Auguste Gérard (1852-1922)

Auguste GÉRARD (1852-1922) : Ma mission en Chine (1893-1897).  Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs, Paris, 1918, 348 pages.

MA MISSION EN CHINE (1893-1897)

Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs, Paris, 1918, 348 pages.

  • "Le dernier quart de siècle (1894-1918) a vu s'accomplir dans l'Asie orientale une évolution aussi rapide que profonde, et dont les résultats achèvent d'être mis par la présente guerre en une saisissante lumière. Les deux grands empires d'Asie, la Chine et le Japon, sortant de leur séculaire réclusion, ont, au lendemain du conflit qui leur avait fait prendre en 1894 les armes l'un contre l'autre, non seulement admis la pensée d'un rapprochement avec l'Europe, mais contracté alliance avec deux grandes puissances d'Occident, la Chine avec la Russie (1896), le Japon avec l'Angleterre (1902)."
  • "L'ouvrage ici et aujourd'hui publié est consacré à ma mission de Chine, qui s'étend de 1894 à 1897, c'est-à-dire de la date où allait éclater le conflit entre la Chine et le Japon jusqu'à celle où l'occupation par l'Allemagne du port et du territoire de Kiao-tcheou détermina la nouvelle crise dans laquelle le Céleste empire faillit sombrer."
  • "Au cours et à l'issue de la guerre [sino-japonaise de 1895] qui avait ébranlé jusque dans les profondeurs le Céleste empire et menacé l'avenir de l'Asie, les puissances prévoyantes [France, Russie, Allemagne] dont l'intervention avait préservé l'intégrité et l'indépendance de la Chine s'étaient par là même assuré une influence légitime auprès du gouvernement chinois et de ses conseillers. La Chine, malgré l'illusion de suzeraineté universelle dont elle se flattait encore au mois de juillet 1894, et bien qu'elle eût traditionnellement pour règle de ne point se lier avec les puissances étrangères et de les traiter toutes sur le même pied, sans privilège exclusif ni faveur, était amenée par la force des choses à reconnaître les titres que certaines de ces puissances s'étaient acquis à sa particulière gratitude. Ce fut, d'autre part, la sagesse et le mérite de deux au moins de ces puissances, de la France et de la Russie, et tout en prenant naturellement dans la confiance de la Chine la place qui leur revenait, de ne rechercher, avec la sauvegarde ou le développement de leurs propres intérêts, que des avantages conformes à l'intérêt de la Chine elle-même et favorables à la consolidation de l'intégrité et de l'indépendance de l'empire."

Extraits : À la recherche de la quiétude
Arrivée à Pékin. Mes instructions. Situation de la Chine au printemps de 1894.
Après la guerre sino-japonaise, l'intervention franco-russe - Dernières impressions
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À la recherche de la quiétude

Ce qui m'a frappé, et ce qui s'est confirmé pour moi durant mes séjours ultérieurs en Extrême-Orient, c'est combien les Chinois (et jusqu'à un certain point les Japonais eux-mêmes) sont avant tout sensibles, comme l'étaient les Gréco-romains, aux aspects moraux et éthiques de la vie, à la recherche du bonheur ou plutôt de la quiétude.

Les Occidentaux, par la tradition et éducation judéo-chrétienne, sont pénétrés des idées de devoir et de justice, tant dans la morale privée que dans la morale politique et la science ou la pratique du gouvernement. Nos sociétés s'organisent selon les idées de justice et de droit, sans considération spéciale d'hédonisme. Seuls les partis socialistes ont fait entrer la considération et la recherche du bonheur dans leur programme politique et social. Les libéraux estiment, au contraire, que les sociétés n'ayant pas à faire leur salut, au sens chrétien du mot, et, comme disait Royer-Collard, n'allant pas en paradis, n'avaient pas à se préoccuper d'autre chose que de la justice, du respect des droits, des lois et de chacun.

Les Orientaux, eux, ont continué, selon la tradition païenne de la Grèce et de la Rome antiques, à regarder le bonheur comme l'idéal et le but de la vie. Ils le cherchent et, autant qu'ils le peuvent, le trouvent, selon leur tempérament et leur éducation, dans les diverses jouissances de la vie, mais surtout à la grande façon d'Épicure, dans la tranquillité, le calme, l'absence de préoccupations et de terreurs, l'affranchissement de l'âme. Quand ils ont fait aussi petite et restreinte que possible la part de la souffrance et de la crainte, quand ils sont en sécurité devant la nature et qu'ils ont fait leur paix avec l'idée de la mort, ils atteignent à peu près le sommet du bonheur humain.

C'est de cet idéal qu'étaient hantés et possédés les Chinois avec qui nous étions en relations. C'est ce qui leur faisait, même dans les temps agités pendant lesquels nous les avons connus, cette sérénité et presque cette apathie, dont nous avons pu souvent nous étonner. C'est ce qui a donné à leur civilisation ce caractère de torpeur et de fixité, tout ce qu'ils pensent et sentent ayant été depuis longtemps et comme à jamais exprimé, et toute expression nouvelle leur paraissant superflue. Dans l'héritage littéraire et moral des plus grands lettrés de la Chine, dans le portefeuille de Li Hong-tchang ou de Tchang Tche-tong, on a trouvé des copies autographes, faites par eux, parfois en plusieurs exemplaires, des livres classiques de la Chine, c'est-à-dire des livres de Confucius. Copier ces livres, en les copiant les méditer et les faire siens, c'était pour eux penser et s'exprimer. Ainsi s'explique, à bien des égards, la pauvreté, la stagnation de la littérature chinoise. Le Chinois a vite atteint le point de saturation et s'y est tenu. La pensée morale ne comportant pas, en ce sens, de progrès ni de renouvellement, était, au gré du sage, assez définitivement exprimée. Il suffisait de reproduire indéfiniment, et sans variation, cette expression, sans fatiguer inutilement le papier et les ais de bibliothèque. Ce qui importait surtout, c'est, à la lueur de cette tradition, et dans la pleine possession de cette éthique, de jouir de la vie, de laisser couler les jours. Dans ces conditions, les tragédies mêmes de l'histoire troublent à peine le repos du sage.

C'est cette philosophie qu'il convient d'avoir présente à l'esprit pour nous expliquer la placidité avec laquelle les ministres chinois supportaient les événements et affrontaient des discussions ou des débats qui, pour un Occidental, eussent été autrement troublants et émouvants. La vie publique en Chine, quelques désirs et ambitions qu'elle éveille chez les mandarins et les lettrés, à quelques rivalités et luttes qu'elle les expose, n'efface pas, n'atteint pas en eux le souci dominant et plus fort du bonheur, du seul et vrai bien, de celui dont toutes les victoires remportées, tous les triomphes obtenus ne dispensent ni ne disposent. Le comte Hayashi, mon ancien collègue à Pékin, a écrit, dans les Mémoires publiés après sa mort, combien pendant son séjour en Chine, comme ministre du Japon, il avait été souvent frappé de trouver dans les hauts mandarins chinois des hommes de grande culture et d'une belle tenue morale, très dignes des Chinois des anciennes dynasties.

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Arrivée à Pékin. — Mes instructions. — Situation de la Chine au printemps de 1894.

J'arrivai à Pékin le 18 avril, par une pluie battante qui, les hautes murailles de la vieille ville une fois franchies, permettait à peine de distinguer les rues à travers lesquelles ma chaise à porteurs s'avançait péniblement dans des fondrières d'eau et de boue. Le lendemain, un radieux soleil dans un ciel parfaitement bleu illuminait notre légation, vieux palais chinois adapté à nos usages, et le jardin planté de lilas dont les fleurs venaient de s'ouvrir.

