Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri Maspero (1883-1945) : Essai sur le taoïsme aux premiers siècles de l’ère chrétienne. — Mélanges posthumes sur les religions et l’histoire de la Chine, Bibliothèque de diffusion du Musée Guimet, Paris, 1950, volume II, pages 71-222.

ESSAI SUR LE TAOÏSME
AUX PREMIERS SIÈCLES DE L’ÈRE CHRÉTIENNE

Mélanges posthumes..., Publications du Musée Guimet, Paris, 1950, volume II, pages 71-222.

  • "Les premiers siècles de notre ère, qui correspondent en Chine à la dynastie des Han Postérieurs, puis à la période de divisions internes et d’invasions barbares qu’on appelle les Trois Royaumes et les Six Dynasties, furent marqués par de grandes transformations religieuses. C’est alors que l’établissement du texte définitif des Classiques et la composition des grands commentaires donna sa première forme précise au confucianisme. C’est dans cette période que s’introduisit en Chine le bouddhisme, religion étrangère dont le succès fut bientôt considérable. C’est enfin en ce temps que le taoïsme paraît avoir atteint son apogée à la fois religieux et politique. C’est en somme pendant ces quelques siècles que se constituèrent les grandes idées qui sont à la base de l’esprit chinois médiéval et moderne."
  • "Or l’histoire religieuse de cette période est très mal connue. Pour le confucianisme, nous avons des biographies de lettrés ; mais... elles ne parlent guère de leurs idées, et la plupart des livres sont perdus. Nous avons pour le bouddhisme des biographies de religieux ; mais elles ne nous apprennent presque rien de l’organisation des Églises et de leur développement. Pour le taoïsme, c’est encore pis."
  • "Or le taoïsme a joué un grand rôle dans l’histoire religieuse de la Chine aux premiers siècles de notre ère, tant par lui-même que par ses rapports avec le bouddhisme. Le succès du bouddhisme en Chine est un des faits les plus étonnants de l’histoire religieuse de l’Extrême-Orient, car on ne saurait imaginer rien de plus opposé que le génie religieux de l’Inde et celui de la Chine... Il y a quelques années seulement qu’on s’est avisé que le taoïsme avait dû jouer un rôle dans cette introduction... Mais quand on veut aller plus loin, et examiner de près comment bouddhisme et taoïsme se sont mutuellement influencés, on se voit vite arrêté par l’ignorance où nous sommes des doctrines taoïstes et plus encore de l’évolution de ces doctrines."

Extraits : La création d'une véritable morale individuelle
L'organisation des communautés taoïstes à l’époque des Turbans jaunes
Fêtes et cérémonies collectives
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La création d'une véritable morale individuelle

Comment acquérait-on l’immortalité ?

Les auteurs étrangers au taoïsme ont été surtout frappés par les pratiques alchimiques et diététiques, et c’est sur elles qu’ils insistent. Un grand écrivain du Ier siècle de notre ère, Wang Tch'ong, dit :

« Les taoïstes absorbent l’essence d’or et de jade, et mangent les efflorescences de l’agaric, en sorte que leur corps devient léger, et qu’ils deviennent Immortels.
Et ailleurs :
« Ils disent qu’en réglant le souffle, on ne meurt pas...

Enfin il parle des gens qui «pratiquent les procédés taoïstes de s’abstenir de manger des céréales» (129). Tout cela tient en effet une grande place. Mais cela ne suffit pas. Il faut y joindre une vie pure et l’exercice des vertus morales. Les deux séries de pratiques se complètent et ont une importance égale. Le plus grand alchimiste du IVe siècle, Ko Hong, le dit formellement :

« Ceux qui n’accomplissent pas d’actes de vertu et se contentent de pratiquer les procédés magiques n’obtiendront jamais la Vie Éternelle.

Ce qu’étaient ces actes de vertu, nous le voyons par une vie d’Immortel dont j’ai déjà parlé, composée au IVe siècle et qui a heureusement survécu au naufrage de presque toute la littérature taoïste de cette époque, la «Biographie Ésotérique de l’Homme Réalisé du Palais du Yeng Pourpre». Le héros, appelé Tcheou Yi-chan, et que cet opuscule fait vivre vers la fin des Han Postérieurs, n’a jamais existé, mais par cela même qu’il ne racontait pas la vie d’un personnage réel, l’auteur a pu donner libre cours à son imagination, et nous voyons ainsi parfaitement quel est l’idéal de la vie taoïste. Voici le début de cette biographie :

Tout jeune (Tcheou Yi-chan) aimait à méditer, assis solitaire en des lieux tranquilles. Chaque jour après l’aube, au moment où le soleil se levait, il se tenait debout tourné vers l’est, et s’étant rincé la bouche, il avalait sa salive et absorbait l’air plus de cent fois ; et il saluait deux fois le soleil. Chaque matin il faisait ainsi. À son père qui lui demandait la raison de cette pratique, il répondait :

— J’aime en mon cœur l’éclat des rayons du soleil ; c’est pourquoi je le salue.

Le premier du mois, le matin, il allait se promener au marché, le long des rues, sur les places ; et quand il voyait des pauvres ou des affamés, il enlevait ses habits et les leur donnait... Une année qu’il y eut grande sécheresse et famine, et que le boisseau de riz atteignit le prix de mille pièces de monnaie, en sorte que les routes étaient couvertes d’affamés, il épuisa sa fortune et ruina sa famille pour venir en aide à leur détresse ; et il le fit en cachette, de sorte que les gens ne savaient pas que c’était de lui que venaient ces dons généreux.

À la suite de ces bonnes actions, il est récompensé par la venue d’un Immortel qui le met sur la voie de l’immortalité, en l’initiant aux pratiques d’alchimie et de diététique.

