Shin-lou-ti [P. Henri Bertreux, dit]

L'ÂME CHINOISE

Imprimerie de l'Eure, Evreux.
192x, 206 pages.


"Les origines ont eu sur le peuple de Chine une influence extraordinaire. Les rites antiques conservés par la tradition jusqu'à l'époque de Confucius, transmis par lui et recueillis par ses disciples, ont formé comme un code de convenances, de savoir vivre, une littérature sacrée. Il faut connaître cette littérature pour comprendre le Chinois dans sa vie de chaque jour, dans sa façon de penser et d'agir. Parmi les nombreux paragraphes, qui, sans suite, sans ordre, sans liaison d'aucune sorte, la composent, nous passerons rapidement en revue les principaux textes des ouvrages classiques de la Chine qui peuvent intéresser des Européens et répondre aux multiples questions qu'ils se posèrent souvent, sans doute, sur tant d'usages extraordinaires, et nous livrerons à leur curiosité quelques maximes de Confucius ou de ses disciples, choisies entre les plus belles."

L'influence des classiques chinois — Les origines — La sagesse — Culte et sacrifices — Création et nature originelle — Les ancêtres — Deuil et sépultures — La piété filiale — Les rites — Les lettrés et la vie publique — Les coutumes — Scènes et croquis — Astronomie — Divination — Aphorismes — Influence de Confucius.

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Extraits : Pèlerinage - Printemps - Juges,justice et sapèques - Porteurs de chaise... et Barbiers
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Pèlerinage

En Extrême-Orient, Chine ou Japon, on croit communément que les dieux aiment les sites grandioses, se plaisent sous les frais ombrages de vieux arbres touffus, se reposent dans le calme des vallées solitaires. Aussi édifie-t-on les temples dans des lieux pittoresques où la nature se montre agreste, sauvage ou mystérieuse. Le peuple chinois a élevé des temples à tous ses dieux protecteurs et il serait difficile d'énumérer les manifestations cultuelles qui se succèdent chaque année dans l'empire du milieu. L'esprit humain est avide de merveilleux et sur ce point, les Célestes trouvent, dans leurs traditions locales et leur littérature, toute satisfaction. Innombrables sont les légendes extraordinaires, les contes et apologues que racontent des chanteurs ambulants, les pièces de théâtre aux actes multiples que jouent les bonzes comédiens, où les hauts faits des empereurs antiques et divinisés, les amours des dieux et des déesses, la protection des bons génies, les maléfices des esprits mauvais, les influences des divinités stellaires, les propriétés magiques de certains animaux, végétaux ou minéraux, sont rappelés au souvenir de chaque génération. Aussi à certains jours, le peuple, avide de surnaturel, se presse-t-il dans les pagodes, pour faire brûler l'encens devant ses idoles préférées.

C'est un jour de pèlerinage dans un temple peuplé de dieux renommés... Dès le matin on se met en route. Chacun est recouvert de ses plus beaux habits. Dans le sentier qui mène vers le lieu du pèlerinage, des groupes nombreux s'avancent, se dépassent en échangeant les plus gais propos. Les enfants précèdent le groupe de leurs parents ; leur joyeux babil se perd sous les futaies... Certains d'entre eux consacrés aux génies protecteurs, dès leur naissance, ont la tête en partie rasée, avec des houppettes de cheveux qui demeurent et forment des dessins bizarres : C'est la marque que veut reconnaître l'esprit invoqué !... Au croisement des sentiers, à l'entrée des villages, au sommet d'un monticule, partout se dressent des pagodons. Ces constructions sont parfois de construction très simple, souvent sont d'une architecture remarquable, ornementée de couleurs vives où le rouge et le bleu dominent. Au passage, les pèlerins se racontent la légende du lieu, l'histoire du génie qui l'habite... Une pieuse matrone s'arrête un instant, fait une courbette et plante un bâton d'encens devant l'idole qui protège les voyageurs, devant le patron de telle corporation, devant le dieu qui guérit telle maladie, garde les moissons, veille sur les buffles, etc. On traverse les ruisseaux sur de larges dalles, on foule sur ces dalles des empreintes gravées au ciseau et qui ont une signification. Tous les courants d'eaux vives ont un esprit qui règle leur débit et cet esprit a la propriété de guérir certains maux, en particulier de faire marcher les enfants dont les jambes refusent tout service. Quand on a recours à l'intercession du génie, on apporte l'enfant, on lui place les pieds sur la dalle qui sert de pont, on dessine l'empreinte sur la pierre et au centre on trace une croix, le caractère « che † » qui signifie 10, le che-tse ou croix des chrétiens. Pourquoi ?... Usage très ancien et qu'on retrouve partout dans l'ouest chinois... Souvent un temple magnifique apparaît au milieu des sapins ; il fut élevé par souscription à la suite d'un vœu des notables du village voisin, ou construit par un particulier soucieux de perpétuer le souvenir de sa générosité... Un bonze gardien, sur le parvis, vend quelques friandises, sert du thé brûlant pour calmer la soif des passants altérés. On s'arrête un instant devant les figures grimaçantes des idoles... on repart.

