Henri Maspero (1883-1945)

Couverture. Henri Maspero (1883-1945) : Les origines de la civilisation chinoise. Annales de Géographie, 1926, tome 35, n°194, pp. 135-154.

LES ORIGINES DE LA CIVILISATION CHINOISE

Annales de Géographie, 1926, tome 35, n°194, pp. 135-154.

  • "On dit ordinairement que la civilisation chinoise a pris naissance dans le Nord-Ouest de la Chine, dans ce qui forme aujourd'hui le centre de la province de Chen-si et le Sud-Ouest de celle de Chan-si : là, aux bords du fleuve Jaune et sur le cours inférieur des rivières Wei et Fen ses affluents, entre la chaîne du Ts'in-ling au Sud et les derniers contreforts du plateau de l'Ordos au Nord, elle aurait eu son berceau ; de là de hardis pionniers descendant le fleuve Jaune seraient partis conquérir et coloniser la grande plaine orientale, celle où s'étendent maintenant les provinces de Tche-li, Chan-tong et Kiang-sou, ainsi que les portions Nord et Est du Ho-nan et le Nord du Ngan-houei. Cette hypothèse, que rien ne justifie et que tout semble contredire, est consacrée par une longue habitude : elle a eu en effet la chance d'être constamment renforcée par les préjugés successifs des divers auteurs qui depuis trois quarts de siècle se sont occupés des origines chinoises."
  • "Le premier et le meilleur traducteur des livres classiques, le révérend James Legge faisait remonter sa théorie jusqu'à la Tour de Babel :
    « Les Chinois commencèrent leur mouvement vers l'est, depuis les régions situées entre la mer Noire et la mer Caspienne, peu après la Confusion des langues ; continuant entre la chaîne Altaïque au Nord et la chaîne Taurique avec ses prolongements au Sud, mais se rapprochant autant que possible du Midi ensoleillé et plus agréable, la tribu se trouva, environ 2.000 ans avant notre ère, entre le 40° et le 45° lat. N., se dirigeant parallèlement au fleuve Jaune dans la partie la plus septentrionale de son cours, elle décida de suivre le fleuve, tourna au sud avec lui, marcha sur sa rive orientale et fut arrêtée par son coude vers l'est. Ainsi le Chan-si actuel devint le berceau de l'empire chinois." Lire la suite >>>

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Carte Chine de l'Ouest. Henri Maspero (1883-1945) : Les origines de la civilisation chinoise. Annales de Géographie, 1926, tome 35, n°194, pp. 135-154.
L'Ouest de la Chine ancienne au début de la période historique.

De son côté, Richthofen, persuadé que les trois grands peuples civilisateurs de l'Ancien Continent, Indo-Européens, Sémites et Chinois, devaient avoir eu un habitat commun en Asie Centrale autour du plateau du Pamir, les premiers à l'ouest, les derniers à l'est, dans le bassin du Tarym, du côté de Yarkand et de Khotan, suivait les Chinois dans leur marche vers l'est étape par étape, d'abord dans le Kan-sou actuel, puis, de là, à une « époque indéterminée », antérieure à 3.000 av. J.-C., dans la vallée de la Wei au Chen-si. De ce lieu, qui était pour lui aussi le berceau de la civilisation chinoise, une hypothèse nouvelle lui permettait de suivre leurs mouvements ultérieurs, grâce à une interprétation personnelle du « Tribut de Yu » Yu kong, opuscule qui forme un chapitre d'un des Livres Classiques, le Chou king : il crut y retrouver la description des routes de migration chinoises, de l'habitat primitif au Chen-si vers l'est, sur le bas fleuve Jaune, et vers le midi, jusque sur le fleuve Bleu. Cette interprétation, bien qu'ingénieuse, est trop arbitraire pour pouvoir être acceptée.

Vers la même époque, Schlegel qui s'était laissé entraîner par de fausses étymologies à croire à l'identité des « racines primitives » dans les langues chinoise et sanscrite, était naturellement conduit à faire suivre aux Chinois un chemin analogue, du pays primitif commun à eux et aux Indo-Européens, et à les faire arriver dans leur domaine actuel en descendant le fleuve Jaune.

Terrien de Lacouperie avait cru reconnaître l'identité des formes anciennes des écritures chinoise et cunéiforme, et de plus celle des noms de Chen-nong et Houang-ti, deux empereurs mythiques chinois qui auraient régné vers le XXXe siècle, avec ceux de Sargon, roi d'Agadê en Babylonie, et de Koudournakhounte, roi de Suse. Pour lui, les Chinois, qu'il appelle les tribus Bak, en considérant comme nom ethnique l'expression les Cent familles par laquelle ils se désignent souvent, étaient une tribu d'émigrants, partis de la région située à l'ouest de l'Hindou-Kouch, au sud-est de la mer Caspienne, et à proximité de l'Elam (Susiane). Il les suivait longuement à travers l'Asie, relevant tous les noms de lieux où se rencontre la syllabe bak pour en faire des témoins de leur passage, Bactres, Bagdad, Bagistan, etc. ; il les faisait franchir le Pamir, descendre sur Kachgar et Khotan, enfin les conduisait aux bords du fleuve Jaune et des rivières Lo et Wei, au Chen-si ; il prétendait même fixer exactement la date de leur migration aux années 2285-2282 avant J.-C..