On voit l’importance des bonnes œuvres pour l’auteur de cette biographie. C’est en effet une vérité courante, dans le taoïsme de cette époque, que la pratique de la vertu doit précéder la recherche des procédés techniques. Déjà un siècle plus tôt l’alchimiste que j’ai déjà cité, Ko Hong, le disait et citait à ce propos des livres saints :

On demanda au Maître :
— Ceux qui pratiquent le Tao doivent d’abord acquérir des mérites, n’est-ce pas ?
Il répondit :
— Oui. D’après le deuxième chapitre du « Livre du Sceau de Jade » : « Accomplir des actes méritoires est le principal ; effacer les péchés vient après. Ceux qui pratiquent le Tao font des actes méritoires en sauvant les hommes du danger, en leur faisant éviter les malheurs, en les protégeant des maladies, en empêchant les morts prématurées. Ceux qui désirent devenir Immortels doivent prendre pour base les Cinq Vertus. »
Le même Livre dit : « Qui désire devenir Immortel Terrestre doit avoir accompli trois cents bonnes actions ; qui désire devenir Immortel Céleste doit avoir accompli mille deux cents bonnes actions. Celui qui, après avoir accompli mille cent quatre-vingt-dix-neuf bonnes actions, en fait juste une seule mauvaise, perd toutes les bonnes actions antérieures, et doit recommencer le tout. »
Le même Livre dit : « Quand l’accumulation des bonnes actions n’est pas achevée, il ne sert à rien de prendre les drogues des Immortels. Si on n’avale pas les drogues des Immortels, même si on a accompli les bonnes actions, on ne peut devenir Immortel. Cependant on évite le malheur de la mort subite. »

Une comptabilité exacte des bonnes et mauvaises actions de chaque homme est tenue par une divinité spéciale, le Maître du Destin.

Ces passages du « Livre du Sceau de Jade » suffisent à montrer que l’auteur de la « Biographie Ésotérique de l’Homme Réalisé du Palais du Yeng Pourpre » est dans la bonne tradition taoïste quand il fait accomplir des œuvres pies à son héros avant qu’il s’adonne aux recherches alchimiques. Et ce n’était pas là seulement un idéal de vie sainte que les fidèles admiraient sans le pratiquer. Bien au contraire, on trouve nombre de taoïstes de l’époque des Han qui agissent comme Tcheou Yi-chan. Je ne puis citer tous ceux que mentionne l’Histoire des Han Postérieurs : il y en a une quinzaine au moins. On les voit nourrir des orphelins, entretenir des routes, construire des ponts. La pauvreté volontaire est une des formes courantes de la vie religieuse taoïste de cette époque : le plus souvent, l’adepte répartit ses biens entre tous ses parents ; mais quelquefois aussi il les distribue à tous les pauvres du pays. Un certain Tchö Siang ayant hérité d’une énorme fortune la distribue aux pauvres, et, comme on lui en fait reproche, il déclare :

— Notre famille a accumulé les richesses depuis longtemps. Mais l’abondance est une faute dont les taoïstes s’abstiennent !

Un autre côté de la vie morale que les textes montrent moins clairement, c’est la réparation et la pénitence pour les fautes commises. Le passage que j’ai cité ci-dessus du « Livre du Sceau de Jade », en dit un mot, mais pour les mettre au-dessous de l’accomplissement des bonnes actions. C’est surtout dans les pratiques des Turbans jaunes, ces rebelles taoïstes qui, en 184 p. C., mirent un instant en danger la dynastie des Han, qu’on peut bien le voir. Chez eux, la maladie était considérée comme la conséquence des péchés antérieurs. Le malade se rendait auprès de sortes de prêtres ou sorciers spéciaux et, s’agenouillant, il se déclarait coupable de fautes en se prosternant et demandait à être délivré de ses péchés. Le prêtre inscrivait son nom et son repentir sur trois fiches destinées au Ciel, à la Terre et à l’Eau : la première était brûlée, la seconde enterrée, la troisième immergée. De plus le maître, tenant en main une baguette de bambou ayant neuf nœuds (9 est le nombre du Ciel), faisait des charmes et récitait des incantations sur de l’eau. Il faisait prosterner les malades contre terre et leur disait de se repentir de leurs fautes. Puis il leur faisait boire l’eau charmée. Au bout de plusieurs jours, si les malades guérissaient, on disait qu’ils étaient des fidèles croyants ; ceux qui ne guérissaient pas étaient punis pour manque de foi. Les punitions consistaient à accomplir, sous la surveillance des autorités religieuses, diverses œuvres pies, réparer cent pas de route, fournir le riz et la viande nécessaires pour les auberges publiques gratuites, etc.

Pratiquer la vertu et éviter le péché, se confesser et se repentir de ses fautes, faire de bonnes œuvres, nourrir les affamés et vêtir ceux qui sont nus, secourir les malades, distribuer sa fortune aux pauvres, afin de faire le bien en secret, sans s’en vanter, ce sont choses que nous connaissons et qui nous sont familières. Mais, dans la Chine des Han, c’était quelque chose de nouveau : en face du confucianisme pour qui l’homme n’est jamais qu’un rouage du corps social, le taoïsme créait à l’usage des Chinois une véritable morale individuelle. Il faut détenir au moins une parcelle d’autorité pour être en état d’appliquer les règles de la morale confucéenne ; la morale taoïste s’adressait à tout le monde : tous pouvaient la pratiquer. Elle a certainement contribué à valoir au taoïsme en ce temps sa popularité, même chez ceux des lettrés qui n’avaient aucun penchant pour l’alchimie, et qui par ailleurs restaient attachés aux doctrines confucianistes.

[Suit la description des principales pratiques nécessaires pour arriver à l’immortalité : pratiques alchimiques, diététiques, respiratoires, sexuelles, gymnastiques...]

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L'organisation des communautés taoïstes à l’époque des Turbans jaunes

Si le taoïsme n’avait été que ce que je viens de décrire, s’il s’était adressé seulement à ceux qui pouvaient vivre la vie compliquée et absorbante du chercheur d’immortalité, il aurait eu peu d’adeptes, et il n’aurait pu exercer sur les masses populaires l’attirance qu’on lui voit au temps des Han. Il serait resté une secte de gens riches et désœuvrés. Non seulement, pour se livrer avec quelque chance de succès à la recherche de l’immortalité, il fallait des loisirs et de la fortune (les drogues coûtent cher), mais encore, dès le début de la carrière de l’adepte, les vertus qu’on lui demandait étaient des vertus d’homme riche. Pour distribuer sa fortune aux pauvres, encore faut-il avoir une fortune et n’être pas soi-même un des pauvres. Pour avoir du mérite à mépriser les honneurs et à refuser les fonctions publiques, encore faut-il être d’un rang social qui permette de les rechercher et de les obtenir ; autrement quel mérite l’adepte aurait-il à refuser ce qui est hors de sa portée ? Et, d’autre part, les exercices de toute sorte qu’exigeait la vie taoïste n’étaient guère compatibles avec la vie d’un paysan ou d’un artisan.

