Charles-Eudes BONIN (1865-1929)

LA TRUIE DE DIAMANT

Revue de Paris, 15 janvier 1901, pages 437-448.

 

  • "Il peut être intéressant de définir exactement le sens et la portée de la démarche en indiquant la vraie place occupée dans la hiérarchie du lamaïsme tibétain par cette incarnation de la divinité que les Européens appellent le grand-lama et qui pour eux symbolise à lui seul tout le Tibet. Or il s'en faut de beaucoup qu'en réalité il soit l'unique maître, même au point de vue spirituel, du royaume des monts de glace qui s'étend de la formidable barrière himalayenne aux sables nus du désert de Gobi. D'autres dieux ou reflets de dieux, incarnés en de chétifs corps mortels, partagent avec lui cette hégémonie, sans parler de maintes autres puissances d'ordre purement terrestre."
  • "Le lamaïsme tibétain possède une papesse, à peu près inconnue des Européens : c'est l'abbesse de la lamaserie de Samding sur le lac Yamdok, qui est considérée comme la réincarnation de la déesse hindoue Vajravarahi et porte en tibétain le titre original de dordjre pagrno « la truie de diamant »."

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La truie de diamant

L'ambassade officielle que le grand-lama de Lhassa a récemment envoyée vers le Tsar Blanc de Pétersbourg apparaît comme la première et significative démarche faite vers les puissances civilisatrices par l'inviolable et hiératique royaume du Tibet, « la terre interdite ». C'est la première fois en effet que se produit ce fait capital pour les destinées de l'Asie centrale, qui, par le poids et la masse de l'empire slave, est attirée hors de la sphère d'attraction chinoise vers l'Europe et l'Occident.

Sans examiner à quels motifs, d'ordre immatériel ou non, ont obéi les conseillers du lama-océan (tale-lama) pour s'engager dans ces voies nouvelles, il peut être intéressant de définir exactement le sens et la portée de la démarche en indiquant la vraie place occupée dans la hiérarchie du lamaïsme tibétain par cette incarnation de la divinité que les Européens appellent le grand-lama et qui pour eux symbolise à lui seul tout le Tibet. Or il s'en faut de beaucoup qu'en réalité il soit l'unique maître, même au point de vue spirituel, du royaume des monts de glace qui s'étend de la formidable barrière himalayenne aux sables nus du désert de Gobi. D'autres dieux ou reflets de dieux, incarnés en de chétifs corps mortels, partagent avec lui cette hégémonie, sans parler de maintes autres puissances d'ordre purement terrestre.

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Par sa topographie exceptionnelle et le découpage du sol en vallées ou plateaux séparés par des cols très élevés et difficilement accessibles, cette région de l'Asie se prête plus que toute autre à l'établissement d'autorités indépendantes ou rivales. C'est ainsi qu'on y trouve des enclaves administrées directement par des mandarins qui dépendent respectivement des vice-rois impériaux établis au Yun-nan, au Setchouen et au Kan-sou. D'autres territoires, surtout dans la partie orientale, sont gouvernés par des rois indigènes à peu près indépendants, ou surveillés par des résidents chinois tels que ceux de Batang et de Tatsienlou. Sur d'autres points, des lamaseries puissantes ont su se rendre à peu près libres de toute autorité supérieure : c'est le cas des lamas jaunes de Meli qui sont commandés par un roi-prêtre choisi au sein de leur communauté. Enfin les hérétiques du lamaïsme, les lamas rouges et les lamas noirs connus sous le nom de Peunbos, administrent directement des territoires importants en dehors du contrôle de Lhassa, centre du pouvoir des lamas jaunes, avec lesquels ils sont souvent en guerre.

Le gouvernement impérial de Pékin, qui a la suzeraineté nominative sur le Tibet, est représenté, dans les quatre provinces qui dépendent directement du deba-djong ou autorité du grand-lama de Lhassa, par des délégués ou résidents de race mandchoue ou chinoise, dont les deux premiers sont installés à Lhassa même. Au point de vue purement spirituel le tale-lama ne peut non plus être considéré comme le chef unique, le pape du lamaïsme : il a auprès de lui, au sud-est de sa capitale, dans la grande cité de Trashilumbo (Shigatse en chinois), une autre incarnation des dieux, le pantchen rin potche (très précieux joyau), qui est au moins son égal en dignité mystique ; en effet, si le grand-lama de Lhassa est tenu pour la réincarnation de l'hypostase la plus populaire du Bouddha, Avalokita « le dieu qui voit tout », celui de Trashilumbo n'est rien autre que la réincarnation d'Amitabha « le dieu de la lumière infinie », le propre père spirituel d'Avalokita. Les deux grand-lamas se trouvent donc au point de vue théologique dans la position respective de père et de fils mystique, tout l'avantage restant au « très précieux joyau ».