Ainsi, quelle que fût leur opinion sur l'origine première des Chinois, tous ces auteurs s'accordaient à les faire entrer en Chine par le Nord- Ouest, et à placer leur premier établissement dans la vallée de la Wei. Ils s'y croyaient autorisés par ce qu'ils considéraient, à la suite des Chinois, comme l'histoire authentique de la Chine primitive. L'empereur Yao, que la chronologie officielle place au XXIVe siècle av. J.-C., aurait eu sa capitale à P'ing-yang, sur la Fen, au Chan-si ; son successeur Chouen aurait établi la sienne plus au sud, près de P'ou-tcheou, dans la même province ; celle de son successeur Yu, au XXIIe siècle, aurait été située non loin de là, à Ngan-yi, mais le fief de Hia qu'il avait avant son avènement était dans la plaine orientale, près de K'ai-fong, et c'est dans cette région que ses descendants, les empereurs de la dynastie Hia, auraient transporté leurs capitales successives, au Tche-li et au Chan-tong. Ainsi l'avènement de la dynastie Hia aurait marqué la marche en avant des conquérants chinois, d'abord confinés sur le haut fleuve Jaune, et passant de là dans la plaine où se déroule la partie inférieure de son cours. Mais on n'obtenait ce schéma qu'en soumettant l'histoire traditionnelle chinoise à un traitement des plus violents. En premier lieu, en effet, ces changements de capitale n'ont jamais été considérés par les historiens chinois comme ayant le caractère d'une émigration ou d'une conquête, et ce n'est là qu'une interprétation tendancieuse des savants européens cherchant une justification à leurs théories préconçues. Et, de plus, cette apparence de justification n'était due qu'à une coupure arbitraire dans l'histoire officielle chinoise, en choisissant l'empereur Yao pour marquer le début de l'histoire prétendue authentique, et en rejetant tout ce qui précède dans le domaine de la légende. En effet, avant ce souverain, la tradition localisait toutes les capitales plus anciennes dans la plaine orientale, au sud du Tche-li, au Chan-tong et au Ho-nan : celle de Ti-k'ou, le père et prédécesseur de Yao à P'o (Ho-nan), celle de Tchouan-hiu, prédécesseur de Ti-k'ou et grand-père de Yu à P'ou-yang (Tche-li) ; quant à Houang-ti, le grand-père de Tchouan-hiu et l'arrière-grand-père de Ti-k'ou, les uns déclarent qu'il n'avait pas de capitale fixe, les autres le font résider à Sin-tcheng (Ho-nan) ; encore avant lui, on place la capitale de Chen-nong à K'iu-feou (Chan-tong), et celle de Fou-hi, le premier empereur de l'histoire officielle, à Tch'en (Ho-nan).

Tout ceci n'a d'ailleurs que peu d'importance. L'histoire officielle de l'antiquité chinoise n'est en effet qu'une collection de légendes : les règnes de Chen-nong, de Houang-ti, de Yu, sont des versions différentes d'une même légende mythologique évhémérisée, celle de l'aménagement du monde couvert d'eau à l'origine par des héros envoyés du ciel ; de Chouen, tout ce qui est rapporté se réduit à un conte de folklore, le beau-fils persécuté par sa marâtre et le fils de celle-ci, triomphant de tous les pièges, et finissant par épouser les filles du roi. Quant à Yao, ce n'est qu'un nom : il n'a même pas de légende personnelle. De la dynastie Hia qui commence avec Yu, rien n'est connu sauf quelques récits mythologiques évhémérisés sur le fondateur Yu et son fils K'i, et aussi sur un autre héros (une sorte de Héraclès chinois), Yi l'excellent archer, grand destructeur de monstres, qui lui a été rattaché artificiellement. Ce n'est qu'avec la fin de la dynastie Yin que l'histoire commence avec ces derniers rois, que des inscriptions sur écaille de tortue récemment découvertes ont fait connaître ; encore n'est-ce que pour une courte période : les documents cessent presque immédiatement, et ne reprennent de façon suivie que dans les dernières années du VIIIe siècle av. J.-C.

Carte Chine de l'Est. Henri Maspero (1883-1945) : Les origines de la civilisation chinoise. Annales de Géographie, 1926, tome 35, n°194, pp. 135-154.
L'Est de la Chine ancienne au début de la période historique.

C'est donc bien à tort qu'on avait cherché dans l'histoire ancienne de la Chine une confirmation des théories qui plaçaient le berceau de la civilisation chinoise dans le centre du Chen-si et le sud-ouest du Chan-si. M. Conrady, frappé de la fragilité de cette hypothèse, proposa de chercher ce lieu d'origine dans le Chan-si méridional et le Ho-nan septentrional, à cheval sur les deux rives du fleuve Jaune : ce serait de là que les colons chinois auraient essaimé, les uns vers l'est dans la plaine maritime, d'autres vers l'ouest dans la vallée de la Wei, d'autres enfin vers le sud dans le bassin du fleuve Bleu. Cette région est singulièrement peu propice au rôle qu'il lui prête ; ce n'est pas le hasard qui fait que, depuis trois mille ans d'histoire, Chan-si et Ho-nan ont toujours formé des États ou des provinces séparés : tous les pays au nord des monts Tchong-t'iao et T'ai-hang, au Chan-si, regardent vers la vallée de la Fen et les bassins alluvionnaires qu'elle joint ; au contraire, la partie septentrionale du Ho-nan regarde vers le fleuve Jaune. Les montagnes marquent une ligne de séparation nettement tranchée, et il est difficile de voir là un centre unique de formation puis de diffusion de civilisation. La difficulté apparaît plus grande encore quand on examine les positions relatives des populations chinoise et barbare dans ces provinces aux temps anciens (voir la carte).

Au début des temps historiques, vers le VIIIe siècle, les Chinois étaient loin d'être les habitants uniques du bassin du fleuve Jaune : les plaines irriguées leurs appartenaient seules, et toutes les montagnes étaient aux mains des barbares. Les plateaux en terrasses du Chan-si étaient le domaine des Ti. Au Sud, les six tribus des Ti Rouges, dont la dernière ne fut soumise qu'en 593 av. J.-C., habitaient tout le massif qui domine au nord le fleuve Jaune depuis son coude vers l'est, à la sortie du Chen-si, jusque dans les hautes vallées de la Ts'in et des deux Tchang : les Kao-lo, les plus méridionaux, dans les monts Tchong-t'iao, au-dessus de l'actuelle sous-préfecture de Yuan-k'iu ; plus à l'est, sur le cours supérieur de la Ts'in et de la Tchang, les Lou-che et les Lieou-yu qui ont laissé leurs noms aux circonscriptions modernes de Lou-ngan et de Touen-lieou ; plus au nord, les Tsiang-kao-jou, les To-tch'en dont l'habitat exact n'est pas connu, enfin les Kia-che, les plus orientaux, sur les pentes des monts T'ai-hang, et descendant même jusqu'aux bords du fleuve Jaune, près de K'i-tcho. Au Nord, dans le Wou-t'ai-chan, les trois tribus des Ti-Blancs : les Fei et les Kou, à l'Est, près de Sin-lo, et à l'Ouest, les Sien-yu de Tchong-chan qui réussirent à conserver leur indépendance jusqu'en 290 av. J. C.. Enfin, à l'Ouest tout le centre du Chan-si jusqu'au fleuve Jaune était peuplé de Ti Occidentaux, qui, moins bien protégés par un pays d'accès plus facile, avaient été soumis dès le milieu du VIIe siècle. Ils touchaient vers le nord aux nomades qui, dès les temps anciens, pâturaient dans les steppes du plateau mongol, « les Trois Hou » San-hou à l'ouest, deux tribus de Huns, les Leou-fan autour de K'o-lan et les Tai-lin autour de Cho-p'ing, au bord du fleuve Jaune, près de son coude vers le sud, à l'extrême nord du Chan-si, là où, aux environs de l'ère chrétienne, les Huns tenaient leur grande assemblée politique et religieuse d'automne, et à l'est, près de la mer, des tribus mantchoues, les Jong Orientaux appelés aussi Hou Orientaux, ou encore Wou-tchong, et plus loin vers le nord-est les Mi, qui n'avaient ni villes, ni palais, ni maisons, ni temples ancestraux et ne cultivaient que le millet.