Les premiers jours passés dans cette résidence, qui devait être la mienne pendant près de trois ans et demi, furent consacrés à reconnaître ma demeure, à entrer en relation avec les secrétaires et interprètes qui allaient être mes collaborateurs, à examiner les plans et à donner les ordres pour les travaux urgents qui devaient remettre en état le palais délabré où depuis 1861 nous étions installés, à méditer de nouveau les instructions écrites dont le ministre des Affaires étrangères m'avait muni à mon départ, à me rendre compte de la situation que je trouvais à mon arrivée, et à préparer mon programme d'action pour l'œuvre que j'avais à accomplir.

Pour les travaux matériels de la légation, pour la réfection des toitures, des vérandas et des terrasses, pour la restauration des principales pièces de réception, pour la mise en communication plus confortable et plus facile des divers pavillons dont se composait la légation, le père Favier, vicaire général de la Mission catholique de Pékin, architecte et décorateur expert, qui avait bâti à Pékin et à Tien-tsin nombre d'églises, d'écoles et d'autres édifices, qui savait mieux que personne diriger et commander la main-d'œuvre indigène, voulut bien assumer la responsabilité de tout ce qu'il y avait à faire. Par ses soins, en quelques mois, avant l'automne, tout fut achevé à mon entière satisfaction. Notre vieille légation, tout en conservant l'aspect de palais chinois qu'il était désirable de lui maintenir, était rendue plus habitable, plus propre aux devoirs de représentation et d'hospitalité que j'avais à remplir, plus digne enfin d'être dans ce lointain Orient la maison de France.

Quant à la situation que je trouvais, aux instructions qui m'étaient données, au programme que j'avais à exécuter, ce n'est pas en quelques jours, et alors que tout était encore si nouveau pour moi, que l'examen auquel je me livrai pouvait avoir un résultat définitif et suffisant. Les graves événements qui allaient surgir devaient, d'ailleurs, sur bien des points, modifier et étendre le caractère et le but de mon action. Il ne sera pas inutile cependant d'indiquer ici, et sous réserve des amendements qu'un avenir prochain allait y apporter, les principaux articles du programme qui m'avait été tracé.

Ma première obligation, mon premier soin devait être la conservation, le maintien de tout ce qui était acquis, des droits, concessions, avantages, privilèges qu'avaient homologués et consacrés les traités et conventions conclus entre la France et la Chine depuis le premier traité signé à Whampoa le 24 octobre 1844 par M. de Lagrené jusqu'aux conventions conclues le 26 juin 1887 entre M. Constans et le gouvernement chinois. Je devais veiller à ce que toutes les clauses et stipulations de ces divers traités concernant les relations de commerce et de navigation, les tarifs douaniers, la protection de la religion, chrétienne ainsi que des églises et édifices attachés aux Missions, l'établissement de notre légation et de nos consulats, l'ouverture de certains ports, et, dans ces ports, de quartiers destinés à la résidence de nos nationaux, les relations entre l'Indo-Chine et la Chine, etc., etc., fussent strictement observées et respectées. Des recommandations spéciales m'étaient faites pour l'exercice de notre protectorat religieux et le règlement avec le gouvernement chinois de tous les litiges relatifs aux Missions catholiques qui n'avaient pas encore été apaisés. J'étais invité à examiner à ce dernier égard s'il y avait lieu d'apporter au protectorat des Missions quelque modification et si l'introduction en Chine de la hiérarchie catholique paraissait opportune ou désirable, telle décision à ce sujet ne devant être prise qu'après accord préalable entre le gouvernement de la République et le Saint-Siège.

La partie nouvelle de ma tâche consistait à activer et à poursuivre avec le gouvernement chinois les négociations concernant la délimitation définitive de la frontière depuis la rive droite du fleuve Rouge jusqu'au Mékong et l'ouverture, sur cette frontière, des relations commerciales entre l'Indo-Chine et la Chine. Je devais, d'accord avec le gouvernement chinois, déterminer les points où seraient placés les bureaux de douanes et les consulats dont la création paraîtrait nécessaire. Je devais enfin assurer le raccordement des lignes télégraphiques entre les deux pays. Ainsi serait complétée entre nos possessions indo-chinoises et le Céleste empire l'œuvre commencée depuis la signature du traité de 1885 et destinée à définir, en même temps que les confins des territoires, les conditions dans lesquelles s'établiraient entre eux les communications et les échanges.

Au nombre des autres questions sur lesquelles était appelée mon attention figuraient la question dite de l'audience impériale, c'est-à-dire du cérémonial selon lequel je devais remettre mes lettres de créance à l'empereur, ou plutôt des rapports de stricte égalité et réciprocité à établir entre les deux gouvernements pour la réception et le traitement de leurs agents diplomatiques, et la question de la représentation du gouvernement chinois en France par un ministre qui, au lieu d'être accrédité simultanément auprès de deux ou plusieurs gouvernements serait uniquement accrédité à Paris.

Mes instructions me prescrivaient enfin, après quelques recommandations spéciales sur un certain nombre d'affaires courantes, de ne jamais perdre de vue, dans les démarches que j'aurais à faire et dans l'action que j'aurais à exercer à Pékin, le concert et l'union qu'il convenait de maintenir avec l'action de la Russie, notre alliée. Les intérêts de la Russie en Extrême-Orient étant plus étendus et plus considérables que les nôtres, il était naturel et nécessaire que notre concours lui fût assuré et que le caractère de notre alliance fût manifeste à la Chine elle-même et aux puissances représentées à Pékin. Les événements dont l'Extrême-Orient allait être le théâtre achèveraient de donner à cette clause finale de mes instructions toute la signification et toute la portée qui y étaient contenues. Ils allaient être la première mise à l'épreuve, la première démonstration de l'alliance franco-russe et nous fournir ainsi l'occasion de notre première victoire.

La Chine, à cette date d'avril 1894, était réellement en sommeil. Elle se berçait dans l'illusion d'une puissance et d'une force dont il ne subsistait, en fait, que la masse, l'énormité et le poids, et d'une fiction en vertu de laquelle elle se croyait encore l'empire du Milieu et l'ombilic du monde et s'efforçait d'éviter, comme une lèpre, le contact avec l'étranger. Ce fut ma surprise, dans le premier regard plus attentif que je pus fixer sur la Chine, dans les premiers entretiens que j'eus avec les membres du Tsong-li-ya-men, de constater quels pouvaient être l'aveuglement, l'orgueil, la prétention à l'isolement, le Noli me tangere farouche de cette puissance sino-mandchoue qui, quelques mois à peine plus tard, devait se réveiller si brusquement de ce rêve insolent et s'apercevoir qu'elle n'était pas seule au monde. Brillante, prospère, bien administrée sous les règnes de K'ang-hi, Yong-tcheng et K'ien-long, la Chine, après avoir connu, sous les règnes de Kia-K'ing, Tao-Kouang et Hien-fong, les désastres des guerres civiles (conspiration du Nénuphar blanc, rébellion musulmane, rébellion des Taï-ping) et de la guerre étrangère (guerres avec l'Angleterre et avec la France), puis, sous les minorités de T'ong-tche et de Kouang-siu, les difficultés avec l'Angleterre, la France et la Russie à cause des questions de frontière (Birmanie, Annam, Turkestan), avait, depuis une dizaine d'années, recouvré le calme et la paix. Elle s'était abandonnée de nouveau à son rêve d'ignorance, d'infatuation et de torpeur. L'empereur Kouang-siu était, depuis 1889, sorti de minorité. Il régnait, et peut-être, s'il eût été plus maître de sa volonté et de son destin, s'il eût pu suivre librement ses penchants et son instinct, eût-il été, comme le prouvèrent ses sentiments patriotiques pendant la guerre sino-japonaise et ses tentatives de réforme en 1898, un souverain libéral et éclairé. Mais, et quoiqu'il eût nominalement le titre suprême, le pouvoir était en fait resté dans les mains de l'impératrice douairière, sa mère adoptive, qui, selon la loi chinoise et en vertu des traditions domestiques, demeurant chef de la famille, continuait à dominer le souverain lui-même. Le vrai règne de l'impératrice Ts'eu-hi, ainsi perpétué à travers deux régences et maintenu sous le règne nominal de son fils adoptif, fut, malgré les hautes qualités d'intelligence et d'énergie de la souveraine, le règne de la faveur, de l'intrigue, de la corruption. Quelques hommes remarquables parmi les membres du grand conseil ou des divers ministères, ainsi que parmi les maréchaux tartares et les vice-rois, soutinrent de leur mérite et de leur prestige personnel l'édifice branlant et délabré de l'empire et purent, dans la crise qui approchait, amortir ou retarder le coup fatal. Mais ils avaient à louvoyer, à ne pas heurter la volonté ou le caprice de l'impératrice douairière, à être ou à paraître soumis à ses ordres. Si bien qu'à la longue c'est sa loi qui s'imposait et devait être obéie.

