Marcel Granet (1884-1940)

Marcel Granet (1884-1940) : La vie et la mort. Croyances et doctrines de l’antiquité chinoise.

LA VIE ET LA MORT.
CROYANCES ET DOCTRINES DE L’ANTIQUITÉ CHINOISE

Article paru dans l’Annuaire de l’École des Hautes Études, section des sciences religieuses, 1920-1921.

  • "L’idée centrale de la spéculation chinoise est la conception d’une stricte solidarité entre le Monde et l’Homme. Les penseurs se représentèrent les lois de l’évolution naturelle à l’aide d’une mystique des nombres : ils tentèrent aussi d’expliquer par des arrangements numériques le cours de la vie humaine. Ils firent preuve de grande habileté ; ils réussirent à retrouver par raisonnement quelques faits d’expérience : les observations d’ordre empirique se trouvèrent dès lors intégrées dans un système du Monde."
  • "On le voit : faits physiques, dentition, puberté, ménopause, etc., faits sociaux : majorité, fiançailles, mariage, retraite, etc., toute la vie humaine était réglée de façon à montrer que l’homme participait à l’harmonie du Monde révélée par les jeux numériques de ses principes constitutifs, le yin et le yang. Le travail scientifique arrivait à donner une valeur de lois naturelles à des données de l’expérience commune ou de la pratique sociale, en les intégrant dans un système ordonné de concepts. Les facilités d’explication fournies par le symbolisme arithmétique, qui était le langage scientifique de l’époque, rendaient sans doute ce travail assez aisé ; mais, si puéril qu’il puisse paraître, il ne s’est point fait à vide : il a au moins le mérite d’avoir noté et conservé des faits."

Extraits : Solidarité entre le Monde et l’Homme - Le binôme yin-yang - Les sources jaunes
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Solidarité entre le Monde et l’Homme

LA VIE ET LA MORT Croyances et doctrines de l’antiquité chinoise  par Marcel GRANET (1884-1940)

Ce système [du Monde] étant, par tous, conçu à peu près de même, il n’y a pas grande variété dans les exemples typiques que je vais donner de raisonnements sur la vie humaine.

Soit (pour prendre un point de départ) à justifier la règle qu’un homme doit se marier à 30 ans, une fille à 20 ans. — Une année est, dans le temps, un tout ; le point initial où l’on fait commencer et finir le cercle est indiqué par le caractère cyclique qui est le premier de la série duodénaire marquant les étapes du cycle : les 12 caractères de la série correspondent soit à des mois, soit à des heures doubles, soit — en vertu de la liaison constante des espaces aux temps — à des 1 /12 d’horizon. Le point initial est placé au Nord plein, au solstice d’hiver, à minuit : il est symbolisé par le caractère tseu qui signifie « enfant, neuf, graine, semence » ; les 11 autres caractères suivent dans l’ordre de la succession des temps, c’est-à-dire, pour un observateur orienté face au Sud (comme on doit l’être en Chine), en allant vers l’Est et vers la gauche. Parcourir le cycle en allant vers la droite (Ouest) serait aller à contresens, dans l’ordre inverse de la succession des temps. La 6e station cyclique dans l’ordre normal (en comptant, à la chinoise, termes compris) est marquée par le caractère sseu qui veut être la figuration d’un embryon. Le temps-origine, le point initial, le solstice d’hiver, minuit, le Nord (tseu « l’enfant, la semence ») est l’endroit où coexistent sans séparation les deux principes cosmogoniques sexués dont l’action inverse et l’influence antithétique constituent la durée : quand ils se séparent, ils s’écartent du point initial par des voies opposées ; le yang, principe mâle, actif, prééminent, suit la voie normale (conforme à celle du soleil) : il parcourt les étapes cycliques en marchant vers la gauche ; le yin, principe féminin, les parcourt en marchant vers la droite (à contresens). A partir de tseu « point d’origine, enfant, semence », tous deux n’arrivent à sseu « embryon » (6e station dans l’ordre normal) et ne s’y rencontrent qu’après avoir parcouru un nombre inégal de stations. Ils s’y rencontrent, par exemple, quand le principe femelle a parcouru 20 stations (termes compris), et le principe mâle 30 stations : l’union dont provient l’embryon, le mariage, doit donc se faire quand la femme a 20 ans, le garçon 30 ans.

