Charles-Eudes BONIN (1865-1929)

LE TUEUR DE LAMAS

Revue de Paris, 1er avril 1910, pages 646-672.

 

  • "C'est au milieu du VIIe siècle de notre ère, lorsque le prince Namri Sron-tsan et surtout son fils Sron-tsan Gampo eurent réuni en confédération les principales tribus des Kiang et fondé au nord des Himalayas un royaume avec Lha-sa pour capitale, que remontent les premiers rapports historiquement connus entre la Chine et le Tibet. "
  • "Ainsi va le jeu. Depuis l'aurore de son histoire, nous avons vu le Tibet, soumis aux nécessités de sa position territoriale, osciller entre les deux grands empires voisins, et si ces dernières années l'Inde, par le coup de force sur Lha-sa, a cru un moment s'y assurer la maîtrise, la Chine, qui n'en est point séparée par la barrière himalayenne, mais qui possède au contraire les deux moins mauvaises routes conduisant au cœur du pays, n'a cessé de lutter et de négocier, avec des succès divers, pour s'assurer la domination stratégique et politique tout au moins sur ses frontières."

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« La route de Tourfan est une route où les fleurs naissent sous les pas », dit la chanson des soldats de Yakoub-beg : moins fleurie, sur l'autre versant du plateau central d'Asie, est la route qui mène à Lha-sa. Du plateau du Setchouen chinois, placé à l'altitude moyenne de 500 mètres, elle s'élève brusquement vers les hautes vallées tibétaines par les cols du Ta-siang-ling et du Fe-yuen-ling (2.855 et 2.700 m) qui escaladent les premiers contreforts himalayens et redescend dans la brèche du Toung-ho pour franchir cette rivière au pont suspendu sur douze chaînes de fer (Lou-ting-Kiao) et gagner Tatsienlou, capitale de la principauté indigène de Tchags-la ou Kiala.

Droit à l'ouest de ce marché-frontière, la grande voie qui relie la Chine au Tibet continue vers les cités de Litang et de Batang en coupant perpendiculairement à leur axe les chaînes et les cours d'eau enclavés dans le vaste coude que dessine vers le sud le fleuve Bleu : suite ininterrompue d'ascensions et de descentes à pic, cette piste, que prennent les caravanes de marchands, de fonctionnaires et de soldats en marche vers la métropole lamaïque, rencontre dans cette partie de son parcours trois grandes rivières qu'elle franchit par des bacs ou des ponts suspendus : le Yaloung-Kiang (Nak Tchou ou eau noire des Tibétains), la rivière de Litang et le Ye-tchou. La vallée de ce dernier, qui conflue avec les deux autres au Yang-tse, forme le district de Kia-tchrin ou Kiang-tchren, dont les Chinois ont rendu le nom par les deux caractères Hiang-tcheng.

Ce district administrativement se divise en deux : le haut Kia-tchrin, domaine d'un chef indigène dépendant du deba ou gouverneur tibétain de Litang, et le bas Kia-tchrin, propriété de la lamaserie de San-pi-ling, qui se réclame également de Litang, non pour lui payer tribut, mais pour en recevoir annuellement une prébende attribuée aux lamas du lieu, ainsi qu'il convient aux fondations pieuses dont le rôle est de prier pour le salut des gouvernants. Les quelques centaines de moines officiellement reconnus et portés sur les contrôles du monastère ne correspondant plus au chiffre réel qui s'était considérablement accru en raison des avantages offerts, San-pi-ling demanda en 1894 une augmentation de subvention. Comme Litang s'y refusait, la lamaserie arma ses moines, ses gota, ses fermiers, ses esclaves, et déclara la guerre au deba. Les routes de la montagne et de la forêt furent coupées par des abatis de sapins et gardées par les villages voisins dépendant du monastère ou faisant cause commune avec lui, tandis que sur l'ordre de Litang le chef du haut Kia-tchrin, resté fidèle, levait contre les lamas ses propres sujets, à raison d'un soldat par famille, pour grossir la petite troupe dont pouvait disposer le deba.

Deux sentiers seulement permettent d'aborder San-pi-ling, l'un qui se détache de la route officielle entre Litang et Batang, près de Lamaya, et descend sur le flanc oriental de la vallée du Ye-tchou ; l'autre qui vient de Tatsienlou par Tong-golo et coupe vers le sud-ouest dans une direction oblique au précédent pour atteindre le bas Kia-tchrin près de la passe de Lagni-pa. Celle-ci franchie, la piste descend un petit affluent du Ye-tchou ; au sud de son confluent avec cette rivière, à mi-hauteur de la rive gauche se dressent orgueilleusement les enceintes superposées, les grands murs flanqués de tours et dépassés par les toits aplatis aux tuiles brillantes : c'est la lamaserie. Sur ces cubes de maçonnerie blanche se détachent en haut des murs les fenêtres carrées aux rebords peints et, plus bas, la grande porte centrale à laquelle une cage de bois était suspendue. L'objet informe et noirâtre qu'on pouvait à cette époque distinguer à travers les barreaux était une tête coupée, portant encore par dérision le bonnet de fourrure des mandarins impériaux surmonté du globule de saphir, insigne du grade militaire correspondant à celui de colonel. Derrière ce tronçon sanglant il y avait la Chine défiée et toute la majesté de l'empire insultée et bafouée.

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C'est au milieu du VIIe siècle de notre ère, lorsque le prince Namri Sron-tsan et surtout son fils Sron-tsan Gampo eurent réuni en confédération les principales tribus des Kiang et fondé au nord des Himalayas un royaume avec Lha-sa pour capitale, que remontent les premiers rapports historiquement connus entre la Chine et le Tibet. Des deux femmes de Sron-tsan Gampo, lune était indienne, fille du roi du Népal, l'autre chinoise, parente de l'empereur, et toutes deux semblent avoir concouru à convertir leur mari, à leur religion commune, qui était le bouddhisme. Aussi ont-elles été déifiées par les lamas reconnaissants sous les vocables respectifs de Tara la verte et de Tara la blanche ; cette dernière, qui représentait à l'origine la princesse chinoise Wentcheng, est tenue aujourd'hui par les Mongols, par une application probable du symbolisme des couleurs, pour se réincarner dans la personne du souverain de toutes les Russies, le Tsar blanc. Vraie ou légendaire, cette histoire des deux reines évoque ainsi, dès l'apparition du royaume de Lha-sa, les deux grandes influences qui allaient peser sur lui au cours des âges.

L'empire de Sron-tsan Gampo, ami et allié de la Chine qu'il aida contre les Hindous en 648, allait au nord du Turkestan au Koukounor et au sud jusqu'à l'Inde centrale ; la Kachgarie fut reprise par les Chinois pendant une régence en 692, mais son descendant Thi Sron-Detsan, lui-même petit-fils de la princesse Tching-tcheng, fille adoptive de l'empereur Tchang-tsong, étendit sa domination sur les provinces occidentales de la Chine : Yunnan, Setchouen et Chansi dont il conquit même la capitale, Changan, qui était alors celle du royaume chinois (760), malgré le traité de paix signé par lui sept ans auparavant. Ce prince fit venir de l'Inde le fameux gourou Padma Sambhava, le sorcier importateur au Tibet du tantrisme shivaïte qui fit prévaloir dans la religion l'influence hindoue et dont le mélange avec le bouddhisme chinois a produit le lamaïsme. De ces guerres de frontières, coupées de trêves et de traités d'amitié qui remplissent les annales de la dynastie impériale des Tang, il reste un monument qu'entoure encore aujourd'hui la vénération des indigènes : c'est le Do-ring, la pierre gravée qui se dresse à l'entrée du Yo-Kang ou cathédrale de Lha-sa et qui porte le plus ancien document archéologique de l'histoire tibétaine, le texte du traité conclu en 788 entre Thi Sron-Detsan et l'empereur Tai-tsong.