La Chine, monarchie patriarcale et unitaire, administrée par un collège de fonctionnaires que recrutait un système d'examens et de concours, avait, depuis de longs siècles, conservé le même organisme : l'empereur, père du peuple, régnant et gouvernant avec l'assistance d'un grand Conseil et d'une chancellerie, ou grand secrétariat d'État, au-dessous desquels le travail administratif était réparti entre six ministères, l'Intérieur, les Finances, les Rites, la Guerre, la Justice, les Travaux publics. En 1894, le grand Conseil (Kiun-ki-tch'ou), tel qu'il avait été constitué à partir de 1730, comprenait, sous la présidence du prince Li, O-lo-ho-pou, Mandchou, qui était en même temps membre du grand secrétariat et président du ministère de la Guerre, Tchang Tche-wan, Souen-Yu-wen, Hiu K'ing-tch'eng. Le grand secrétariat comprenait deux Mandchoux, O-lo-ho-pou et Fou-K'ouen, et deux Chinois, Li Hong-tchang et Tchang Tche-wan, avec deux assistants, l'un mandchou, Lin-chou, l'autre chinois, Siu T'ong. La Commission ou le Conseil des Affaires étrangères (car ce département n'était pas encore un ministère proprement dit) comprenait, sous la présidence du prince K'ing, les membres suivants : Hiu K'ing-tch'eng, Souen Yu-wen, Siu Yong-ji, Leao Cheou-leng, Tchang Yin-houan, Fou-K'ouen, Hong Kiun, Tch'ong-li. Une autre magistrature, celle du censorat, dont l'origine remonte à l'empereur Wen-ti, de la dynastie des Han (179-156 av. J.-C.), était exercée alors par un Mandchou, Houai-tu-pou, et un Chinois, Siu Fou. Le censorat, c'est-à-dire la magistrature du droit de représentation et de critique, considérée comme l'organe de l'opinion publique, a été souvent comparée par Li Hong-tchang, dans son institution et ses effets, au pouvoir législatif. Cette magistrature, bien que s'exerçant librement et bien que ses rapports dussent être toujours enregistrés et reproduits dans la Gazette de Pékin (journal officiel de la Chine), ne voyait pas ses sanctions toujours respectées. Les censeurs, à des époques critiques, étaient parfois exposés au châtiment, à moins qu'ils ne préférassent recourir eux-mêmes au suicide, ce qui fut le cas pour le censeur qui, à la mort de l'empereur Hien-fong et de son successeur, l'empereur T'ong-tche, se permit de critiquer le choix fait des nouveaux empereurs. Pendant la guerre sino-japonaise, le censorat fut exercé avec rigueur et Li Hong-tchang fut le premier et le plus rudement exposé à ses sévérités : le grand vice-roi dut toutefois à la protection de l'impératrice douairière de ne pas voir suivies d'effet les dénonciations et conclusions des censeurs.

À cette date du printemps de 1894, quelques mois seulement avant la guerre sino-japonaise, — bien que l'empereur Kouang-siu nominalement régnât et reçût chaque nuit en audience les membres du grand Conseil, les ministres ou les hauts fonctionnaires, — le pouvoir était, en fait, dans les mains de l'impératrice douairière. Le prince Li et le prince K'ing étaient des courtisans attentifs à ne pas lui déplaire. Li Hong-tchang, qui exerçait à Tien-tsin, en sa qualité de commissaire impérial des ports du Nord, une sorte de surintendance de la politique extérieure, militaire et navale de l'empire, était, depuis de longues années, le favori et le protégé de la souveraine. Elle lui laissait assurément une grande latitude dans l'exercice de son pouvoir ; mais lui-même, de son côté, se fût bien gardé de l'indisposer et de ne pas tenir compte de ses volontés ou caprices.

L'empire ne montrait alors aucun souci de l'avenir. Il était en paix avec toutes les puissances, sans s'apercevoir de la croissance du Japon et sans beaucoup se préoccuper de se concilier ou de ménager les puissances de l'Ouest dont les intérêts lui paraissaient se combattre, et dont, en s'attachant à perpétuer les rivalités, jalousies et divisions, il se faisait fort de prévenir ou d'écarter le danger et la menace. La Chine s'enfermait plus que jamais dans son isolement. Les étrangers n'étaient, chez elle, que tolérés. Les missionnaires, catholiques ou protestants, avaient surtout le don de l'irriter. Elle les laissait maltraiter, n'opposant aux réclamations des ministres et représentants étrangers que des réponses dilatoires ou insuffisantes. Les représentants eux-mêmes, dont le séjour à Pékin n'avait pu lui être imposé que par la force, avaient peine à exercer leur mandat, leurs relations avec le gouvernement impérial ayant un caractère le plus souvent formaliste et contraint. Les séances au Tsong-li ya-men étaient vaines, fatigantes et d'ordinaire sans résultat. Il était fort difficile de savoir ce qui se passait au Palais et au grand Conseil. Il fallait deviner, dans les brèves communications de la Gazette de Pékin, dans la rédaction obscure et sibylline des décrets impériaux, dans les confidences suspectes et intéressées des indigènes fréquentant les légations, les événements ou incidents de la vie quotidienne. Il semblait que, pour le moment, tout fût subordonné à la célébration, désormais prochaine, du jubilé de l'impératrice douairière qui allait accomplir au mois de novembre le cycle de la soixantième année. De grands travaux étaient faits, à cette intention, au palais de Pékin, ainsi qu'au palais d'Été. Les fonctionnaires, dans toute l'étendue de l'empire, envoyaient à l'impératrice des cadeaux de toute sorte, argent, bijoux, étoffes, objets d'art, dissimulés sous des suppliques, des poèmes ou des fleurs. Des sommes considérables parvenaient ainsi à la souveraine qui disposait, en outre, du trésor de la dynastie et de quelques-uns des revenus de l'État, notamment des crédits affectés à la représentation extérieure et à l'amirauté.

Il était, d'ailleurs, assez malaisé de savoir en quoi consistaient et à quel total se montaient ces revenus. La Chine n'avait pas de budget. Une approximation sommaire faite alors par ceux des étrangers qui étaient réputés le mieux connaître les choses de Chine évaluait le total probable des revenus à une somme de 78 millions de taëls (624 millions de francs, selon le taux chinois calculé à 8 francs le taël). Dans ce total, l'impôt foncier s'élevait au chiffre de 10 millions de taëls, le produit des douanes maritimes, administrées par un « staff » étranger, au chiffre de 15 millions, la gabelle du sel à 12 millions, etc., etc. Aucune indication n'était fournie sur les dépenses. La dette étrangère, en revanche, était insignifiante (100 millions de francs environ).

Quant à la défense de l'empire, elle n'était assurée, à une date si voisine de la guerre, que par l'armée sino-mandchoue, dite des Bannières, par les armées provinciales (dont celle du Tche-li, seule, au nombre de 30.000 hommes, avait quelque valeur et instruction) et les volontaires, le tout se montant, d'après l'Almanach de Gotha de 1894, à environ 387.000 hommes. La marine, créée en 1885 par un décret de l'impératrice douairière, comprenait, sans compter l'escadre spéciale de Canton, une trentaine de bâtiments, dont quatre navires à tourelles et douze croiseurs avec ou sans cuirasse. Mais, et quoique les bâtiments construits en Angleterre, en Allemagne, ou à l'arsenal de Fou-tchéou, fussent en eux-mêmes de très bonnes unités, ni le commandement, ni les équipages n'avaient d'instruction ni de préparation. La Chine, malgré les efforts de Li Hong-tchang, le seul Chinois qui eût vraiment l'idée des besoins et de l'outillage d'un État moderne, avait préféré se reposer, comme toujours, sur son orgueil, sur le mépris des ennemis possibles, sur l'illusion de sa force présumée et de ses ressources.

