Vicente Blasco-Ibañez (1867-1928)

CHINE

[Notes sur un voyage de 1923.]

Traduction de Renée Lafont (18xx-1936). — Flammarion, Paris, 1932, 128 pages.

  • "J'attends les premières lueurs de l'aube en me promenant dans les salons de l'hôtel Yamata, à la gare de Moukden. Je regarde par les grandes portes vitrées qui donnent sur les quais, et je vois courir des groupes de Chinois chargés de paquets enveloppés de toiles de couleur, ou portant des valises à l'européenne. Ils sont descendus d'un train venant de l'intérieur de la Chine, et vont à l'assaut d'un autre train au parcours moins long, qui doit les mener à Dairen, à Port-Arthur et aux différentes villes bordant le golfe voisin de Liao-Toung. Ensuite je contemple à travers les vitrages, du côté opposé, la perspective de Moukden, ville mystérieuse pour moi, qu'enveloppent la nuit et la neige."
  • "Tandis que dans une gare notre wagon demeure immobile au delà du quai, toute une multitude s'assemble le long des fils barbelés qui protègent la voie. Pour la première fois nous avons devant nous la populace de ce pays prolifique à l'excès, où les foules surgissent de tous côtés, nombreuses et bruyantes comme les abeilles d'une ruche, et où la vie humaine paraît moins précieuse qu'ailleurs."
  • "Les Chinois de la basse classe sont invariablement vêtus de toile bleue, mais, comme dans les provinces du Nord l'hiver est extrêmement rigoureux, tous, pour se préserver du froid, doublent leurs pantalons et leurs blouses en les tapissant intérieurement d'une couche de coton brut. Les soldats ont eux aussi des vêtements capitonnés de la sorte, ce qui les fait paraître enflés et ressembler à des prismes quadrangulaires. Comme la populace est en guenilles, par toutes les déchirures perce le rembourrage de coton, et les mendiants, les journaliers et toute la marmaille sordide et quémandeuse qui s'entasse le long des palissades des gares, ont ainsi l'air d'insectes écrasés, dont l'abdomen laisse échapper à travers ses anneaux bleus broyés des entrailles graisseuses."

Extraits : Le palais d'Été - L'ex-empereur - En marche vers le fleuve Bleu. - Shang-haï - Canton
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Le palais d'Été

Miss Catherine Carl est une femme-peintre de talent américaine et la seule blanche qui ait habité les palais impériaux de la Chine.

En 1905, elle était à Shang-haï, quand la légation des États-Unis l'appela à Pékin. L'impératrice régnante, qui suivait l'exemple de certaines reines fameuses à d'autres époques, gouvernant à sa manière l'immense empire et tenant tête à l'ambition des puissances occidentales, avait éprouvé tout à coup le désir de vivre comme les souveraines de la lointaine Europe. Mais un tel désir n'était qu'un mouvement de curiosité qui ne l'empêchait pas de reprendre aussitôt ses anciennes habitudes. Cette impératrice, le dernier souverain qui ait véritablement régné sur la Chine, — car la République a été proclamée trois ans après sa mort, — voulut qu'une artiste appartenant à la race blanche fît son portrait, et, dès qu'elle apprit qu'une femme peintre célèbre voyageait dans ses États, elle profita de l'occasion, préférant servir de modèle à une femme.

Tandis que miss Carl faisait son portrait, elle l'interrogeait avec une curiosité d'enfant sur la manière de vivre des femmes chez les peuples de la race blanche.

L'étiquette chinoise ne lui avait jamais permis de voir les rues de Pékin. Elle gouvernait son immense empire sans avoir visité aucune des villes qu'il renfermait. Tout ce qu'elle en savait, elle l'avait appris par ouï-dire de ses mandarins. Quand elle traversait la capitale, une fois l'an, pour se rendre au temple du Ciel avec le jeune empereur, ou pour aller de sa résidence d'hiver de Pékin au palais d'Été, il ne lui était pas possible de voir son peuple. Rues et chemins étaient déserts dès la veille. Les Chinois savaient que toute tentative faite pour connaître leurs souverains était un crime qu'ils paieraient de leur tête. L'impératrice, suivie de son brillant cortège, s'avançait comme un fantôme dans ces rues mortes, et, pour que son passage eût quelque chose de plus irréel encore, des serviteurs du palais cachés sur les toits ou dans des arbres faisaient tomber une pluie de pétales rouges et jaunes, couleurs emblématiques de la dynastie, comme une sorte d'hommage céleste.