Sous la même dynastie des Tang, un général coréen au service de la Chine s'était avancé à la tête d'une armée impériale jusqu'au Kachmir et au Baltistan de l'autre côté du Tibet. Une dynastie qui par la race se rattachait à ce dernier pays, celle des Hsia occidentaux, fonda même autour de Ning-hsia, sur la rive gauche du fleuve Jaune, un État que Marco Polo a fait connaître sous le nom de Tangout (encore aujourd'hui usité par les Mongols pour désigner les Tibétains) et dont les chefs ont pris place parmi les dynasties régnantes de la Chine proprement dite (1042-1216). Ce royaume fut détruit par les Mongols de Gengis-Khan, qui vers 1206 s'étaient aussi emparés, en une année, du Tibet. Le descendant du conquérant, Koubilaï, appela à la cour de Pékin le grand lama de la secte Sas-Kya et fit choix du bouddhisme pour religion d'État à la suite, dit-on, d'une épreuve imposée par lui aux missionnaires chrétiens et aux lamas qui seuls auraient réussi à faire monter à ses lèvres, sans le secours d'aucun agent extérieur, la coupe placée sur la table impériale.

L'abus que firent les Sas-Kya du double pouvoir, tant sur l'église lamaïque que sur le royaume tibétain, qui leur avait été confié par les empereurs, amena bientôt leurs protecteurs à leur susciter des rivaux suivant le jeu de la vieille politique chinoise et, lorsque au début du XVe siècle, le moine du Kou-Kou-nor, Tsong-Kapa, introduisit la réforme d'où est sortie la secte Guelong-pa, cette dernière fut soutenue par la dynastie des Ming qui remplaça les Mongols au palais de Pékin. Au XVIe siècle, le chef mongol Gousri-Khan ayant poussé sa horde jusqu'au cœur du Tibet plus pour le razzier que pour le conquérir, le chef des Bonnets Jaunes (Guelong-pa) qui l'avait appelé se servit de lui pour écraser définitivement les Bonnets Rouges, auxquels appartenaient les Sas-Kya, et fut confirmé dans la possession temporelle du pays par l'empereur, en même temps qu'il prenait le titre mongol de dalaï ou tale-lama, le lama [vaste comme l']Océan, sous lequel il est depuis lors connu.

Les Tsing mandchous, qui venaient de remplacer sur le trône de Chine la dynastie nationale des Ming, entendaient remercier par cette confirmation de pouvoir le supérieur général des Guelong-pa d'avoir prédit son avènement au trône, mais les intrigues des chefs lamaïstes, les conflits et les révoltes mêmes qu'ils soulevèrent contre le gouvernement protecteur donnèrent occasion à celui-ci d'intervenir plus directement dans les affaires du Tibet. À la tête de 800 hommes escortant de nombreuses caisses d'argent, le général chinois Yo-Kong-yé, envoyé par l'empereur Kang-hsi, franchit en 1698 la frontière tibétaine, et par Tatsienlou, Litang, Batang et Tchamdo, arriva rapidement à Lha-sa, plus encore par l'emploi judicieux de l'argent et de la diplomatie que par celui de la force.

C'était, à deux siècles de distance, le coup de main que nous venons de voir se renouveler au début de cette année ; en 1703 l'expédition était terminée, les Tibétains avaient accepté toutes les conditions et leur pays devenait officiellement un protectorat chinois ; il était organisé sur les bases actuelles : dans la capitale deux résidents ou légats impériaux nommés kin-tchai en chinois, mais plus connus sous le titre mongol d'amban, avec leur suite, et de petites garnisons dans les principales villes et aux points stratégiques de la route. De nouvelles limites furent fixées au royaume de Lha-sa sur sa frontière orientale qui le séparait de la Chine : l'importante principauté du Dergué fut déclarée directement tributaire de Pékin, celles de Batang, Litang, etc., au nombre de 18, qui formaient bloc à l'est du Tibet furent réunies administrativement à la province chinoise du Setchouen, les territoires d'Atentse et de Tsong-tien à celle du Yunnan. Pour mieux morceler le territoire conquis, plusieurs autres principautés enclavées dans les mêmes limites étaient reconnues comme indépendantes de Lha-sa et administrées par un mandarin chinois portant le titre d'y-tsin et résidant à la capitale comme les deux kin-tchai, qui restaient chargés de régler toutes les questions touchant le territoire directement soumis au deba-djong, ainsi qu'on appelle en tibétain le gouvernement de théocratie lamaïque qui a son siège à Lha-sa. Par cette savante mosaïque territoriale et administrative les Chinois pensaient avoir établi définitivement leur domination avec le minimum de dépenses, de fonctionnaires et de soldats — en théorie 4.000 hommes, beaucoup moins en fait. — Le régent laïc qui gérait les affaires temporelles sous l'autorité du grand-lama ayant essayé de ressaisir pour son compte l'autorité, l'empereur Kien-loung le fit exécuter et chargea désormais un autre lama de remplir les fonctions précédemment dévolues au régent, qu'on désigne parfois, à tort, sous le titre de « roi du Tibet ».

Une dernière campagne assura à Kien-loung la suprématie complète sur cette face de son empire : à l'ouest du Setchouen le cours supérieur de la rivière Toung-ho qui passe pour rouler de l'or et qu'on appelle le grand Kintchouen, avec son affluent de gauche le petit Kintchouen, était habité par une population émigrée du Tibet à l'époque des Mongols. D'origine moitié turque, moitié tibétaine, ces indigènes disaient avoir reçu ces terres des empereurs dont ils avaient aidé les troupes à déloger les Chang-ming, autochtones de la région qui furent détruits. À la fin du règne de Kang-hsi les Chinois avaient été amenés à intervenir dans les intrigues de leurs chefs locaux ou tou-seu, mais par la trahison de ceux-là mêmes qu'ils soutenaient ils avaient éprouvé d'importants revers qui décidèrent Kien-loung à ordonner contre eux en 1771 une véritable expédition. Retranchés dans leurs tours de pierre analogues aux sangars de la frontière afghane et servis par les difficultés du sol, les gens des deux vallées se défendirent avec succès, et l'avidité des généraux impériaux qui trouvaient leur compte au prolongement de la lutte fit durer celle-ci cinq ans : 70 millions de taëls furent engloutis ainsi, alors que vingt ans auparavant les armées du même empereur avaient conquis la Dzoungarie et le Turkestan chinois, vingt fois plus vaste et plus peuplé, pour la moitié de la même somme. Les annales officielles des « Guerres saintes » donnent d'abondants détails sur cette expédition, dont l'importance et les dangers furent fortement amplifiés et qui se termina par l'établissement de deux camps de 500 hommes dans les deux vallées du Kintchouen : ils ont suffi depuis lors à assurer la garde du pays.