Au sud et à l'ouest du fleuve Jaune, les barbares Jong tenaient toutes les montagnes. Ils entouraient la vallée de la Wei : c'étaient, dans les montagnes qui s'élèvent de la vallée vers le nord jusqu'au plateau de l'Ordos et, plus à l'ouest, aux sources de la Wei, de la King et de la Lo, les Kouen Jong, les Jong de Ti-houan, les Mien-tchou, les Wou-tche et les Yi-k'iu qui résistèrent pendant des siècles aux Chinois et ne perdirent leur indépendance qu'en 315 av. J.-C. Quelques tribus subsistaient même encore au milieu de la plaine et jusqu'aux bords du fleuve Jaune, groupes isolés au milieu des Chinois, les Jong de Tang-che sur la rive nord de la Wei, entre Sseu-yuan et Hing-p'ing, les K'iuan Jong, entre l'embouchure de la Wei et de la Lo, les Ta-li de T'ong-tcheou, soumis en 461 seulement, et les P'eng-hi de Po-chouei sur les bords de la rivière Lo, les Li Jong des collines au pied du Houa-chan, qui atteignaient au nord les bords de la Wei près de l'actuel Wei-nan ; vestige du temps où non seulement la montagne, mais la plaine même était le domaine des Jong, avant que les Chinois ne fussent venus encore les chasser ou les assimiler. Les Li Jong donnaient la main vers l'est aux Kiang Jong qui dominaient le fleuve Jaune sur sa rive sud au-dessus de Chen. Toutes les montagnes qui séparent de la vallée du Houang-ho celles de ses affluents et sous-affluents, la Lo, la Yi, etc., jusqu'aux monts Houai, étaient également peuplées de Jong, les Jong de la Lo, les Jong de la Yi, les Jong de Yang-kiu, les Jong de Man ou de Mao, etc., ils entouraient la capitale orientale des rois de Tcheou, la ville de Lo, Lo-yi (située près de Ho-nan fou), qu'ils pillèrent au VIIe siècle, comme leurs frères de l'Ouest avaient pillé la capitale de l'Ouest, Hao (près de Si-ngan fou), au VIIIe siècle.

Au bord de la mer, les montagnes du Chan-tong étaient peuplées de barbares Yi, dont quelques tribus subsistèrent jusqu'à la fin du monde féodal, au milieu de leurs congénères qui s'étaient laissés assimiler peu à peu et sans conquête brutale, et avaient formé de véritables principautés chinoises : Kiu, Ki, Tchou-lou, etc. Plus au sud, les confins du Chan-tong et du Kiang-sou appartenaient aux Yi de Houai, qui s'appuyaient à l'ouest sur les Siu : ces derniers avaient dû primitivement occuper tout le pays entre le fleuve Jaune et les monts Houai, sur le cours moyen de la rivière Houai et de ses affluents : les derniers rois de la dynastie Yin, vers le XIe siècle, étaient en rapports avec eux, et plus tard leur nom fut donné à une des neuf provinces entre lesquelles les grands rois conquérants de la dynastie Tcheou, vers le IXe siècle, Tchao et Mou, divisèrent leur empire éphémère ; mais à l'époque historique, martelés alternativement au nord par les princes de Lou et à l'ouest par les ducs de Song, leurs voisins, ils étaient réduits à la partie orientale de leur ancien domaine, autour de l'actuel Sseu-tcheou, n'ayant laissé plus à l'Ouest que des débris dont le plus important, les Jong de Siu, tenait le pays situé au coude du fleuve Jaune entre K'ai-fong et Ts'ao-tcheou et ne fut soumis qu'en 668 av. J.-C.

Enfin le bassin du fleuve Bleu tout entier était peuplé de barbares qu'on confondait sous le nom général de Man : entrés tardivement dans l'influence chinoise, lors des conquêtes du IXe siècle av. J.-C., et vite redevenus indépendants, ils le restèrent jusqu'à la fin des Tcheou et se civilisèrent surtout par contact. Un des chefs de la plaine où la Han conflue avec le fleuve Bleu soumit tous ses voisins, fonda la principauté de Tch'ou, et prit le titre de roi à la fin du VIIIe siècle : tandis qu'au Sseu-tch'ouan, la plaine de Tch'eng-tou forma la principauté de Chou, et que les tribus du bord de la mer et du bas fleuve Bleu, d'abord soumises aux rois de Tch'ou, finirent par s'organiser elles aussi en États indépendants, le Wou et le Yue.

En somme, la Chine antique, dépassant peu le bassin du fleuve Jaune, était constituée, vers la fin du VIIIe siècle avant notre ère, par deux groupements distincts : l'un à l'Est dans la grande plaine du bas fleuve Jaune, l'autre à l'Ouest dans les vallées de la Wei et de la Fen ; entre eux s'interposaient des masses profondes de barbares qui les séparaient complètement. Cet état de choses était évidemment ancien et n'était pas dû à la dislocation d'un antique bloc chinois par l'intrusion d'envahisseurs barbares : l'habitat même des barbares exclut cette hypothèse. Ils étaient en effet les maîtres des montagnes et des montagnes seules, toutes les plaines étant aux mains des Chinois. Or les voies d'invasion en Chine sont soit à l'est la plaine, soit à l'ouest les vallées du fleuve Jaune et de ses affluents ; les montagnes sont des obstacles et non des passages. L'hypothèse, émise par de Groot, d'envahisseurs turcs conquérant péniblement les montagnes pauvres et d'accès difficile, et laissant les plaines aux vaincus, est contraire à toute vraisemblance.