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Le binôme yin-yang

Les deux principes antithétiques du binôme yin-yang évoluent chacun sous l’influence adverse de l’autre : de même, le développement masculin doit être réglé par un nombre féminin = yin, et inversement le développement féminin doit être réglé par un nombre masculin = yang. Or 8 (= printemps-Est) est le nombre du jeune yin (6 = hiver-Nord étant le nombre du yin pur ou vieux yin), et 7 (= automne-Ouest) est le nombre du jeune yang (9 = été-Sud étant le nombre du yang pur ou vieux yang). [9 et 7 sont les grands (supérieurs à 5) nombres impairs (= yang) ; 6 et 8, les grands nombres pairs (= yin). D’où il suit que la vie féminine doit être commandée par 7 et la vie masculine par 8. Mais aussi, les nombres-élémentaires du yin et du yang étant respectivement le (premier) nombre-pair : 2 et le (premier) nombre-impair : 3, ces deux nombres doivent intervenir pour régler le cours de la vie.

Restaient à faire les vérifications d’expérience. On constatait donc dans l’ordre physique : [Texte du Houang-ti nei king, chap. 1]

« Pour une fille à 7 ans les humeurs des reins arrivent à la plénitude, la dentition change, la chevelure s’allonge ; à 2x7 ans, (l’influence des eaux du) Septentrion (Tien kouei) arrive, le vaisseau jen entre en communication, le vaisseau t’ai-heng arrive à la plénitude, les menstrues s’écoulent à temps réglé ; (la fille peut) donc avoir des enfants ; à 3x7 ans, les humeurs des reins sont étales, les dents de sagesse poussent donc et la taille est au maximum de croissance ; à 4x7 ans, les tendons et les os sont solides, la chevelure est au maximum de longueur, le corps a la plénitude de sa force ; à 5x7 ans, le vaisseau yang-ming s’affaiblit, le visage commence à se dessécher, les cheveux commencent à tomber ; à 6x7 ans, le vaisseau san-yang s’affaiblit vers le haut, le visage se dessèche entièrement, les cheveux commencent à blanchir ; à 72 ans, le vaisseau jen est vide, le vaisseau t’ai-heng s’affaiblit et se rapetisse, (l’influence des eaux du) Septentrion est épuisée, la vertu de la terre n’entre plus en communication, le corps tombe donc en ruine, et (la fille) ne (peut) plus avoir d’enfants.

Pour un homme, à 8 ans, les humeurs de ses reins sont au complet, la chevelure s’allonge, la dentition change ; à 2x8 ans, les humeurs des reins arrivent à la plénitude, (l’influence des eaux du) Septentrion arrive, le sperme coule abondamment, le yin et le yang sont en harmonie ; (l’homme) peut donc avoir des enfants ; à 3x8 ans, les humeurs des reins sont étales, les tendons et les os sont forts et robustes, les dents de sagesse poussent donc et la taille est au maximum de croissance ; à 4x8 ans, les tendons et les os arrivent à la plénitude de leur force, les chairs sont bien fournies et solides ; à 5x8 ans, les humeurs des reins s’affaiblissent, les cheveux tombent, les dents se dessèchent ; à 6x8 ans, les humeurs du yang s’affaiblissent et s’épuisent vers le haut, le visage se dessèche, les cheveux grisonnent sur le crâne et les tempes ; à 7x8 ans, les humeurs du foie s’affaiblissent, les tendons n’ont plus la force de mouvoir (le corps), (l’influence des eaux du) Septentrion s’épuise, le sperme diminue, le viscère des reins s’affaiblit, le corps tout entier est à bout ; à 8x8 ans, les dents et les cheveux tombent. Les reins sont les maîtres de l’eau, ils reçoivent le sperme (l’essence) des cinq viscères supérieurs et des six viscères inférieurs, et ils l’emmagasinent ; lorsque les cinq viscères sont arrivés à la plénitude, (le sperme) peut donc s’écouler ; mais, quand les cinq viscères sont tous affaiblis, les tendons et les os tombent en dissolution, (l’influence des eaux du) Septentrion est épuisée, les cheveux sur le crâne et les tempes blanchissent, le corps s’alourdit, on ne peut marcher droit, et il n’est plus (possible) d’avoir des enfants... Ceux à qui le Ciel a accordé une longévité extraordinaire, leurs vaisseaux ne cessent point d’être en communication, leurs reins conservent un excédent d’humeurs ; mais, bien que (de telles gens puissent alors) avoir des enfants, les hommes ne peuvent absolument pas passer (l’âge de) 82 (ans) et les femmes celui de 72 (ans) sans que le sperme (mot à mot : « l’essence et le souffle ») du Ciel et de la Terre ne soit entièrement épuisé. »