Au-dessous de ces deux hiérarques, il faut citer encore le grand-lama de Mongolie qui réside à Ourga, près de la frontière sibérienne, et qui détient l'âme de l'historiographe du lamaïsme, le saint Taranatha ; puis le grand maître de la secte Sakya, qui régna sur le Tibet avant que les Chinois y fissent prédominer les lamas jaunes, et le grand-lama du Bhoutan, le dharma-raja (le seigneur de la loi), qui est en même temps roi de ce pays et indépendant de Lhassa.

Non content de deux papes et de quelques anti-papes, le lamaïsme tibétain possède encore une papesse, à peu près inconnue des Européens et sur laquelle de plus amples détails pourront intéresser. C'est l'abbesse de la lamaserie de Samding sur le lac Yamdok, qui est considérée comme la réincarnation de la déesse hindoue Vajravarahi et porte en tibétain le titre original de dordjre pagrno « la truie de diamant ». Le monastère de Samding comprend des moines des deux sexes, car on sait que le bouddhisme admet également les femmes à la vie monastique, puisque d'après ses théories morales celui qui a renoncé au monde peut seul être « sauvé ».

Le Tibet compte un certain nombre de ces monastères mixtes, qui ont été jadis communs dans l'Inde à l'époque florissante de la religion du Sakya-mouni. Chez les Mongols, où les lamas sont plus souvent errants, on rencontre aussi quelques nonnes qui portent le nom de tchebogoutche : ce sont surtout des veuves et des femmes âgées qui embrassent cette profession ; elles reçoivent une consécration, se rasent la tête et jurent de mener une vie pures, facilitée en général par leur âge avancé. On trouve également en Chine des couvents de religieuses (ni-kou) bouddhistes et taoïstes, mais non lamaïstes, qui ont été étudiés par Bazin ; je dois dire qu'elles ne méritent pas toujours la réputation des vieilles tchebogoutche mongoles : le révérend Williams parle d'un couvent de ce genre dans la province du Fokien, que les mandarins, intolérants, durent faire fermer parce que les recluses y appliquaient trop intégralement la règle de Thélème, et l'on cite parmi les fleurs élégiaques de la poésie chinoise « la plainte de la nonne qui a perdu son amant ».

Samding (dont le nom s'écrit en tibétain Bsam-lding), résidence de la papesse du lamaïsme, se trouve sur les bords du lac Yamdok ou Palte, à cent kilomètres environ au sud-ouest de Lhassa. Ce lac sacré affecte sur la carte la forme bizarre d'un crabe ou d'un scorpion qui tiendrait entre ses deux pinces antérieures, tournées vers l'ouest, une presqu'île contenant un autre lac plus petit. La lamaserie est placée à l'extrémité de la pince la plus septentrionale, en face de l'importante cité tibétaine de Nagardze ; elle s'élève comme une forteresse sur une hauteur conique d'une centaine de mètres, dominant la plaine et le lac, et son altitude absolue au niveau de la mer est, en raison du puissant relief du Tibet, de quatre mille quatre cent douze mètres, à peine quatre cents mètres au-dessous du sommet du Mont-Blanc.

Bien qu'aucun Européen vivant n'ait jamais pénétré jusqu'à Samding, nous en possédons une description due à un agent hindou du gouvernement britannique, le Babou Sarat Tchandra Das, qui fut un moment à Lhassa professeur d'hindoustani du grand-lama et visita le couvent en 1882. C'est à son rapport, résumé dans le récent ouvrage de Waddell (Lamaism), que je dois les détails suivants.

