Marcel Granet (1884-1940)

Marcel GRANET (1884-1940) : Quelques particularités de la langue et de la pensée chinoises Revue philosophique, Paris, mars-avril 1920, pages 98-129 et 161-195.

QUELQUES PARTICULARITÉS DE LA LANGUE ET DE LA PENSÉE CHINOISES

Revue philosophique, Paris, mars-avril 1920, pages 98-129 et 161-195.

  • "Les remarques que je publie sont sorties d’un travail poursuivi sur des textes très anciens, savoir : un ensemble de chansons contenues dans une Anthologie disparate, qu’on nomme le Che king, à laquelle Confucius a mis la main, mais qui lui est de beaucoup antérieure. L’étude que j’ai faite de ces chansons m’a conduit à penser et, je crois, à fournir la preuve qu’elles étaient des chansons populaires, improvisées par les jeunes gens à l’occasion de grandes fêtes saisonnières, et que, tardivement, par suite de changements dans les mœurs qui rendaient leur origine incompréhensible, elles furent considérées comme des œuvres savantes, des productions littéraires du même type que celles qui forment le fonds classique de la littérature chinoise."
  • "Il est bien entendu que mes remarques ne s’appliquent qu’aux plus anciennes formes de pensée et d’expression. Encore dois-je dire que j’ai insisté sur ce qui paraît être des caractères anciens et profonds, plutôt que sur les points déjà apparents où s’est attaché le développement ultérieur. Cependant, il ne faut pas l’oublier, les commencements d’une institution — de celle du langage comme des autres — commandent toute sa destinée. En fait, je le crois, l’orientation donnée à la pensée chinoise par les formes premières du langage, conservées presque telles quelles par la langue écrite, est, depuis trois mille ans sans doute, restée sensiblement la même. La plupart des problèmes que pose mon travail sont des problèmes actuels."
  • "J’étudierai d’abord la formation des concepts à travers ce qu’on peut savoir de la nature du vocabulaire et des usages grammaticaux (morphologie) ; je ferai voir ensuite les particularités du jugement et du raisonnement à travers les règles syntaxiques de la proposition et de la phrase ; enfin, par l’analyse des catégories directrices de la pensée, je montrerai l’accord profond qui existe entre elles et les opérations caractéristiques de la pensée chinoise que traduisent les usages de la langue."

Extraits : Les concepts. Le vocabulaire - Formes verbales. Doctrine des dénominations
Le jugement et le raisonnement. La phrase - Les principes directeurs
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Les concepts. Le vocabulaire

L’étude du vocabulaire met en évidence le caractère prodigieusement concret des concepts chinois: la presque totalité des mots connotent des idées singulières, expriment des manières d’être aperçues sous un aspect aussi particulier que possible ; ce vocabulaire traduit — non pas les besoins d’une pensée qui classe, abstrait, généralise, qui veut opérer sur une matière claire, distincte et préparée à une organisation logique — mais, tout à l’opposé, un besoin dominant de spécification, de particularisation, de pittoresque ; il donne l’impression que l’esprit chinois procède par opérations essentiellement synthétiques, par intuitions concrètes et non par analyse — non pas en classant, mais en décrivant.

Le vocabulaire des vieilles chansons est très riche : — moins qu’on ne l’imagine d’ordinaire d’un vocabulaire chinois, puisqu’il ne comprend qu’un peu plus de 3.000 mots : mais ce chiffre est énorme, si l’on songe, d’une part, au petit nombre de notions exprimées et, d’autre part, au fait que, la plupart des mots pouvant être utilisés comme verbes, substantifs, adjectifs ou adverbes, chacun équivaudrait à plusieurs mots distincts dans le dictionnaire d’une langue à dérivations. Or, de tous ces mots, il n’y en a, pour ainsi dire, pas un qui soit employé de façon analogue à ce qu’est pour nous une notion générale et abstraite.

Presque tous correspondent à une représentation synthétique, à une image complexe et particulière. Voici quelques exemples.

Pour rendre les idées qui exigeraient en français l’emploi du mot montagne accompagné d’une ou de plusieurs épithètes, le Che king possède les mots suivants : K’i, montagne nue ; Kang, montagne à crête ; Ts’iu, montagne dont les rocs sont recouverts de sable ; Hou, montagne couverte de végétation ; Ngan, hauteur près d’une rivière ; K’ieou, monticule ; Tsou, haute montagne ; Ts’ouei, montagne haute et vaste ; Touo, montagne étroite et longue ; Tien, cime de montagne ; K’iong, colline ; Feou, monticule ; Fan, hauteur à pente brusque ; Ngo, colline plus haute à une extrémité qu’à l’autre ; Ling, monticule ; Liu, tertre ; Yao, montagne sacrée.