« Pour un garçon, à 8 mois, les dents poussent ; à 8 ans, il change de dents ; à 8x2 (16) ans, la vertu du yang se répand ; à 8x8 (64) ans, la vertu du yang s’interrompt. Pour une fille, à 7 mois, les dents poussent ; à 7 ans, elle change de dents ; à 7x2 (14) ans, la vertu du yin se répand ; à 7x7 (49) ans, la vertu du yin s’interrompt. » [Commentaire de Tchang Cheou-tsie à Sseu-ma Ts’ien]

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Les sources jaunes

Un comte de Tcheng (722 av. J.-C.) n’était point aimé de sa mère ; elle complota contre lui avec son fils préféré ; le comte finit par se fâcher, exila la douairière et jura : « Avant d’être arrivé aux sources jaunes, je n’aurai plus d’entrevue avec elle ! » Comme, plus tard, il se repentait de son impiété et voulait revoir sa mère, avant la mort, sans violer sa foi, un bon vassal lui affirma que, s’il creusait la terre jusqu’aux sources, faisait un tunnel et, là, rencontrait la princesse, nul n’y trouverait à redire. Ainsi, ces sources jaunes, où les savants logeaient le yang pendant la morte-saison pour qu’il s’y préparât à renaître, cette contrée de l’eau d’où émanait, croyait-on, le Tien-kouei « la puissance génératrice », ces sources que l’imagination populaire ne plaçait point si loin que ne fit la pensée théorique, point si loin qu’on ne pût, sans trop violer un serment, leur substituer un tunnel creusé de main d’homme, elles étaient le lieu souterrain où s’en vont les morts telles étaient au moins les croyances, au VIIIe siècle avant notre ère, dans le pays de Tcheng.

Tcheng, petit pays coupé de collines, est, de tous les pays de l’ancienne Chine, celui où les traditions populaires se sont le mieux conservées : si nous trouvons dans ses annales la mention des sources jaunes où hantent les morts, nous savons, d’autre part, qu’en un lieu consacré de la région, les jeunes garçons et les jeunes filles, au moment du dégel, quand s’éveillent les sources, venaient, à l’aide des premières fleurs poussées dans les coins humides, rappeler les âmes sur les eaux. Les jeunes gens échangeaient, comme des bouquets d’accordailles, mais aussi comme des gages de fécondité, ces fleurs dont le parfum amenait à eux des âmes — fleurs écloses dans le lieu saint aux premiers jours du renouveau. Quand les savants nous racontent que le yang, après une retraite aux pays souterrains du Nord, renaît pour féconder toutes choses et éveille les sources avec la vie, ne devons-nous pas, à cet écho des croyances anciennes, entendre la pensée de jadis : savoir qu’aux temps propices des fêtes du printemps et des fiançailles, des âmes, au terme de leur séjour au pays des morts, s’échappaient des sources jaunes, flottant sur les eaux des fontaines sacrées, prêtes à s’incarner pour une vie nouvelle ?

Si le yang des philosophes est logé, par eux, pendant sa retraite annuelle, dans un refuge analogue à celui que l’imagination commune prêtait aux âmes attendant une réincarnation, les principales caractéristiques des sources jaunes doivent pouvoir s’expliquer par les pratiques relatives aux morts.