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Après la guerre sino-japonaise, l'intervention franco-russe

Après la lourde défaite de leurs armées face à celles du Japon, les dirigeants chinois sont abattus par les conditions draconniennes
imposées par le gouvernement japonais pour la signature du traité de paix.

Le vice-roi s'était aussitôt renfermé silencieusement dans son yamen. À Pékin, le prince Kong, malade, et qui avait déjà demandé et obtenu vingt-cinq jours de congé, en demandait dix autres. Le prince K'ing, redevenu, dans ces graves circonstances, avec les membres du grand Conseil, le chef et le directeur de la politique impériale, avait émis quelques appréhensions sur la résistance que rencontrerait soit en Mandchourie, soit à Formose, parmi les populations et l'armée, l'exécution du traité. Mais ni le palais ni le gouvernement n'avaient élevé d'objections ni de blâme contre l'œuvre des négociateurs. Les censeurs eux-mêmes s'étaient tus. Un grand et fiévreux espoir, d'ailleurs, animait les membres du gouvernement chinois, depuis qu'ils avaient appris que certaines puissances d'Occident s'étaient émues du sort de la Chine. Le lendemain même de la signature du traité de Shimonoseki, le 18 avril au soir, mon collègue de Russie, le comte Cassini, sur l'ordre de son gouvernement, avait invité le prince K'ing et les ministres du Tsong-li ya-men à ne pas hâter la ratification du traité et à attendre. En même temps que nous recevions, mes collègues de Russie et d'Allemagne et moi, les informations et instructions identiques sur l'attitude de nos gouvernements, les membres du gouvernement chinois apprenaient, par leurs légations de Saint-Pétersbourg, de Paris et de Berlin, la démarche que les ministres de France, de Russie et d'Allemagne avaient été chargés de faire à Tokio auprès du gouvernement japonais. Nos instructions étaient des 21 et 22 avril. Les 23 et 24 le prince K'ing, accompagné des ministres Souen Yu-wen et Jong-lou, s'était rendu auprès du comte Cassini, auprès de moi et auprès du baron Schenck, ministre d'Allemagne, pour nous remercier avec effusion de l'attitude de nos gouvernements, pour savoir exactement la nature de la démarche qui avait été faite à Tokio et pour nous demander ce que présentement le gouvernement chinois avait à faire.

Les deux ministres de l'alliance franco-russe, M. Gabriel Hanotaux, à Paris, le prince Lobanoff, à Saint-Pétersbourg, avaient, depuis quelques mois, et surtout depuis l'ouverture des négociations de Shimonoseki dont le comte Cassini et moi nous les tenions minutieusement informés, senti le danger qui menaçait, non seulement la Chine, mais aussi les puissances de l'Ouest ayant une situation acquise, des établissements, des intérêts de tout genre dans l'empire du Milieu. Ils n'avaient cessé de se consulter et de se concerter sur le parti et les résolutions qu'ils auraient à prendre. Le gouvernement allemand, de même, et bien qu'il eût, pendant la plus grande partie de la guerre, paru peu disposé à en interrompre le cours, bien qu'il eût, au contraire, à maintes reprises, félicité le gouvernement japonais du succès de ses armes, commençait à se préoccuper des conséquences qu'aurait la victoire du Japon. Un ancien ministre d'Allemagne à Tokio et à Pékin, M. de Brandt, rentré depuis quelque temps à Berlin, et resté en correspondance avec quelques-uns de ses amis de Chine, notamment avec M. Detring, familier et confident du vice-roi Li, avait, dans la presse quotidienne ou périodique, et en particulier dans la Deutsche Rundschau, soutenu que l'intérêt de l'Europe était de ne point laisser écraser la Chine. L'empereur Guillaume II, dont l'imagination hâtive avait déjà conçu et évoqué le spectre du péril jaune, voyait la Chine subjuguée, puis instruite et dressée par le Japon et les deux puissances asiatiques se retournant contre l'Europe. Il entra aussitôt en communication avec l'empereur Nicolas II qui venait, depuis quelques mois seulement, de succéder à Alexandre III, et n'hésita pas à lui proposer une action commune. Le gouvernement allemand se trouvait ainsi rapproché du gouvernement russe et, par voie de conséquence, du gouvernement français. M. Hanotaux, qui avait depuis quelque temps déjà compris que la France et l'Europe ne pouvaient se désintéresser des événements d'Extrême-Orient et de la paix à conclure entre les deux adversaires asiatiques, eût voulu que l'Europe ou du moins toutes les puissances ayant des intérêts en Asie fussent associées dans l'action à exercer. Il s'employa activement, par l'entremise de lord Dufferin, auprès du gouvernement britannique pour décider celui-ci à s'associer à l'action qu'il y aurait à exercer ou plutôt aux conseils qu'il y aurait lieu de donner. Le gouvernement français fut d'autant plus pressant et sincère dans cette insistance auprès du gouvernement britannique qu'il tenait à ce que la démarche à tenter à Tokio ne fût pas interprétée comme partielle et partiale à l'exclusion d'une des puissances les plus intéressées au statu quo et à l'équilibre de l'Asie orientale. M. Hanotaux n'était pas insensible en outre à l'avantage qu'il y aurait pour la France et la Russie à ne pas se trouver en un tête-à-tête trop rapproché avec l'Allemagne. Le cabinet Rosebery qui était alors aux affaires n'eut malheureusement pas le même sentiment de la situation. Il avait cru devoir considérer le traité de Shimonoseki comme plutôt favorable aux intérêts de l'Angleterre, soit à cause des avantages qu'il assurait au commerce international par l'ouverture de nouveaux ports et la concession de facilités plus grandes, soit à cause de l'obstacle que la victoire du Japon opposait aux progrès de la politique russe en Mandchourie et en Corée. Lord Rosebery avait, d'ailleurs, conscience de la faiblesse de son cabinet que menaçait une crise prochaine, et il ne se souciait pas de prendre ou de suivre, dans la circonstance, une initiative qui eût gêné le cabinet appelé à recueillir sa succession.

La démarche des trois ministres de France, de Russie et d'Allemagne à Tokio fut faite le 23 avril selon une formule dont les termes avaient été concertés entre le prince Lobanoff et M. Hanotaux. La démarche devait garder le caractère d'un conseil amical donné par les trois puissances au Japon, auquel l'occupation permanente des territoires continentaux du Leao-tong et de la Mandchourie était représentée comme rendant illusoire l'indépendance de la Corée, comme menaçant l'indépendance même du nord de la Chine et de la capitale de l'empire et l'avenir d'une paix durable. Les ministres de France et de Russie s'acquittèrent de la mission délicate qui leur était confiée avec beaucoup de tact et de ménagement. Le ministre d'Allemagne, au contraire, M. Gutschmidt, bien qu'il eût au cours de la guerre, en toute circonstance, prodigué au gouvernement japonais les félicitations les plus empressées, imprima à son langage un caractère de rudesse et d'exigence qui n'était nullement dans les intentions des cabinets de Paris et de Saint-Pétersbourg. Le gouvernement japonais, ainsi que l'attestent les papiers posthumes publiés après la mort du comte Hayashi, qui était à cette date vice-ministre des Affaires étrangères, ne manqua pas de remarquer la différence de ton ; et il montra vingt ans plus tard, lorsque au mois d'août 1914 il invita, à son tour, le gouvernement allemand à évacuer le territoire de Kiao-tchéou, qu'il n'avait oublié ni le fond ni la forme de la communication faite en 1895 aux comtes Mutsu et Hayashi par le ministre d'Allemagne.