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Au nord de la route de Tatsienlou à Batang, la tribu des Tchantoui occupe la haute vallée du Yalong-Kiang, en tibétain Niarong ou Menia. Depuis la conquête de Kien-loung jusqu'en 1865, ce pays était administré par la Chine, de même que les autres principautés de la frontière sino-tibétaine dont l'annexion a été précédemment mentionnée, mais les Tchantoui « appartenant à la petite race asiatique, sont légers et batailleurs comme tous les représentants de cet élément ethnique » (Bons d'Anty) et leur prince, du nom de Poulo-peun, ne put se garder de vivre en hostilité avec ses voisins, notamment le puissant État de Dergué, sur lequel le gouvernement de Lha-sa voulait remettre, la main. En échange du protectorat accepté par le Dergué, les lamas envoyèrent à son secours un corps de troupes commandé par le général tibétain Pounropa, qui assiégea Poulo-peun dans sa forteresse ; vaincu, le prince des Tchantoui se donna la mort et ses deux fils, encore en bas âge, furent envoyés en exil perpétuel à Lha-sa sous la surveillance des lamas.

En 1866 la conquête du Menia était terminée, Pounropa créé vice-roi de la région annexée, et pendant les dix années qu'il exerça ces fonctions il déploya un luxe barbare qui rappelle celui des anciens conquérants asiatiques. La tente qu'il habitait sur les plateaux était tendue de peaux de tigres, montée sur roues et traînée comme un chariot par des chevaux ou même, à certaines occasions, par des cerfs apprivoisés ; lui-même s'asseyait sur une dépouille de tigre, honneur réservé aux rois, et ne marchait qu'entouré d'une brillante escorte, aux vêtements bordés de peaux de loutre, aux armes ornées de turquoises et de corail. Il s'était fait construire aussi un palais à Litang, et c'est là qu'il rendait la justice en appliquant aux plaideurs une ingénieuse procédure de son invention : chacune des parties était astreinte avant de se présenter devant son tribunal à laver pendant un an les sables aurifères de la rivière de Litang, et la partie qui succombait dans l'instance était renvoyée pour une seconde année à la même besogne, toujours au seul profit du juge. En même temps il préparait habilement l'annexion des territoires voisins de sa vice-royauté en mariant sa fille au chef de Litang et en signant avec les chefs de Batang des conventions, qui disparurent malheureusement avec les signataires dans le tremblement de terre de 1870.

Le luxe et les ambitions de Pounropa devaient lui être fatales : ses exactions ayant motivé la plainte des populations auprès du gouvernement de Lha-sa, celui-ci saisit l'occasion de rappeler Pounropa en lui promettant un poste de kalon (ministre), mais dès son arrivée à la capitale il y mourait subitement en 1877 et, par une singulière coïncidence, son fils et sa fille succombaient le même mois, en sorte qu'en quelques semaines il ne resta rien de la famille de l'intrigant et fastueux vice-roi.

Le Dergué profita du départ des soldats de Pounropa pour reprendre son indépendance ; d'autre part le gouvernement de Pékin n'avait pu sans protester laisser envahir un territoire qu'il avait précédemment administré comme sien, et un général chinois fut chargé de régler l'affaire avec les représentants de Lha-sa. Plus préoccupé de remplir ses caisses que de défendre les droits de l'empire, ce mandarin se contenta de négocier par l'intermédiaire de subalternes et, lorsqu'il eut obtenu ainsi tout ce qu'il cherchait il adressa à Pékin de faux rapports qui aboutirent au maintien du statu quo, c'est-à-dire à l'abandon des Tchantoui aux mains des lamas. Ce fut le signal d'une forte émigration de ceux-là sur les territoires voisins ; les nouveaux gouvernants ayant décidé de faire payer le tribut annuel avec l'or que roule le Ya-long-Kiang, le poids du métal exigé fut augmenté chaque année, et les Tchantoui, las de cette tyrannie, se révoltèrent contre les administrateurs de Lha-sa et les chassèrent sans violence, en leur permettant même d'emporter le tribut versé, cependant qu'ils demandaient à la Chine un mandarin pour les gouverner (1890). Celle-ci, peu soucieuse, selon ses habitudes, de voir se rouvrir encore une fois une question qu'elle considérait comme réglée, bien que ce fût à son détriment, et voulant éviter aussi de déplaire au deba-djong, ne répondit pas à leur appel, et les Tchantoui désespérés songèrent, paraît-il, à demander l'appui d'une puissance étrangère, la seule qu'ils connussent comme en état de leur prêter secours : une caravane de 400 chevaux se mit en route vers le nord dans l'espoir de gagner la frontière russe, mais l'énormité de la distance l'arrêta avant qu'elle y parvînt.

Une plus forte émigration se produisit au profit des territoires voisins, Lha-sa ayant envoyé de nouveaux chefs sitôt qu'elle avait vu que la Chine se désintéressait du pays. Ceux-ci ne tardèrent pas à chercher querelle aux principautés qui avaient donné asile aux fugitifs, et principalement à celle de Kiala dont la capitale est Tatsienlou. De plus, le deba-djong, qui était déjà intervenu en 1887 dans le pays des Hor-Kangsar, entra en conflit en 1891 avec les gens de Sourmang, mais les Chinois, débarrassés des musulmans révoltés du Yunnan, veillaient, et par la diplomatie reprirent l'avantage : le pays des Hor et celui de Ribotche avaient été détachés par eux de l'obédience de Lha-sa et les grands-lamas du Dergué et de Tchamdo furent autorisés à envoyer des ambassades directement à Pékin sur le même pied que ceux de Lha-sa et de Trashilumbo.

L'empereur, pour se procurer les fonds nécessaires au règlement des dépenses de la guerre sino-japonaise, ayant ordonné d'ouvrir toutes les mines de l'empire, le préfet chinois de Tatsienlou voulut faire exploiter la montagne aurifère de Koudaça qui se trouve au nord-est de cette ville, mais les lamas du pays s'y opposèrent et vinrent enfoncer la porte de son tribunal pour lui signifier leur volonté. D'autre part, le vice-roi du Setchouen Lou, autant pour mettre la main sur les alluvions du haut Yaloung que pour y imposer le respect de ses frontières, fit attaquer en 1895 la forteresse centrale des Tchantoui, considérée, malgré les précédents, comme imprenable et défendue par les chefs et les soldats de Lha-sa.

Le colonel Tcheou s'en empara et la transforma en préfecture, avec deux sous-préfectures en relevant, et les mandarins qu'il y établit eurent charge d'organiser et d'administrer le territoire qui pouvait être considéré comme définitivement annexé (1897). Le général Tchang-Ky, homme intelligent et hardi qui avait dirigé la campagne, s'était pendant ce temps emparé du prince du Dergué, suspect de complaisance envers Lha-sa, et l'avait expédié à Tchentou aux mains du vice-roi Lou, après avoir mis en lieu sûr le trésor princier.

Les territoires voisins, mécontents à la fois de leurs chefs et des lamas oppresseurs, saisissaient l'occasion de se rattacher à la Chine et s'efforçaient de prévenir les moindres désirs de ses représentants. Pour récompenser les indigènes du Tchantoui qui avaient prêté leur concours à ses soldats, Pékin leur envoyait des titres et des globules de mandarins, et le bon effet de cette politique préconisée par le vice-roi du Setchouen était tel qu'un officier chinois avec quelques hommes eût suffi alors pour achever de faire reconnaître l'autorité impériale à toutes les marches du Tibet oriental qui, sous l'influence de Lha-sa, l'avaient jusqu'ici plus ou moins méconnue. Le général tibétain, vaincu au Tchantoui, essaya de lever des soldats dans la province voisine de Kham, qui dépend directement du deba-djong, mais les habitants refusèrent de le suivre, et les lamas eux-mêmes regardaient vers Pékin et attendaient ce que sa toute-puissance édicterait.