Or, au IIe siècle de notre ère, la religion taoïste était très répandue parmi les gens du peuple : quand en 184 de notre ère éclata la révolte des Turbans jaunes, ce ne furent pas quelques milliers d’alchimistes qui se soulevèrent, mais bien tout le peuple des huit provinces du Nord-Est et du centre. Tchang Kio, le chef des Turbans jaunes, avait alors, nous dit un historien du IIIe siècle, 360.000 adhérents sous les armes.

Qu’est-ce que le taoïsme offrait aux masses populaires pour les attirer et les fanatiser au point de les jeter dans tous les périls d’une rébellion ?

Pour s’en rendre compte, il faut reconnaître ce qu’était la vie dans la secte des Turbans jaunes, non pas la vie des adeptes les plus savants et les plus élevés, mais celle des fidèles ordinaires.


L’organisation de l’Église taoïste à l’époque des Turbans jaunes (Houang-kin) est assez mal connue, faute de documents provenant des fidèles eux-mêmes ; nous ne possédons rien d’analogue aux innombrables inscriptions dédicatoires des sectes du monde romain. Cependant les historiens nous ont conservé quelques informations. Un des derniers chefs de ce grand mouvement, Tchang Lou, vaincu et soumis en 215 par Ts'ao Ts'ao (le général qui jeta les fondements de la dynastie Wei et mourut en 219, quelques mois avant de pouvoir réaliser son ambition et monter sur le trône en déposant le dernier empereur de la dynastie (Han), ramené à la capitale après sa défaite, fut bien traité par son vainqueur : celui-ci le combla d’honneurs, lui décerna le titre de Général Dompteur du Midi, l’éleva au rang de marquis avec un apanage de dix mille feux, donna aussi le titre de marquis à ses cinq fils, et enfin l’allia à sa famille en demandant une de ses filles pour la faire épouser à l’un de ses propres fils. Tchang Lou vécut plusieurs années à la cour de Wei ; il prit part à une discussion devant l’empereur en 220 ; il était entièrement adonné aux pratiques religieuses. Or c’est à peine cinquante ans plus tard qu’écrivit l’historien de la dynastie Wei, Yu Houan, qui composa vers 270 une histoire de la fin des Han, le Tien lio, et un peu plus tard une histoire du début des Wei, le Wei lio ; dans le premier ouvrage, il exposait sommairement l’organisation et la doctrine de Tchang Lou, en quelques lignes courtes mais précises. De plus, l’organisation survécut à l’affaire des Turbans jaunes, car les cadres en étaient assez forts pour résister à l’écrasement de la révolte. Et les polémistes bouddhistes du Ve et du VIe siècle l’ont connue vivante : l’un d’eux, Tchen Louan, auteur du Siao-tao louen, avait commencé par être taoïste et, en décrivant certaines cérémonies, déclare y avoir pris part. Les écrivains taoïstes sont plus réticents. Évidemment, lorsque sous les T'ang, le monde chinois étant pacifié, le taoïsme dut essayer de s’adapter aux conditions nouvelles, ses fidèles préfèrent ne pas trop évoquer ce passé de révolte et de guerre civile qu’ils espéraient faire oublier. Ils en disent cependant assez pour corroborer les dires des auteurs non taoïstes.


Quand à la fin du IIe siècle la révolte des Turbans jaunes la mit en pleine lumière, l’Église taoïste était une Église organisée avec une hiérarchie très forte, et une discipline dont le caractère paternel n’excluait pas une certaine rigueur. Les communautés taoïstes étaient alors réparties en deux groupes principaux. Les communautés de l’Est, dans la grande plaine du fleuve Jaune et de la rivière Huai, obéissaient à des chefs qu’on appelait les Trois Tchang parce que le chef suprême, Tchang Kio, s’était fait aider par ses deux frères cadets, qu’il eut pour successeurs, Tchang Leang et Tchang Pao. Les communautés de l’Ouest, dans le sud du Chen-si et le nord du Sseu-tch'ouan, obéirent d’abord à un personnage appelé Tchang Sieou qui ne semble pas avoir été parent des trois Tchang, non plus d’ailleurs que de Tchang Lou qui le remplaça après l’avoir mis à mort. Ces deux communautés étaient géographiquement fort éloignées l’une de l’autre. Mais malgré la distance l’organisation était essentiellement la même sous des noms différents.

Tchang Kio, le chef des Turbans jaunes de l’Est, avait réparti les fidèles des huit provinces où il dominait — soit à peu près les deux tiers de la Chine — en trente-six circonscriptions à la tête de chacune desquelles il avait placé un adepte auquel il avait donné le titre de fang. Ce terme, qui désigne les recettes magiques, paraît signifier ici un Magicien, mais je n’en suis pas absolument sûr; les historiens ne l’expliquent pas et se contentent de déclarer qu’il est l’équivalent du titre de général dans la hiérarchie impériale. Les Grands-Magiciens ta-fang étaient ceux qui avaient sous leurs ordres plus de dix mille adhérents ; les Petits-Magiciens siao-fang n’en avaient pas moins de six à huit mille. Sous eux, pour commander à ces foules, les Magiciens instituaient des Grands-Chefs k'iu-chouai. Au-dessus des Magiciens, il n’y avait que Tchang Kio et ses deux frères: il s’était donné le titre de Général Monseigneur Ciel t'ien-kong tsiang-kiun, et il avait attribué à ses deux frères respectivement ceux de Général Monseigneur Terre ti-kong tsiang-kiun et de Général Monseigneur Homme jen-kong tsiang-kiun. Ciel, Terre et Homme, c’est dans la philosophie chinoise la triade qui embrasse le monde entier : le Ciel qui couvre et qui crée, la Terre qui porte et qui nourrit, et l’Homme, le premier être produit, qui sert d’intermédiaire entre les deux.