Le gouvernement chinois était, depuis que nous l'avions instruit de la démarche de nos gouvernements, dans une agitation extrême. Il était partagé entre la joie que lui causait l'intervention des trois gouvernements de l'Ouest et l'incertitude sur l'accueil que le gouvernement japonais réserverait au conseil amicalement donné. Dans l'intervalle, et pour ne pas être surpris par les événements, il exprimait le désir que les délais de ratification du traité, fixés au 8 mai, pussent être prorogés. Il nous demandait avec anxiété sous quelle forme se traduirait le consentement du Japon à la mesure de rétrocession qui lui était proposée, et si cette rétrocession serait assurée par un acte officiel avant qu'il ne fût procédé à l'échange des ratifications du traité du 17 avril. Le prince K'ing et les ministres du Tsong-li ya-men multipliaient leurs visites aux trois légations respectives, mais surtout aux légations de France et de Russie, d'abord pour nous renouveler l'expression de leur gratitude, mais plus encore pour savoir avec plus de précision ce qu'ils devaient faire, ce à quoi ils pouvaient s'attendre et s'ils n'avaient pas d'autres risques à courir. Le prince et les ministres, mis en goût par ce premier espoir de rétrocession des territoires mandchouriens, me sondaient en outre sur la possibilité qu'il y aurait d'obtenir de même la rétrocession de Formose qui, me disaient-ils, refusait de se soumettre au joug japonais et se préparait à la rébellion. Comme je leur répondis qu'il n'était pas possible de remettre ainsi en question tout le traité de Shimonoseki, ils n'insistèrent pas ce jour-là. Mais ils devaient revenir à la charge, et nous eûmes, quelques jours plus tard, à tenir un langage très catégorique et très précis pour ne pas les laisser s'engager et nous engager nous-mêmes dans une vaine et dangereuse tentative qui eût singulièrement compromis notre action.

L'empereur du Japon avait ratifié, dès le 20 avril, c'est-à-dire trois jours avant la démarche des ministres de France, de Russie et d'Allemagne, le traité signé le 17 à Shimonoseki. Il en coûtait cruellement, dans ces conditions, au gouvernement japonais d'avoir, sur le conseil des trois puissances de l'Ouest, à renoncer à une partie considérable des résultats déjà acquis et que la ratification impériale venait de consacrer. Le comte Mutsu, pressé par les trois ministres de répondre à leur démarche du 23 avril, avait d'abord, par l'entremise du comte (alors baron) Hayashi, répliqué que, vu l'extrême importance de la décision à prendre et l'émotion considérable qui s'était emparée du pays, le gouvernement impérial avait besoin de se consulter lui-même. Au dehors, en Asie comme en Europe, l'attente, l'incertitude, l'anxiété causaient une tension extraordinaire. La presse britannique et l'agence Reuter, en félicitant le gouvernement britannique de n'avoir pas pris part à la démarche des trois puissances, semblaient prévoir une réponse négative du gouvernement japonais. À Paris, l'opinion, la presse, le Parlement paraissaient divisés. L'opposition d'extrême gauche, dont M. Alexandre Millerand allait se faire l'interprète dans une interpellation à M. Hanotaux, regrettait une intervention en faveur de la Chine, qui, au risque d'offenser et d'irriter le Japon, joignait l'inconvénient de nous associer, non pas seulement à la Russie, mais à l'Allemagne dans un acte décisif de politique extérieure. À Pékin, l'espoir et l'inquiétude ne faisaient que croître. Dans le doute que certains conservaient sur l'accueil réservé par le Japon à la démarche des puissances, le parti de la guerre relevait la tête. Quelques membres du grand Conseil demandaient quelle force de résistance présentaient encore les troupes chinoises amassées entre Pékin, Tien-tsin et Chan-hai-kouan. Mais cette dernière velléité belliqueuse était d'avance condamnée. Il était clair que le Japon disposait de la force, que, sans l'intervention de l'Europe, il eût été libre d'accomplir tout son destin, et que, vraisemblablement, selon la loi constante de l'histoire de Chine, il eût, comme l'avaient fait avant lui les Mongols, puis les Mandchoux, c'est-à-dire les conquérants venus de l'Est, imposé, à son tour, sa domination à la Chine. C'était donc de la réponse du Japon aux trois puissances de l'Ouest que dépendait le sort de l'empire du Milieu.

Le 1er mai, le gouvernement japonais, par l'intervention de ses légations en Europe, faisait connaître aux gouvernements français, russe et allemand que, déférant au conseil amical des trois puissances, il renonçait à la possession permanente des territoires qui lui avaient été cédés dans la Mandchourie méridionale et la presqu'île du Leao- tong, exception faite toutefois de la presqu'île de Kin-tchéou et de Port-Arthur, qu'il entendait conserver. La possession de Port-Arthur étant précisément celle qui constituait la plus grave menace pour l'indépendance de la Corée et de la Chine et pour le maintien durable de la paix, les puissances firent à Tokio une nouvelle et pressante démarche. Le gouvernement anglais, de son côté, soit qu'il ait été consulté par le Japon, soit spontanément, conseilla, semble-t-il, l'acceptation complète de l'avis amical qui lui était donné. Le 5 mai, par une nouvelle réponse communiquée aux trois puissances, le gouvernement japonais donnait son assentiment complet et définitif, renonçant aux territoires de la Mandchourie méridionale et de la presqu'île du Leao-tong, dont la possession lui avait été reconnue. Il demandait toutefois que le traité de Shimonoseki fût, au préalable, et à la date convenue, ratifié tel qu'il avait été signé, la rétrocession des territoires devant faire ultérieurement l'objet d'un acte additionnel ; que lesdits territoires continuassent à être occupés par lui jusqu'à l'entière exécution des clauses à déterminer ; qu'une indemnité supplémentaire lui fût accordée en compensation des territoires rétrocédés. Ces diverses conditions devaient être réglées entre le Japon et les trois puissances, ainsi qu'entre le Japon et la Chine.

Les ministres chinois avaient, dans l'intervalle de ces pourparlers, passé par toutes les phases de l'espoir, du doute et de l'anxiété. Ils étaient venus nous voir cinq fois en six jours, nous exposant l'état de leur esprit et de leur âme, nous consultant, demandant la prorogation de la date fixée pour l'échange des ratifications, préparant en même temps l'instrument des ratifications et faisant choix des deux délégués, Wou T'ing-fang et Lien-fang, qui devaient le porter à Tche-fou. Le 8 mai, à 10 heures du matin, ayant reçu la veille au soir les télégrammes de nos gouvernements qui nous faisaient connaître la renonciation définitive du Japon, nous avions, le comte Cassini, le baron Schenck et moi, prié le prince K'ing et les ministres du Tsong-li ya-men de vouloir bien se rencontrer avec nous à la légation de Russie pour y être informés du résultat qu'avait obtenu l'intervention des trois puissances. La joie du prince et des ministres, lorsqu'ils eurent confirmation de ce dénouement, fut profonde et se traduisit par la touchante expression d'une infinie gratitude. Puis, et comme dominés encore par les préoccupations qui depuis quelques semaines les tourmentaient, ils nous demandèrent si la réponse du Japon et la promesse d'un acte additionnel destiné à consacrer la rétrocession des territoires mandchouriens pouvaient être considérés comme offrant toute garantie. Sur notre affirmation péremptoire qu'il en était bien ainsi, ils se décidèrent à expédier à Tche-fou aux deux délégués chinois porteurs de l'instrument des ratifications l'ordre télégraphique de procéder avec le plénipotentiaire japonais, déjà arrivé dans cette ville, à la cérémonie de l'échange. Mais, jusqu'au dernier moment, leurs inquiétudes et leurs doutes subsistèrent. Nous sûmes en effet, après coup, qu'à leur instigation sans doute les deux délégués chinois, Wou T'ing-fang et Lien-fang, essayèrent in extremis d'introduire dans le protocole d'échange des ratifications une disposition relative à la rétrocession des territoires de Mandchourie et aussi une soi-disant protestation de la population de Formose contre l'annexion de l'île au Japon. Ce n'est que sur le refus catégorique du plénipotentiaire japonais d'accueillir ces vaines tentatives, sur sa menace de quitter immédiatement Tche-fou et de dénoncer l'armistice, sur l'ordre venu enfin de Pékin de ne pas insister davantage, que Wou T'ing-fang et Lien-fang, à la dernière heure, et lorsque le délai de l'armistice allait expirer, se résignèrent à signer sans modification le protocole de l'échange des ratifications.