La situation était donc aussi favorable que possible pour les Chinois : la jalousie des Mandchous vint tout gâter. Furieux du succès de son collègue Lou, le maréchal tatar qui réside à Tchentou et y représente directement l'influence de la cour, s'entendit avec d'autres grands mandarins, également envieux de leurs chefs, et notamment avec les deux légats de Lha-sa qui sont réglementairement de même race que les maréchaux. Les Mandchous ont un intérêt particulier à se réserver le monopole de l'administration et de l'exploitation du Tibet, où ceux d'entre eux qui y sont envoyés font des fortunes souvent fabuleuses dont profitent toujours un peu leur contribules. Les accusateurs du vice-roi Lou eurent avec l'appui de ceux-ci facilement gain de cause à Pékin où les Mandchous dominent. Sous l'accusation invraisemblable d'avoir reçu de l'argent des Tibétains pour leur faire rendre le Tchantoui, conquis au contraire par son ordre, et d'être de connivence avec le rebelle Yumantse qui au cœur du Setchouen tenait tête aux troupes impériales, Lou fut déplacé et les sceaux de la vice-royauté, après un intérim fait par le grand-juge, furent remis à son ennemi, le maréchal tatar, qui gardait en même temps ses fonctions militaires.

Le premier soin du nouveau vice-roi fut naturellement de prendre le contre-pied de la politique de son prédécesseur ; avec l'appui de son parti, il sut s'arranger pour que le Tchantoui fût effectivement remis au deba-djong, bien que celui-ci, peu désireux d'un présent qui allait soulever encore une fois les habitants et l'obliger à une expédition, insistât pour obtenir en échange le territoire du Poyoul, administré par un mandarin militaire dépendant du légat impérial de Lha-sa. Les Chinois s'y refusèrent et envoyèrent un délégué pour remettre le Menia aux lamas, malgré les supplications des habitants qui avaient reçu des titres et des grades de Pékin et se voyaient ainsi marqués à l'avance pour les pires supplices. Ils s'enfuirent avec la moitié du reste de la population, et lors de mon séjour à Tatsienlou durant l'hiver de 1895-6 plus de 500 familles fugitives attendaient à la frontière de cette principauté qu'on voulût bien les y admettre, ce à quoi le prince local n'osait se décider par crainte de Lha-sa. Quant au général Tchang-Ky, rappelé avec ses troupes, il avait refusé d'entrer dans la ville par crainte d'y être arrêté et jugé par ordre du vice-roi. Campé parmi ses soldats, il réclamait ou mieux exigeait un blanc-seing qu'il finit par obtenir en se servant, dit-on, de l'or du Dergué saisi et prudemment réservé par lui.

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À 14 étapes à l'ouest de Tatsienlou et à 43 à l'est de Lha-sa, la ville tibétaine de Batang étale librement, à 2.600 mètres d'altitude, ses maisons de terre grise entre la montagne et le petit affluent qui rejoint la rive gauche du fleuve Bleu à une dizaine de kilomètres en aval. Dans la même plaine coupée de rizières, de champs de blé et de maïs, une autre ville, murée celle-là, se dressait comme une forteresse au bord de la rivière : c'était la grande lamaserie, en chinois Ting-ling-seu, en tibétain Tchoudi-Tchratsong où 1.800 moines armés tenaient garnison, alors que dans la ville ouverte les deux princes laïcs de Batang, dits le premier et le second roi, à la mode hindoue, résidaient sous la surveillance d'une troisième autorité, le délégué chinois des légats impériaux, qui portait ici le titre modeste de leang-tai ou « payeur » pour ne pas éveiller la susceptibilité des Tibétains. Poursuivant sa politique de concession envers ces derniers, le vice-roi intérimaire du Setchouen avait, en 1898, eu l'imprudence de reconnaître à la lamaserie de Batang des droits au pouvoir égaux à ceux des deux princes, que les Chinois désignent sous le nom d'Ing-Kouan.

Des missionnaires catholiques français étaient aussi installés dans la petite ville, envoyés par leur supérieur, l'évêque du Tibet, qui réside à Tatsienlou. Chassés une première fois en 1887 sous la pression des lamaseries, ils avaient pu s'y rétablir en 1897 à la suite des laborieuses négociations menées sur place et à Pékin et s'y maintenaient malgré les difficultés de tout genre qui leur étaient journellement suscitées. L'expédition anglaise au Tibet, l'entrée du colonel Younghusband et du général Macdonald à Lha-sa, puis le retrait brusque de leurs troupes allaient amener un changement profond dans la situation non seulement des quelques Européens qui avaient pu se glisser dans le pays, mais plus encore dans celles des Chinois eux-mêmes.

Pour tâcher de sauver du Tibet ce qui pouvait être soustrait à l'action européenne, ceux-ci considéraient que le moyen le plus pratique était pour eux de s'installer fortement et définitivement dans la partie orientale du pays qui leur servirait de base éventuelle pour la reprise du reste, réadoptant ainsi les projets du vice-roi Lou dont les événements avaient démontré le bien fondé. À cet effet, un contingent de 50 soldats du Setchouen fut envoyé à Batang, soldats-laboureurs chargés de mettre en culture les champs laissés en friche par les Tibétains, et le préfet de police de Tchentou, Feng-tchouen, nommé second légat impérial à Lha-sa, reçut l'ordre de s'arrêter à Batang en se rendant à son poste pour inspecter les rizières créées ainsi par la garnison. Les lamas voyaient de mauvais œil cette nouvelle tentative pour mettre en valeur un pays qu'ils considéraient comme le leur ; mais, comptant que le peuple et ses chefs laïcs le soutiendraient contre eux, le légat n'avait emmené avec lui qu'une trentaine d'hommes : c'était peu, même en y joignant les 50 fusils de la garnison, contre les 1.800 moines et leurs auxiliaires ; aussi, ne se sentant pas en sûreté, il prit le parti, en avril 1906, de revenir sur ses pas pour chercher du renfort.

Il n'alla pas loin : au premier défilé, presque au sortir de la ville, il était attaqué et tué d'un coup de feu à bout portant, et sa suite était massacrée ; quelques jours auparavant, le 30 mars, un mandarin militaire à globule rouge avait déjà été assassiné sur la route avec plusieurs soldats par les lamas, qui déclaraient ainsi officiellement la guerre à l'empire. Une fois le sang chinois versé, ils jugèrent l'occasion bonne pour exterminer en même temps les missionnaires et les chrétiens : le père Mussot à Batang, le père Soulié dans la station voisine de Yaregong, étaient saisis par leur ordre, soumis à de longues tortures qui durèrent de longs jours, et l'un fusillé, après avoir été fouetté d'orties, l'autre décapité, tandis que leurs convertis étaient également mis à mort. En même temps, les lamas adressaient à Tchentou une lettre d'une rare insolence pour signifier au vice-roi qu'ils refusaient désormais de reconnaître la suzeraineté de la Chine et le défier de venir les attaquer.