On accède au monastère par un escalier formé de larges dalles, qui monte du pied de la colline et est accompagné d'un long mur bas comme une balustrade. Au sommet des degrés un étroit sentier conduit à l'entrée du couvent, qui est entouré d'une haute muraille. De là, la vue s'étend au nord-est sur les sombres et chaotiques montagnes qui s'entassent dans la presqu'île autour d'un pic central ; de l'autre côté, au sud-est, s'étale à l'infini le lac mélancolique, et au sud on aperçoit le Dumo-Tso, le petit lac dont j'ai parlé et dont les eaux sont l'unique sépulture des reclus du monastère : tour à tour, après les funérailles, leurs cadavres y sont jetés pour servir de pâture aux poissons afin de multiplier, selon la doctrine bouddhique, les mérites de leur vie par ce suprême don de leur chair périssable.

En franchissant la porte du couvent, on se trouve, comme dans toutes les lamaseries, devant une vaste cour flanquée sur trois côtés par les cellules des religieux ; une partie du quatrième côté est occupée par une sorte de grande tribune supportée par des colonnes de bois. Des escaliers plaqués de bronze donnent accès au premier étage de l'édifice ; là, dans une longue salle, sont rangées les tombes de tous les reclus célèbres qui ont habité Samding, y compris celle du fondateur Jetsun Tinle Tsomo, dont les écrits, atteignant le chiffre mystique de cent huit volumes, sont conservés dans la bibliothèque du couvent. Son cercueil est d'un beau travail, orné de lames d'or et de clous de diamants ; à la base on voit sur une dalle l'empreinte du pied du saint personnage.

Dans une autre salle, retirée et solidement cadenassée, sont conservés les corps embaumés des supérieures du monastère, les incarnations successives de Dordjre Pagmo. Là, nul être vivant ne peut pénétrer : seule l'abbesse en fonctions doit une fois, une seule fois durant sa vie mortelle, franchir le seuil de la terrible chambre et s'y rassasier l'âme et le regard du spectacle de leurs cadavres vermoulus, auxquels le sien viendra s'ajouter un jour.

La supérieure actuelle porte le nom tibétain de Nag-dban-Rinchen Kun-bzan-mo dban-mo, qui signifie « la très précieuse puissance de la Parole sainte, l'énergie féminine du Bien universel ». Elle serait âgée aujourd'hui de quarante-quatre ans et on la dépeint comme une femme habile et capable, non sans quelques prétentions justifiées par sa haute naissance et sa personnalité divine. Nous devons à Bogie, qui à la fin du dernier siècle (1778) put la visiter dans son voyage à Trashihumbo, la description plus précise d'une des précédentes incarnations de Dordjre Pagmo : je traduis littéralement ce curieux interview :

« La nonne me conduisit à l'appartement de Durjay Paumo, qui était habillée dans une robe de gylong (gelong=lama jaune), les bras nus depuis les épaules, et assise les jambes croisées sur un coussin bas. C'est la sœur du grand-lama (de Trashihumbo), mais d'un autre lit. Elle a environ vingt-sept ans, avec de petits traits chinois ; les yeux et les dents sont jolis, mais sans beauté régulière ; le teint est blanc ; mais pâle et maladif ; et elle a dans toute son attitude une expression de langueur et de mélancolie due sans doute à son existence sans plaisir. Elle porte tous ses cheveux, privilège que n'a aucune des autres vestales que j'ai pu voir ; ils sont rejetés en arrière sans aucun ornement et tombent en tresse sur ses épaules. Son chawa (attouchement), comme celui du grand-lama, est tenu pour conférer le bonheur, et je ne manquai pas de le recevoir. Durjay Paumo parle peu. Le docteur Hamilton (compagnon de Bogle), qui la soignait d'une indisposition à laquelle elle était depuis longtemps sujette, avait accoutumé de lui rendre visite presque chaque jour...

On sait que les multitudes de dieux qui constituent le panthéon du lamaïsme ne sont en fait que l'incorporation sous des noms spéciaux des aspects différents d'un nombre relativement restreint de personnalités divines. C'est ainsi que la Truie du Diamant n'est qu'une des formes d'une divinité beaucoup plus générale, d'origine sûrement védique, Marici « la resplendissante », la déesse de l'aurore et la reine du ciel : ce mythe lumineux, qui tient aux racines mêmes de nos races, s'est perpétué en maint autre culte, avec les mêmes attributs symbolisant l'aube de la lumière, rose, brillante, immaculée.