L'examen détaillé de la répartition géographique des Chinois et des Barbares dans chacune des deux régions au VIIIe siècle permet de reconnaître que les rapports respectifs des deux populations n'y étaient pas les mêmes. Les Chinois des vallées de la Wei et de la Fen étaient des étrangers au milieu d'indigènes, ils n'avaient pas encore réussi à assimiler ou à détruire entièrement ceux-ci, et des groupements importants en subsistèrent longtemps parmi eux. La répartition de leurs établissements montre comment ils vinrent, remontant les fleuves, s'installant dans les plaines bien irriguées qu'ils aménagèrent, laissant aux indigènes les montagnes d'une pénétration malaisée et d'une culture incertaine. Encore au VIIIe siècle, quand un scribe anonyme amalgama divers documents en prose et en vers pour en faire le petit traité intitulé Yukong, la vallée de la Wei lui paraissait si peu aménagée qu'il en classait l'impôt assez bas, au sixième rang sur une échelle de neuf, tandis qu'il en rangeait les terres dans la première catégorie, anomalie que seulement le peu de densité de la population ou le peu d'étendue des terres cultivées (ce qui revient au même) permet d'expliquer. Quelque hypothèse qu'on fasse sur l'origine de la civilisation chinoise, ceux-là étaient des colons ; le fait est du reste si clair que tous ceux qui se sont occupés de la question, Legge, Richthofen, etc. l'ont admis sans conteste, ne différant d'avis que sur le pays d'origine qu'ils attribuent à ces colons.

Avec les gens de la plaine orientale, il n'en était pas de même. Leur domaine, malgré son étendue, était purement chinois, aucun groupement barbare ne se rencontrait en son milieu, ni dans les montagnes, ni dans les marais ; il fallait en sortir pour arriver au domaine des tribus barbares, dans les montagnes de l'Ouest et de l'Est, ainsi que dans les marécages du Midi. Aucune trace d'une colonisation relativement récente et encore incomplète, comme dans la vallée de la Wei. De fait, si les Chinois de cette région avaient été eux aussi des gens venus de l'extérieur, étant donné l'absence entière de populations indigènes et l'immensité du territoire, il faudrait leur accorder pour avoir pu assimiler ou détruire ces populations, un temps beaucoup plus long qu'à ceux de l'Ouest, dont l'œuvre était bien moins complète sur un domaine bien moins vaste, et ces établissements du moyen et du bas fleuve Jaune devraient avoir été bien plus anciens que ceux de la vallée de la Wei.

Mais rien n'oblige à croire que la civilisation chinoise ait été d'origine étrangère et ait été apportée dans la vallée du fleuve Jaune par des conquérants venus du dehors. Bien au contraire, elle apparaît comme le développement sur place de la culture barbare commune aux diverses populations du monde chinois, les Chinois eux-mêmes, les Tibétains, les Lolos, les Birmans, les Thăi, les Miao-tseu, que le cours du temps a rendues si différentes en les plaçant à des degrés si éloignés de civilisation ; car c'est avec ces tribus de l'Asie sud-orientale et non avec celles de l'Asie centrale et septentrionale que tout porte à chercher les affinités de la culture première des Chinois. Cette culture commune était caractérisée par la parenté des langues, une organisation sociale semblable et des religions analogues. La langue chinoise n'a aucun rapport avec le turc, le mongol, le mantchou, le coréen, le japonais, mais elle est très proche parente d'une famille importante de dialectes parlés par des tribus méridionales, les Thăi, qui habitent les provinces de Yun-nan, Kouei-tcheou, et Kouang-si, ainsi que le nord de la Birmanie et du Tonkin, et dont le rameau le plus méridional a fondé le royaume de Siam ; de plus, elle présente des rapports moins nets, mais indiscutables, avec les langues tibéto-birmanes (tibétain, lolo, mosso, birman, etc.). Dans ces langues sino-thăi, aussi anciennement que nous pouvons les saisir, les mots étaient toujours monosyllabiques et invariables, sans flexion d'aucune sorte ; le système de tons en était un élément essentiel : chaque mot portait un ton dont les éléments, hauteur et inflexion, étaient à l'origine sous l'influence des initiales et des finales. En dehors de leur langue, leur civilisation essentiellement sédentaire et agricole, leur religion étroitement liée à l'agriculture, leur organisation politique aristocratique et féodale, fondée sur le caractère religieux de la possession de la terre, rapprochaient les Chinois de leurs voisins méridionaux et les séparaient des septentrionaux. Entre les nomades éleveurs de bétail du Nord, ancêtres des Huns, des Mongols, des Mantchous de l'époque historique, et les sauvages de la presqu'île indochinoise, ancêtres des Moi de la chaîne annamitique, des Cambodgiens et des Pégouans, irrémédiablement anarchiques, à qui une éducation étrangère seule a pu parfois imposer des groupements sociaux plus étendus que le village, sur presque tout le territoire qui forme aujourd'hui la Chine, les tribus qui l'habitaient avaient constitué, longtemps avant que l'histoire pût les enregistrer, des sociétés de même type sédentaire et agricole, fortement attachées au sol par leur religion et leurs institutions. En sorte que, par un singulier retour des choses, la conquête et l'assimilation progressive des pays du Sud par la civilisation chinoise dans les temps récents paraît n'être que la réinstallation sous une forme moderne d'un État préhistorique où presque tous ceux qui peuplent aujourd'hui l'empire chinois partageaient une civilisation commune.