De même, pour cheval : Tchou, cheval dont le pied de derrière gauche est blanc ; Pouo, cheval roux tacheté de blanc ; Kiong, cheval corpulent ; Kiu, poulain ; P’ei, cheval dont le pelage est mêlé de roux et de blanc ; Pi, cheval robuste ; Yin, cheval gris blanc ; Lo, cheval blanc à crinière noire ; Lieou, cheval roux à crinière noire ; Hiuan, cheval gris de fer ; Tchouei, cheval dont le pelage est mêlé de gris et de blanc ; K’i, cheval gris tacheté de noir ; Lai, cheval de plus de sept pieds de haut; Hia, cheval roux et blanc ; Koua, cheval roux dont la bouche est noire ; Yuan, cheval roux dont le ventre est blanc et la crinière noire ; Yu, cheval noir à cuisses blanches ; Kiao, cheval haut de six pieds ; T’an, cheval dont les cuisses ont de longs poils blancs ; T’ouo, cheval gris pommelé ; Li, cheval noir ; T’ie, cheval gris de fer ; Tcheou, cheval rapide.

Voici des noms qui peignent l’aspect de l’eau : Ts’ien, eau peu profonde ; Chen, eau profonde ; Yuan, eau d’un abîme ; Yang, eau vaste ; Yang, eau large et profonde ; Fen, eau bouillonnante ; Pouo, eau agitée ; Mien, eau coulant à pleine rivière ; Wou, eau trouble et basse ; Tcheu, eau limpide ; Chang (T’ang), eau soulevée comme si elle bouillait ; Lao, eau coulant dans un chemin ; Tchouo, eau sale.

Selon qu’un bras de rivière s’écarte plus ou moins de la rivière principale, on l’appelle Kouei, T’ouo ou Sseu. Il y a un nom spécial pour l’agneau de cinq mois, un nom pour le bélier de trois ans, un autre pour le taureau de trois ans. Un homme de 60 ans s’appelle K’i, celui de 60 à 70, Mao, celui de 70 à 80, Tie. Trois se dit K’iun s’il s’agit d’animaux, Ts’an s’il s’agit de femmes, Tchong s’il s’agit d’hommes.

Les mots qui composent le vocabulaire chinois évoquent des représentations à tel point synthétiques et particulières, qu’ils semblent correspondre à des idées singulières et se rapprocher beaucoup plus de nos noms propres que de nos noms communs. Ce n’est pas qu’on ne trouve des mots répondant à des concepts de classe : mais un exemple montrera que ces mots restent chargés de déterminations très spéciales : il est remarquable que les noms communs employés pour désigner les rivières soient précisément les noms propres qui désignent les trois grands cours d’eau chinois : Ho (le fleuve Jaune), Kiang (le Yang-tse), Han (la rivière Han). C’est la rivière la plus communément connue qui donne leur nom commun à toutes les autres. De même les mots qui rendent l’idée générale d’épouse sont ceux qui désignent spécialement les femmes des gens du peuple, Ts’i, et celles des nobles du dernier rang, Fou. L’idée de vieillesse est traduite par le mot qui convient à l’âge où, en vertu d’usages sociaux et de théories qui en dépendent, on devient spécifiquement vieux. L’idée de foule ou de réunion, de pluralité, s’exprime par le mot Tchong, qui a pour sens précis trois hommes, trois étant le nombre spécifique de la pluralité. Et, de nos jours, quand la loi a besoin de définir les circonstances de complot ou de coalition, elle fixe à trois le nombre limite inférieur et emploie le caractère Tchong. Ainsi, toujours, les concepts de classe restent liés à des images particulières et bien définies ; ils ne sont pas sensiblement plus abstraits que les autres : ils correspondent simplement à une image spécialement évocatrice et, partant, plus généralement compréhensible. Au reste, dans la langue du Che king, ils ne sont jamais employés sans détermination supplémentaire : on ne dit pas, par exemple, « je monte sur la montagne », mais « je monte sur cette montagne ». Il n’y est point question de montagne ou de rivière indéterminées, mais d’une montagne ou d’une rivière localisée et qu’un geste montre. Le besoin de précision descriptive limite l’emploi des termes généraux : ainsi, pour rendre mari et femme, on préfère employer des mots qui évoquent l’image de la maison dont l’homme est le maître, Kia, et de la chambre où la femme vit retirée, Chen. Voici qui est plus significatif encore : lorsqu’on utilise un mot d’une acception assez générale, c’est que l’on désire précisément insister sur les spécifications concrètes qu’il évoque ; quand une chanson, pour dire « ta femme pendant trois années » se sert du mot Fou et non du mot Chen, c’est qu’elle veut précisément suggérer que, pendant trois ans, la femme a accompli auprès des beaux parents les devoirs qui incombent à l’épouse et qu’elle peut se réclamer du droit reconnu à une belle fille pieuse de ne point être répudiée ou délaissée.