Il est de règle dans la théologie lamaïque que chaque divinité soit représentée sous une triple forme, correspondant aux trois états suivants ; ils résument les aspects sous lesquels on peut considérer les énergies naturelles dont les dieux ne sont au fond que personnification :

1° L'état de repos (type doux) ;
2° L'état de colère (type furieux) ;
3° L'état de destruction (type infernal).

Sous ces deux derniers aspects la divine Aurore est adorée d'abord comme l'épouse du Roi des morts, Yama, le Pluton hindou, puis comme la compagne de Tamdin, le démon à tête de cheval, en sanscrit Hayagriva. Mais sous sa première forme, la plus douce et la plus populaire, elle est la Truie de diamant, accouplant sous cette dénomination le mythe du porc considéré comme symbole de l'énergie printanière et celui du sceptre d'Indra, le Jupiter védique, car Dordjre (vajra), que nous traduisons par diamant, désigne proprement le joyau par excellence, l'arme céleste et fulgurante entre toutes qu'est l'éclair aux mains des dieux.

Dans ses effigies peintes ou sculptées Marici est rituellement représentée avec trois têtes, dont la gauche est une hure de truie ; elle a six ou huit bras, tenant les attributs familiers aux divinités boudhiques : un arc, une flèche, un lacet, une hache, une fleur, etc. Elle est assise sur un trône de lotus, dans une des cinq poses consacrées, « la pose de l'enchantement », la jambe droite pendante et la gauche repliée sous elle. Son trône est supporté par une figure de truie, entourée de sept autres plus petites.

C'est en souvenir de son origine solaire que le nom de la déesse est le premier prononcé dans l'office journalier du lamaïsme ; dans tous les couvents du Tibet, dès que le disque du soleil apparaît sur l'horizon, les moines doivent se tourner vers lui et, retirant leur bonnet, élevant pour le saluer la main droite, réciter ces litanies de Marici dont on retrouverait facilement l'analogue :

Elle s'est levée ! Elle s'est levée !
Elle s'est levée dans sa gloire !
Le soleil de bonheur s'est levé !
La divine Marici s'est levée !

Puis ils répètent sept fois la Mantra, le « charme » ou formule spéciale à la déesse : « Om Maricinam svaha », et continuent ainsi : « Chaque fois que je prononce votre nom, je me sens délivré de toute crainte. Je vous prie de m'accorder d'atteindre à la félicité parfaite et sans souillure. Je vous salue, divine Marici, bénissez-moi et accomplissez mes vœux. Délivrez-moi, ô déesse, des huit sortes de craintes : les brigands, les bêtes féroces, les serpents, les poisons, les armes, l'eau, le feu et les abîmes. »

En plus de la mantra préindiquée, il en est une autre spéciale à Dordjre Pagmo que les lamas doivent réciter en égrenant le chapelet consacré à la déesse : « Oru ! Sarba Buddha dak kimi hum phat ! » Ces chapelets doivent toujours être bleus, couleur vouée à la vierge Marici, et sont formés de grains de turquoise.


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La tête de truie qui orne les statues de Marici a été l'origine d'une singulière légende, que les Tibétains ont greffée sur un événement historique, l'invasion du pays en 1716 par les hordes des Mongols de Dzoungarie, descendus des Monts Célestes, qui restaurèrent le pouvoir temporel des lamas jaunes. Arrivé dans le voisinage du lac Yamdok, le chef des bannières dzoungares, qui avait entendu parler de l'abbesse de Samding, croyant qu'elle avait réellement une excroissance en forme de hure derrière la tête, lui envoya un messager pour lui dire de venir faire voir à son camp cette particularité anatomique. L'incarnation de Dordjre Pagmo ne répondit rien à cette insultante demande, mais pria seulement le guerrier nomade de renoncer à ses projets sur le monastère. Celui-ci, exaspéré du refus de l'abbesse, envahit aussitôt la place en renversant les murailles, mais à sa grande stupéfaction, une fois entré dans le couvent, il constata qu'il était entièrement vide. Il vit seulement une troupe de dix-huit porcs et de dix-huit truies rôdant dans une salle du monastère, sous la conduite d'une plus grande truie. Déconcerté, il s'apprêtait à quitter une place que défendait un troupeau de porcs, quand ceux-ci se transformèrent soudain en dix-huit vénérables moines et dix-huit respectables nonnes, sous la conduite de la très révérende Dordjre Pagmo elle-même : à cette vue, le Dzoungar éperdu renonça instantanément à ses projets de pillage et de massacre et combla de richesses la lamaserie qui, depuis lors, conserva sur ses murs le souvenir de ce miracle, peint en fresques sur les murs mêmes de la salle où il eut lieu.

