Henri d'ARDENNE de TIZAC (1877-1932)

LA SCULPTURE CHINOISE

Éditions G. Van Oest, Paris, 1931, 52 pages + 64 planches.

 

  • Introduction : "Dans quel esprit faut-il donc aborder l'étude de la sculpture chinoise ? Il en coûte à nos habitudes occidentales de voir dans la sculpture autre chose que l'art des statues. Avant l'introduction des formules statuaires indoues, l'artiste chinois avait excellé dans deux procédés qui répondaient mieux à sa nature : celui des figurines modelées et celui de la pierre ciselée. Nous les examinerons d'abord. Non moins attachante sera l'étude de la sculpture ciselée, qui marque le point extrême où le goût chinois pouvait atteindre dans le travail de la pierre sans cesser d'être fidèle à lui-même. Enfin, nous assisterons à l'invasion de la Chine par les statues indo-grecques du bouddhisme, à l'implantation de ces types étrangers sur l'Empire du Milieu, à leur épanouissement, à leur décadence. Et nous pourrons répondre à cette question : si les Chinois, parfaits modeleurs d'argile et ciseleurs de pierre, méritent le nom de statuaires."

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Figurines : Chevaux

VII, a. Cheval, terre cuite noire, avec traces de peinture rouge, noire et blanche.  Époque Han (IIIe s. av. J.-C. — IIIe s. ap. J.-C.) (Musée Cernuschi, Paris)
VII, a. Cheval, terre cuite noire, avec traces de peinture rouge, noire et blanche. Époque Han (Musée Cernuschi, Paris).

Les statuettes Han.

Une étude sérieuse des statuettes funéraires ne deviendra possible que lorsque des fouilles méthodiques auront permis de faire avec certitude des attributions d'époques et de régions. A l'heure actuelle, un très petit nombre nous parvient avec une origine sûre. Devant cette foule muette d'hommes, de femmes, d'animaux, nous ne pouvons que tenter des classements provisoires d'après le style, la matière et les procédés de fabrication. Autour de quelques rares exemplaires dont les conditions de trouvaille sont connues et dont la datation est acceptée sous la caution des archéologues qui les ont exhumés, nous réunissons, par simple ressemblance, les groupes anonymes des figurines arrivées sans état civil. Mais qui nous garantit contre les erreurs d'apparence ou les jugements précipités ? Des différences dans les fabrications locales peuvent nous apparaître comme des différences d'époques. D'autre part, les types de race et les détails de vêtement ne sauraient nous guider avec certitude, l'Empire Chinois ayant, à partir des Han, étendu ses relations à travers l'Asie jusqu'à l'Orient romain, et les modeleurs de figurines s'étant appliqués à reproduire les physionomies et les costumes qui leur étaient ainsi révélés, sans que nous puissions déterminer avec rigueur la succession des acquisitions réalisées de la sorte. ... De cette matière [terre] se rapprocherait le cheval de la planche VII a, qui porte des traces de peinture rouge, noire et blanche. Le rictus cruel de la bête dénonce un animal de guerre ; par la justesse et la vigueur des volumes du corps, notamment de la croupe, on peut se rendre compte du degré de science qu'avait atteint le modeleur de l'époque Han. Non seulement il saisissait les rapports d'une certaine ampleur, mais il excellait dans les stylisations plus détaillées,...

XII. Cheval sellé, terre cuite noire, peinture blanche.  Époque Wei (Ve siècle) (Collection Ch. d'Ardenne de Tizac, Paris).
XII. Cheval sellé, terre cuite noire, peinture blanche. Époque Wei (Ve siècle) (Collection Ch. d'Ardenne de Tizac, Paris).

Les statuettes Wei.

S'il y a vingt ans à peine que les figurines des Han nous sont connues, la révélation de celles des Wei est beaucoup plus récente encore. Ces deux groupes se présentent comme successifs sans que nous sachions discerner leurs traits d'union. Tout un laps d'histoire, cependant, toute une transformation de style, toute une évolution de sensibilité, séparent, par exemple, le cheval Han du cheval Wei. L'un se présentait nu, traité par larges plans ; l'autre (pl. XII) nous est montré harnaché et poussé au moindre détail. Cependant cette minutie n'exclut pas la force. Trapu, solidement posé sur ses pattes écartées, l'animal, malgré son format réduit, donne un sentiment de grandeur ; en même temps, il fait admirer son cou long, large et plat, effilé vers la crinière comme le tranchant d'une hache de pierre, et son museau busqué, presque camus. Cette même puissance et cette étrange habileté, cet équilibre entre le style et la réalité, se retrouvent dans le chameau qui lui fait pendant.