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Au total, on peut dire, je pense, que le vocabulaire chinois se compose, dans son fond, de peintures vocales liées de très bonne heure à une figuration graphique. Par leur caractère d’onomatopées les mots furent, dès l’origine, affectés d’une espèce d’immobilité phonétique qui rendait difficile tout développement de la langue obtenu par la création de formes grammaticales et par l’usage des dérivations. Ce développement devint impossible quand les monosyllabes pittoresques furent associés à des idéogrammes indéformables. Cette jonction de monosyllabes invariables à des idéogrammes a arrêté tout progrès grammatical ou syntaxique ; et, dès lors, le besoin de traduire la réalité sous forme d’images concrètes n’a pu continuer de s’exercer autrement que par des inventions graphiques : d’où, pour une langue monosyllabique et nécessairement pauvre en phonèmes distincts, une prodigieuse floraison idéographique. Cette primauté du rôle de l’écriture dans l’expression de la pensée a déterminé une séparation profonde de la langue écrite et de la langue parlée : elle a entraîné à l’égard de celle-ci une attitude méprisante qui n’a pas peu contribué à la faire demeurer dans un état d’extrême pauvreté ; utilisée simplement pour les rapports quotidiens, la langue parlée n’a, jusqu’à nos jours, guère connu de besoins qui l’eussent amenée à ne point rester une langue élémentaire, et son développement même a été retardé par l’influence de la langue écrite qui, monosyllabique et idéographique, s’est trouvée quasiment fixée une fois pour toutes. La langue écrite dispose d’un immense matériel de signes chargés d’un contenu concret d’une richesse incomparable ; elle est restée un instrument merveilleux d’expression pittoresque ; mais les signes dont elle use et qu’elle tire des textes et non de l’usage, ne peuvent conserver leur puissance d’évocation qu’à condition d’être employés dans leurs valeurs originales : d’où la nécessité de l’usage des allusions littéraires et le fait que, par son mode d’expression, la pensée chinoise est presque nécessairement orientée vers le passé. En fin de compte, cette pensée n’a le moyen de s’exercer qu’à l’aide soit d’une langue parlée très élémentaire, soit d’une langue écrite strictement traditionnelle et organisée, pour ainsi dire, uniquement en vue de la traduction des réalités en images concrètes, synthétiques et particulières.

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Formes verbales. Doctrine des dénominations

Tandis que la plupart des langues primitives se signalent par une richesse extrême en formes verbales, on voit que, sur ce point, le chinois est singulièrement pauvre, puisqu’il ne dispose que de monosyllabes à peu près invariables, et qu’on n’y trouve point de parties du discours nettement différenciées. Mais le goût de l’expression concrète qui se traduit dans les autres langues par cette variété de formes, on le retrouve dans le chinois, affirmé par une remarquable abondance de mots rendant, avec une force incomparable, des aspects particuliers des choses. Sans doute parce que ces mots restèrent longtemps associés à une figuration mimique de la représentation qu’ils enregistraient, ils continuèrent d’évoquer principalement une image motrice ; certains restèrent essentiellement des verbes, non pas des verbes exprimant une action toute nue, mais des verbes peignant un aspect mobile d’un ensemble concret ; les autres, traduisant des formes moins vivantes, conservèrent, dans la représentation complexe qu’ils éveillaient, le souvenir d’un élément moteur d’où ils tirèrent la capacité de jouer à l’occasion le rôle de verbes véritables, tandis que, même jouant le rôle, qui leur convenait mieux, de substantifs ou d’adjectifs, la puissance d’évocation concrète qui était en eux leur donnait d’ordinaire une autre forme de fonction verbale, en les dispensant de se faire accompagner d’un verbe substantif.