Tchang Sieou, le chef des Turbans jaunes de l’Ouest, puis après lui Tchang Lou qui le tua et le remplaça, avaient une organisation semblable. Chez eux, les nouveaux convertis étaient appelés les Soldats-démons kouei-tsou ; et les fidèles étaient le Peuple-démon kouei-min. Au-dessus d’eux étaient ce qu’on appelait de façon générale les Officiers-démons kouei-li. Il y en avait deux grades. Les moins élevés étaient les kien-ling, titre dont le sens est quelque chose comme «Commandeur des Pervers» ; en effet, ils disaient les prières et dirigeaient les cérémonies pour la guérison des malades et, la maladie étant considérée comme la suite naturelle du péché, les malades étaient des méchants, des pervers. Au-dessus des kien-ling, il y avait les tsi-tsieou, littéralement ceux qui font des offrandes, des libations de vin, les Libateurs. C’étaient les chefs les plus élevés ; ils commandaient les adeptes d’une circonscription pou ; il y avait vingt-quatre métropoles tche, probablement chacune avec un Libateur à sa tête comme Métropolitain tche-t'eou. Ils correspondaient presque exactement aux Magiciens, fang, des Trois Tchang, et les kien-ling ou Commandeurs des Pervers étaient l’équivalent des Grands Chefs, k'iu-chouai de l’Est. Au sommet de la hiérarchie Tchang Lou prenait le titre de Monseigneur le Maître Céleste t'ien-che kiun, où maître doit être pris dans le sens d’ « instructeur » et non celui de « chef ».

Chez les uns et les autres, le rôle des chefs était surtout un rôle religieux. Chez les Trois Tchang, c’est-à-dire chez les Turbans jaunes de l’Est, les grandes fêtes des équinoxes et des solstices que je décrirai tout à l’heure étaient appelées « les affaires des généraux, des officiers et des soldats », c’est-à-dire qu’elles étaient dirigées par les Magiciens fang et les Grands-Chefs. Chez Tchang Lou, les Commandeurs des Pervers étaient les guérisseurs des malades. Quant aux Libateurs, ils commandaient les troupes, mais en même temps ils étaient chargés d’enseigner la religion ; ils devaient savoir par cœur le Tao-tö king de Lao-tseu. Tao-tö king singulier d’ailleurs, devenu, sans modifier en rien le texte, par les explications qui l’accompagnaient, un exposé des doctrines et des pratiques cultuelles des Turbans jaunes : il reste quelques phrases d’un Commentaire du Tao-tö king attribué aux « Trois Tchang », et on y lit les choses les plus curieuses. Tout le monde connaît la première phrase du livre : « La Voie qui peut être parcourue n’est pas la Voie Éternelle » ; voici comment elle était expliquée : « La Voie qui peut être parcourue, c’est le matin manger de bonnes choses ; la Voie qui n’est pas éternelle, c’est le soir aller à la selle. » Et encore : « Mystérieux, et encore plus mystérieux : c’est le nez et la bouche. » C’est de cette façon ou de façon analogue que Magiciens et Libateurs comprenaient le Tao-tö king, et sans doute aussi qu’ils l’enseignaient, comme un des livres fondamentaux de la religion, car ils étaient des missionnaires : leurs troupes se recrutaient par la conversion.

En fait, l’administration était toute religieuse. Le droit et la morale étaient entièrement confondus : il n’y avait pas de crimes, mais seulement des péchés ; et les châtiments étaient remplacés par des pénitences. Chez Tchang Lou, l’ivresse, la débauche et le vol étaient mis sur le même pied et rachetés par la confession, le repentir et les actes de bienfaisance, par exemple réparer cent pas de route de ses mains ou à ses frais. Ce n’est qu’aux récidivistes, la troisième fois, qu’on appliquait des châtiments. Mais, en principe, cela n’était pas nécessaire : tout péché, le vol par exemple, avait comme en Erewhon son châtiment naturel dans la maladie qui frappait tôt ou tard le coupable. Aussi les maladies étaient-elles l’objet de sanctions plus graves que les péchés eux-mêmes. Les prisons, supprimées pour les crimes ordinaires, avaient été rétablies par Tchang Sieou pour les malades ; on les appelait des Maisons de Retraite tsing-chö, et on y envoyait les malades réfléchir à leurs péchés. De plus, eux et leurs descendants devaient payer une redevance de cinq boisseaux de riz par an. Les cinq boisseaux de riz devinrent aux yeux des non-convertis l’une des marques caractéristiques du taoïsme, et jusqu’aux T'ang on désigna les taoïstes comme « les adeptes de la Doctrine des Cinq Boisseaux de riz, sectateurs de Houang-Lao ».

Tout cela fonctionnait certainement. C’est grâce à cette organisation que Tchang Kio convertit et soumit en une dizaine d’années les trois quarts de l’empire, toute la grande plaine du Nord-Est et de l’Est, ainsi que les vallées du centre. Et, dans l’Ouest, Tchang Lou gouverna environ trente ans, jusqu’en 214, à peu près en paix, la région retirée de Han-tchong sur la haute rivière Han ; et l’historien presque contemporain Yu Houan dit de lui : « Même les gens de passage dans ses domaines n’osaient pas ne pas obéir. »


Au reste, le but de cette organisation n’était pas simplement de gouverner le pays et de remplacer tant bien que mal les fonctionnaires impériaux par des fonctionnaires taoïstes. Elle voulait être tout autre chose qu’une administration. Elle s’était assigné comme tâche principale de faire progresser la foule des fidèles dans la vie religieuse, et de l’amener peu à peu à la connaissance et à la pratique de plus en plus excellente de la religion.

Tchang Lou (et je crois bien qu’en cela il ne faisait qu’imiter les Églises de l’Est) encourageait de son mieux les fidèles à la piété. Il avait institué des grades et des titres suivant le degré d’avancement dans la pratique religieuse. Les fidèles devaient se livrer à la pratique de la Respiration Embryonnaire, absorber et faire circuler le Souffle : non pas tant pour parvenir à la Vie Éternelle, que pour vivre longtemps et éviter la mort subite. Les débutants étaient appelés les Fils et les Filles du Tao, tao-nan, tao-niu. Le grade supérieur était celui de Coiffé du Bonnet, nan-kouan, et de Coiffée du Bonnet, niu-kouan, qu’on écrivait parfois avec un caractère de même prononciation signifiant Mandarin. Un nouveau progrès donnait droit au titre de Père et de Mère du Tao, tao-fou tao-mou. Comme on le voit, tous ces grades étaient accessibles aux femmes comme aux hommes : il ne semble pas y avoir eu de différence, et la vie religieuse était ouverte aux deux sexes également. Toutefois, pour le titre qui paraît avoir été le plus élevé, celui de Divin Seigneur chen-kiun, on ne trouve pas de correspondant féminin.