Pour cette femme, maîtresse absolue de cinq cents millions d'êtres humains, la plus grande distraction était de se poster le matin à une fenêtre, en dissimulant avec soin sa présence, pour voir les pauvres serviteurs de ses cuisines qui apportaient sur leur dos des sacs ou des paniers de comestibles. Elle pouvait ainsi connaître d'autres créatures que les personnages de sa cour. Peu de temps après, la tradition et l'orgueil dynastique régnaient de nouveau sur son âme, et lui faisaient trouver incompréhensible la vie menée par les souveraines de l'Europe.

Elle ressentait une sympathie instinctive et une admiration professionnelle pour Victoria, la reine de la Grande-Bretagne. Ses ministres et les diplomates lui avaient fait connaître l'existence de cette souveraine, impératrice comme elle, qui gouvernait l'autre partie du monde.

Au fond de son âme de Chinoise, elle se croyait supérieure à sa rivale. Les savants du pays, héritiers d'une science vieille de cinq mille ans, lui avaient appris que l'empire du Milieu occupe le point culminant de la terre, et que la pauvre Europe a grand'peine à se maintenir dans l'espace en se cramponnant à un de ses flancs. Mais, de toute façon, Victoria était la seule femme qui, dans le monde des Blancs, pût être comparée à sa personne divine. C'était à elle qu'appartenaient les îles flottantes qui voguent à travers les mers avec un panache de fumée ; c'était elle aussi qui possédait une partie de l'Asie, l'Inde, le pays le plus peuplé après la Chine, et la Fille du Ciel ne pouvait comprendre qu'une aussi grande reine sortît à pied dans des rues ouvertes à tout le monde et voyageât sans un long cortège, tout comme une boutiquière de Pékin.

— Tu crois que vraiment elle vit ainsi ? demandait-elle à sa portraitiste. Ne m'a-t-on pas trompée ?

Miss Carl a la bonté de m'accompagner dans la demeure merveilleuse, aujourd'hui fermée, où elle a passé quelques années près de l'impératrice régente, le palais d'Été, retraite favorite de la souveraine.

Nous suivons en automobile la longue avenue de la Paix perpétuelle et d'autres rues non moins larges de la ville tartare. Nous voyons quelques marchés pleins d'une foule remuante à cette heure matinale. Dans le voisinage de celui qu'on appelle le marché du Charbon, abondent les caravanes de chameaux. Tous les artistes qui ont peint des scènes de la vie à Pékin, placent invariablement à côté de ses murailles une file de chameaux, et ce détail, qui semble un ornement artificiel, n'est que la copie exacte de la réalité. J'ai toujours dû faire arrêter mon automobile aux portes de Pékin pour laisser passer, semblables à des escadres naviguant sur la terre, ces caravanes de chameaux qui avancent en tendant la tête comme une proue et en balançant les flancs comme la coque d'un vaisseau.

Dans l'intérieur de la ville ils marchent à la file, attachés les uns aux autres pour ne pas entraver la circulation. Chacun d'eux a la corde de sa muserolle assujettie à la queue de celui qui le précède. Dans le voisinage des marchés, quand ils se voient débarrassés de leurs charges, ils replient sous eux leurs pattes et se tiennent immobiles sur les trottoirs, tandis que les chameliers vendent leurs marchandises.

Nous franchissons une des portes de Pékin. Toutes sont surmontées de châteaux forts aux vieilles toitures, aux murs dont la couleur a été tellement modifiée par le temps qu'il est impossible de lui assigner une place dans la gamme des tons connus.

