis pour Pékin : « On assure que ces desseins seront suivis de douze desseins pareils qui traitent les mêmes sujets... Il y a apparence que les seize desseins composent la suite des victoires de Tsong-te da ma-van, et de Chun tchi, Chef de la dynastie Tsing actuellement régnante à la Chine depuis la révolution de 1644, peut être aussy comme on l'a assuré que ces desseins représentent les Expéditions et les Combats que l'Empereur régnant a donné contre les rebelles qu'il a réduict, et dont on n'a eu aucune connaissance en Europe ; vous me ferés plaisir de me marquer ce que vous en aurés appris des personnes instruites et des Missionnaires avec qui vous aurés eu occasion d'en conférer. »

Ko et Yang répondirent, car, le 27 janvier 1769, Bertin leur écrivait à nouveau : « Je vous remercie de la note historique que vous me donnés des victoires de l'Empereur sur les Eludes [= Eleuths] et les Chuncards [= Dzoungars] qui sont décrites dans ces desseins. La modération et la clémence forment le caractère particulier de ce Prince qui après sa victoire a comblé de bienfaits son ennemi Tamacu [lire Tawatsi = Davaci]. Je désirerois savoir de quel côté des frontières de l'Empire ce Royaume des Eludes et des Chuncards est situé ; quelle est à peu près son étendue et ses confins, vous me ferés plaisir de me le marquer afin d'en enrichir nos cartes qui sont toujours bien imparfaites sur ces Pays éloignés de nous. »

Un mémoire explicatif fut en outre transmis par la Compagnie des Indes ; c'est ce qui résulte d'une note où un commis de Bertin proposait de faire mettre au bas de chaque gravure « un cartel dans lequel on pourrait écrire le sujet » « tel qu'il est dans le Mémoire de la Compagnie des Indes ». Ce mémoire n'a malheureusement pas été retrouvé ; il devait être très sensiblement postérieur à la « notice historique » envoyée par les pères Ko et Yang. Enfin il n'est pas impossible que la « notice historique » des pères Ko et Yang ou le « Mémoire » de la Compagnie des Indes soient à la base d'une brochure imprimée qu'on n'a pas retrouvée non plus jusqu'ici et qui est intitulée : « Précis historique de la guerre dont les principaux événements sont représentés dans les 16 estampes gravées à Paris pour l'empereur de la Chine, sur les dessins que ce prince a fait faire à Pékin. Paris, 1791, in-4°. »

Les légendes des 16 estampes telles qu'elles ont été établies par Helman sont reproduites par M. Cordier d'après la table générale mise en tête de la suite de Helman. Il me paraît inutile de donner à nouveau ici toute cette énumération qui prendrait plusieurs pages ; j'en citerai seulement au fur et à mesure ce qui sera nécessaire à ma discussion. Quant à l'origine des légendes établies par Helman, M. Cordier a dit que Helman avait reproduit « les titres et les explications tels qu'ils étaient écrits en manuscrit au bas de chaque Estampe, dans les Appartements du Roi ». Je n'ai pas retrouvé l'origine de cette indication, non plus que de celle relative à la publication de la série de Helman en « quatre livraisons de quatre planches chacune ». On conserve à la Bibliothèque Mazarine une série des 16 estampes originales qui provient de la salle de billard de Louis XVI, et est dans ses cadres anciens ; mais cette série, que j'ai vue, n'a aucune légende ; si le renseignement de M. Cordier est exact, et si c'est de cette série qu'il s'agit, il faut que les légendes manuscrites aient été écrites autrefois sur des cartons fixés au mur au-dessous des cadres et qui ont aujourd'hui disparu ; il n'y a d'ailleurs rien là d'invraisemblable.

Qu'elles soient ou non copiées sur des explications qui se trouvaient au bas des estampes dans les appartements du roi, les légendes de Helman remontent, au moins en partie et plus ou moins directement, à des renseignements du père Amiot ; peut-être est-ce celui-ci qui avait fourni les éléments de la « notice historique » des pères Ko et Yang et plus probablement du « mémoire » de la Compagnie des Indes. L'intervention du père Amiot se révèle en effet dans les légendes des IXe et Xe estampes de Helman, où il y a des fautes de lecture « Hountchés » pour Houei-t'ö et « Chonotés » pour Houo-cho-t'ö qui se retrouvent dans la traduction du Monument de la conquête des Eleuths due à Amiot. De plus, le « poème » impérial cité par la légende de la IXe estampe de Helman n'est autre que ce Monument lui-même ; le passage correspond à la p. 375 de la traduction insérée dans les Mémoires concernant les Chinois. Mais la citation faite dans la légende de Helman comporte des variantes et additions qui excluent un emprunt direct à la traduction telle qu'elle a été imprimée. Cette citation doit donc remonter à Amiot non par les Mémoires concernant les Chinois, mais par le mémoire explicatif de la Compagnie des Indes.