Lorsque l'instrument des ratifications fut parvenu à Tokio, l'empereur du Japon, par une proclamation en date du 13 mai, notifia à la nation japonaise, dans les termes les plus élevés, la résolution qu'avait prise le gouvernement impérial d'accepter le conseil amical des puissances de l'Ouest.

« Nous ne croyons pas, disait l'empereur, qu'une décision magnanime, prise en considération de la situation générale des choses, puisse nuire à la gloire et à la dignité de l'empire, Nous avons donc admis les conseils loyaux des puissances amies et avons ordonné à notre gouvernement d'en aviser les gouvernements des trois puissances. Quant à toutes les mesures à prendre relativement à la rétrocession de la péninsule à la Chine, nous avons ordonné à notre gouvernement de les fixer avec le gouvernement chinois. »

Ces mesures et les conditions mêmes de la rétrocession furent, en fait, concertées et négociées d'abord entre le gouvernement japonais et les représentants des trois puissances à Tokio dans des conférences qui se prolongèrent du 25 mai au 19 octobre. Elles furent ensuite consignées et consacrées dans une convention formelle entre la Chine et le Japon qui, négociée à Pékin entre Li Hong-tchang, nommé plénipotentiaire spécial à cet effet, et le baron Hayashi, ministre du Japon, fut signée par eux le 8 novembre, et portée officiellement par le Tsong-li ya-men à la connaissance des trois légations de France, de Russie et d'Allemagne. Je me réserve, d'ailleurs, de revenir avec plus de détails sur ce sujet, au livre II de cet ouvrage, et dans le chapitre consacré aux négociations que le baron Hayashi eut à poursuivre avec le gouvernement chinois.

C'est également au livre II que je me propose de relater le résultat des négociations ou pourparlers auxquels donnèrent lieu, entre le gouvernement de la République et la Chine, de même qu'entre le Japon et l'Espagne, les questions relatives, d'une part à l'annexion de Formose, d'autre part à la navigation dans le canal de Formose et à la ligne de partage entre les nouvelles possessions japonaises et les possessions espagnoles au sud et au sud-est de l'île de Formose.

La Chine, grâce aux trois puissances, dont le Japon avait eu la magnanimité et la sagesse d'accepter l'amical conseil, sortait de la guerre dans des conditions qui, au moment où s'ouvrirent les conférences de Shimonoseki, eussent pu à bon droit paraître inespérées. Le service qui lui était ainsi rendu était considérable. Les trois puissances qui l'avaient rendu avaient pu obéir chacune à des motifs divers : la Russie au ferme dessein de protéger sa frontière sibérienne et de se réserver libre l'accès du Pacifique ; l'Allemagne à l'ambition de prendre rang en Extrême-Orient, d'y consolider sa situation politique et commerciale, et aussi de paraître servir les desseins de la politique russe, tout en détournant vers l'Asie l'activité de sa grande voisine de l'Est ; la France au désir de ne point se séparer de la Russie et d'assurer, par l'assistance prêtée à la Chine, ses relations de bon voisinage et d'amitié avec l'empire du Milieu. Les trois puissances avaient eu en outre le souci de sauvegarder et maintenir pour l'avenir l'influence et le prestige de l'Occident. Ce sont ces considérations qui s'étaient imposées à l'esprit de M. Gabriel Hanotaux et de ses collègues du cabinet présidé par M. A. Ribot, ce sont elles qu'il invoqua lorsque, dans la séance du 31 mai, il répondit à l'interpellation que lui avait adressée à la Chambre M. A. Millerand.

La France et la Russie s'étaient assurément, comme M. Millerand le fit remarquer, prononcées pour la Chine, ou plutôt encore, et par une pensée politique semblable à celle dont s'inspirait notre attitude en Orient envers l'empire ottoman, pour l'indépendance et l'intégrité d'une puissance asiatique avec laquelle la France et la Russie avaient, comme l'Angleterre elle-même, une longue frontière commune. La pensée de la politique franco-russe (je ne mentionne pas ici l'Allemagne qui avait d'autres projets et qui ne tarda pas à poursuivre d'autres et contradictoires intérêts) était juste et opportune puisque, par le service rendu à la Chine, elle mêla et confondit désormais l'intérêt de la Chine elle-même avec celui de l'Europe, et que, peu à peu, par une évolution dont la courbe ne fut pas tout de suite aperçue, elle amena le Japon à se rallier à notre formule, celle du maintien de l'intégrité et de l'indépendance de la Chine. Cette formule, destinée à devenir celle des divers traités d'alliance du Japon avec la Grande-Bretagne (1902, 1905, 1911), comme des accords franco-japonais et russo-japonais de 1907, a été d'abord celle de l'intervention du mois d'avril 1895. La France, qui, après s'être prononcée pour la Chine en 1895, s'est en 1907 liée avec le Japon par l'accord ici rappelé, ne s'est pas contredite, puisqu'en 1907 comme en 1895 elle proclamait comme maxime et devise de sa politique en Asie orientale le maintien de l'intégrité et de l'indépendance de l'empire chinois. Ce qui résulte des événements et des traités, c'est que c'est le Japon qui, dans sa sagesse et dans la pensée profondément réfléchie de ses hommes d'État, le prince Ito, le comte Hayashi, le marquis Komura, le prince Katsura, a compris que sa propre politique dans l'Asie orientale et vis-à-vis de la Chine devait être en accord avec la politique même des puissances d'Occident le plus intéressées à l'équilibre et à la paix de l'Orient. Il est permis de dire, à la lumière des événements qui se sont succédé de 1894 à 1907 et à 1915, que l'intervention des puissances, du moins de la France et de la Russie, en 1895 a été le principe et le germe de l'évolution qui devait faire du Japon l'ami et l'allié non seulement de l'Angleterre, mais de la France et de la Russie. La France peut donc, comme la Russie, son alliée, se féliciter de son attitude et de son rôle de 1895 : elle a, en remplissant son devoir et en sauvegardant ses intérêts de grande puissance de l'Ouest, préparé et déterminé la politique qui devait, par l'accord de la Triple-Entente et du Japon, sauvegarder le statu quo, l'indépendance et la paix de l'Asie orientale.

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Dernières impressions

Et maintenant, je ne puis m'éloigner sans jeter un dernier et attentif regard sur ce pays, sur cette ville où vient de s'achever mon labeur de trois années et demie. J'ai connu la Chine, j'ai vécu à Pékin dans l'une des crises les plus graves, les plus profondes de leur commune histoire, à l'heure où leur destinée a vraiment commencé à être mêlée à celle de l'Europe et de l'Occident, à prendre place dans le cadre de l'histoire générale. Jusque-là, l'empire du Milieu, tel que j'avais pu le voir et l'apprécier encore dans les derniers mois qui précédèrent la guerre sino-japonaise, s'était considéré comme l'empire universel, dont relevaient, comme d'un suzerain, les autres empires, royaumes ou États, comme l'ombilic du monde. Les cartes chinoises, que j'ai eues sous les yeux, le théâtre géographique de l'univers ne faisaient des autres contrées du globe que des dépendances plus ou moins lointaines de la Chine elle-même, telles que l'île de Luçon (Philippines) qui, pour les Chinois, représentait toute l'Espagne, l'île lointaine de la Grande-Bretagne, etc., etc. Jamais peut-être un grand empire voisin de la chute n'a endormi, à la veille même de la catastrophe et dans un rêve plus vain, son orgueil insensé. C'est que la Chine, malgré les secousses qui l'avaient si souvent ébranlée elle-même, malgré les leçons qui lui avaient été infligées depuis un demi-siècle, continuait à se croire hors de contact et d'atteinte et confondait sous le nom général de rébellions, d'actes d'insubordination et de piraterie, les conflits, les guerres mêmes qui l'avaient mise aux prises avec l'étranger.