Ainsi les Chinois apparaissent comme le rameau le plus septentrional de ces populations sédentaires dont le rameau occidental est formé par les tribus tibéto-birmanes du Tibet, du Sseu-tch'ouan et du Yun-nan (Tibétains, Lolos, Mossos, Birmans, etc.), le rameau méridional par les Thăi du Sud de la Chine et du Nord de l'Indochine (Shan du Yun-nan et de Birmanie, Dioi du Kouang-si, Tăi-Blancs et Tăi-Noirs du Tonkin, Laotiens, Siamois) et le rameau central par les Miao-tseu du Hou-nan et du Kouei-tcheou. Plus peut-être qu'à leurs frères d'habitat plus méridional, la vie dut être dure à ces Chinois préhistoriques. La grande plaine du Nord-Est (Tche-li, Chan-tong, Ho-nan), où ils commencèrent à développer une civilisation rudimentaire, était loin d'être le pays bien aménagé qu'il est de nos jours. Le fleuve Jaune qui la traversait alors avait un cours différent du cours actuel, et il allait après un long détour au pied des montagnes du Chan-si se jeter dans la mer par le cours actuel du Pai-ho, près de T'ien-tsin ; ses bras innombrables divaguaient capricieusement à travers les plaines basses et plates presque sans pente : c'était le pays qu'on appelait alors « les Neuf-Fleuves », parce que, disait-on, le fleuve Jaune y avait neuf bras principaux. Chaque année les crues en modifiaient le cours et se cherchaient de nouveaux chenaux ; les bas-fonds s'emplissaient d'eau, formant de grands marais qui avec le temps se sont colmatés, mais dont certains subsistent encore aujourd'hui. C'étaient des fourrés d'herbes aquatiques, renouée, jonc, dolic, valériane, au milieu desquels nichaient les oies sauvages et les grues et où pullulaient les poissons. Tout autour couraient des zones plus ou moins larges de terres trop humides pour la culture, couvertes de hautes herbes entrecoupées de taillis d'ormes à écorce blanche, de pruniers et de châtaigniers ; ce n'était pas la grande forêt : celle-ci n'existait qu'à la périphérie sur les pentes des montagnes, à l'Est dans le Chan-tong et à l'Ouest dans le Chan-si, et avec elle commençait le domaine des Barbares. C'était une brousse épaisse, qui servait de repaire aux grands fauves, tigres, panthères, léopards, chats-sauvages, ours, bœufs sauvages, éléphants même et rhinocéros, loups, sangliers, renards, et aussi gibier de toute sorte, troupeaux de cerfs et d'antilopes, singes, lièvres, lapins et oiseaux de toute espèce, qu'on allait y chasser l'hiver dans de grandes battues en mêlant le feu aux herbes. Les lisières seules en étaient aménagées soit en pâturages pour les chevaux et les bœufs domestiques, soit en plantations de mûrier pour l'élevage des vers à soie. Les terres les meilleures, protégées de l'inondation par des digues, étaient cultivées régulièrement.

Mais ces terres étaient les terres de lœss, dont Richthofen a révélé l'étendue, limons épais qui ont fourni au fleuve Jaune les alluvions boueuses auxquelles il doit son nom. Largement étalées au pied des montagnes, et, plus au sud, dans le Kiang-sou et le Ngan-houei, couvrant dans le Kan-sou les terrasses de la vallée de la Wei et de ses affluents, et périodiquement fécondées par les pluies de la mousson d'été, ces terres se sont montrées partout très favorables à l'agriculture. Il semble bien que ce soient elles qu'aient recherchées les Chinois, lorsque, partant de la plaine, ils ont remonté les vallées de l'Ouest. Mousson et terres jaunes du lœss, tel est bien, semble-t-il, le secret du développement sur place de la civilisation chinoise. La géographie est ici d'accord avec l'histoire.

Tel était le pays où peu à peu les ancêtres préhistoriques des Chinois commencèrent à sortir de la barbarie environnante. Rien ne permet de supposer qu'ils aient jamais été des nomades menant paître des troupeaux à travers la brousse du bas fleuve Jaune ; tout, au contraire, tend à prouver qu'ils étaient des agriculteurs sédentaires. Mais à l'origine ils ne devaient avoir, au lieu de champs réguliers et permanents, que des défrichements temporaires, analogues aux răi des populations du Haut-Tonkin, qu'on abandonnait au bout de quelques années pour aller défricher un autre coin, laissant la brousse le réenvahir ; et la coutume assez singulière des paysans chinois anciens consistant à quitter absolument les maisons du village depuis le milieu du printemps jusqu'à la fin de l'automne pour aller habiter, par groupes de trois familles, de grandes huttes communes au milieu des champs, me paraît être un vestige du temps où les champs temporaires, les răi, étaient en pleine brousse fort loin du village ; on allait y habiter tout le temps des travaux pour ne rentrer au village qu'après la récolte faite.

Le plus dur labeur fut l'aménagement même des terres, leur conquête sur le fleuve et sur le marais: ce fut long et pénible, il fallut élever des digues contre les inondations, creuser des canaux pour drainer et assécher le sol. Tous ces travaux étaient si anciens que le souvenir s'en perdait dans la brume des légendes, et qu'on les attribuait à des héros descendus du Ciel aux origines du monde, l'empereur Jaune, Houang-ti, le Divin laboureur, Chen-nong, ou enfin Yu le Grand, le plus célèbre :

« Cette montagne méridionale,
c'est Yu qui l'a aménagée,
défrichant les plaines, les terrains humides ;
moi, descendant lointain, je l'ai mise en champs ;

ou encore :

« Épais sont les tribules !
On a arraché la brousse épineuse.
Pourquoi jadis fit-on ce travail ?
Afin que nous puissions planter notre mil, notre millet,
afin que notre mil soit abondant,
afin que notre millet soit luxuriant !