Voulant hâter sa réponse à cette provocation, le gouvernement impérial désigna pour marcher immédiatement contre eux les troupes du Yunnan, plus proches, et le mandarin de Oueisi, sur la frontière nord-ouest de cette province, reçut l'ordre de se mettre en route avec les 3 ou 400 hommes dont il disposait. À mi-chemin de Batang, dans la petite ville d'Atentse, il fut entouré par les Tibétains, d'autant plus excités que les Chinois se croyant assez forts venaient de faire décapiter le chef indigène de ce district, qu'ils accusaient d'avoir réuni en sous-main une bande de partisans pour les combattre. Pendant ce temps, un officier chinois, qui avec une cinquantaine d'hommes était allé s'assurer de la lamaserie de Tong-tchou-ling située au sud-est d'Atentse, sur les bords du fleuve Bleu, y était saisi en plein sommeil par les lamas qui lui avaient fait le meilleur accueil : tous ses soldats étaient massacrés, lui-même écorché vivant, et sa peau bourrée de paille était suspendue en ex-voto dans la pagode du monastère.

Cernés à la fois par les lamas d'Atentse, dont ils avaient brûlé la lamaserie, et par ceux de Tong-tchou-ling et de Hong-pou qui étaient venus se joindre à leurs confrères, les mandarins réunis dans cette première ville ne surent pas organiser la défense, et celui d'Oueisi eut la faiblesse de traiter avec les assaillants, qui lui promirent la vie sauve à condition qu'il leur livrerait son secrétaire et son interprète. Assez lâche pour y consentir, il fut forcé de présider lui-même au supplice de ses deux serviteurs, avant de se retirer à Oueisi où peu après son supérieur, le préfet de Likiang, arrivait avec l'ordre impérial de l'exécuter. Apres avoir cherché à s'empoisonner avec l'opium dont il avait la trop longue habitude, il fut traîné à son tour au supplice, hébété, mais non tué par la drogue.

En même temps, fort heureusement pour le prestige chinois, arrivait du côté du Setchouen une répression dont les exécuteurs étaient mieux armés, sinon plus énergiques. Le général en chef de cette province, gros et jovial musulman du nom de Mâ, qui a fait toute sa carrière dans cette région — il commandait précédemment au Kientchang, où j'ai eu affaire à lui en octobre 1898 —, se mit en marche au début de l'été de 1906 par la grande route de Tatsienlou, suivi de 2 à 3.000 hommes, — non sans mainte hésitation. L'audace insolente des lamas de Batang faisait craindre en effet une résistance acharnée, à laquelle le prudent homme de guerre n'était pas pressé de se heurter : contre son attente et à sa grande satisfaction, elle se borna à trois rencontres ; de la plus importante, sur le plateau de Litang, les troupes impériales sortirent aisément à leur avantage, et les Tibétains, voyant que les Chinois prenaient l'affaire au sérieux et répondaient à leur défi par l'envoi d'une petite armée, n'hésitèrent plus à prendre la fuite. Ce que voyant, le général Mâ, qui était déjà arrivé à Lamaya, à la bifurcation de la route de San-pi-ling, fil doubler les étapes pour ne pas laisser aux lamas le temps d'égorger la population chinoise de Batang qu'ils gardaient en otage. En marchant nuit et jour, l'armée impériale atteignit sans coup férir cette ville, que les lamas avaient déjà abandonnée en passant sur la rive droite après avoir coupé le pont derrière eux. Leur lamaserie dont ils n'avaient pas eu le temps d'enlever toutes les richesses fut livrée aux soldats qui y firent un opulent butin et l'incendièrent ensuite ; le 26 juillet 1905, l'armée victorieuse prit ses quartiers dans la ville même de Batang.

Immédiatement, les jugements et les exécutions commencèrent ; les deux premiers frappés furent les princes indigènes qui portaient la responsabilité du meurtre du légat Feng-tchouen :

« Un incident comique (nous sommes en Chine) égaya cette double exécution. Quand les deux In-Kouans allèrent au supplice, un bourreau de parade marchait devant. Mais, derrière chacun d'eux et à leur insu, un soldat marchait aussi le sabre nu. Le premier In-Kouan eut, tout en marchant, la tête tranchée d'un seul coup. Le deuxième In-Kouan, voyant rouler à terre la tête de son collègue, rentra instinctivement la sienne dans ses épaules. Et mal lui en prit, car au même moment son bourreau particulier lui portait le coup. Il le reçut sur l'oreille, et le soldat eut quelque difficulté à faire tomber sa tête.

Les familles des deux princes furent envoyées en exil, d'autres chefs subalternes et lamas décapités, et avec eux le kambo, supérieur de la lamaserie, que l'on découvrit dans la forêt voisine avec une centaine de caisses d'objets précieux dont il n'avait pas voulu se séparer et qui causèrent sa perte par le retard apporté à sa fuite. Ces occupations remplirent le mois d'août, et en septembre le général Mâ reprenait la route du Setchouen, en laissant le commandement des troupes, réduites à deux bataillons, et le soin de poursuivre le rétablissement de l'ordre à son second, le taotai Tchao-eurl-foung, frère de son exc. le maréchal tatar de Moukden, Tchao-eurl-soung, ancien ministre des Finances.

Ce Tchao était un autre homme que le général Mâ : Chinois des Bannières (ainsi nomme-t-on les descendants des familles qui ont servi militairement les Mandchous au début de la dynastie actuelle), maigre, voûté, ce qui le fait paraître petit, les yeux caves, les traits moins asiatiques qu'européens, l'allure militaire, la parole brève et allant droit au fait, telle est, d'après un témoin oculaire, la physionomie de l'homme qui allait, avec l'inflexible énergie et l'impitoyable dureté qui l'ont fait terrible et célèbre, parachever la répression, assurer la domination chinoise et faire « avec réflexion, froidement, des choses qui étonneraient même chez un maniaque de la cruauté ». Un tel caractère, qui tranche si profondément sur le type sociable, astucieux et souriant du mandarin habituel, n'est pas inconnu cependant dans les annales de ce pays : il en fut d'autres, à d'autres époques, qui, comme le Radja Vikram du conte hindou, semblaient s'avancer à travers des charniers, impavides et le sabre au poing, tandis qu'agriffé à leur dos un invisible vampire leur murmurait à l'oreille d'effroyables conseils. Tel devait être ce Li-tse-tcheng, chef de brigands qui sut réunir bientôt une armée d'un million d'hommes, avec laquelle il balaya la dynastie des Ming et prit Pékin, où il fut sacré empereur et régna un seul jour, avant de fuir à son tour devant les troupes de Wou-san-kouei : silencieux, impénétrable, toujours seul sous la tente où toujours il campait, il maintenait parmi ses soldats à l'aide des pires supplices la plus exacte discipline, et l'histoire rapporte qu'il éclairait la nuit son camp en brûlant les corps des tués et qu'il faisait boire les chevaux de son armée dans les cadavres éventrés en y mêlant le sang frais jailli des oreilles coupées afin d'habituer les bêtes à cette odeur. Tel fut aussi à la même époque ce Chang-hsien-tchoung, autre bandit qui s'empara du Setchouen et se proclama empereur de l'Occident : durant cinq ans, cet impérial nihiliste, comme le nomme Baber qui a résumé son histoire, semble avoir pris à tâche de détruire méthodiquement tout ce qui demeurait et vivait à la surface du royaume tombé entre ses mains, faisant brûler les maisons, renverser les monuments, égorger successivement les fonctionnaires, les prêtres, les citadins et les paysans, jusqu'aux femmes de ses soldats, ses soldats eux-mêmes et ses propres femmes, tant qu'à la fin, abandonné de tous, il tomba sous les flèches des Tatars qu'il chargeait seul, l'épée nue et sans cuirasse, comme ivre de sa propre mort.