On peut dire que chaque mot chinois exprime une modalité singulière de la réalité. Ces mots pouvaient donc se passer des spécifications qu’apportent les formes verbales. Au reste ces spécifications supplémentaires leur étaient interdites par leur caractère d’images vocales invariables bientôt associées à des dessins fixes. Cette fixation par l’écriture idéographique a eu pour résultat qu’en Chine l’immense matériel descriptif des premiers âges n’a point diminué au cours des siècles, mais, au contraire, s’est accru. Tandis que la plupart des autres langues modifiaient leur matériel d’expressions, voyaient diminuer leur puissance d’évocation concrète par l’appauvrissement de leurs formes verbales, distinguaient les parties essentielles du discours, acquéraient soit par l’usure, soit par des emprunts à des langues mortes ou étrangères, des termes d’une généralité ou d’une abstraction variées permettant de classer les concepts selon leur extension ou leur compréhension, et devenaient enfin, à des degrés divers, des instruments d’analyse, — le chinois, grâce à cette liaison caractéristique des monosyllabes aux idéogrammes, conservait intact son pouvoir d’expression pittoresque, cherchait encore à l’accroître, l’accroissait, par le système des allusions littéraires, en empruntant aux textes anciens des expressions d’un pittoresque accru par les associations tirées du contexte, et restait enfin une langue essentiellement descriptive qui n’invitait la pensée à procéder que par intuitions à la fois concrètes et traditionnelles.

Il est extrêmement remarquable qu’un des premiers efforts de logique théorique qu’à notre connaissance aient tenté les Chinois ait précisément consisté à affirmer la valeur objective et concrète des intuitions incluses dans les dénominations traditionnelles. Toute la pensée de cette première école de logiciens se résume en une formule où se succèdent les mots : seigneur, vassal, père, fils, etc., chacun redoublé ; on peut la traduire ainsi : « (il faut, pour que la vie sociale soit régulière que) le seigneur (se conduise) en seigneur, le vassal en vassal, le père en père, le fils en fils, etc. », ce qui revient à dire qu’il faut que chaque catégorie de personnes ait une conduite adéquate aux représentations concrètes particulières évoquées par son nom spécifique. Je ne pense pas qu’on puisse indiquer de façon plus nette et plus brève que ne fait cette formule, la valeur synthétique et singulière — au point de défier l’analyse — des concepts dont la langue n’arrive à définir le sens que par la réduplication des termes qui les connotent. Aussi remarquable que la doctrine des dénominations, est l’échec du gros effort qui fut tenté en Chine pour élaborer une logique, dans des conditions pourtant très voisines de celles où les sophistes grecs en fondèrent une et préparèrent l’établissement d’une théorie de la connaissance. Ce travail se fit à l’époque de transformation sociale qui marque les derniers jours du régime féodal et fut le fait de marchands de politique qui voulurent constituer l’art de raisonner. On peut se demander si ce gros effort de pensée méthodique n’échoua pas en Chine, tandis qu’il réussissait en Grèce, précisément parce que la langue chinoise orientait la pensée vers le concret et ne la disposait aucunement à l’analyse. Si l’apprentissage d’une langue est une école pour la pensée, il est clair que les Chinois, qui n’ont aucun moyen de procéder à des analyses grammaticales, étaient bien peu préparés à faire, sur les notions de substance et de qualité, un travail de réflexion utile, dans une langue où aucune modalité verbale n’éveille l’attention de l’esprit sur la distinction qu’on peut faire entre l’adjectif et le substantif, et où, les représentations synthétiques, attachées à des symboles indéformables, restant entières, sans possibilité aucune de décomposition, le particulier est toujours pensé comme tel.

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Le jugement et le raisonnement. La phrase

Le premier élément d’expression dans lequel on puisse sentir une intervention vraiment active de la pensée est la phrase, c’est-à-dire, pour les pièces les plus simples du Che king, le couplet. Le couplet type apparaît comme un distique à césures fortement marquées. On s’aperçoit, à l’analyse, qu’il existe, entre les deux moitiés d’un distique, une parité de mouvement dont jaillit une espèce d’intuition qui entraîne d’abord la perception du sens de l’ensemble, et, à sa suite, une vision de l’ordre selon lequel sont organisées les propositions que forme chacun des deux vers : ordre qui n’apparaissait point, nous l’avons vu, à les considérer isolément. Soit le vers déjà cité « Yiao-t’iao (aux. desc. peignant une retraite) se purifie (la) fille, (du) seigneur (en train de devenir) excellente compagne ». Il est le deuxième vers d’un distique qui commence ainsi : « Kouan-kouan (aux. desc.: appels et vol particuliers aux mouettes) (les) mouettes, sur fleuve Tche (marque du génitif) îlots. » On constate d’abord que le binôme « se purifie (la) fille » correspond à une expression double désignant les mouettes, ce qui donne à penser que le terme « se purifier » ne peut avoir que la valeur d’une épithète : on traduira donc « la fille pure ». Dans le premier vers on ne peut donner de valeur verbale qu’à l’auxiliaire descriptif ou au mot « sur, être sur » ; or, ce mot, dont la valeur évocative est d’ailleurs faible, fait pendant au premier terme du mot double seigneur, qui, dans le second vers, est à peu près seul à ne pouvoir prendre de valeur verbale. Au contraire, l’auxiliaire descriptif du premier vers est balancé, dans le deuxième vers, par un autre auxiliaire descriptif ; ces images sont les seules vraiment actives des deux vers à se répondre l’une à l’autre; on doit donc comprendre : « Elles crient à l’unisson, les mouettes, sur les flots du fleuve ; elle accomplit une retraite, la fille pure, compagne assortie du seigneur. » On voit que les deuxièmes hémistiches expriment tous deux une action subordonnée et postérieure : les mouettes dont on peint d’abord les cris et le vol vont se poser sur les îlots ; la fille qu’on montre d’abord observant l’interdit des fiancées deviendra une bonne compagne.