Autant que nous pouvons le voir, ce qu’on demandait aux fidèles, c’était en somme de développer leur vie religieuse suivant les mêmes méthodes que les adeptes qui se destinaient à devenir des Immortels, mais avec moins de rigueur. Cependant les titres qu’on leur donnait prouvent que ce n’était pas seulement un développement et un progrès intimes qu’on exigeait d’eux, mais que, de quelque façon, ils devaient être appelés à faire la preuve publique de leur progrès.

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Fêtes et cérémonies collectives

La religion taoïste offrait aux fidèles ordinaires, à ceux qui ne voulaient pas devenir des saints, santé, longue vie, bonheur et progéniture, puisque les exercices respiratoires et l’abstinence des céréales délivrent des maladies, que la pratique des vertus rend heureux, et que l’hygiène sexuelle conserve la jeunesse à celui qui l’observe et lui fait avoir de nombreux enfants mâles. Mais quelque tentantes que pussent être de telles perspectives pour les Chinois pour qui elles constituent la félicité idéale, on comprend encore assez mal qu’elles aient pu exciter l’enthousiasme et l’ardeur que décèle la rébellion des Turbans jaunes. Cette forme édulcorée et réduite de la vie religieuse taoïste est quelque chose de bien mou et de bien terne pour avoir pu soulever les masses populaires et avoir amené des conversions en masse : non pas tant peut-être des conversions de non-taoïstes, que des conversions de taoïstes à la secte nouvelle.

Or ce sont bien des conversions en masse qu’il faut admettre pour expliquer le mouvement des Turbans jaunes au milieu du IIe siècle. En effet, les troupes de fidèles de 184 ne s’étaient certainement pas formées lentement par des conversions individuelles obtenues par une longue propagande : le temps avait manqué pour cela. C’est en une dizaine d’années que Tchang Kio les recruta.

« Tchang Kio pratiquait la doctrine de Houang-lao et avait une foule de disciples. Ceux-ci s’agenouillaient et confessaient leurs péchés, et les malades guérissaient en foule. Le peuple croyait en lui. Kio alors chargea huit disciples d’aller dans les quatre directions enseigner la religion excellente et convertir le monde ; en dix et quelques années, le nombre des convertis monta à plusieurs dizaines de mille ; ils étaient répandus partout dans les commanderies et les royaumes. Tous les gens des huit provinces de Tsing, Siu, Yeou, Ki, King, Yeng, Yue et Yu se soumirent à lui.

Il eut, nous l’avons vu, jusqu’à 360.000 adhérents. Des chiffres pareils supposent des conversions massives. Cette rapide éclosion ne peut s’expliquer que par un déchaînement d’enthousiasme religieux.


Les missionnaires taoïstes organisaient de grandes cérémonies collectives où la religiosité des Chinois, en temps ordinaire assez faible, s’exaltait, grandes fêtes des équinoxes et des solstices avec distributions de talismans guérisseurs ; et certaines s’accompagnaient d’orgies. En dehors de ces grandes fêtes, il y avait des réunions pour prier par le salut des fidèles ; il y en avait surtout d’autres pour les confessions et les pénitences publiques. Et on sait à quel point la confession publique devient facilement contagieuse dans une foule fanatisée. Il n’est pas nécessaire d’aller jusque dans la Chine ancienne pour s’en convaincre. De nos jours encore, dans les communautés protestantes qui la pratiquent, les séances de confession publique, de « témoignage » suivant le terme consacré, le montrent clairement. C’est une sorte de contagion d’exaltation religieuse qui explique à mon avis le prodigieux succès du taoïsme dans les masses populaires de cette époque.

Les cérémonies collectives étaient appelées des Jeûnes tchai ou des Assemblées houei, le premier terme désignant celles qui se célébraient sous la direction d’un Instructeur, avec un nombre de participants limité, tandis que dans les Assemblées leur nombre n’était pas fixé. Le mot jeûne était emprunté à la religion officielle où il s’applique aux abstinences de nourriture de la période préalable aux sacrifices ; mais, dans le taoïsme, il servait à désigner la cérémonie tout entière, et ne s’appliquait pas exclusivement aux restrictions alimentaires.

Les grandes fêtes taoïstes étaient, autant qu’on peut s’en rendre compte, marquées par un véritable déchaînement de sentiment religieux. Les plus grandes fêtes annuelles étaient celles des équinoxes et des solstices.

D’après les règles des Trois Tchang, nous dit un écrivain du VIe siècle, aux équinoxes de printemps et d’automne,

« on faisait des offrandes au Dieu du Foyer et on sacrifiait au dieu du Sol. Aux solstices, en été et en hiver, on sacrifiait aux morts comme faisaient les laïques. Avant (le sacrifice), on recevait les charmes guérisseurs, et les amulettes guerrières, ainsi que les contrats avec le dieu du Sol.

Les « charmes guérisseurs », c’est l’« eau charmée » dont parlent les historiens en nous décrivant la cérémonie :

« Le Maître, tenant en main une baguette de bambou à neuf nœuds (neuf est le nombre du Ciel), faisait des incantations et récitait des formules (sur de l’eau). Il faisait prosterner les malades et les faisait rester la tête contre terre, réfléchissant à leurs péchés. Puis ils buvaient l’eau charmée par le Maître.

Les « amulettes guerrières » étaient destinées à la guerre contre les démons, comme celle-ci dont le texte nous a été conservé.

« À gauche, je porte le sceau du Grand Faîte. À droite, je porte le sabre de Kouen-wou. Quand je montre le soleil, qu’il cesse de briller ! Quand je pointe vers un démon, qu’à mille lieues son sang jaillisse !

Quant aux « contrats avec le dieu du Sol », c’étaient de véritables contrats où le fidèle achetait au dieu du Sol une pièce de terre pour son tombeau et s’assurait ainsi une vie heureuse de propriétaire dans l’autre monde ; comme on les gravait parfois sur le métal ou même sur jade pour qu’ils fussent durables, on en a retrouvé quelques-uns des IIIe et IVe siècles.