Génies. Art antique.
Génies. Art antique.

Bientôt apparaît parmi son décor de verdure sombre, à flanc de coteau, le temple fameux où convergent toutes les caravanes, toutes les familles du pays. A travers les arbres se dessinent les toits moussus, les pavillons, les pagodons à clochettes, qui entourent la construction principale, énorme, où de multiples cours intérieures sont bordées de bâtiments qui se commandent, de vérandahs où trônent les dieux innombrables, où circulent affairés les bonzes du monastère.

A l'extérieur, auprès des hautes murailles, des marchands ont établi leurs boutiques. Certains vendent des poissons vivants, des oiseaux. De pieux pèlerins achètent les poissons pour les lâcher dans la piscine du temple, dans la rivière voisine ; prennent les oiseaux pour leur donner la liberté, car il est un précepte bouddhique qui dit de conserver la vie aux êtres, qui défend d'écraser même un insecte passant sur le chemin. Ceux qui auront pratiqué le « fang-sen » — conserver la vie — seront récompensés dans l'autre monde... Sur de petites tables sont des gâteaux, des victuailles, des chapelets bouddhiques, des talismans guérisseurs, des amulettes porte-bonheur, de petits sachets qui contiennent une poudre merveilleuse, des statuettes, des bâtons d'encens, des souvenirs divers qu'on remportera pieusement au village et qui rappelleront ce grand jour... Des mendiants en guenilles, aveugles, boiteux, paralytiques, une vraie cour de miracles, gardent l'entrée principale de la pagode, crient leurs supplications, tendent leur sébille.

Devant la grande porte, une muraille écran, avec au milieu un cercle où deux taches noire et rouge semblent lutter en tournoyant pour représenter la lutte des esprits bons et mauvais, masque l'entrée, comme pour la cacher aux génies malfaisants. Sur les portes à deux vantaux des Menchen, esprits de la porte, sont peints de couleurs vives et montent leur faction. Dans le vestibule, de hautes statues sont les gardiens redoutables du lieu. Elles représentent des guerriers fameux, sont armées de coutelas, de lances, de tridents. Dans la salle principale trône le dieu du jour et la foule se promène, fait ses dévotions dans la fumée de l'encens, dans le bruit des conversations p.038 particulières, dans la lueur fantastique de cierges de cire rouge qui éclairent mal l'ombre d'un sanctuaire sans fenêtres. Un bonze, malgré le brouhaha de la foule, récite ses prières d'une voix aigue en frappant successivement le tambour et le timbre... Partout des dieux qui brandissent des armes, des attributs divers ; des déesses qui chevauchent sur des animaux fantastiques, qui agitent des bras multiples comme aux Indes ; des dragons qui s'accrochent aux colonnes, qui semblent darder leurs langues pointues, remuer leurs longues mâchoires, et, sous le vacillement de la lumière inégale, rouler leurs gros yeux brillants vers cette foule qui s'exclame devant tant de magnificence... On fait place aux nouveaux arrivants... Dans les salles voisines, d'autres idoles garnissent tous les murs, tous les socles, dans les postures les plus diverses. Un bouddha, assis jambes repliées, le ventre nu, la main ouverte, médite gravement sur la quiétude du Nirvana. Kouang-in, déesse de la fécondité ; Kouang-lao-ié, le dieu de la guerre, ont leurs salles spéciales. On trouve même Tou-mo, ce saint bouddhiste importé de l'Inde, qui ne serait autre que saint Thomas, l'apôtre des Indes, et des adorateurs prosternés devant lui. D'énormes brûle-parfums, de bronze, de fer, voisinent avec des potiches de vieille porcelaine ; des cloches sont suspendues aux solives...

Printemps

Shin-Lou-Ti (Henri Bertreux), L'âme chinoise


Avant de commencer les travaux des champs, il convenait de s'attirer la protection des divinités tutélaires : c'est la fête traditionnelle du printemps.