L'antique mur d'enceinte de Pékin est l'ouvrage de fortification le plus grandiose et le plus inutile qu'on puisse trouver dans le monde entier. Son épaisseur dépasse les proportions connues. En réalité il se compose de deux murailles dont l'intervalle a été comblé par les anciens constructeurs avec de la terre et des décombres. Pour cette raison, les portes sont profondes comme des tunnels, et, malgré leur hauteur, ont l'air de trous de souris, pour qui voit l'excessif éloignement des deux extrémités. Entre chacune d'elles et la ville se trouvent une nouvelle muraille en forme de demi-lune, une place d'armes où un bataillon peut se ranger à son aise, et un autre château-fort, pour que les assaillants, après avoir pris la première porte, en rencontrent une seconde qui les arrête. Néanmoins, les fortifications de Pékin n'ont jamais permis de soutenir un siège héroïque, et les envahisseurs ont toujours forcé l'enceinte facilement.

Notre automobile passe rapidement dans les faubourgs de Pékin et se lance bientôt à travers la campagne, Le palais d'Été est à vingt kilomètres, dans une région que les empereurs modifièrent à leur guise, pour la transformer en une sorte de paradis, comme Louis XIV créa dans une plaine aride les jardins de Versailles avec leurs fontaines et leurs étangs. Mais l'œuvre des souverains chinois fut plus colossale que celle du roi de France. Plusieurs d'entre eux s'y consacrèrent successivement, et, de plus, ils eurent à leur service le travail discipliné et tenace de multitudes infatigables.

Nous suivons le bord d'un canal qui va de Pékin au palais d'Été. Maintenant son cours est interrompu en plusieurs endroits. Autrefois le Fils du Ciel et son cortège pouvaient se rendre de la Ville violette au palais d'Été dans des barques dorées que halaient des équipes de serviteurs cheminant sur la rive.

Je passe un jour entier dans ce palais entouré de jardins qui ont plusieurs lieues de circuit.

Nous voyons les salles d'audience, qui étaient la partie du palais d'Été où les empereurs se mettaient en rapport avec le monde extérieur. Là venaient troubler leur vie champêtre des ministres, des ambassadeurs et des vice-rois de provinces. Dans une de ces salles des statues gigantesques de bronze, représentant un phénix et un dragon, se dressent, la bouche ouverte, sur des piédestaux de jaspe. Ma compagne, qui passa là tant de fois, m'explique que du gosier de ces deux animaux sculptés, s'échappait, pendant toute la durée de l'audience, un nuage invisible de parfums.

Au delà des salles de réception et avant les bâtiments où résidaient réellement les empereurs, se trouve le théâtre, dans une cour énorme encadrée de palais peu élevés en bois doré ou laqué, construits sur des plates-formes de marbre. Au centre de cette cour s'élève le décor fixe de la scène, un bâtiment de trois étages. Les acteurs criaient à tue-tête, quand ils passaient d'un étage à l'autre, suivant les besoins de la pièce.

Après avoir visité le théâtre, nous passons au pied d'une série de collines sur les pentes desquelles s'étagent, soutenues par des murs décorés de briques émaillées, des terrasses qui ont été autrefois des jardins, et qui maintenant sont couvertes de plantes parasites desséchées par le froid. Au temps des empereurs, elles étaient plantées de pivoines, et chacune de ces collines était une pyramide de fleurs, au sommet de laquelle s'élevait un édifice rouge et or, pagode ou kiosque.

Tout à coup s'ouvre une large perspective ; constructions, colonnades et montagnes s'écartent brusquement les unes des autres. Une surface blanche et azurée se prolonge au loin devant nos yeux. C'est la fameuse « mer » du palais d'Été, étendue d'eau qui n'a sa pareille dans aucun parc de la terre.

Les étangs de Versailles et ceux d'autres parcs fameux paraissent peu de chose en comparaison de cette magnifique pièce d'eau. À l'appui de cette affirmation, qu'il nous suffise de dire que ce lac, dont on ne peut distinguer les limites que du haut d'une éminence, et, qui, seul de tous les autres, justifie l'appellation emphatique de « mer » imaginée par les Chinois, a toutes ses rives dallées de marbre sur une étendue de plusieurs kilomètres, avec des balustrades également de marbre, sculptées comme un meuble de prix. C'est une richesse qui confond, — on ne peut la qualifier autrement, — et pourtant la largeur de la perspective, la vue de l'air libre, le mouvement lumineux de l'eau, donnent à cet excès de faste un charme sympathique.