Il est probable que cette légende remonte plus haut que la conquête mongole, car on en trouve ailleurs le pendant. Jusque dans notre Bretagne, une tradition analogue s'est conservée, qu'on fait remonter à l'invasion anglaise. Je veux parler du miracle de Montfort-sur-Meu où une jeune fille aurait été transformée en cane par l'intercession de la Vierge et des saints pour échapper aux entreprises d'un capitaine français des bandes de Duguesclin, qui joue ici le rôle de l'envahisseur dzoungar. Ce miracle a valu à la petite ville de Montfort le surnom de Montfort-la-Cane et est encore aujourd'hui, aux bords du Meu comme aux rives du lac Yamdok, l'objet d'un fructueux pèlerinage.

La lamaserie de Samding compte environ deux cents religieux des deux sexes ; un autre sanctuaire consacré à Dordjre Fagura se trouve dans un îlot près de la rive du grand lac Namtso ou Tengri-nor, au nord-ouest de Lhassa ; il est en relations avec Samding et également administré par une abbesse, avec moines et nonnes. Un troisième sanctuaire de la déesse se trouve à Markula, dans le Lahul. Hommes et femmes vivent à Samding dans une certaine promiscuité, sans danger, paraît-il, à cause de la règle sévère que maintient la supérieure. Les lamas possèdent, en effet, traduit des livres bouddhiques de l'Inde, un code de discipline qui forme la première partie du Kah-gyur, recueil des Livres sacrés, dont le Tan-gyur contient les commentaires. Cette première partie (Dulva, en sanscrit Vinaya) est divisée en sept parties, dont les titres 4 et 5 concernent précisément la vie monastique des femmes : ce sont « l'Émancipation des nonnes », au sens mystique bien entendu, et « l'Explication de la règle des nonnes », contenues toutes deux dans le neuvième des treize volumes qui forment la Dulva.

L'abbesse elle-même vit dans le monastère complètement retirée dans une partie qui forme son domaine propre. On assure qu'elle ne s'accorde jamais à elle-même de s'étendre sur un lit pour se reposer ; durant le jour, elle peut sommeiller quelque temps sur une chaise, mais la nuit elle doit, durant toutes les heures, rester assise et éveillée, plongée dans les profondeurs de la méditation mystique. Aussi cette vie si austère lui vaut-elle l'unanime respect des Tibétains, et lorsqu'elle se rend parfois à Lhassa, y est-elle reçue comme une reine, avec les marques de la plus profonde vénération.

Il est à noter, cependant, qu'elle n'appartient pas à la secte des lamas jaunes qui détient le pouvoir spirituel et temporel dans la capitale du Tibet. Samding, en effet, est un monastère de la secte des rouges qui se nomment eux-mêmes les Nin-ma-pa « les antiques » parce qu'ils font remonter leur origine au gourou (sorcier) Padma Samabahva qui, au VIIIe siècle de notre ère, importa le bouddhisme de l'Inde au Tibet : car le lamaïsme, qu'on prétend être aujourd'hui le plus fidèle représentant de la religion du Sakya-mouni, doit son origine à un sorcier, qui l'encombra de toutes les pratiques tantriques puisées au çivaïsme hindou. C'est l'honneur de Tsong-Kapa, le fondateur de la secte des jaunes, d'avoir au XIVe siècle tenté une réforme qui tendait à libérer le lamaïsme de ces pratiques magiques et idolâtres ; les rouges ont, au contraire, maintenu la tradition chamaniste et jusque dans le culte de Dordjre Pagmo on retrouve la trace de l'ancienne religion locale.

Le porc y jouait un grand rôle, comme puissant ennemi des mauvais esprits, et aujourd'hui encore le dieu du foyer est représenté chez les Tibétains avec une tête de porc ; ce genius loci tient chez eux une place particulièrement encombrante, car il est le véritable démon du foyer, et ne cesse de hanter la maison, dont il occupe successivement toutes les places suivant la saison. C'est pour les habitants un objet de constante préoccupation, comme j'ai eu souvent l'occasion de le constater à mon détriment : personne, en effet, ne doit prendre la place où le dieu-porc est censé se tenir, on n'y peut poser ou changer un objet ni balayer le sot. Heureusement, il suit dans ses déplacements à travers la maison une marche régulière qui permet de reconnaître le lieu exact où il se trouve, d'après le temps de l'année.