Les terres ainsi conquises produisaient du millet et du sorgho au Tche-li, du riz au sud du fleuve, et du blé un peu partout ; on y faisait aussi des haricots, des courges, du chanvre, de l'indigo. Les champs, périodiquement déplacés, étaient des carrés d'environ un li de côté (15 à 20 ha), les tsing, divisés en neuf lots égaux que huit familles cultivaient en commun, gardant pour elles chacune la récolte d'une part, et donnant celle de la neuvième part, le « champ public », kong tien, au roi ou au seigneur à titre d'impôt. À proximité s'élevaient, disséminées et comme perdues au milieu de la plaine, de petites agglomérations de quelque vingt-cinq huttes en pisé, demeures hivernales des paysans, qui formaient les plus petites circonscriptions religieuses et administratives, les petits hameaux, li, de 200 habitants environ (les vingt-cinq familles de trois tsing) avec un tertre du Dieu du sol, une école et un marché : c'est là que s'enfermaient l'hiver les paysans, chaque famille dans sa maison ; mais au printemps ils s'en allaient habiter, par groupes de trois familles ensemble, de grandes huttes communes au milieu du tsing, ils vivaient alors entièrement en plein air, travaillant dans les champs, sans revenir au village laissé à l'abandon. Ils produisaient ainsi eux-mêmes presque tout ce qui leur était nécessaire, grains, bétail, toile, soie, etc. ; le surplus, ils le portaient au marché. Chaque ville, chaque hameau, avait au moins un marché situé sur la face nord ; dans les résidences seigneuriales, il était établi par la femme du seigneur au temps du premier établissement, de même que le seigneur lui-même élevait alors le temple des Ancêtres et le tertre du Dieu du sol ; c'était une grande place carrée autour de laquelle paysans et colporteurs installaient leurs étalages en se groupant par quartiers, quartier des marchands de grains, quartier des vendeurs de soie, quartier des marchands de bœufs, quartier des marchands de chevaux, quartier des marchands d'esclaves, quartier des marchands de poteries, etc. Les petits châteaux seigneuriaux s'élevaient de loin en loin : là vivait le seigneur du fief (car toute la grande plaine était divisée en domaines féodaux) au milieu de ses femmes et de ses enfants, de ses serviteurs et de sa petite cour de nobles dépendant de lui, pour la plupart descendants de cadets de sa famille ou de petits vassaux, qui remplissaient auprès de lui les fonctions de prêtres, scribes, guerriers. Les châteaux étaient bâtis sur un modèle uniforme, régi par des principes rituels : au centre, la salle d'audience orientée au sud, ayant devant elle la vaste cour où les fonctionnaires et les vassaux se rangeaient suivant leur grade aux grandes audiences, et que flanquait à l'ouest le temple ancestral, à l'est l'autel du Dieu du sol ; derrière, une autre cour avec la maison d'habitation ; devant, une porte menant à la cour d'entrée avec sa porte monumentale au sud ; le tout était entouré d'un mur d'enceinte et d'un fossé pour le mettre à l'abri d'un coup de main. Tout autour, des maisons où vivaient les ministres, les fonctionnaires, les scribes, les prêtres, et aussi les artisans et tous ceux dont le travail était nécessaire à la cour. Parfois, mais pas toujours, une enceinte extérieure enveloppait cette agglomération ; mais c'étaient là de bien petites villes : Mencius parle d'une ville dont l'enceinte extérieure avait sept li de tour, soit environ 3.000 m, et on considérait que

« quand le mur d'une ville (autre que la capitale) a plus de trois mille pieds de long (environ 1.000 m), c'est un danger pour l'État.
»

La capitale des Tcheou Orientaux, Lo-yi, dont les murs avaient 17.200 pieds, soit moins de 4.000 m de tour, était en principe la ville la plus grande de l'empire.

Au fur et à mesure des progrès, les Chinois se sentaient de plus en plus différents de leurs voisins moins avancés, qu'ils considéraient comme des barbares. L'invention de l'écriture accentua encore la séparation : ce fut d'abord une sorte de pictographie, semble-il, puis une véritable écriture, en partie idéographique, en partie phonétique (c'est d'elle que dérivent les caractères modernes). Les premiers empires se fondèrent, celui des Hia, au pied méridional du T'ai-chan, dont nous ne savons rien, si ce n'est que, vers le VIIe siècle, les ducs de Song racontaient que leurs ancêtres, les rois de Yin, l'avaient renversé pour établir leur propre pouvoir, puis celui des Yin, dont le centre se trouvait autour du grand coude du fleuve Jaune à son entrée en plaine, empire encore à demi légendaire, mais dont les derniers souverains, vers le XIe siècle av. J.-C., ont laissé les plus anciens documents chinois connus jusqu'à ce jour, des inscriptions gravées sur des écailles de tortue. C'est de là que, probablement vers le milieu ou la fin de la dynastie Yin, des colons partirent se tailler des domaines aux dépens des barbares.

Il ne faut pas songer à des émigrations en masse de « tribus » chinoises, et, d'autre part, rien de ce que nous savons de la religion chinoise ne rappelle les « printemps sacrés » de l'Italie antique. C'étaient sans doute des cadets de familles princières, qui, peu ou pas apanagés, s'en allaient ainsi chercher fortune au loin, emmenant de petites troupes de clients, parents, esclaves, et gens recrutés par une sorte de contrat religieux avec serment de fidélité mutuelle. À cette époque, en effet, le monde chinois était partagé en nombreux petits domaines féodaux (au VIIIe siècle, la plaine du bas fleuve Jaune en comptait au moins une centaine), dont les seigneurs héréditaires, les princes, tchou-heou, comme on les appelait, étaient les maîtres à la fois politiques et religieux sous la suzeraineté lointaine du roi. Chacun d'eux, à son avènement ou au cours de son règne, distribuait des terres à ses frères, à ses cousins, à ses enfants, à titre d'apanages pour leur subsistance : c'étaient sans doute ceux qui se trouvaient mal partagés, ou qui, parents trop éloignés, ne recevaient rien, ou encore ceux qui sentaient leur vie menacée par les intrigues d'une favorite, qui s'expatriaient. La légende, qui rattache le fondateur de la famille royale du Wou, royaume barbare du Kiang-sou méridional, aux ancêtres des rois de Tcheou, et fait de lui un fils aîné qui se retira volontairement parce que le prince son père voulait le déposséder au profit de son cadet, n'a aucun fondement historique, mais elle montre assez bien, quoique de manière trop succincte et trop idéalisée, les causes de ces émigrations.

« Le Grand comte, T'ai-po, de Wou, et Tchong-yong, son frère cadet, étaient tous deux fils du Grand roi, T'ai-wang, de Tcheou, et frères aînés du roi Ki-li. Comme Ki-li était sage et de plus avait un fils saint, Tch'ang, le Grand roi désirait donner le pouvoir à Ki-li afin de le faire parvenir à Tch'ang ; alors le Grand comte et Tchong-yong s'enfuirent tous deux chez les (barbares) Man (du pays) de King ; ils se tatouèrent le corps et se coupèrent les cheveux pour montrer qu'ils renonçaient à la succession et se retiraient devant Ki-li... Quand le Grand comte se fut enfui chez les Man, ceux-ci le trouvèrent juste : ils le suivirent et se mirent sous sa protection au nombre de plus de mille familles.

La fuite chez les barbares resta traditionnellement la ressource des victimes des intrigues du harem : encore au milieu du VIIe siècle, quand le prince Hien de Tsin essaya de faire périr son fils Tch'ong-eul pour que le trône revînt au fils de sa favorite Li-Ki, Tch'ong-eul s'enfuit chez les Ti avec quelques fidèles, et fut bien reçu par un chef barbare dont il épousa la fille.