Sur une grande partie de ces rives s'étendent des espèces de chemins couverts formés par des galeries de bois peint qui semblent n'avoir point de bornes. Des milliers de paysages, représentant les lieux les plus célèbres de la Chine, en ornent le plafond, et sur les frises courent des files d'animaux d'une variété infinie. On devine que cette décoration a demandé des années et que des armées de peintres y ont collaboré. C'est un travail vraiment chinois, d'une simplicité apparente, qui étonne et désoriente bientôt par son extrême variété, quand on l'examine dans tous ses détails, et qui finit par fatiguer l'observateur. En se promenant pendant des années le long de ces galeries, le Fils du Ciel parvenait à connaître, encore que ce fût d'une façon vague et imparfaite, la grandeur de ses États avec leur faune et leur flore, ainsi que l'aspect de leurs villes principales.

Du lac partent des rivières qui en sont des dérivations, et elles serpentent ensuite à travers les jardins. Des ponts de marbre en dos d'âne les traversent et mènent à des kiosques dorés où l'on allait prendre le thé. Toutes les collines sont artificielles ; elles ont été faites à force de bras par des multitudes innombrables de travailleurs. Les palais et les temples qui en couronnent le sommet, ont des soubassements et des balustrades de marbre, des murs en porcelaine verte, blanche et bleue, des toits de bois sculpté sur lesquels brillent des tuiles jaune d'or, — c'est la couleur impériale, — et des files de dragons et de singes décorant l'arête de leurs angles. Près du lac sont des bosquets touffus à la douce pénombre, et, devant les escaliers des embarcadères, s'élèvent des arcs de triomphe.

Au milieu, toute la surface du lac est blanche et solide, avec, çà et là des rugosités bleuâtres. L'hiver l'a gelée profondément. Près des rives, la croûte de glace s'est rompue, et l'eau, libre d'entraves, laisse voir ses vertes profondeurs, où tremble la chevelure d'une végétation soyeuse. De temps en temps passent, comme des éclairs de pourpre et d'or, des poissons chinois dont la queue ressemble à une longue jupe traînante. Plusieurs cygnes blancs, sortis de je ne sais où, viennent à notre rencontre en fendant l'eau libre et froide, dans l'espoir que nous offrirons quelque pâture à leur avidité. Des barques dorées qui ont un air de vieillesse, évoquant les souvenirs du passé, se balancent entre les petits glaçons détachés de la rive.

Un bateau beaucoup plus grand et entièrement blanc attire l'attention du visiteur. C'est le fameux vaisseau de Marbre, une île qui a la forme d'un navire, construite par ordre d'un des derniers empereurs, qui fit élever au haut de son enveloppe de marbre un palais, de marbre également. Un pont unit la rive à ce vaisseau immobile.

Les républicains chinois expliquent comme il suit ce caprice d'un monarque qui, comme presque tous ses prédécesseurs, n'avait jamais vu la mer. Dans le dernier siècle, la Chine eut besoin de faire un grand effort financier pour créer une véritable flotte à la moderne, capable de résister aux tentatives ambitieuses, chaque jour plus intolérables, des puissances européennes et du Japon. Quand on eut enfin réuni les fonds nécessaires pour la construction de vaisseaux de guerre, le Fils du Ciel commença par en consacrer une partie à la marine de son palais d'Eté, et il fit construire ce vaisseau de marbre.

Nous visitons au haut d'une montagne artificielle le temple des dix mille Bouddhas. Puis, nous gravissons d'autres montagnes dont de nouveaux palais et de nouvelles pagodes couronnent le sommet. Nous voyons se dessiner presque à la limite de l'horizon plusieurs collines avec des pagodes au sommet. Sur l'une d'elles s'élève une tour formée de sept petits temples superposés.