Resté seul à Batang et libre d'agir sous sa responsabilité, Tchao-eurl-foung commença par faire appeler les Tibétains et les menaça de les faire décapiter séance tenante s'ils ne lui livraient pas les lamas et les laïcs qui avaient joué un rôle dans les massacres ; par ce moyen, il réunit bientôt un certain nombre de prisonniers dont il contrôla les aveux et dont il fit ensuite trancher la tête sur la place publique. Un des chefs des sept districts environnant Batang, qui avec la lamaserie avait mené l'affaire, réussit cependant à défier l'ingénieuse cruauté de Tchao : pendant un mois, ce dernier le fit torturer, le livrant chaque jour à une nouvelle escouade de dix soldats chargés d'épuiser sur lui toutes leurs inventions en matière de supplices, à la seule condition de ne pas le tuer complètement, leur propre vie répondant de la sienne. L'endurance du Tibétain fut la plus forte et, comme il persistait avec un étonnant courage à se dire seul coupable, Tchao permit enfin de le mettre à mort, la seule grâce qu'un homme comme lui pût accorder.

Quelques villages voisins, plus particulièrement inféodés à la lamaserie avaient fait au général une humble soumission, mais Tchao, pensant que des gens aussi compromis ne pourraient revenir au bien, envoya sous prétexte de les visiter deux officiers qui disposèrent leurs troupes de façon que nul n'échappât et, entrant dans les villages cernés, y firent prisonnière toute la population et, triant les mâles, tous égorger. En même temps, la chasse aux lamas fugitifs se poursuivait, fructueuse grâce à la prime promise par Tchao pour toute tête coupée qui lui était présentée : les charges étant devenues trop lourdes, il finit par autoriser à ce qu'on ne lui rapportât qu'une oreille, et nul doute que celles-ci ne furent pas toutes prélevées sur les cadavres des lamas.

Un seul refuge pouvait encore abriter les fugitifs : à douze jours de marche au sud-est de Batang, la lamaserie de San-pi-ling dressait ses murailles tenues pour imprenables en raison des défenses naturelles et artificielles qui y étaient accumulées. Huit enceintes la protégeaient, dont la dernière avait encore dix pieds d'épaisseur ; des conduits souterrains y amenaient les eaux de la montagne et les grandes tours de pierres, qui servent de greniers à blé aux Tibétains, étaient pleines de grain au ras du sommet, de quoi suffire pendant un demi-mois à la nourriture des six mille réfugiés qui s'y pressaient, la moitié formée par les lamas de San-pi-ling même et de Batang, l'autre moitié par leurs partisans qui les avaient suivis avec leurs femmes et leurs enfants. Comment ne pas s'y sentir en toute sûreté contre l'atteinte de la Chine puisque depuis dix ans elle avait laissé impunis les attentats commis ici contre son autorité ? La tête du colonel chinois tué en octobre 1898 avait achevé de pourrir dans sa cage à la porte d'honneur, non vengée, pas plus que le meurtre d'un autre mandarin du même grade qui avait déjà été égorgé par surprise, deux ans auparavant, par la même lamaserie.

Aux premiers jours de novembre 1906, l'avant-garde des troupes impériales déboucha par le sentier venant de Batang et les défenseurs du monastère, du haut des murs, purent voir se former autour d'eux le cercle des camps chinois avec leurs tentes bleues, leurs étendards rouges et les vastes brasiers où flambaient les sapins de la forêt. L'hiver commençait et les grandes neiges, qui apparurent en janvier, ne devaient pas arrêter les opérations du siège ; celles-ci étaient conduites à la manière chinoise, à l'aide de mines et de contre-mines, et les premiers engagements se firent sous terre entre les travailleurs des deux camps qui se massacraient, à tâtons, dans la nuit. Au retour du printemps, la lamaserie tenait toujours, bien que les Chinois eussent réussi à couper les conduites d'eau qui l'alimentaient et qu'ils fussent à leur tour traqués par la famine, car les indigènes réquisitionnés pour transporter les vivres de l'armée en ce pays désert, croyant à la victoire définitive des lamas, s'étaient mis en grève et rien ne parvenait plus aux camps des assiégeants. Ceux-ci se nourrirent alors des cuirs bruts qui avaient servi à transporter les charges de riz à dos de yaks et mangèrent jusqu'à leurs sandales de paille. En faisant exécuter des compagnies entières qui murmuraient et tous ceux qui revenaient d'un engagement blessés par derrière, Tchao prévint les désertions et maintint ses hommes, dont il n'hésita pas à faire périr ainsi plus de six cents, par la terreur.

De leur côté, les Tibétains, qui n'avaient plus d'eau, en étaient réduits à boire leurs sécrétions et, dans cette extrémité, ils envoyèrent demander du secours à Litang par un émissaire qui fut pris ; déguisés, 200 soldats chinois s'introduisirent par la porte ouverte, la nuit, à ceux qu'on croyait de nouveaux défenseurs, et, une fois dans la place, l'ouvrirent au reste de l'armée qui fit irruption et tua tout. Dès le 6 juin, le supérieur de la lamaserie, sentant la partie perdue, s'était pendu et, pour ne pas les laisser vivantes derrière eux les assiégés avaient fait de même de leurs femmes, dont les cadavres se balançant sous les poutres accueillirent seuls les vainqueurs.

De rage, ceux-ci incendièrent ce quartier de la lamaserie, gardant les autres pour installer le mandarin qu'ils comptaient y laisser, et le pillage commença. Quatre-vingts moines, découverts dans une cachette, furent décapités à mesure qu'ils en sortaient afin de ne pas faire mentir le rapport de Tchao parti la veille et disant que la lamaserie était prise et tout tué. Quand ce message parvint à la capitale du Setchouen, ce fut une explosion folle de joie parmi les mandarins provinciaux : si la place avait pu tenir un mois encore, les lamas des régions voisines qui s'agitaient pour venir à son secours auraient eu le temps de réunir des hommes, et la campagne, déjà fort coûteuse, aurait exigé du gouvernement impérial un nouvel effort peut-être au-dessus de ses moyens ; en tout cas, par un tel échec devant un simple monastère, n'ayant pu tirer vengeance des affronts faits par celui-ci, il eût devant le Tibet entier perdu la face.

Par la prise de San-pi-ling le centre de la résistance se trouvait détruit, mais tout n'était pas terminé ; Tchao avait repris la route de Batang avec le gros de ses troupes, mais une partie de ses hommes, las de ses rigueurs et de tant de souffrances, profita de la marche pour déserter, les uns se dirigeant vers le Yunnan, où ils vécurent de pillages qui obligèrent les mandarins locaux à marcher contre eux, les autres vers le Setchouen, où ils furent arrêtés au passage à Litang et remis à Tchao qui les fit découper en morceaux. Il restait, pour achever l'œuvre si bien avancée, à faire régner la « paix chinoise » sur les territoires plus éloignés de Batang : la prise de la lamaserie de Tong-Tchou-ling vengea le meurtre du mandarin qui y avait été écorché vif par les moines et dont la peau, ainsi reconquise, fut envoyée au vice-roi du Setchouen à titre de pièce à conviction, tandis que le sac du monastère de Lagongun, en face de Yerkalo, rendait aux Chinois le monopole des riches salines qui fournissent tout l'est du Tibet.