Imaginez ces deux figurines poussées jusqu'aux dimensions naturelles, leurs proportions resteront justes, sans lourdeur, tandis que leurs détails n'accuseront aucun excès ; à cette épreuve ne résistent que les chefs-d'œuvre. Cheval et chameau sont exécutés dans une argile noire, assez légère, qui semble caractéristique des statuettes auxquelles on applique l'étiquette Wei ; deux étaient peints en blanc.

XVI, a. Cheval sellé, terre cuite blanche, avec traces de peinture rouge.  Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Ancienne collection Jean Sauphar, Paris).
XVI, a. Cheval sellé, terre cuite blanche, avec traces de peinture rouge. Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Ancienne collection Jean Sauphar, Paris).

Les statuettes T'ang.

Les statuettes Wei se placeraient aux environs du IVe siècle. Avec les T'ang (VIIe-Xe siècles) les figurines funéraires foisonnent. Le plus grand nombre se répète à des centaines d'exemplaires : homme à la tête légèrement inclinée, aux mains jointes sur la poitrine, femmes à coiffure haute, à capulet, à long manteau, et tant d'autres. Elles étaient exécutées à l'aide de moules, dont certains nous sont parvenus : ainsi s'explique leur peu d'originalité et leur mollesse d'accent. Leur multiplication fastidieuse a lassé les collectionneurs, qui se sont détournés d'elles après les avoir beaucoup recherchées, — empressement et dédain tout aussi injustes, car, si la masse de ces statuettes identiques ne mérite pas l'attention, il existe à l'époque T'ang des images exécutées directement, où le modeleur a su mettre sa marque, et qui valent tantôt par un charme délicat, tantôt par une vivacité intense.

Il faut cependant reconnaître que le style moyen des figurines T'ang est faible. L'imitation du réel, le goût du détail, l'amour du joli le dominent.

XVI, b. Cheval sellé, terre cuite blanche, émail bleu.  Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Collection Wannieck, Paris).
XVI, b. Cheval sellé, terre cuite blanche, émail bleu. Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Collection Wannieck, Paris).

Même dans les pièces fines, l'artiste a perdu le secret des plans largement traités et de la pureté simple et sobre. Le style à la fois elliptique et naïf des Han, et même des Wei, fait place à une recherche maniérée, qui calcule juste, mais voit petit. De là l'aspect rond et sec d'un grand nombre de figurines T'ang. Après le cheval Han, réduit à l'essentiel, mais dont chaque trait porte à plein, et le cheval Wei, nerveusement bandé du naseau à la queue, passez à celui des T'ang : c'est un animal plein de grâce, piaffant avec élégance, mais élégance et grâce font-elles oublier la fruste vigueur des époques plus anciennes ? Pourtant l'animal de notre planche XVI a est un des plus beaux exemplaires de cette cavalerie T'ang qui a lâché sur nous ses escadrons, et son voisin (pl. XVI b) mérite une place de choix par l'expression inquiète et hargneuse de sa figure et de tout son corps. L'art de cette époque reflète bien une civilisation riche, mais dont les nerfs ont molli dans les excès du luxe, dont la sève s'est épuisée par les jeux d'une sensibilité trop subtile.

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Figurines : Personnages

XVII. Musiciennes, terre cuite blanche, avec traces de peinture rouge.  Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Musée Cernuschi, Paris).
XVII. Musiciennes, terre cuite blanche, avec traces de peinture rouge. Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Musée Cernuschi, Paris).

Quel air ingénu, quelle mignardise délicieuse ont ces musiciennes accroupies ! L'une s'abandonne, tout son corps fatigué et menu se devine sous les plis des robes ; telle autre joue de son instrument avec application ; elles donnent toutes une une impression de faiblesse.

XX. Groupe de femmes, terre cuite blanche, avec traces de peinture rouge.  Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Musée Cernuschi, Paris).
XX. Groupe de femmes, terre cuite blanche, avec traces de peinture rouge. Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Musée Cernuschi, Paris).
XXI. Femme à double écharpe, terre cuite blanche, traces de peinture rouge.  Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Musée Cernuschi, Paris).
XXI. Femme à double écharpe, terre cuite blanche, traces de peinture rouge. Époque T'ang (VIIe-Xe siècles) (Musée Cernuschi, Paris).