Au matin du jour fixé, le mandarin en charge va recevoir le printemps. A cet effet, il se rend dans une pagode, avec sa suite, des porteurs de drapeaux, des musiciens. On vénère les idoles et, devant le mandarin, paraît la vache du printemps, un animal, fait de terre et de papier, qu'on porte sur une civière, et, quelquefois, d'autres animaux de même fabrication, grossissent le cortège. Pour la procession qui s'organise, chacun a revêtu ses plus belles fourrures, car c'est la fête du printemps, l'hiver est fini : on sort les vêtements de peau pour la dernière fois. En tête, vont les musiciens avec leurs instruments divers, les porteurs de perches à pétards, puis parmi la foule à pied, en chaises à porteurs, sur les estrades ou perchoirs, sont fixés debout, ficelés solidement, des enfants, idoles vivantes, recouvertes de vêtements à l'antique, la figure barbouillée, comme celle des statues dans les pagodes, avec dans les mains divers instruments qui expliquent leur caractère : empereurs, guerriers, bonzes, etc. On va saluer les mandarins dans leur prétoire, les idoles dans leur temple, et quand tout le monde a joui du spectacle, avant que la foule se sépare pour inaugurer les travaux du printemps, les devins expliquent leurs présages. Selon les pays, les explications sont variées. L'année sera bonne et les récoltes abondantes, selon l'état de l'atmosphère, au jour de la fête. Si de petits morceaux de papier, recouverts de sentences, et collés sur la vache, tirés au hasard, donnent des réponses favorables, les troupeaux ne manqueront pas de pâturages... Une fête chômée, très populaire, très ancienne, qui a un sens religieux. L'animal en carton semble demander aux puissants du jour, les mandarins, aux génie tutélaires, les idoles des pagodes, la protection et la nourriture qui lui sont nécessaires... Tout le monde ensuite se prépare au travail de la terre avec cette note joyeuse que nous donnent les Odes du Che-Kin, déjà citées en diverses circonstances.

Juges, justice et sapèques


Aujourd'hui encore, sauf en temps de troubles, les juges réfléchissent longtemps, très longtemps avant de prononcer leur sentence. Les intermédiaires, les amis, les satellites aussi, ont tout le loisir de faire valoir les arguments sonnants... Si enfin la sentence est prononcée, l'exécution ne vient que fort longtemps après. La pauvre victime et sa famille, pour s'éviter des avanies sans nom, devront pendant ces longs mois de détention satisfaire aux demandes insatiables des valets du prétoire.

Après une dénonciation, pour une affaire vraie ou supposée, les sbires du mandarin s'installent dans la maison du coupable, qui, par crainte des geôles du tribunal, s'est enfui s'il a pu être averti. La loi et la coutume font que ces ignobles personnages peuvent vivre au dépens des familles des accusés, pour obliger, par crainte de la ruine complète, le fugitif à se livrer entre leurs mains... L'extradition n'existe pas de province à province. Un bandit n'a qu'à franchir la frontière pour vivre sans inquiétude. Aussi les frontières sont-elles infestées de pillards qui font leurs excursions selon que des renseignements très précis, puisés souvent au ya-men, leur font savoir où se trouvent les soldats chargés de les arrêter. Souvent aussi, il y a entente directe entre la police et les brigands : on se partage le butin !...

Une coutume très ancienne est celle des scellés. On voit parfois une porte d'habitation avec, en travers, une bande de papier sur laquelle sont inscrits le motif de la fermeture, avec la date et le sceau du mandarin. Personne n'oserait violer des scellés !... Quand un voleur, un criminel, un débiteur sont en fuite, on scelle leur porte. La famille n'ayant plus de logis est obligée d'indiquer la retraite du délinquant, ou bien celui-ci est forcé de se présenter.    

Les avocats sont inconnus en Chine. En présence du juge, plaignants et accusés s'agenouillent. Pour « rafraîchir la mémoire » comme sous l'empereur Chouen, le mandarin peut appliquer la question, faire subir la torture. Les peines légales sont pour le crime, la mort ; pour le vol, la restitution et l'emprisonnement ; pour des rixes et blessures, la compensation et la prison. Pour des fautes légères : la fustigation de cinquante à cent coups par le petit bambou, ou par le gros bambou. S'il y a circonstance aggravante, il peut y avoir flagellation publique et la prison avec cangue autour du cou. En outre le code prévoit encore l'exil temporaire ou le bannissement perpétuel et la mort par strangulation, par décapitation, ou lacération. Ce dernier supplice est celui des cent plaies.