Derrière sa Grande muraille, derrière les grands espaces désertiques du Nord et de l'Ouest qui lui servaient de boucliers, protégée par son immense côte, peu accessible, de l'Est, la Chine, surtout depuis l'invasion mongole, avait vécu à peu près isolée. Ses origines mystérieuses, la direction paradoxale et sans doute unique qui a fait prendre à tous ses mouvements et déplacements la route de l'Ouest vers l'Est, au lieu de l'itinéraire Est-Ouest généralement suivi par tous les peuples, l'immensité des espaces d'Asie qu'elle a occupés et peuplés, la spécialité de sa race, de sa langue, de certaines de ses mœurs, l'ont séparée et comme exclue, pendant de longs siècles, du reste de l'humanité. Ses rapports mêmes avec l'Inde d'où elle a tiré sa religion dominante, une partie de sa littérature et de ses arts, n'ont pas atteint ni affaibli en elle le sentiment « nativiste » qu'elle est à elle-même son tout, qu'elle se suffit et ne dépend de rien, ni de personne, En adoptant pour inspiration et règle de sa vie le culte du passé et de la tradition, le respect des ancêtres, la religion des morts et de la tombe, elle s'est confirmée encore dans ce dogme de sa vie propre et exclusive qui lui rendait le reste du monde inutile et fâcheux. Ce respect du passé et de la tradition, ce culte des ancêtres et des morts se retrouvent assurément dans plusieurs autres civilisations et en particulier dans la civilisation aryenne et gréco-romaine dont la nôtre est issue. M. Chavannes m'avait signalé, lorsque je partis pour la Chine, cette similitude de la civilisation chinoise à la civilisation aryenne en ce qui regarde le culte des ancêtres et des morts comme un des traits les plus frappants qui parfois paraissent rapprocher la Chine de la « Cité antique ». Mais, s'il y a là en effet de curieuses affinités et si, de même, la sagesse confucéenne offre, dans l'ordre moral, politique et social, certaines ressemblances avec la sagesse socratique, ce ne sont là sans doute que des analogies et des rencontres d'une commune humanité. La différence n'en demeure pas moins profonde entre les deux mondes dont les destinées n'ont évidemment aucune autre parenté.

Quoi qu'il en soit, et quelque long qu'ait été le rêve d'orgueil et d'isolement dans lequel la Chine s'est complue, c'est au lendemain de la guerre sino-japonaise que le réveil se fit et que la Chine se sentit, par la force des circonstances, en contact et en communauté avec le reste du monde et notamment avec ces puissances de l'Ouest qu'elle avait essayé de tenir éloignées d'elle. Sir Robert Hart m'avait dit un jour, dans un de nos entretiens devenus peu à peu plus confiants et plus intimes sur l'état présent et sur l'avenir de la Chine, qu'il ne croyait pas, quant à lui, que l'heure du réveil était déjà venue pour la Chine, et qu'elle lui apparaissait plutôt comme ce dormeur qui, tiré de son assoupissement, ne tarde pas à se rendormir en changeant seulement de côté et en s'appuyant sur le coude droit après avoir reposé sur le coude gauche. Je pense, au contraire (et l'événement semble bien l'avoir prouvé), que, cette fois, la Chine s'est réveillée tout à fait, et qu'après une longue séclusion du reste du monde, elle a compris qu'elle avait dans ce monde sa place qu'il était de son devoir et de son intérêt d'occuper.

Il est vrai que ce n'est pas d'elle-même peut-être et spontanément qu'elle en est venue à cette conclusion, mais que, comme je crois l'avoir montré dans le livre III de cette histoire, c'est la Russie et la France qui, après la paix de Shimonoseki, lui ont ouvert les yeux et lui ont fait comprendre le rôle qu'elle avait désormais à jouer et la décision qui, pour elle, s'imposait. C'est durant l'ambassade de Li Hong-tchang en Russie que la conviction s'est faite ou, du moins, achevée. C'est alors que, grâce à l'homme d'État assez génial pour faire sienne cette pensée et pour y conformer la conduite des affaires de son pays, la Chine, concluant le traité secret du mois de mai 1896, entra en alliance avec la Russie et se trouva rangée dans le groupement formé par la Russie et la France, non seulement pour la défense de leurs intérêts, mais, d'une façon générale, pour le rétablissement de l'équilibre et le maintien de la paix. Sous la dynastie des T'ang, sans doute, il y avait eu aussi des rapports d'ambassades et parfois des liaisons momentanées avec les musulmans de l'Ouest. Sous la dynastie mongole des Yuan il y avait eu aussi des rapports de même genre avec les musulmans de l'Ouest et avec ceux du Sud, dans les grandes Indes. Mais c'est la première fois qu'au crépuscule de la dynastie mandchoue et au lendemain de la guerre sino-japonaise, la Chine contractait une alliance proprement dite, et ce avec une puissance d'Occident, dont les frontières, il est vrai, touchaient les siennes et qui, par ses origines asiatiques, par les mœurs et croyances de certains de ses sujets, n'était point sans affinité avec elle, qui pourtant était avant tout l'un des plus grands empires d'Europe, l'un des plus importants facteurs et maîtres de la politique du monde.

Li Hong-tchang, après les mémorables entretiens de Saint-Pétersbourg et de Moscou avec l'empereur, le prince Lobanoff et M. Witte, avait fait partager à l'empereur Kouang-siu, dont la dernière guerre avait exalté le patriotisme, à l'impératrice douairière si éveillée aux intérêts de la dynastie, au prince Kong et au grand Conseil sa conviction que l'alliance russe était pour la Chine l'ancre de salut, le bouclier contre l'éventualité de nouvelles agressions japonaises. Il accepta la responsabilité d'endosser et de mettre en pratique cette politique, même sans avoir, dans la position de second plan qu'il occupait au Tsong-li ya-men, le pouvoir visible, la direction apparente. Il fut, en réalité, pendant trois années, c'est-à-dire jusqu'à la curée qui suivit l'occupation de Kiao-tcheou par l'Allemagne, et même encore pendant la période de négociations et de restauration qui suivit l'insurrection des « Boxeurs », l'homme d'État, le chancelier in partibus de la Chine.

L'opinion publique, en tant qu'elle existe dans ce pays, où elle n'est guère faite et représentée que par les fonctionnaires et le séminaire de lettrés où les fonctionnaires se recrutent, avait, après la guerre, senti qu'il y avait quelque chose à faire, que la Chine devait se réformer, s'instruire, s'armer, se mettre au pair des puissances de l'Ouest et du Japon lui-même en tout ce qui concerne les sciences et les applications des sciences, la civilisation matérielle, l'outillage militaire et industriel. Les plus grands lettrés de la Chine, les plus brillants lauréats des examens, les trois d'entre eux qui, à cette date, pouvaient être considérés comme les « leaders » de la Chine intellectuelle, étaient Tchang Tche-tong, vice-roi des deux Hou, Wong T'ong-ho, précepteur de l'empereur et président du ministère des Finances, et enfin, quoiqu'il fût encore dans l'ombre et qu'il n'eût guère été découvert jusque-là que par Wong T'ong-ho, qui devait plus tard le présenter à l'empereur, K'ang Yeou-wei, l'un des derniers lauréats des examens, l'auteur d'un ouvrage sur Confucius, le roi sans couronne, qui passionna et révolutionna l'armée des lettrés, le réformateur hardi qui devait jouer en 1898 un si grand rôle auprès de l'empereur dans les Cent-Jours où il semblait que, par les décrets de Kouang-siu, la Chine allait être transformée de fond en comble. Tous les trois, Tchang Tche-tong, Wong T'ong-ho, K'ang Yeou-wei, sous des formes différentes, à des degrés inégaux, et avec des intentions qui sans doute n'étaient pas rigoureusement les mêmes, étaient cependant d'accord pour penser que la Chine, sans renoncer radicalement à ses traditions et disciplines intellectuelles et sociales, avait à apprendre, à se mettre à l'école, à ne pas rester désarmée et comme en infériorité vis-à-vis des autres puissances de ce monde, et n'était plus en état de repousser le contact, les relations, les échanges de commerce et d'idées avec le reste de l'univers.