Si nous cherchons d'autres attitudes réelles, n'offrant rien de forcé, nous les trouverons dans ces quelques figurines de femmes debout, si curieuses pour l'histoire du costume, qui, coiffées de façon ingénieuse et compliquée, s'avancent les bras chargés d'écharpes, un réticule à la main, tantôt vêtues d'une robe entravée, tantôt d'un étonnant costume — corsage aux saillies aiguës, robe crénelée — qui découragerait la fantaisie du plus audacieux de nos couturiers. Voilà de la réalité. Cependant, le mot décadence vient aux lèvres. Il y a trop de facilité, de gentillesse, un esprit académique dépare les pièces les mieux réussies.

La matière employée ajoute à ce caractère ; c'est une substance plâtreuse, blanche et friable. Les figurines T'ang sont généralement peintes de couleurs rouges, roses, bleues, noires ; il arrive que les visages soient recouverts d'un enduit rosé qui s'écaille facilement. Certaines pièces portent les émaux aux trois couleurs, vert, jaune, brun ; quelques-unes ne sont revêtues que d'une seule de ces teintes. Elles valent alors par la qualité qui place au premier rang toute la céramique T'ang, d'un émail mince, aux craquelures fines, et si délicatement lustré.


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La sculpture ciselée

C'est au cours du IIe siècle de notre ère, vers la fin de cette dynastie des Han qui favorisa l'épanouissement de tous les arts, que l'on vit fleurir et se perdre la sculpture ciselée, sur les dalles formant les parois des chambrettes. Ces chambrettes précédaient le plus souvent la tombe d'un individu riche ou haut placé. Il arrivait aussi qu'on les édifiât pour honorer les services d'un haut fonctionnaire ou d'un personnage illustre. Mortuaires ou honorifiques, elles se composaient généralement de cinq dalles (deux parois latérales, une paroi du fond, deux dalles de toiture, l'entrée restant ouverte).

XXVIII. Sculpture ciselée, quatrième pierre des chambrettes antérieures de Wou Leang-ts'eu.  Époque Han (IIIe siècle av. J.-C. — IIIe siècle ap. J.-C.).
XXVIII. Sculpture ciselée, quatrième pierre des chambrettes antérieures de Wou Leang-ts'eu. Époque Han.


On trouve la plupart d'entre elles dans le Chan-tong, où le groupe le plus important est celui des tombes de la famille Wou ; on en signale un exemplaire dans le Kiang-sou, et la tradition veut qu'il en ait aussi existé dans le Ho-nan ; enfin, on en a découvert de curieux vestiges dans les sépultures rupestres du Sseu-tchouan. La sculpture ciselée des Han nous est parfaitement connue par les ouvrages magistraux d'Édouard Chavannes, qu'ont complétés les recherches de Laufer et de la mission Segalen-Lartigue. Le procédé le plus employé est de traiter une surface plate en reliefs plats ; par la ciselure en creux, les figures apparaissent en relief d'un millimètre de hauteur. Ainsi furent façonnés les plus beaux exemplaires...

XXXII c. Sculpture ciselée, registre inférieur de la neuvième pierre des chambrettes de gauche de Wou Leang-ts'eu.  Époque Han (IIIe siècle av. J.-C. — IIIe siècle ap. J.-C.).
XXXII d. Sculpture ciselée, registre inférieur de la neuvième pierre des chambrettes de gauche de Wou Leang-ts'eu.  Époque Han (IIIe siècle av. J.-C. — IIIe siècle ap. J.-C.).
XXXII. Sculpture ciselée, registre inférieur de la neuvième pierre des chambrettes de gauche de Wou Leang-ts'eu. Époque Han.


Les sculptures de la planche XXVIII, auxquelles on peut joindre celles de la planche XXXII c, illustrent à merveille la façon dont les ciseleurs Han savaient définir le cheval. Toutes proviennent de Wou Leang-ts'eu, et représentent un cortège officiel. Le premier coup d'œil montre que l'artiste — ou les artistes — possédaient un véritable poncif du cheval, qu'il soit bête de monture ou de trait. La position des pattes varie peu. Poitrail bombé, cou large et musculeux, croupe rebondie se retrouvent sur chaque effigie. Mais ce poncif possède une surprenante vigueur ; c'est un animal puissant, ample et dru, que supportent des pattes minces et crispées, traitées hardiment en traits étroits et pointes aiguës. La tête présente plus de diversité : tantôt de plein profil, tantôt de trois quarts, quelquefois nettement retournée et regardant en arrière, ici droite, ailleurs attirée vers l'encolure ou dressée, humant l'air, montrant les dents dans l'effort de hennir, c'est elle qui donne une allure intense à ce défilé où plus de vingt chevaux, placés à la suite, deviendraient facilement monotones. Il y a tout autant de parti pris dans la présentation des animaux sur les bas-reliefs assyriens, qui forcent pourtant notre admiration. Le ciseleur Han mérite le même suffrage.