À cette époque ancienne pas plus qu’aux temps postérieurs, il ne faudrait croire que le taoïsme fût un, avec des rites et des fêtes identiques d’un bout à l’autre de la Chine ; au contraire, chaque secte devait avoir ses cérémonies propres. La fête des Trois Agents San-yuan paraît avoir été à l’origine particulière à la secte de Tchang Lou ; elle eut d’ailleurs tant de succès qu’elle se répandit à travers tout le monde chinois, et aux IIIe et IVe siècles, universellement adoptée, elle fut même admise parmi les six Jeûnes du Joyau Sacré Ling-pao tchai, quand certains milieux éprouvèrent le besoin de réformer, codifier et réorganiser la multitude quelque peu incohérente des anciennes fêtes. Les Trois Agents, ce sont le Ciel, la Terre et l’Eau. La fête était chez Tchang Lou celle qui guérissait les malades :

« La manière dont priaient pour les malades les Commandeurs des Pervers était la suivante : ils écrivaient les noms de famille et les noms personnels des malades en disant leur intention de se repentir de leurs péchés, le tout en trois exemplaires. L’un de ces exemplaires devait monter au Ciel : on le plaçait au haut d’une montagne. Le deuxième était enterré dans la terre. Le troisième était immergé dans l’eau. C’était ce que l’on appelait les lettres manuscrites aux Trois Agents.

On parle aussi, mais sans en indiquer la date, d’un grand sacrifice au Ciel au cours duquel on offrait des victimes humaines. Du reste, toutes les fêtes n’étaient pas célébrées à date fixe, il y en avait d’occasionnelles. Le Jeûne de Boue et de Charbon t'ou-t'an tchai était destiné à écarter les maladies qui sont la suite du péché : il consistait à se repentir de ses fautes et à demander bonheur et longue vie. La prière, qui a la forme fréquente chez les taoïstes d’une requête aux dieux supérieurs, le décrit sommairement :

« Nous tenant par la main avec révérence, pour un tel nous suivons les instructions du Maître Céleste : (le visage) enduit de charbon, suivant les règlements du pardon, nous exposant dans le lieu consacré, nous nous sommes attachés, nous nous sommes liés nous-mêmes, nous avons les cheveux épars, nous avons enduit de boue notre front, nous nous tenons la tête renversée et les cheveux dans la bouche au pied de la balustrade, conformément au (rituel de) jeûne pur du Grand Pardon de l’Originel Inférieur du joyau Sacré, nous brûlons de l’encens et nous frappons la terre du front ; nous demandons grâce.
En ce jour, tel jour de tel mois, sur l’autel sacré de telle église kouan de tel village de telle sous-préfecture de telle commanderie, la famille telle, pratiquant le jeûne pour le pardon pur, a allumé les lampes et produit la clarté illuminant les cieux ; pendant trois jours et trois nuits, pendant les six heures de chacun (de ces jours et de ces nuits), elle pratique le repentir pour obtenir le pardon, afin que les cent mille ancêtres, parents et frères, déjà morts ou qui mourront plus tard, y compris la personne d’Un tel (qui fait la cérémonie), soient sans maux pendant plusieurs Kalpas...

Ceux qui accomplissaient cette cérémonie prenaient une tenue de condamné ; c’était la même idée qui fait que de nos jours encore, ou du moins jusqu’il y a quelques années, aux fêtes des dieux protecteurs des villages, on voyait des confréries suivre la procession le visage enduit de rouge et la cangue au cou. Le pêcheur se punissait lui-même cérémoniellement pour écarter ainsi le châtiment divin. Au Ve siècle, un maître taoïste le marque nettement en ajoutant un rite consistant à lier les bras des pénitents dans leur dos.


Presque toutes ces cérémonies se faisaient en plein air, quelquefois dans la cour du phalanstère kouan, aux Ve et VIe siècles, on ne célébrait guère à l’intérieur que les fêtes d’Union des Souffles, dont il sera question plus loin. On préparait une Aire Sacrée ling-t'an (ou Aire tout simplement). C’était un terrain uni, délimité par une sorte de barrière d’un genre particulier : les taoïstes avaient, en ce cas comme en beaucoup d’autres, adapté à leurs cérémonies les dispositions des cérémonies officielles de la Cour impériale ; ils entouraient leur Aire Sacrée extérieurement, et en marquaient les divisions intérieures, en se servant des piquets et des cordes qui marquaient les rangs des fonctionnaires dans les réceptions impériales. C’étaient des bottes faites de cent cinquante tiges de roseaux, coloriées en bandes alternées de laque rouge et noire, bien serrées et tenues à la base dans un étui en bambou ; les grands piquets ainsi faits (ceux des coins et des portes, je pense) avaient dix pieds de haut, les petits piquets intermédiaires sept pieds seulement ; les uns et les autres étaient enfoncés en terre à la profondeur d’un pied. Un cordon rouge les reliait. Les aires ainsi délimitées présentaient des dispositions variant un peu suivant la cérémonie : pour le jeûne du Talisman d’Or kin-lou tchai il y avait trois enceintes concentriques, ayant respectivement 45 pieds, 33 pieds et 24 pieds de côté, chacune surélevée de deux pieds sur la précédente ; au contraire, pour le jeûne du Talisman Jaune houang-lou tchai et pour celui des Trois Augustes san-houang tchai, il n’y en avait qu’une ayant 24 pieds de côté. Cela faisait de petits carrés variant de 13,50 m de côté à 7 m suivant les cas ; ils ne pouvaient contenir de larges foules et, en effet, le nombre des participants à un jeûne était strictement limité et maintenu dans des limites étroites. Ils ne pouvaient être plus de trente-huit et moins de six : c’est-à-dire assez nombreux pour que, chacun ayant une fonction déterminée à remplir et un rôle propre à jouer dans la cérémonie, un certain sens de solidarité s’éveillât et un sentiment religieux collectif se développât ; pas trop nombreux toutefois, de sorte que le Chef du Jeûne tchai-tchou qui était l’Instructeur chef de la communauté, ou encore un adepte d’âge et d’expérience qui, après avoir dirigé l’instruction des fidèles avant la cérémonie, dirigeait toute la cérémonie elle-même, restât toujours maître de sa communauté et ne fût pas débordé par elle. Si le nombre des participants était limité, celui des assistants ne l’était pas : la cérémonie était publique, tout se passait en plein air, et la foule était nombreuse au-dehors des cordes.