Le principe du rachat des peines édicté par Mou-ouang a fait de la justice en Chine une chose boiteuse et si vénale qu'un écrivain moderne a pu dire : « La justice en Chine est vénale et le peuple, habitué à la payer, a moins le souci de dire la vérité devant ses juges, que celui de savoir combien il devra payer pour faire pencher la balance en sa faveur ». P. Robert.

L'argument des sapèques étant toujours le plus fort, un riche, un brigand puissant, se tirent toujours d'affaire. Le petit peuple prend philosophiquement le parti d'agir selon les circonstances, comme on le lui enseigna et répète ce vieil axiome :
Le bien et le mal reçoivent toujours leur récompense ;
Elle arrive seulement ou plus tôt ou plus tard.

Porteurs de chaises...


La rue est remplie d'une foule affairée, véritable fourmilière, que traversent les coolies, qui trottent en cadence en chantant leurs litanies pour marquer le pas, les porteurs de palanquin, qui par équipes de trois dirigent leur esquif parmi les remous de la foule. Un homme est à chaque extrémité des brancards, le troisième se place immédiatement à la suite du premier pour, quand celui-ci est fatigué, prendre sa place. Ce premier passe alors en queue et le dernier porteur se met à la seconde place, dans les brancards, prêt à remplacer celui qui le précède et tous ces changements se font, sans arrêter la cadence, au pas de course. L'homme de tête jette un son guttural pour annoncer la rencontre d'une autre chaise, un obstacle quelconque ; et les chocs sont assez rares...

... et Barbiers

Les remparts sont à peine franchis que M. Tchéou, passant devant l'hôtel de son ami Léang, autrefois marchand d'opium et maintenant rentier très confortablement installé dans cette luxueuse demeure, s'entend interpeller. Les porteurs s'arrêtent. Un serviteur prie M. Tchéou d'entrer... les portes s'ouvrent à deux battants et M. Léang lui-même arrive, insiste pour que son ami d'enfance prenne une tasse de thé.

Dans la salle d'honneur on sert le thé parfumé sur des consoles laquées rouge sombre ; les tasses reposent sur des soucoupes de cuivre niellé. Comme c'est entre vieux amis, on s'invite mutuellement à boire le thé, pendant que le barbier prépare ses instruments. Pour une visite officielle, on ne goûte au thé qu'au moment du départ et c'est au visiteur d'inviter à boire, quand il songe à s'en aller, ou qu'il ne trouve plus rien à dire. Boire le premier serait pour l'hôte un manque de politesse, comme un avertissement au visiteur d'avoir à partir. Mais, entre amis !...

— Vous permettez à mon barbier de commencer son office ?

— Mais certainement !

M. Léang, assis sur une chaise, appuie les bras sur une console à thé pour se soutenir la tête. De la bouillote toujours garnie d'eau chaude, l'opérateur remplit un bol et frotte énergiquement le visage et la tête de son client. L'usage du savon n'est pas connu encore. Les cheveux et la barbe, sous la friction, deviennent plus flexibles... ils sont à point !... Le barbier prend dans une trousse de cuir un couteau plat, très court, d'un excellent acier, que certains forgerons savent si bien tremper. Il relève une jambe de sa culotte, sur sa cuisse frotte la lame, l'essaie sur les poils du bras qui tombent régulièrement : c'est parfait !...

Le visage est remis à neuf ; le sommet du front et le tour des oreilles sont bien nets. Là où s'enroule le turban, il ne faut pas de cheveux : c'est la mode !... Avec des pinces de cuivre, on cure les oreilles, on épile les poils du pavillon, on nettoie les yeux, on lisse les sourcils et... quelques bonnes tapes sur les épaules, sur les omoplates pour activer la circulation du sang, des tractions sur les bras, sur les doigts pour faire jouer les articulations... Le client est heureux, satisfait, rasé !...

Pendant l'opération, M. Tchéou lit un journal, commente les faits divers, car depuis des siècles on lit en Chine des journaux, journaux d'information, comiques, satiriques, feuilles qui relatent les édits impériaux, les faits des grandes villes et de la capitale. Depuis que le télégraphe apporte chaque jour les nouvelles du monde entier jusque dans les provinces les plus reculées, les journaux partout se sont multipliés... Le code télégraphique chinois est très spécial. Les caractères étant nombreux et difficiles à transmettre, les télégrammes sont écrits en chiffres arabes. Chaque nombre correspond à un caractère du code.

— Buvez le thé ! Partons ! En route !...

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Ouvrage numérisé grâce à l’obligeance des Archives et de la 

Bibliothèque asiatique des Missions Étrangères de Paris. http://www.mepasie.org

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