Le jeune et énergique officier chargé de ce district, le colonel Tchen, n'avait pas hésité à pénétrer sur le territoire du Tsarong, situé à l'ouest de Batang et dépendant directement de Lha-sa ; sans coup férir, bien qu'il n'eût avec, lui que trente hommes, il avait reçu les soumissions des chefs des trois districts locaux. Il dut renouveler cet acte d'audace en 1908, car les Tibétains, enhardis par le départ de Tchao qui avait été appelé au Setchouen pour y faire l'intérim de la vice-royauté, avaient fait avancer des troupes qui se concentrèrent à la lamaserie de Petou et menacèrent la frontière de Batang. L'approche de Tchen suffit à dissiper ce rassemblement, bien que le bulletin officiel ait annoncé qu'il y avait eu bataille et victoire des forces chinoises, mais dès le départ de celles-ci les émissaires de Lha-sa revinrent escortés de soldats et forcèrent les gens du Tsarong à rentrer dans la confédération tibétaine après avoir payé une amende de 30 taëls par famille, ce qui représentait une forte contribution pour le trésor lamaïque, la région étant très peuplée. Le colonel, sur les plaintes quelque peu menaçantes de Lha-sa, était désavoué et des commissaires nommés des deux cotés pour replacer le Tsarong dans le statu quo ante, c'est-à-dire sous la domination des lamas.

*

L'attitude de plus en plus arrogante des Tibétains allait encore une fois amener chez les Chinois un retour à la manière forte : au printemps de 1908, deux décrets impériaux nommaient Tchao-eurl-soung vice-roi titulaire du Setchouen et son frère Tchao-eurl-foung commissaire impérial au Tibet ; ce dernier, avant de quitter l'intérim de la vice-royauté, présenta au trône un mémoire où il exposait sous une forme pratique, peu habituelle dans la littérature mandarinale, les voies et moyens à employer pour la transformation en provinces chinoises des marches tibétaines voisines du Setchouen et du Yunnan. Le Bulletin du Comité de l'Asie française de juillet 1908 a publié la traduction de ce curieux document, réparti sous les paragraphes suivants : culture et mise en valeur du sol, troupes, installation de magistrats, ouverture d'écoles, commerce, mines.

Le système préconisé par Tchao reposait sur l'introduction de soldats-laboureurs ou ouvriers, qui se marieraient à des Tibétaines, recevraient un lot de terrain et resteraient à la disposition de l'autorité militaire fortement réorganisée ; c'était, en somme, la reprise du projet déjà appliqué à Batang sur une petite échelle et dont l'idée première venait du célèbre vice-roi du Chen-kan Tso-tsong-tang qui, trente ans auparavant, s'était servi d'une organisation analogue pour regagner progressivement sur les mahométans révoltés le Turkestan chinois et sur les Russes la province d'Ili ; mais la tentative de Batang n'était pas faite pour encourager, et le projet de Tchao fut reçu à Pékin avec des critiques qui s'adressaient surtout à son côté financier.

D'autres difficultés allaient d'ailleurs requérir toute l'attention et l'énergie du nouveau commissaire impérial. La route de Lha-sa par Tatsienlou et Batang est aujourd'hui la seule qui serve pour les relations officielles et commerciales, mais il y a cent ans une autre route, plus courte et plus directe, reliait la capitale de la Chine à celle du Tibet par la vallée supérieure du fleuve Jaune et les sources du fleuve Bleu, coupant droit au sud-sud-ouest, à travers les chaînes et les plateaux glacés, des rives du Kou-kou-nor à celles du Tsang-po. L'incurie des autorités chinoises et leur faiblesse croissante, à la suite des guerres intérieures et extérieures du dernier siècle, ont laissé se fermer cette grande voie centrale de l'Asie, ou du moins l'insécurité y est devenue telle qu'elle n'est plus guère employée que par les caravanes envoyées annuellement en Chine par le gouvernement de Lha-sa, qui leur donne les moyens de résister aux attaques des nomades. Ceux-ci, les Ngoloks ou « têtes de travers » poussent leurs razzias jusqu'aux frontières des provinces chinoises, le Kansou et le Setchouen, et la Gazette officielle de l'empire du 12 mars 1902 a enregistré un curieux rapport, malheureusement trop long pour être traduit ici, qui semble bien l'aveu d'une défaite infligée par eux aux troupes impériales et montre assez ingénument que ces barbares du Tibet nord-oriental ou Amdo sont en lutte ouverte et constante avec ses propres soldats.

C'est pour dégager cette grande voie reliant le Tibet central à la Chine septentrionale que Tchao-eurl-foung, revenu à Tatsienlou en octobre 1908, se tourna vers le Dergué qui en défend les abords du côté du Setchouen ; il y voulait en même temps régler le statut politique, toujours flottant entre les influences de Lha-sa et de Pékin : deux frères s'y disputaient en ce moment même le pouvoir, l'aîné soutenu par les Chinois qui à lui seul avaient reconnu le titre de prince, le plus jeune par les lamas. Confiant dans la terreur qu'inspirait son nom, Tchao s'engagea sur la route avec un bataillon et un canon de montagne, mais dut bientôt faire venir 300 hommes de renfort avec une seconde pièce. Néanmoins, le jeune prince dont il voulait s'emparer, profitant du faible effectif des troupes impériales, put échapper à temps au mouvement tournant qu'elles dessinaient et se réfugier avec ses partisans chez les Ngoloks. Arrivé à 1500 lis de Tatsienlou, Tchao se rendit compte qu'il était lui-même tourné et séparé de sa base et qu'il n'avait échappé que par hasard à un guet-apens tendu au passage à Kantsego, où l'attendaient en armes 2.000 hommes cachés dans la lamaserie ; il se hâta d'appeler à lui un renfort de 7 à 800 hommes, avec un supplément d'artillerie, par des courriers qu'il obligeait à parcourir en trois jours cette distance de plus de 600 kilomètres — et il était obéi.

Pendant ce temps, le gouvernement impérial ne restait pas inactif : un rescrit publié par la Gazette officielle en juillet 1907 avait déjà ordonné, en plus de la réorganisation de l'armée tibétaine, la création d'un corps de 3.600 Chinois et de 2.400 Tibétains destinés à tenir garnison à Tchamdo, à l'est de Lha-sa, et au sud à Tchoumbi, dans la vallée récemment évacuée par les Anglais où passe la route des Indes ; ces instructions avaient été renouvelées en août 1909, ajoutant que la charge financière devait être supportée par le Tibet lui-même aidé par le Setchouen : 600.000 taëls, soit deux millions de francs environ, avaient déjà été expédiés en octobre par cette dernière province pour l'entretien des soldats en campagne, et il en était résulté une certaine pénurie d'argent monnayé sur la place de Tchong-King. À Tchentou même, le vice-roi, frère de Tchao, faisait exercer de nouvelles troupes sous la direction du Tong-ling Tchong, qui présidait depuis trois ans à la réorganisation de l'armée provinciale ; 1.000 uniformes étaient commandés et l'instruction des recrues très vivement poussée. Deux canons à tir rapide avaient été empruntés à l'arsenal de Hankeou ; un chef télégraphiste appelé de Canton avait été placé avec quinze sous-officiers à l'école de télégraphie récemment ouverte pour former le personnel de la ligne, déjà posée, de Tchentou à Batang et de son prolongement prévu jusqu'à Lha-sa. Un chemin de fer avait été même projeté pour relier la capitale de la province à celle du Tibet et de là à la frontière indienne, sans souci des prodigieuses difficultés matérielles, mais le vice-roi, ayant voulu, dit-on, négocier à cet effet un emprunt de cent millions de francs, ridiculement insuffisant du reste, avec un syndicat germano-américain, en fut empêché par le gouvernement central qui assura qu'il construirait lui-même la ligne avec ses propres ressources. D'après les mêmes journaux, le ministre anglais à Pékin en profita pour offrir le concours de l'argent anglais en y mettant pour condition que la construction commencerait par le tronçon allant de la frontière indienne à Lha-sa, offre qui fut également déclinée.