La colonisation était impossible vers le nord où le désert arrêtait l'expansion chinoise ; elle se fit vers le sud et vers l'ouest. Nous n'en savons pas l'histoire : toute l'histoire ancienne de la Chine est inconnue ; mais il est possible de se faire quelque idée des étapes parcourues. Ceux qui partirent vers le sud allèrent fonder de petites seigneuries dans les monts Houai : Tch'en, Chen, Ts'ai, Hiu, Houang ; puis ils atteignirent la plaine et de beaux domaines commencèrent à se créer au pied méridional des monts, à Jo, Li, Souei, Eul, etc. Mais ils trouvaient là un climat très différent de celui du Nord, et qui probablement leur convint mal et attira peu les émigrants : d'ailleurs, les chefs barbares de la région, au moins dans la plaine, se laissèrent assez vite gagner à la culture chinoise ; l'un d'eux, le seigneur de Tch'ou, devint pour eux un rival redoutable lorsque, dans les dernières années du VIIIe siècle, il eut soumis toutes les tribus de bassin de Han-yang. C'est vers l'ouest que se fit la poussée la plus considérable. Elle n'attaqua pas de front les montagnes difficiles par lesquelles on monte abruptement de la plaine au Chan-si, le T'ai-hang chan, le Wou-t'ai chan, etc., et qui restèrent jusqu'à la fin la dernière citadelle de l'indépendance des barbares Ti. Les colons tournèrent l'obstacle en remontant les vallées du fleuve Jaune et de ses affluents, la Wei et la Fen. La plupart d'entre eux paraissent être venus de la région qui forme actuellement les confins du Chan-tong, du Kiang-sou et du Kiang-si, région où la plupart des maisons princières appartenaient aux clans Ki, Sseu, et Ying dont les membres jouèrent le rôle le plus important dans la colonisation de l'Ouest. Les Sseu avaient là leur centre religieux autour de l'île de Yu-chan, où était le temple de leur ancêtre Kouen, et c'est à des branches de cette famille qu'appartenaient les fiefs de Tseng (près de Yi-tcheou), de Chen, (près de Jou-ning), de K'i (près de K'ai-fong), de Yang, près de Yi-chouei, etc. Ceux qui avaient passé dans l'Ouest s'étaient installés au bord du fleuve Jaune, autour du temple qu'ils avaient élevé à leur ancêtre Yu, fils de Kouen, à la sortie du défilé de Long-men, et avaient fondé là quelques petites principautés : sur la rive droite du fleuve, Sin, dont une fille passait pour avoir été la mère du roi Wou, fondateur de la dynastie Tcheou, et, sur la rive gauche, Hia, Ming, et Tong dont le comte fut chargé de figurer son ancêtre Kouen, père de Yu, dans un sacrifice solennel que fit faire le prince P'ing de Tsin en 535 ; certains avaient débordé par-delà le Ts'in-ling dans la haute vallée de la Han, tels les seigneurs de Pao dont vint la belle Sseu de Pao, la reine néfaste qui, d'après la légende, perdit le roi Yeou de Tcheou (771). Mêlés à eux sur les bords du fleuve Jaune comme ils avaient voisiné dans la plaine orientale (leur fief de T'an était près de Tseng, et celui de Houang non loin de Chen, etc.), des membres de la famille Ying tenaient quelques seigneuries : Keng sur la basse Fen, Fei sur la rive droite du Fleuve, à la sortie de Long-men, près de là, Leang, en face de l'embouchure de la Fen, et, plus à l'ouest, Wang et P'eng-ya, sur la rivière Lo ; hors de ce centre, quelques-uns avaient fondé des domaines plus lointains encore : à l'ouest, Ts'in sur la haute Wei ; à l'est, Tchao sur le cours moyen de la Fen, aux extrêmes avant-postes de la colonisation chinoise. Les terres les plus étendues paraissent avoir appartenu à des membres de la famille Ki : tout le quadrilatère compris entre la Fen au nord et le fleuve Jaune à l'ouest et au sud appartenait à des seigneurs de cette famille, Kiai, Hia-yang, Yu, Wei ; d'autres avaient des domaines dans la vallée de la Wei, à Jouei près de son embouchure, à Chao, à Kouo, près de Feng-siang. Le plus puissant de tous ces seigneurs était celui de Tcheou qui possédait tout l'Ouest de la plaine, sur le cours moyen des rivières King et Wei, jusqu'à l'entrée des montagnes.

Il n'est pas impossible de se faire une idée approximative de la date vraisemblable où se fondèrent certains de ces fiefs. Les rois qui gouvernèrent la Chine depuis le Xe siècle environ jusqu'au IIIe siècle avant l'ère chrétienne (dynastie Tcheou) descendaient de ces seigneurs de Tcheou qui avaient fondé une principauté sur la haute Wei. La tradition de leur temple ancestral faisait remonter la fondation de ce domaine jusqu'au douzième ancêtre du premier roi : c'est cet aïeul éloigné, le duc Lieou, qui avait le premier défriché les terres de Pin et y avait créé un grand fief. Or les listes généalogiques des temples ancestraux étaient fort bien tenues dès la haute antiquité : la minutie du culte des ancêtres qui déterminait le nombre et la nature des offrandes présentées annuellement à chaque roi ou prince défunt suivant son degré, imposait un grand soin. Aussi, malgré la date assez tardive des écrivains, qui, vers le IIIe et le IIe siècle, ont recueilli ces listes, ne doivent-elles pas être considérées comme étant de fantaisie. Un exemple de la confiance qu'on peut accorder aux listes traditionnelles, quand la famille dont elles émanent s'est conservée assez longtemps, a été donné récemment par les inscriptions de la fin des Yin : la liste des rois qu'elles ont fournie diffère à peine de celle que nous ont transmise l'annaliste anonyme qui, dans les dernières années du IVe siècle av. J.-C., a composé l'histoire de Chine connue sous le nom d'Annales écrites sur bambou, et le grand historien des confins du IIe et du Ier siècle, Sseu-ma Ts'ien, dans ses Mémoires historiques. La chute de l'empire des Yin n'avait pas amené la destruction de la famille royale vaincue, dont les descendants avaient conservé une partie de leurs domaines héréditaires sous le titre de ducs de Song et ne disparurent qu'au début du IIIe siècle : c'est la liste conservée dans le temple ancestral des ducs de Song qui nous a été transmise. Il n'y a malheureusement pas de témoin de l'exactitude de la liste généalogique des rois de Tcheou, mais il n'y a aucune raison de la supposer moins correcte que celle des ducs de Song. Comme la première date sûre de l'histoire chinoise est la fuite du roi Li, le 10e de la dynastie Tcheou, chassé de sa capitale en 842, si on compte en remontant les dix premiers rois, puis les douze ducs de Tcheou, jusqu'au duc Lieou, soit vingt-deux règnes, on trouvera que, suivant qu'on leur attribuera une moyenne de quinze ou douze ans, l’établissement du Lieou à Pin pourra se placer vers le commencement ou la fin du XIIe siècle av. J.-C. Ce n'est naturellement là qu'une approximation, mais une approximation vraisemblable. Il ne faudrait pas d'ailleurs en conclure que la colonisation dans l'Ouest commença à cette époque, car rien ne permet de supposer que les seigneurs de Tcheou furent les premiers installés dans la région.