Certaines de ces fêtes se sont célébrées longtemps (plusieurs se célèbrent encore aujourd’hui) ; mais ce n’est pas sans avoir changé, surtout pendant les premiers siècles de notre ère où les milieux taoïstes, comme tous les milieux chinois d’ailleurs, se transformèrent constamment. Bon nombre de fêtes des Trois Tchang avaient dû disparaître assez tôt ; celles qui se conservèrent eurent à se transformer pour se mettre d’accord avec les idées nouvelles.

Dans la première moitié du Ve siècle, K'eou K'ien-tche, le Maître Céleste t'ien-che, annonçait qu’il avait reçu mission spéciale de corriger les abus et les dépravations des règles des Trois Tchang ; on attribuait aussi à Song Wen-ming, un siècle plus tard, de nombreuses réformes et créations dans les cérémonies elles-mêmes, ainsi que dans le costume ; vers la même époque, T'ao Hong-king publiait en dix chapitres un recueil sur les cérémonies. Ce sont probablement des rituels de cette époque que nous ont conservés divers livres du temps des T'ang et, grâce à eux, nous connaissons assez bien ces fêtes, du moins telles que les avaient faites les réformes de ce temps. Mais, s’ils nous en présentent bien l’ossature générale, ils sont très loin de nous les montrer dans toute leur réalité vivante. Celle-ci éclate de-ci de-là dans une phrase de rencontre chez les écrivains non taoïstes du temps, que le pittoresque de ces fêtes a frappés : le polémiste bouddhiste du VIe siècle qui, parlant du Jeûne de Boue et de Charbon, montre les participants « se roulant dans la boue comme des ânes, s’enduisant le visage de terre jaune et, leur peigne enlevé, laissant pendre leurs cheveux », apporte dans son raccourci une vision qui malgré son hostilité n’est pas moins exacte que celle des rituels, puisque chaque détail en est confirmé par la prière même de ce jeûne, et qui d’autre part met en plein jour un trait que les rituels laissaient dans l’ombre, n’ayant pas à s’en occuper.

Tâchons de nous représenter cette fête du Jeûne de Boue et de Charbon telle qu’elle se passait. Les fidèles qui devaient y prendre part avaient établi l’Aire Sacrée dont j’ai déjà parlé ci-dessus. Dans les jours qui précèdent, ils s’étaient préparés en étudiant, sous la direction de l’Instructeur du Jeûne tchai-che, un adepte taoïste tao-che instruit, un Maître de la Loi fa-che qui devait devenir pendant la cérémonie le Chef du Jeûne tchai-tchou, les paroles et les gestes qu’ils auraient à faire, car chacun d’eux a son rôle à tenir : l’un s’occupe des livres, un autre de l’encens, un autre encore des lampes, etc. ; cette étude longue et minutieuse, car les cérémonies sont compliquées, les met déjà dans un état d’esprit particulier.

Le jour venu, les jeûneurs arrivent en costume de cérémonie, mais les cheveux épars, la figure couverte de charbon, la tête tombant sur la poitrine ; ils se tiennent par la main et s’avancent en file l’un derrière l’autre, l’Instructeur en tête, suivi de son assistant, puis de chacun suivant son rang dans la fête. Ils entrent dans l’aire sacrée. L’Instructeur va directement à sa place où tous vont le saluer tour à tour, avant de se mettre eux-mêmes à l’endroit où leur rôle les place, près des livres, du brûle-parfum ou des lampes dont ils sont chargés. Quand tous sont prêts, soudain le tambour résonne ; l’Instructeur psalmodie une prière annonçant l’ouverture de la cérémonie, accompagnée des voix de tous les fidèles qui répètent la phrase avec lui ; et pendant ce temps, vingt-quatre roulements de tambour vont porter jusqu’aux cieux les plus élevés la nouvelle de la fête. Quand le tambour s’arrête, le Maître de la Loi, un vieillard dont la voix grêle fait contraste avec le vacarme qui vient de finir, appelle l’une après l’autre, comme pour s’assurer que toutes sont venues, les innombrables divinités aux titres longs et ronflants. Puis tous, maîtres et assistants, font des salutations aux points cardinaux en chantant un hymne accompagné de musique.

Alors, les préliminaires ainsi achevés, arrive immédiatement l’instant capital de la fête, celui du repentir public. L’Instructeur, et avec lui tous les assistants, psalmodient les listes de péchés et les formules de pénitence, pendant que la musique en rythme la récitation, d’abord lente et calme, puis de plus en plus vive et bruyante. Les vapeurs de l’encens alourdissent l’air pendant que tous, officiants et assistants, se remémorent leurs péchés, à mesure que les prières se déroulent, et s’exaltent saisis par le repentir et aussi par la terreur de toutes les maladies qui vont fondre sur eux, conséquence certaine de ces fautes passées. Peu à peu, quelques pécheurs s’agitent, énervés par le bruit, les parfums, l’émotion ; l’exaltation les gagne, et subitement l’un d’eux, saisi par l’enthousiasme religieux, se jette à terre et se met à se rouler en tous sens en se couvrant le visage de terre et en se lamentant. Aussitôt des voisins l’imitent, saisis par la contagion ; la folie gagne de proche en proche, et bientôt tous se vautrent à terre dans un vacarme de plus en plus étourdissant. La foule au-dehors de l’enceinte commence à être saisie elle aussi et quelques-uns, venus simplement pour voir, jettent leur bonnet, arrachent leur peigne, laissent tomber leurs cheveux en désordre et se roulent sur le sol eux aussi.

Mais l’Instructeur ne les laisse pas longtemps dans cet état : il est choisi parmi les gens instruits, il doit savoir son métier et que, la cérémonie étant longue, il ne faut pas épuiser les fidèles dès le premier jour. Il interrompt les stances de pénitence quand les donateurs de la fête se sont tous roulés par terre, et se met à lire les adresses, écrites en forme de lettres officielles, annonçant aux dieux les noms et l’état civil de chacun, le lieu de la fête, etc. Et cette lecture ramène le calme, car chacun tient à s’assurer que son nom n’est pas oublié et qu’il n’y a pas d’erreur à son sujet, et fait effort pour reprendre ses esprits. De nouvelles prosternations, gestes réglés et bien connus de tous, puis un second appel des divinités achèvent de rétablir l’ordre après le paroxysme de tout à l’heure, et c’est dans le calme qu’on peut faire réciter les douze vœux par lesquels chacun s’engage désormais à ne plus pêcher. Il ne reste plus qu’à brûler un peu d’encens et réciter une prière pour rappeler les âmes des assistants que l’ébranlement du début de la cérémonie peut avoir effrayés ; et on part en chantant l’hymne de sortie.