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La statuaire bouddhique

LI. Statue monumentale de Bodhisattva, pierre  (Ve siècle) (Ancienne collection Worch ; actuellement au Musée de Boston).
LI. Statue monumentale de Bodhisattva, pierre (Ve siècle).

Nous voici en présence des seules images qui aient mérité, jusqu'ici, l'appellation « sculptures » chez la plupart des auteurs occidentaux. Aux yeux de ces critiques, les figurines d'argile modelée ne justifiaient pas de qualités assez nobles, et les dalles ciselées appartenaient sans doute au domaine de la glyptique. Aux pierres maladroitement taillées en ronde-bosse par les Han on accordait une mention, mais à l'imagerie bouddhique seule paraissait convenir un terme auquel nos habitudes prêtent une sorte de dignité : si bien que pour étudier la sculpture chinoise on a négligé les créations originales de la Chine, au bénéfice d'œuvres non seulement étrangères au génie chinois, mais qui s'opposent à lui.

Sirén, qui a consacré à la sculpture chinoise, particulièrement bouddhique, un ouvrage de haute érudition, reconnaît le premier que « les Chinois n'avaient aucune disposition pour créer une imagerie religieuse anthropomorphe qui fût bien à eux » ; il note aussi très justement que leur goût se tourna vers la peinture aussitôt que les apports extérieurs cessèrent de les stimuler dans la voie de l'œuvre sculptée.

Ces modèles, qui, pendant quelques siècles, donnèrent à la Chine l'illusion d'être une race de statuaires, venaient de l'Inde. Mais il serait faux de croire qu'en même temps que la doctrine religieuse du Bouddha l'Inde ait transporté d'un bloc dans la Chine les figures sculptées qui lui faisaient cortège. Les premières images bouddhiques parvinrent en Chine par la voie de l'Asie centrale ; l'inspiration indoue y domine, mais leur séjour dans des centres comme Kutcha et Khotan les a chargées d'influences iraniennes, qui viennent enrichir la formule indo-hellénistique, et donnent naissance aux types si séduisants de Touen-houang et de Yun-kang. C'est seulement aux siècles suivants que l'influence proprement indo-grecque domina en Chine ; l'oubli des éléments iraniens ne marqua pas un progrès...

Si le Chinois est familiarisé depuis les temps reculés avec l'art de décorer une surface, il se prête mal à celui de creuser des plans et d'en faire saillir d'autres ; en statuaire, le sentiment des volumes lui échappe. En dépit de ses modèles, la sculpture bouddhique chinoise, à ses débuts, reste rythmique, linéaire, décorative ; non seulement elle ne sait pas grouper par plans plusieurs figures, mais si elle traite un seul personnage, les plis du vêtement, la chute d'une écharpe, comptent plus que le volume du corps. Un coup d'œil sur le Bodhisattva de la planche LI fera bien notre observation. Cette sorte de « sculpture plate » ne vient pas de la gaucherie d'un débutant (un statuaire de métier reconnaîtra dans une telle figure de surprenantes subtilités techniques), elle est naturelle chez un peuple qui s'intéresse à l'ornement plus qu'à la forme.

Si l'essence de la philosophie bouddhique conférait, par principe, une certaine impersonnalité à ses images religieuses, on comprendra que l'esprit abstrait des Chinois ait encore accusé ce caractère. Quels traits prêteraient-ils à ce dieu du détachement terrestre, à cette troupe qui, renonçant aux réalités, s'élève à sa suite vers les régions d'une sagesse surnaturelle ? Sous une forme humaine, c'est le modèle du calme et de la sérénité suprêmes, un corps sans mouvement, un visage que touche le seul reflet d'une paix tranquille, des yeux perdus dans une contemplation intérieure, le sourire désabusé de celui qui sait. Mille fois, dix mille fois, le pieux ouvrier sculpte cette face impassible. Comment traduirait-il sa propre personnalité en représentant une image impersonnelle ?

Il n'est donc pas étonnant que le groupe des plus anciennes sculptures bouddhiques de la Chine, qui sont aussi les plus belles — le groupe de Yun-kang —, tire son originalité, non du modelé des visages ou des attitudes du corps, mais d'un style général, à la fois mince, allongé et anguleux, qui est surtout sensible dans le détail des vêtements.

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XXXII a. Sculpture ciselée, partie de la pierre de la porte de Chö-yang.  b. Sculpture ciselée, partie du bas-relief d'un pilier de la mère de K'ai.  Époque Han (IIIe siècle av. J.-C. — IIIe siècle ap
Époque Han.
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