Je pourrais multiplier les exemples ; on verrait, dans tous, que le mouvement d’ensemble du distique révèle presque toujours à lui seul laquelle des images, évoquées par des locutions adverbiales, indépendantes en apparence, est le centre du tableau composite que peint un vers, — laquelle correspond au verbe logique de la proposition que ce vers forme. Il s’ensuit que c’est le rythme qui joue, presque tout seul, le rôle de la syntaxe. Un corollaire important est que les mots vides, simples utilités rythmiques, ponctuations vocales ou gestes explétifs, se trouvaient, par là même, prédisposés à devenir les articulations du discours : ils le sont en fait devenus, comme on a pu le voir déjà par l’analyse que j’ai donnée du rôle des particules Tche et K'i.

Puisque l’organisation syntaxique de chaque proposition dépend du mouvement rythmique de la phrase, traduit par un mouvement symétrique des propositions accouplées qui la constituent, on peut dire que la première démarche où apparaisse la pensée proprement dite consiste dans une intuition, d’ordre rythmique et, partant, prodigieusement concrète, d’une certaine analogie entre deux groupes d’images. Le rythme analogique, qui est le principe de coordination à la fois du tableau d’ensemble et de ses parties, et qui se traduit par un parallélisme dans le groupement des images et par une correspondance deux à deux des images élémentaires, a pour effet que chacun des groupes d’images et chaque image apparaissent comme un symbole du groupe ou de l’image symétrique. Or, ce rythme analogique est à tel point lié à une démarche essentielle de la pensée, que l’interprétation symbolique des chansons du Che king a été considérée au cours de toute l’histoire chinoise comme la plus efficace des méthodes pédagogiques.

Cette espèce d’intuition analogique, traduite par le rythme, qui paraît être la première démarche de la pensée chinoise, et qui a toujours été considérée par elle comme sa démarche essentielle, il n’est pas impossible d’essayer d’assister aux conditions de sa naissance.

En rapprochant de l’analyse formelle des chansons du Che king les données qu’on peut avoir sur l’origine de ces chansons, je suis arrivé aux conclusions suivantes : les thèmes dont sont composées ces pièces ont été inventés au cours de joutes de danses et de chants ; ces joutes étaient l’acte essentiel des grandes fêtes saisonnières qui rompaient à dates fixes la vie monotone des paysans de la vieille Chine ; tout le reste de l’année, ils vivaient clans l’isolement, établis par familles sur un champ domestique et partageant le travail entre les sexes ; la seule période d’activité sociale était le temps des fêtes où les familles d’un même pays, hommes et femmes, se trouvaient réunies ; c’est alors que, conformément à des règles d’endogamie et d’exogamie favorables à la solidité du lien fédéral unissant les groupes familiaux locaux en une communauté de pays, se faisaient les fiançailles — et l’initiation — des jeunes gens qui n’avaient point encore participé à la vie du groupe social. À ce moment solennel de leur existence, les jeunes gens se rencontraient et s’opposaient, par familles et par sexes, en une sorte de concours ou de lutte courtoise dont leur union devait sortir. Disposés en chœurs affrontés, jeunes garçons et jeunes filles qui allaient se fiancer engageaient un duel où leurs sentiments surexcités s’exprimaient pathétiquement par des danses et des chants, par une pantomime gesticulée et vocale. Chaque chœur exprimait tour à tour les sentiments qui débordaient de toutes les âmes en une sorte d’improvisation ou d’invention d’un caractère à la fois spontané et traditionnel ; leurs répliques alternées, dessinées par la voix et le geste, formaient ces distiques types qui sont à la base de la poésie du Che king. Les images complexes évoquées tour à tour par chacun des chœurs alternants étaient une double expression des mêmes sentiments traditionnels qui les animaient tous les deux et qui, dans leur improvisation mimique et vocale, se traduisaient selon un même rythme. Le rythme analogique par lequel sont créées les deux images alternées qui forment un couple de vers (et qui est, par là même, le principe de la forme poétique) est donc une simple conséquence du rapprochement en une joute des chœurs de jeunes gens de sexe et de famille différents jusqu’alors séparés et se préparant à s’unir, et c’est pourquoi ce rythme apparaît comme un principe premier de synthèse mentale et d’organisation logique : il est, dans l’ordre de la pensée en acte, la transposition des règles qui présidaient dans la Chine ancienne à l’organisation sociale et que les joutes ne faisaient que manifester aux yeux de tous, au cours des fêtes où cette organisation reprenait force.