C'est le vice-roi Tchang Tche-tong qui le premier, dans une double série de dissertations ou exhortations, les unes intérieures (nei-pien), c'est-à-dire consacrées aux choses du dedans, à la réforme du cœur et de l'âme, les autres extérieures (wai-pien), consacrées aux choses du dehors, à la réforme des études, des méthodes, des examens, et publiées sous le nom général d'exhortations à l'étude (K'iuan-hio-pien), osa indiquer à la Chine le devoir qui s'imposait à elle de se réformer, de réparer sa défaite, de se préparer à nouveau pour un relèvement nécessaire. Ces dissertations, présentées à l'empereur par Hang Chao-ki, membre de l'Académie des Han-lin et commentateur impérial, eurent son entière approbation : quarante exemplaires en furent distribués, par l'intermédiaire du grand Conseil, parmi les vice-rois, gouverneurs et examinateurs provinciaux qui eurent l'ordre de les réimprimer et de les répandre à profusion dans tout l'empire. Sous le double aspect d'une réforme morale et d'une réforme des études, examens et méthodes, ce que Tchang Tche-tong proposait, c'était l'adoption par la Chine, non assurément des mœurs, des institutions, de l'éthique étrangères, mais de ce qui, à l'étranger, avait fait la force des puissances de l'Ouest et du Japon, c'est-à-dire des méthodes et de l'éducation scientifiques, d'un système d'études et d'examens plus approprié aux besoins du temps, aux nécessités de la défense nationale, au développement de la richesse et de la prospérité publiques. Le vice-roi écrivait, dans sa préface, que la Chine devait d'abord savoir rougir, rougir de voir l'empire inférieur au Japon, à la Turquie, au Siam, à Cuba même, qu'elle devait savoir craindre, craindre de voir l'empire devenir semblable à l'Annam, à la Birmanie, à la Corée, à l'Égypte, à la Pologne, qu'elle devait enfin savoir changer, changer ses méthodes, ses études, ses examens, recherchant avant tout l'essentiel et le fondement qui est d'apprendre et de savoir pour agir, et d'agir dans l'intérêt du pays et de l'empire.

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L'année 1895-1896 marqua un autre et considérable progrès, celui que j'ai signalé au début de ce chapitre, la conversion de la Chine à une politique définie, celle de l'alliance avec la Russie, et son adhésion à un programme de réformes, réformes matérielles, intellectuelles et morales, dont le vice-roi Li Hong-tchang avait déjà esquissé le projet, dont le vice-roi Tchang Tche-tong, dans son K'iuan-hio-pien, traça le plan. Appuyée sur la Russie et sur la France, décidée à rajeunir ses méthodes, son système d'études et d'examens, à compléter son outillage, à développer ses ressources, à accroître sa prospérité matérielle, la Chine entrait dans une nouvelle ère. Elle se préparait à créer une armée et une marine, elle se décidait à construire des chemins de fer, à exploiter ses mines, à ouvrir des arsenaux et des usines, à étendre ses industries. Les premiers grands emprunts qu'elle contractait en Europe, d'abord à Paris et à Saint-Pétersbourg, puis à Londres et à Berlin, lui démontraient la nécessité d'établir un budget et la destinaient ce premier pas une fois fait, à s'acheminer peu à peu vers le régime du contrôle et de la représentation parlementaire, vers le régime constitutionnel. La France et la Russie, en prêtant à la Chine le concours de leur puissance politique et de leur crédit, pourvoyaient ainsi non seulement à sa sécurité et à son indépendance, mais au développement de sa propre richesse. Sur leurs frontières asiatiques, par l'Indo-Chine et la Sibérie, elles l'invitaient et l'exhortaient à imprimer un nouvel élan à son commerce, à ses rapports avec les divers marchés du monde. Ce sont elles enfin qui, en faisant agréer par le gouvernement chinois, l'une le contrat d'emprunt de construction et d'exploitation de la ligne de Han-k'eou à Pékin, l'autre le contrat de construction, d'exploitation et de passage de la ligne du Transmandchourien, et en créant les deux premières grandes artères du réseau ferré de la Chine, reliaient directement la Chine à l'Europe. Il n'y avait assurément rien d'égoïste, d'étroit, de personnel ni de mesquin dans cette politique des deux puissances, elles-mêmes alliées depuis quelques années seulement, et qui, après avoir assuré l'indépendance du vieil empire asiatique, lui ouvraient une voie nouvelle et un avenir indéfini à l'heure même où il avait failli sombrer. La Chine, unie à la Russie et à la France par des liens politiques et économiques si solides et si étroits, prenait place sur l'échiquier de l'univers et devenait une puissance «mondiale». C'est ce dont Li Hong-tchang eut la vision et l'intuition dans sa grande ambassade en Europe, surtout dans ses entretiens de Saint-Pétersbourg, de Moscou et de Paris, et c'est cette vision qui, à son retour en Chine, lui maintint les yeux fixés sur la route qu'il avait à suivre, sur le but auquel il devait tendre.

La dernière et longue conversation que j'eus avec Li Hong-tchang, à la légation de France, le 14 juillet 1897, c'est-à-dire la veille même de mon départ, m'avait laissé sous l'impression que l'ex-vice-roi était trop convaincu et trop sûr de l'avantage que la Chine avait à rester fidèle à ce haut idéal pour qu'il n'y eût pas tout lieu d'espérer que la Chine s'y conformerait. J'ai encore dans les oreilles les paroles très catégoriques et très nettes par lesquelles Li Hong-tchang me donnait une dernière fois toutes assurances à cet égard et me répétait que la Chine, préservée, sauvée par la France et la Russie, était bien résolue à conserver le bénéfice de ce précieux concours et à n'aliéner à aucune puissance la moindre parcelle du territoire national. « Nous ne céderons ni territoire, ni port », tel fut le dernier mot de Li Hong-tchang en prenant congé de moi.

Mais déjà, et sans que la Chine assurément y fût préparée ou qu'elle y consentît, la menace allemande, c'est-à-dire d'une des puissances qui avaient fait profession, après la paix de Shimonoseki, de vouloir préserver le territoire chinois, était étendue sur la longue côte de Chine et sur le port dont l'escadre allemande pourrait le plus opportunément et avec le moins de risques se saisir. Déjà l'Allemagne était in petto résolue à s'infliger à elle-même et à la politique à laquelle elle s'était associée la contradiction et le démenti d'une occupation par force et en pleine paix d'un port appartenant à l'empire dont elle avait prétendu sauvegarder l'intégrité contre les ambitions du Japon. Quelques mois à peine allaient s'écouler jusqu'à ce que cette iniquité fût consommée, jusqu'à ce que la politique inaugurée au printemps de 1895 subît cette fatale déviation, jusqu'à ce que la Chine, déçue dans sa confiance et blessée dans sa foi, fût de nouveau jetée dans les incertitudes, les périls, les orages, et finalement vouée à la catastrophe. C'est l'Allemagne qui ici, comme ailleurs et dans la plus redoutable des crises que le monde ait connues, porte la responsabilité et la peine de la politique de trahison, de félonie et d'âpre cupidité qui, sous toutes les latitudes, n'a cessé d'être la sienne.


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