Le dalaï-lama lui-même, qui avait quitté sa capitale devant la marche des Anglais en 1901 et voyageait depuis lors à travers la Mongolie et la Chine, traité et entretenu en dieu par les autorités et les populations, n'était pas négligé dans les plans de la politique impériale. Appelé à Pékin, où nul autre de ses prédécesseurs n'était allé, sauf le cinquième dalaï-lama reçu en 1652v il se voyait par un édit publié à la fin de 1908 gratifié de nouveaux titres et de 10.000 taëls d'appointements annuels, en même temps qu'invité à réintégrer sa capitale, sur de vagues promesses faites par lui d'aider la Chine à introduire des réformes. Certains mandarins versés dans les affaires tibétaines jugèrent d'ailleurs excessif ce traitement appliqué à l'homme-dieu, qui en profita pour relever son prestige au détriment de l'État protecteur.

Les représentants de ce dernier n'en continuaient pas moins à affirmer que tout était rentré dans l'ordre au Tibet, le dalaï-lama réduit à son rôle de pontife et le deba-djong devenu un simple organe de l'administration chinoise, et pour montrer leur confiance ils expédiaient, de façon ostensible, cent mille taëls en caisses à Lha-sa. De leur côté, les Tibétains, reprenant encore une fois leur arrogante assurance, encouragés de plus par l'éloignement de Tchao, se préparaient ouvertement à expulser les garnisons impériales et à engager de nouveau la lutte dans cette province de Kham, la plus orientale du Tibet, qui a toujours fourni à Lha-sa son plus solide appui et ses meilleurs soldats. Ils avaient même annoncé leur entrée en campagne pour l'été de 1909, une fois la moisson rentrée, mais devant l'attitude expectante des forces chinoises qui ne leur donnaient aucun prétexte d'attaque, ils n'osèrent prendre l'offensive.

On allait bientôt savoir ce que recouvrait cette confiance affectée par les autorités impériales, la passivité de leurs troupes et la diversion entreprise dans une toute autre direction par le redoutable Tchao.

*

Le 23 février dernier, des télégrammes venus de Calcutta surprenaient l'Europe par l'annonce qu'une armée chinoise « forte de 25.000 hommes exercés à la japonaise, munie de matériel de télégraphie sans fil, de mitrailleuses et de canons de montagne », avait franchi la frontière du Tibet et atteint Lha-sa, que le dalaï-lama fuyait encore une fois pour venir demander secours aux Anglais des Indes contre la Chine. C'était Tchao-eurl-foung qui réapparaissait soudainement ainsi, à la tête d'une expédition assez forte pour briser toutes les résistances des lamas et que 7.000 ouvriers, dans les deux arsenaux de Tchentou, auraient, disait-on, préparée en travaillant nuit et jour avec des ingénieurs et du matériel venus d'Allemagne.

En fait les choses ne paraissent pas avoir eu ni cette rapidité ni cette ampleur. Les 2.000 soldats chinois (et non 25.000) prenant part à l'expédition ne sont autres que les recrues qui s'exerçaient à Tchentou sous les ordres du Tong-ling Tchong et la télégraphie sans fil se réduit au matériel de campagne manié par le personnel ci-dessus mentionné. Le 30 janvier, le gros des forces impériales se trouvait encore à 400 milles de Lha-sa, et c'est son avant-garde seulement qui le 17 février pénétra dans la ville sainte. Les Tibétains ne les laissèrent pas d'ailleurs passer sans résistance et les journaux chinois rapportent que Tchao aurait subi un assez grave échec, son centre enfoncé n'ayant été sauvé que par la protection de ses deux ailes.

Cependant, la fuite du dalaï-lama, poursuivi jusqu'à la frontière indienne par un parti de cavalerie chinoise qui faillit l'enlever, prouve que l'expédition a atteint son but, et le retour ironique du destin oblige aujourd'hui le maître divin du Tibet à chercher abri auprès de ceux qui l'ont une première fois chassé de sa capitale et devant lesquels il avait demandé et cru s'assurer l'appui des Chinois eux-mêmes. Malheureusement pour lui, la politique britannique est liée par les conventions anglo-chinoise de 1906 et anglo-russe de 1907, qui sont basées sur la non-intervention et le respect de la souveraineté de la Chine : tout ce qu'elle peut faire, c'est « d'entrer en conversation avec le gouvernement chinois sur la situation », comme l'a déclaré Lord Morley, les Russes déclarant de leur côté à Pékin qu'ils ne peuvent rester non plus indifférents en raison des nombreux bouddhistes qu'ils comptent dans leur empire.

Le dalaï-lama a été autorisé à s'installer d'abord à Darjeeling, au milieu des marques de respect des Lepchas, des Népalais, des Sikkimites et des Bhoutanais de la région, et les journaux ont décrit la pompe barbare de son cortège et de son installation. Il en est descendu sur Calcutta en attendant qu'il aille, d'après ce qu'on annonce, présenter à Pékin ses revendications au gouvernement impérial. Celui-ci, par édit publié le 15 février, l'a d'ailleurs déposé, privé de tout rang et de tout pouvoir, l'accusant de désobéissance, d'intrigues, de refus d'impôt et le déclarant « le plus mauvais de tous les lamas connus », ce qui ne saurait beaucoup émouvoir le pontife, déjà déposé aussi solennellement par la Chine à la demande de l'Angleterre en septembre 1904, lors de sa première fuite, au profit de son concurrent, le grand-lama de Trashilumbo.

Ainsi va le jeu. Depuis l'aurore de son histoire, nous avons vu le Tibet, soumis aux nécessités de sa position territoriale, osciller entre les deux grands empires voisins, et si ces dernières années l'Inde, par le coup de force sur Lha-sa, a cru un moment s'y assurer la maîtrise, la Chine, qui n'en est point séparée par la barrière himalayenne, mais qui possède au contraire les deux moins mauvaises routes conduisant au cœur du pays, n'a cessé de lutter et de négocier, avec des succès divers, pour s'assurer la domination stratégique et politique tout au moins sur ses frontières. La voici de nouveau installée en suzeraine unique dans la capitale même du « pays interdit » ; mais l'histoire n'est pas close et tant de ruse, d'audace et de cruauté ne suffiront pas à en fixer le cours, tant que l'Asie centrale dressera sur les monts aux assises éternelles ses vastes plateaux presque polaires où toute vie semble impossible, où le végétal n'atteint plus, où règnent seuls la pierre et le gel. Rien ne devrait troubler la solitude des cimes et des glaciers ; mais l'homme est là qui vient : par delà la ceinture de jungles et de forêts, sur les escaliers de rocs et les cols surplombant les abîmes, il monte ses armées et ses canons ; la fusillade et la mitraille déchirent l'air inviolé et labourent la neige vierge, le sang fume, les os éclatent, les cadavres s'amoncellent parmi les incendies, les massacres et les supplices, attestant que la race n'a pas dégénéré depuis les jours premiers où les rois d'Assour « se réjouissaient dans la destruction et exaltaient leur âme parmi les ruines ».

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