Je montrerai plus loin qu’à mon sens les principes directeurs de la pensée chinoise ont même origine que ce rythme analogique qui apparaît comme le principe élémentaire de la démarche logique ; mais je dois signaler tout de suite qu’il fut lié, dès l’origine, à toute une conception de l’ordre universel. Les peintures mimées par le geste ou la voix que dessinaient chacun de son côté les chœurs alternants, empruntaient leurs images soit au monde humain, soit au monde naturel : liées entre elles par le rythme, ces images semblaient le double symbolique les unes des autres. Comme celles qu’on empruntait au monde des hommes n’allaient pas — trouvées qu’elles étaient dans des fêtes où se manifestait l’organisation humaine — sans entraîner avec elles une représentation de l’ordre social, les images empruntées au monde de la nature, liées aux autres par symétrie, parurent autant d’expressions d’un ordre naturel. Ainsi les règles humaines et les usages de la nature furent, d’un même mouvement d’esprit, confus comme un ensemble, et, par suite, considérés comme étant du même ordre et étroitement solidaires. Les anciens Chinois imaginèrent que, comme eux, la nature se conduisait d’après des règles et que ces règles correspondaient en toutes façons à leurs propres usages. D’où une théorie et une pratique : ils pensèrent que les actions humaines avaient un retentissement immédiat dans le monde naturel, et que le bon ordre de celui-ci dépendait du bon ordre de la société ; ils crurent d’abord que leurs fêtes, puis — après l’avènement du régime seigneurial — que leur Seigneur avaient une action régulatrice s’étendant au monde tout entier. Et ils réglèrent leur conduite en considérant d’une part que les phénomènes naturels étaient autant de signes d’où l’on pouvait tirer une règle d’action, et, d’autre part, que les actes proprement humains — non seulement des usages suivis, mais de simples dispositions morales — avaient un effet immédiat sur la nature. Cette attitude d’esprit initiale a eu pour conséquence une tendance à accepter, plus facilement que les Occidentaux, l’idée que les choses morales sont soumises à un ordre régulier (je dirais à des lois, si les Chinois étaient jamais arrivés à une notion claire de l’idée de causalité) et, par ailleurs, une indifférence à se préoccuper des recherches permettant de trouver des moyens naturels d’agir sur la nature (indifférence qui montre pourquoi ils ne sont pas arrivés à l’idée de lois conçues sous le principe de causalité).

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Si l’esprit chinois ne procède pas uniquement par des voies toutes différentes du nôtre, il n’en reste pas moins qu’il dispose, non pas d’une langue faite pour noter des concepts d’une abstraction ou d’une généralité variées, apte à exprimer toutes les modalités du jugement, et orientant enfin l’esprit vers l’analyse, mais, au contraire, d’une langue entièrement attachée à l’expression pittoresque des sensations et où seul le rythme, dégageant la pensée de l’ordre émotionnel, permet d’ébaucher, en une espèce d’éclair intuitif, quelque chose qui ressemble à une analyse ou à une synthèse. Tandis qu’un Français, par exemple, possède, avec sa langue, un merveilleux instrument de discipline logique, mais doit peiner et s’ingénier s’il veut traduire un aspect particulier et concret du monde sensible, le Chinois parle, au contraire, un langage fait pour peindre et non pour classer, un langage fait pour évoquer les sensations les plus particulières et non pour définir et pour juger, un langage admirable pour un poète ou pour un historien, mais le plus mauvais qui soit pour soutenir une pensée claire et distincte, puisqu’il oblige les opérations qui nous semblent les plus nécessaires à l’esprit, à ne se faire jamais que de façon latente et fugitive. Or, ce qui, de ce point de vue, se trouve être particulièrement grave, il n’y a pas de langue (je ne parle pas de la langue vulgaire) qui exige autant de temps et d’effort pour être connue de ceux qui la parlent : un écolier de chez nous ne perd point de temps pour développer son esprit quand il apprend les règles de l’orthographe, puisque l’apprentissage des dérivations, l’analyse grammaticale et l’analyse logique le préparent à voir clair dans les différentes opérations de la pensée ; au lieu de s’habituer à saisir les rapports qui peuvent exister entre les concepts, l’écolier chinois apprend à dessiner ; au lieu de s’entraîner à analyser les relations des idées, il chante les textes pour en assimiler le rythme ; son travail est un pur effort de mémoire, et le lettré qui veut bien connaître sa langue doit poursuivre, pendant des années, ce même effort, pour arriver à ne connaître qu’une masse prodigieuse d’expressions particulières et de noms singuliers : le travail fourni, il dispose d’un instrument qui n’aide pour ainsi dire pas sa pensée à sortir du domaine de la sensation, qui la contraint à procéder uniquement par intuitions et qui l’invite, par surcroît, à toujours se couler dans des intuitions traditionnelles.