La première séance est achevée. Mais il en faudra d’autres à midi, puis encore le soir ; les crises vont reprendre de plus en plus violentes, à mesure que le temps passe, que l’exaltation générale, la fatigue, le manque de nourriture, le bruit et les manifestations de la foule qui se presse au-dehors de l’enceinte, tendent les nerfs de tous. On recommencera les jours suivants si les participants sont pieux et riches, car les jeûnes durent deux, trois, sept et même neuf jours consécutifs au gré des dévots ; et tout ce temps les participants ne font qu’un seul repas par jour, à midi, selon la stricte règle taoïste.


Une autre cérémonie, celle de l’Union des Souffles ho-k'i, destinée elle aussi à la délivrance des péchés, a scandalisé les religieux bouddhistes qui la décrivent sommairement en disant qu’« hommes et femmes se mêlent absolument comme des bêtes ». Les accusations d’orgie sont si souvent portées d’une secte à l’autre que leur témoignage pourrait être suspect : les premiers chrétiens en furent accusés et au Moyen Age les Cathares. Mais ce qui subsiste de la prière de l’Écrit jaune Houang-chou qui accompagnait cette fête au VIe siècle est d’une obscénité telle qu’on comprend que le moine bouddhiste Tao-ngan la traite d’« inconvenance pestilentielle » ; et les textes taoïstes de cette époque ne laissent aucun doute sur ce qui se passait, et confirment entièrement ce que disent les écrivains bouddhistes.

La religion taoïste semble avoir conservé et adapté à ses fins les grandes fêtes populaires que M. Granet a décrites d’après le Che-king pour des temps bien plus anciens, et qui avaient dû subsister jusque sous les Han dans la population rurale. Chez les taoïstes eux-mêmes, des pratiques sexuelles du genre de celles dont j’ai parlé plus haut sont attestées dès l’époque des Han, mais à titre individuel et privé seulement. Quant aux pratiques collectives de cet ordre, certains veulent les faire remonter aux Turbans jaunes. Cela ne prouve pas grand-chose, car les polémistes bouddhistes ont tendance à attribuer aux « Trois Tchang » tout ce dont ils ne connaissent pas l’origine ; et il faut descendre jusqu’à la fin du IVe siècle pour trouver un témoignage plus net. Un maître mort en 402, Souen Ngen, les faisait célébrer par ses fidèles. Il n’est pas impossible, je le répète, qu’il en faille chercher l’origine bien plus haut et qu’il s’agisse d’une adaptation taoïste des anciennes fêtes de printemps et d’automne. Mais dès l’époque la plus ancienne où nous saisissons ces fêtes orgiaques dans le taoïsme, elles étaient sans relation avec aucun terme saisonnier ; et les fêtes taoïstes de printemps et d’automne en étaient tout à fait distinctes.

Aux IVe et Ve siècles, c’était ce qu’on appelait populairement, semble-t-il, « unir les Souffles » ho-k'i ou plus simplement « s’unir » houo-ho. Je n’en donnerai pas ici une description que j’ai donnée ailleurs.


Toutes les fêtes n’étaient pas aussi violentes ou aussi indécentes : c’est parce que le Jeûne de la Boue et du Charbon et l’Union des Souffles avaient un caractère à part que les polémistes bouddhistes les choisissent constamment comme cible de leurs attaques ; c’est là que le taoïsme leur paraît se montrer à son pire, à la fois grotesque, malpropre et dévergondé, en somme très inférieur à leur propre religion. Les autres fêtes (au moins les jeûnes du Ling-pao) étaient, autant qu’on peut juger, bien plus calmes ; ni dans le Jeûne du Talisman d’Or, ni dans celui du Talisman jaune, ni dans le Jeûne des Trois Augustes, etc., on ne voit rien de pareil. Tous néanmoins sont calculés pour agir sur les nerfs des participants : lampes, encens, longues prières, prosternations, roulements de tambour, musique, nourriture insuffisante ou même supprimée, longueur surtout des cérémonies qui devaient toujours durer au moins un jour et une nuit entiers et souvent durent trois jours ou cinq jours ou sept jours, tout cela devait développer l’émotivité des fidèles. D’autant plus qu’il faut se rappeler qu’elles étaient loin d’être rares et isolées, mais étaient au contraire très fréquentes : un livre taoïste compte vingt et une sortes de Jeûnes différents ; plusieurs d’entre eux se faisaient plusieurs fois chaque année ; il y en avait donc plus de deux par mois.

Les fidèles étaient pris dans un réseau serré de fêtes incessantes qui se succédaient à de courts intervalles. Dans les phalanstères taoïstes kouan, ces grandes maisons de communauté où les adeptes taoïstes tao-che, hommes et femmes, vivaient côte à côte au grand scandale des bouddhistes et des confucianistes, il ne devait guère y avoir que quelques jours entre chacune d’elles. Les simples fidèles les espaçaient davantage, puisque étant donné le petit nombre des participants de chacune, il était matériellement impossible qu’ils participassent à toutes ; mais les gens pieux venaient assister à beaucoup d’entre elles, dans la foule qui se tenait hors de l’enceinte, et si les effets des fêtes sur ces spectateurs ne pouvaient être aussi violents que ceux que produisait la participation effective à la cérémonie, ils ne devaient pas moins se faire sentir.

Ce sont ces fêtes, je crois, qui firent le succès inouï du taoïsme aux premiers siècles de notre ère : le Chinois, d’esprit ordinairement calme et pondéré, que la passion religieuse n’agite guère, se délecta à se sentir saisir par un enthousiasme irrésistible, et comme emporté hors de lui ; c’était une sorte de délire, d’ivresse qui l’arrachait à la monotonie de la vie du fonctionnaire ou du lettré et à l’atonie de la religion officielle.

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