Les sources jaunes sont dans les pays du Nord. Or, la mort détermine un renversement de toutes les valeurs qui implique un changement d’orientation : pendant la période de l’enterrement provisoire, le mort est couché la tête au Sud, comme un vivant ; mais, quand on l’enterre définitivement, on le place la tête au Nord, du côté de l’ombre où il s’en va : c’est en se tournant vers le Nord que, le souffle expiré, on a rappelé le Houen enfui, pour bien constater que la dissolution de la personnalité est définitive. Aux temps classiques, le mort est enterré au Nord des villes : là, sont les cimetières où l’on réunit les corps des ancêtres. Ainsi, quand il quitte le monde des vivants, dominé par une orientation nouvelle, le mort s’en va du côté du Septentrion.

En même temps son corps fait retour à la terre : « Que la chair et les os retournent à nouveau à la terre ! », criait-on au moment du deuxième enterrement, quand on se décidait à mettre le corps dans une fosse profonde. Le corps, qu’on scelle alors dans la terre et qu’on enclôt définitivement dans cette demeure en faisant trois fois le tour de la tombe, doit être enseveli aussi bas que possible, mais sans atteindre pourtant aux sources d’eau. Atteindre à ces sources est un idéal que se permet seul un orgueil démesuré : Ts’in Che-houang-ti, quand il fit construire le tombeau colossal où il fut enterré (en 209 av. J.-C.), le fit creuser par d’innombrables ouvriers jusqu’aux troisièmes sources. Mais, s’il y a trop de superbe à procéder ainsi, s’il est sacrilège d’ouvrir trop profondément la terre et de vouloir introduire tout droit le corps du défunt au pays des morts, c’est bien jusqu’aux sources profondes que l’on veut faire pénétrer les libations offertes dans les cérémonies du culte ancestral.

Orientés vers le Septentrion, enterrés profondément, nourris de libations filtrant à travers la terre, rassemblés dans des cimetières au Nord des villes, les morts devaient habiter en des souterrains remplis d’eau qu’avec un respect croissant et une vue plus large du monde l’on recula jusqu’au pôle. L’habitude des vivants de tourner le dos aux pays des ombres (l’orientation normale face au Sud) fit naître l’idée que le Sud était en haut et le Nord en bas : les régions boréales furent imaginées sous l’aspect d’un vaste souterrain par où les eaux, convergeant des quatre directions, pénétraient à l’intérieur de la terre. Là fut placé le pays des morts et, plus tard, la demeure du yin et le lieu de retraite du yang, enveloppé par le principe adverse et prêt à renaître ; de là émana la puissance génératrice qui donne et constitue la vie, le Tien-kouei, que l’on imagina participant de l’essence de l’eau. Puisqu’un sujet doit se tourner vers le Nord, le Septentrion était prédisposé à devenir le siège des puissances qui commandent le respect et la crainte : s’il y a apparence qu’au VIIIe siècle avant J.-C. les gens de Tcheng ne plaçaient point au dehors des limites de leur pays les sources jaunes où habitent un temps les âmes, vers la même époque, à la cour royale, régnait l’idée que résident au Nord ceux à qui l’on doit s’adresser pour donner force à une imprécation. « Je prendrai ces calomniateurs, je les jetterai aux loups et aux tigres ! Si tigres ni loups ne les dévorent, je les jetterai aux Maîtres du Nord. Si les Maîtres du Nord ne les prennent point, je les jetterai aux Maîtres des (régions) Augustes (du Ciel) ! »

Avant l’essor que prirent, dans les cours royales, les cultes astronomiques, avant que les aïeux héroïques, réunis à la cour céleste du Souverain d’En-Haut, n’en revinssent, comme envoyés du Ciel, pour assurer les réincarnations, les morts séjournaient sous terre, aux sources jaunes, non loin des fontaines sacrées du pays natal où l’on allait, au renouveau, recueillir les âmes. Pays des morts et réservoir de vie, telles apparaissent, dans les croyances anciennes, ces sources mystérieuses dont on ne parlait guère, — avant que ne leur eussent fait place, dans leur système du Monde, les penseurs qui, à l’aide du jeu des nombres et des entités cosmogoniques, s’appliquèrent à démontrer l’unité de l’univers et le rythme de la durée, primitivement sentis sous des symboles plus concrets.

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