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Les principes directeurs

L’étude des principes directeurs de la pensée chinoise est une bien grosse besogne que je ne veux pas entreprendre ici : je me bornerai à montrer par quelques notes l’accord qui existe entre les notions fondamentales et les opérations caractéristiques de l’esprit chinois que fait apparaître l’étude du langage.

Depuis les plus vieux âges jusqu’à nos jours, la pensée chinoise a été dominée par une conception fondamentale : celle du Yin et du Yang. Le Yin et le Yang sont avant tout deux genres, deux catégories qui se répartissent l’ensemble des choses. Sont Yin : la lune, le froid, les animaux à écailles, la reine, les aliments, l’eau, les rites, les objets manufacturés, l’âme du sang, le nombre deux, la pluie, etc. ; sont Yang : le soleil, la chaleur, les oiseaux, le roi, la boisson, le bois, la musique, les objets non travaillés, l’âme souffle, le nombre trois, le tonnerre, etc. Le Yin et le Yang sont encore deux aspects des choses — les vapeurs foncées de l’arc-en-ciel (bandes violettes...) sont Yin, les claires (rouges, orangées) sont Yang — ou, plutôt, deux aspects du monde. Ce sont deux catégories concrètes, deux principes agissants : leur action apparaît comme de nature concurrente et rythmique ; les deux principes agissent en s’affrontant et en alternant. Le Yang est un principe de lumière, d’énergie, d’expansion ; le Yin un principe d’obscurité, d’inertie ou d’action repliée et latente. Ce sont encore deux principes sexués — le Yin est femelle, le Yang mâle — dont l’union, conçue à la manière d’un accouplement sexuel, produit toutes choses et réalise l’harmonie universelle. Au total, ils apparaissent comme un couple de groupements-forces, sexués, affrontés, alternants.

Il y a de grandes chances que ces notions complexes se soient formées au cours des fêtes saisonnières où se réunissaient les membres des communautés agricoles de la Chine ancienne. L’organisation de ces communautés reposait essentiellement sur une division technique du travail réparti entre les sexes selon un rythme alternant : le gros travail des champs incombait aux hommes et correspondait à la saison estivale où les laboureurs se répandaient dans tout le pays ; aux femmes appartenaient les menus travaux faits à l’intérieur de l’enclos domestique et de la maison, travaux qui battaient leur plein en hiver, morte-saison où chacun se retirait et s’enfermait dans sa demeure : toute la production sociale dépendait de ce rythme alternant du travail. Dans les fêtes saisonnières, placées au moment où l’on passait de la vie d’hiver à la vie d’été ou inversement, cette organisation se traduisait par une opposition des filles et des garçons ; disposés en chœurs affrontés, ils engageaient une joute de chants alternés, puis se formaient par couples et s’unissaient dans le lieu saint. Cette joute, qui met aux prises des chœurs, affrontés et alternants, représentant chacun l’un des groupements sexuels entre qui se divise le travail social, cette joute, qui se termine par des accouplements sexuels grâce auxquels on pense établir l’union et l’harmonie dans la communauté, cette joute, dans les vallons du lieu saint, est assurément l’image qu’il faut chercher à la base de la représentation du Yin et du Yang : catégories sexuées, principes accouplés de l’harmonie du monde, l’un principe mâle, principe de l’été, du travail, de l’expansion, de la lumière ; l’autre principe femelle, principe de l’hiver, de l’activité repliée et latente, de la retraite, de l’ombre. L’union sexuelle du Yin et du Yang a lieu à l’époque des fêtes, au moment même des joutes ; Yin, qu’on traduit par ombre, désigne, dans son sens primitif, la partie d’un vallon qui est au nord de la montagne, au sud de la rivière (hubac) ; Yang désigne le bord opposé, sud de la montagne, nord de la rivière (adret). C’est l’aspect du lieu saint qui a donné leur nom aux deux principes, c’est de la fête et de ce qu’elle symbolisait qu’ils ont tiré tous leurs éléments constitutifs.