On aura remarqué que ceux qui, au XVIIIe siècle, ont parlé du sujet des estampes n'ont tenu aucun compte des titres que l'édit du 13 juillet 1765 et le contrat des hannistes donnaient aux quatre premiers dessins envoyés en France. À vrai dire, ces titres étaient obscurs pour des profanes ; d'ailleurs il n'est pas sûr qu'on ait eu une traduction complète du contrat des hannistes, et d'autre part on a vu que ni Bertin ni son entourage ne paraissent avoir lu la traduction de l'édit envoyée par Castiglione. Pour nous au contraire, les indications identiques de ces deux documents sont précieuses, et apparaissent immédiatement inconciliables avec les légendes de Helman.

Nous avons en effet des éléments de détermination suffisants pour identifier ces quatre planches, puisque les soumissions des graveurs et la correspondance de Cochin nous font connaître les noms des graveurs auxquels chacun des dessins fut attribué : Le Bas eut le dessin de Castiglione, Saint-Aubin celui de Jean Damascène, Prévost, celui de Sichelbart, Aliamet celui d'Attiret. Or il n'y a que deux dessins de Castiglione qui aient été gravés par Le Bas : ce sont les estampes qui portent chez Helman les nos III et V. Mais le n° III a été gravé en 1771, et le n° V en 1769. Comme il s'agit de la première planche gravée par Le Bas, c'est évidemment la planche V qui reproduit le dessin de Castiglione arrivé en 1766. Un seul dessin de Jean Damascène a été gravé par Saint-Aubin ; c'est l'estampe VII de Helman. dont la gravure fut achevée en 1770. Un seul dessin de Sichelbart a été gravé par Prévost ; c'est celui qui porte chez Helman le n° VIII, dont la gravure fut achevée en 1769. Un seul dessin d'Attiret a été gravé par Aliamet ; c'est l'estampe XV de Helman, dont la date d'achèvement n'est pas indiquée. Il n'y a donc pas à douter que les quatre dessins arrivés en 1766 correspondent aux estampes V, VII, VIII et XV de Helman, et c'est en effet ce qu'ont déjà dit MM. Monval et Cordier.

Mais si nous nous reportons maintenant aux titres donnés aux quatre dessins par l'édit du 13 juillet 1765 et par le contrat des hannistes, nous voyons que ces titres ne concordent aucunement avec les légendes attribuées par Helman à ses estampes V, VII, VIII et XV : le n° V de Helman ne représente nullement la surprise d'un camp ; le nom de K'ou-eul-man n'apparaît pas dans la légende de son estampe n° VII ; la légende de son n° VIII ne parle pas de la soumission des gens de l'Ili ; il n'est pas question d'« Altchor » dans la légende de son n° XV. Par contre la légende de la planche XIV de Helman donne pour sujet de cette estampe la « bataille d'Altchour », où le nom est évidemment identique à l'« Alchor » ou A-eul-tch'ou-eul de l'édit du 13 juillet et du contrat des hannistes ; or cette planche XIV a bien été, elle aussi, dessinée par Attiret, mais elle a été gravée par Le Bas et non par Aliamet ; de plus le dessin est daté de 1766 et la gravure n'en a été achevée qu'en 1774, ce qui exclut doublement que le dessin original de cette planche ait fait partie du premier lot qui se trouvait déjà à Canton en 1765. La conclusion s'impose : les légendes de Helman et leur attribution à telle ou telle estampe sont, au moins en partie, arbitraires.

Les soumissions des graveurs pour les douze dessins arrivés en 1767 nous indiquent les numéros que portaient onze de ces dessins, ce qui permet de suppléer aussi celui du douzième. Vérification faite, ces numéros, qui ne tiennent pas compte des quatre premiers dessins envoyés, sont de simples numéros d'ordre ajoutés soit à Pékin, soit à Canton, soit même à Paris, mais qui ne répondent à aucun classement véritable ; ils ne nous sont donc d'aucune utilité.

Le problème risquerait ainsi de demeurer insoluble si nous étions réduits aux sources occidentales ; heureusement nous pouvons nous appuyer maintenant sur des documents chinois.

La Dr G. E. Morrison Library a acquis récemment un exemplaire relié des gravures originales des Conquêtes, où chaque planche est accompagnée d'un feuillet de même dimension reproduisant en fac-similé une composition explicative composée et calligraphiée par K'ien-long. La comparaison des planches et des compositions et la reproduction des morceaux littéraires dus à K'ien-long occupent la majeure partie du travail que M. Ishida a immédiatement consacré à l'ouvrage entré ainsi dans la bibliothèque dont il est le conservateur. La conclusion de M. Ishida, qui n'a d'ailleurs connu ni l'édit du 13 juillet 1765 jusqu'ici inédit, ni le contrat des hannistes publié en 1902 dans le T'oung pao, est que les légendes de Helman sont gravement inexactes, et que l'ordre qu'il a adopté est faux dans 15 cas sur 16.

[c.a. : mais alors, quel est le bon ordre, quelles sont les bonnes légendes ? Pelliot répond à la fin de son article...]

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