Au premier et au deuxième mois, il se tient au centre de la maison ;
Au troisième et au quatrième mois, il occupe l'entrée ;
Au cinquième mois il loge sous le rebord du toit ;
Au sixième mois, il reste dans l'angle sud-ouest de la maison ;
Au septième et au huitième mois, il revient au bord du toit ;
Au neuvième et au dixième mois, il occupe le trépied du foyer ;
Au onzième et au douzième mois, il se tient dans le fourneau de la cuisine.

Ces déplacements sont particulièrement pénibles pour les Tibétains quand il hante le milieu de la maison ou la place du foyer, car alors personne ne peut s'en approcher ; ils ne respirent un peu que lorsqu'ils le savent sous le rebord du toit, aux beaux mois de la saison chaude.

L'austérité que professe la Truie de Diamant et qu'elle fait régner dans sa famille monastique est d'autant plus remarquable que la secte rouge, à laquelle elle appartient, est très peu exigeante à cet égard, La plupart des moines rouges peuvent se marier, à l'inverse des jaunes qui observent scrupuleusement les apparences du célibat, et il règne, chez les Mongols qui suivent les rites des Nin-ma-pa, des proverbes fort libres où les lamas sont fâcheusement assimilés à certains reproducteurs du bétail. Le péché de gourmandise passe pour ne leur être pas non plus ignoré, et j'ai vu souvent étendus dans les rues de Tatsienlou des lamas ivres morts que le roi tibétain du lieu fait soigneusement recueillir et bastonner.

Il m'a été donné, à différentes reprises d'entrer plus avant dans les confidences des états spéciaux à ces âmes monastiques, qui passent encore aux yeux de certains pour détenir les secrets suprêmes. Je me souviens qu'en l'été de 1896, alors que j'étais au bord du fleuve Jaune dans la grande citadelle de Lantcheou, capitale du Kansou, — cette curieuse province où se mêlent toutes les races et toutes les religions de l'Asie centrale, — la contrée était alors bouleversée par la révolte des musulmans Dougans, qui venaient menacer les murs de la ville. J'appris que deux « bouddhas vivants » de la région de Hotcheou, où avait pris naissance la révolte, venaient de se réfugier à l'abri des remparts de Lantcheou et habitaient une petite lamaserie en dehors de la citadelle. Après leur avoir fait demander une audience en formes, je me rendis à leur demeure avec une escorte de cavaliers pour leur faire plus grand honneur, et je fus reçu par deux lamas gras et joyeux, drapés dans la toge jaune réservée aux incarnations des dieux, dont la face rasée reflétait cette satisfaction égoïste et béate qu'on remarque aux Uffizi sur les bustes de Néron adolescent.

Après quelques propos échangés sur le lamaïsme, je m'enquis des motifs qui les avait poussés à chercher asile auprès des canons chinois, et leur fis doucement remarquer qu'en leur qualité de « Bouddhas de charité » ils n'avaient rien à craindre des sabres musulmans et de tout ce vain tumulte occasionné par l'exaltation des fanatiques et la violence des gens de guerre :

— N'est-ce point par votre compassion que les hommes sont assurés de trouver la voie salutaire qui les mènera à la perfection ? N'êtes-vous point les maîtres de l'univers dont la pitié inlassable nous instruisit, nous misérables pécheurs, dans la Bonne-Loi et les Quatre-Vérités-Excellentes ? Qu'importe donc si votre vie mortelle est tranchée par le glaive d'un infidèle : n'êtes-vous point certains, par ce suprême sacrifice, d'atteindre définitivement aux cieux de la Perfection infinie, au Paradis d'Amithaba Bouddha ?

Ils me regardèrent en souriant et répondirent :

— Mais le paradis, c'est ici : le climat y est doux et le riz excellent.

Je pris discrètement congé des saints personnages, et, comme je retournais vers la citadelle, que nos chevaux foulaient ces rizières dont le grain suffit à rassasier les estomacs divins, je me surpris à méditer cette parole du sage : « Les religions finissent par l'incrédulité des dieux. »

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