Par leur origine même, ces notions cardinales se trouvèrent dominer toutes les catégories de la pensée et principalement celles de Temps et d’Espace qui se formèrent en même temps, l’une d’après l’image du lieu saint, l’autre d’après celle du temps des fêtes : l’Espace fut conçu comme un ensemble organisé d’étendues affrontées et de genre contraire, les unes Yin, les autres Yang ; le Temps fut conçu comme constitué par l’alternance de périodes de genre opposé ou, plus précisément, comme le rythme à caractère alternatif de l’activité concurrente du Yin et du Yang. Il en résulta que ni l’Espace ni le Temps ne furent jamais regardés par les Chinois comme formant chacun un tout homogène et que, de plus, de leur formation jumelée, les notions de temps et d’espace gardèrent un apparentement tel que, par exemple, une étendue Yin, radicalement différente d’une étendue Yang, parut, au contraire, foncièrement analogue à une période Yin. À peine peut-on dire qu’il y a une catégorie de Substance ou de Nombre : substances et nombres apparurent comme des modalités du Yin et du Yang sous l’aspect du Temps et de l’Espace. Les nombres ne forment point une série telle que 3, par exemple, soit simplement défini par : = 2 + 1; chaque nombre a une individualité concrète, définie par une série d’équivalences : ainsi 8 est le nombre du printemps, du bois, le nombre-maître du développement masculin, etc. De même les substances ne sont que des aspects mobiles, des modalités complexes, informées de façon instable par le Yin et le Yang : l’épervier se transforme en ramier, sous l’influence du Yang printanier, au deuxième mois du printemps ; on le retrouve sous sa forme d’épervier dès qu’avec le premier mois de l’automne se renforce l’influence du Yin.

Puisque les principes directeurs ne sont eux-mêmes que des notions générales concrètes, on ne peut être étonné de voir la langue uniquement composée de concepts-images. Il ne saurait être question de concepts véritables, nettement délimités et définis, lorsque les principes qui dirigent la pensée impliquent la possibilité de transformations ou de métamorphoses telles que celles dont je viens de citer un exemple. Comment classer et hiérarchiser des images mouvantes ? Le seul classement possible est l’insertion dans l’une de ces séries d’équivalences dominées par les notions de Yin ou de Yang. Mais une classification en deux genres n’est qu’une ébauche de classification dont il y a peu à attendre pour inviter à l’analyse qui permettrait d'obtenir des concepts définis. Encore faut-il remarquer que, par leur nature de groupements-forces alternants, le Yin et le Yang ne peuvent fonctionner comme des principes stables de classification : le même être, selon le lieu ou la saison, peut être d’un genre ou de l’autre. Ainsi, parce qu’elles se sont formées sur le modèle d’une société dont la structure était particulièrement simple, et parce que, nées d’une image où s’exprimait dramatiquement le rythme qui présidait à l’organisation sociale, elles sont toujours apparues au moins autant sous l’aspect de principes actifs que sous l’aspect de catégories, les notions directrices de la pensée chinoise n’ont joué que très médiocrement le rôle de principes de classification.

Au reste, elles avaient informé les notions de Temps et d’Espace de manière à rendre particulièrement difficile toute abstraction généralisatrice. Comment celle-ci s’exercerait-elle puisque leur situation différente dans l’Espace et le Temps suffit à particulariser, à singulariser les choses par ailleurs les plus identiques ? Quelles images empruntées à un espace radicalement non-homogène pourraient être rapprochées de façon qu’apparussent des éléments communs ? Seul un espace homogène est le lieu neutre où l’on peut loger des concepts abstraits. Dans un espace tel que celui des Chinois, composé d’étendues qualitativement différentes et réparties en deux genres opposés, il n’était possible de voir autre chose que des images, participant soit du Yin, soit du Yang, mais (cette participation mise à part — j’ai dit son caractère instable —) radicalement hétérogènes les unes aux autres.

Ainsi le caractère strictement pittoresque de la langue chinoise s’accorde exactement à l’aspect concret des notions directrices. Cet accord paraît d’autant plus étroit que procédés d’expression et principes directeurs portent la marque d’une même origine. Mais s’il cessait et si, par exemple, sous l’influence de la pensée européenne, la pensée chinoise, abandonnant ses vieilles notions générales concrètes, cessait d’être uniquement orientée vers le concret et le particulier, comment le langage se prêterait-il à cette orientation nouvelle, c’est là, pour les Chinois, le plus grave problème.


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