On aimerait à connaître la vie de ces colons chinois de l'Ouest et du Midi, comment ils s'installaient, quels rapports ils avaient avec leurs voisins barbares. Aucun document ne nous est parvenu de cette période. Ce que nous avons de meilleur, ce sont deux odes religieuses en l'honneur des deux ancêtres de la dynastie Tcheou auxquels on attribuait la fondation du fief familial : ce ne sont pas, cela va sans dire, des documents historiques, et il ne faut pas y chercher des renseignements exacts sur les faits et gestes réels de ces personnages ; mais ces pièces de vers, qui remontent probablement au VIIIe siècle avant notre ère, datent d'un temps où la colonisation, bien que ralentie par son propre succès, devait se continuer encore en quelques régions, et il est permis d'y voir une description idéalisée de l'établissement d'un aventurier chinois avec ses clients en pays barbare, et de la vie qu'ils y menaient.

Il n'est pas question de conquête dans ces pièces : peut-être arrivait-il souvent qu'il n'y avait pas à proprement parler de conquête, et que les colons chinois obtenaient pacifiquement des chefs barbares un coin de terre à défricher, comme à l'autre extrémité de l'Ancien Continent, les colons grecs semblent avoir souvent obtenu sans peine, eux aussi, des terres où établir une cité et un port. Ce qui est décrit, c'est le rite le plus important de la prise de possession, la fondation du bourg où, à côté de sa propre résidence, le seigneur établit le temple de ses ancêtres et l'autel de son Dieu du sol. Dans une ode, c'est le duc Lieou qui quitte l'installation provisoire du début et sa population « nombreuse et serrée » après les premiers défrichements et les premières récoltes :

« Il prit de la viande grillée et du grain torréfié,
les mit dans des sacs et des bâches...
avec arcs et flèches tenus prêts,
avec boucliers, hallebardes, haches d'armes et haches à crocs,
alors il se mit en marche ;

le voilà à la recherche d'un lieu favorable :


« Il monte, le voilà sur un sommet,
il descend et se retrouve dans la plaine,

jusqu'à ce qu'il ait trouvé l'endroit le meilleur pour une installation définitive ; il y construit un mur d'enceinte en terre, puis offre un repas rituel à ceux qui l'ont accompagné, à la suite de quoi,


« ils en font leur seigneur, ils lui rendent honneur.

Dans une autre, c'est l'ancien duc, T'an-fou, qui, chassé, dit-on, par les barbares, quitte le lieu où ses sujets


« se faisaient des caves, se faisaient des grottes,
n'ayant pas encore de maisons
... Il vint le matin, au galop de ses chevaux,
... il vint se cherchant une résidence.
La plaine de Tcheou était belle, violettes et laiterons y étaient comme des gâteaux ;

la divination ayant donné une réponse favorable, il s'y installe : il construit d'abord le temple ancestral, élève ensuite une petite enceinte en terre de 5.000 pieds (environ 1.200 m de tour), puis bâtit ses salles d'audience et son palais, enfin l'autel du Dieu du sol ; avec les progrès du défrichement, les barbares durent s'enfuir :


« Les chênes et les arbres épineux s'éclaircirent,
des routes pour les voyageurs s'ouvrirent,
les barbares s'enfuirent ;
or ils étaient tout pantelants.

Dans la mesure où les poètes ont décrit les faits tels qu'ils se passaient sous leurs yeux, sous couleur de raconter les événements d'un passé lointain, il semble que les Chinois obtenaient souvent pacifiquement de s'installer dans un coin de brousse qu'ils défrichaient pour l'aménager en champs irrigués permanents, tandis que les barbares ne devaient faire que des champs temporaires, analogues à ce que les montagnards du Haut-Tonkin appellent răi, en brûlant la forêt. C'est seulement par la suite que l'extension de la colonie les mettait aux prises avec les indigènes dont les procédés de culture demandaient beaucoup d'espace, et que ceux-ci, s'ils ne réussissaient pas à chasser les nouveaux-venus (comme le fut d'après la tradition l'ancien duc T'an-fou), étaient forcés de quitter le pays, ou d'adopter les procédés chinois et se laisser assimiler par les colons.

C'est ainsi que de la grande plaine du bas fleuve Jaune où elle s'était créée, la civilisation chinoise s'étendit peu à peu dans l'Extrême-Ouest, remontant les fleuves et contournant les montagnes. Les vallées de la Wei et de la Fen furent ses grandes voies de pénétration. Au Chan-si, les colons s'établirent dans les petits bassins que traverse la Fen et ne s'arrêtèrent qu'au point où la vallée cesse d'être praticable, au grand canon en amont de Houo : ce n'est que tardivement qu'ils passèrent plus au nord, et le bassin de T'ai-yuan ne devint chinois qu'en pleine période historique, vers le VIe et le Ve siècle av. J.-C. Mais à cette époque, la poussée chinoise en pays barbare avait changé de caractère : ce n'étaient plus des entreprises isolées d'aventuriers allant se tailler des domaines aux dépens des sauvages ; c'étaient des expéditions méthodiques de deux des grandes principautés qui venaient de se constituer en absorbant la plupart des petits fiefs de l'antiquité, le Tsin au Chan-si, et le Ts'in au Chen-si. Les deux États (et plus tard, après la chute du Tsin, ceux qui se formèrent sur ses ruines) devaient achever dans des conditions plus favorables cette conquête et cette assimilation graduelle des barbares du bassin moyen du fleuve Jaune qui fut l'œuvre la plus considérable de la Chine antique, comme l'assimilation non encore achevée aujourd'hui des tribus du fleuve Bleu et des régions plus méridionales devait être celle de la Chine médiévale et moderne.

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