Nous apprenons avec étonnement que ces hauteurs lointaines dépendent également du palais d'Été et que les limites du parc impérial sont encore au delà. La nuit tombera sans que nous ayons vu plus de la moitié de ce monde écarté, créé par les monarques les plus invisibles de la terre. Personne n'a su aussi bien qu'eux chercher la paix et les douceurs de la vie. Ils ont été des pasteurs de peuples, destinés par leur naissance à conduire les troupeaux d'hommes les plus nombreux de l'univers, et ils n'en ont pas moins vécu loin de leurs semblables, comme s'ils étaient d'une autre espèce, dans un paradis artificiel qu'ils ont arrangé en égoïstes, au gré de leurs caprices.

Quelques empereurs éprouvaient tout à coup la nostalgie de la vie vulgaire, ils désiraient se mettre en contact avec la populace et connaître l'amertume des luttes soutenues par elle pour gagner la poignée de riz qui était sa nourriture quotidienne. Ennuyés de leur excessive grandeur, ils étaient avides de ne plus être les Fils du Ciel et de vivre en simples mortels.

Dans ces moments-là, les intendants de leurs plaisirs improvisaient un port sur le bord de ce lac, avec de nombreuses jonques à l'ancre et toutes les constructions d'une grande ville de commerce. Les courtisans se déguisaient en marchands et en marins, les dames de la cour étaient servantes de cabaret ou jouaient des rôles pires encore. Le Fils du Ciel, costumé en vagabond, commettait ses larcins sur le marché de la ville truquée, et allait dans ses bouges les plus infects, sans que personne se risquât à le reconnaître. Tout à coup de faux marins et de faux boutiquiers se querellaient, le couteau à la main, des femmes poussaient des cris perçants, la garde accourait, et l'on voyait se reproduire toutes les scènes habituelles dans les ports chinois, ces sentines du vice où grouillent des foules immondes comme les vers dans les chairs en putréfaction. Ce carnaval divertissait pendant quelques semaines le Fils du Ciel et les 80 ou 100.000 personnes qui vivaient dans la Ville impériale.

Nous voyons de loin les futaies du parc réservé pour la chasse. Maintenant elles sont dépeuplées. Au temps de l'empire volaient au-dessus de leurs frondaisons des milliers de pigeons dressés, à qui on avait mis un flageolet sous chaque aile. C'étaient des harpes éoliennes animées, qui laissaient dans leur sillage des sons harmonieux, et, comme les flageolets avaient des tons divers, ces musiciens ailés remplissaient l'espace de mélodies capricieuses, œuvre d'un orchestre errant.

Nous rencontrons de nouveaux escaliers couverts, avec une faune innombrable de dragons peinte sur leurs plafonds. Il semble impossible que l'imagination ait pu concevoir tant de variétés d'un seul animal chimérique. La rampe de ces multiples escaliers est massive et revêtue de briques émaillées vertes ou jaunes.


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L'ex-empereur

Je sais qu'à Pékin existe un empereur, quoique le pays soit depuis douze ans en république. J'ai à plusieurs reprises posé des questions à son sujet, et nul ne connaît en toute certitude l'endroit où il vit caché.

En Chine, les républicains, après leur triomphe, ont laissé en paix le jeune empereur et ont voulu qu'il continuât à mener sa vie d'autrefois. Et, comme en réalité il n'était jamais sorti de la Ville interdite et n'avait pas gouverné autre chose que sa maison, — c'étaient les ministres qui faisaient tout en son nom, — il doit penser à cette heure que la République ne diffère guère de l'ancien régime.

Il paraît que ce jouvenceau est plus heureux qu'autrefois, parce qu'il n'a plus de visites à recevoir et que personne ne l'ennuie plus en lui soumettant des rapports oiseux. Il a été marié encore enfant à une fillette de son âge, et tous deux, maintenant plus grands, n'en continuent pas moins à jouer dans des kiosques et dans des jardins. Il est épris d'une amie de sa femme, qui appartient à une grande famille de mandarins dévoués à l'empire. Les Chinois n'ont qu'une femme légitime, mais la coutume leur permet d'entretenir dans leur maison un nombre illimité de concubines. Et l'heureux « ménage à trois » impérial goûte les joies du paradis au centre de Pékin, sans que personne se rappelle qu'il existe.

De loin en loin, l'ex-empereur reçoit la visite du président de la République, qui habite lui aussi un palais dans l'ancienne Ville impériale. Le président est tantôt un mandarin lettré, tantôt un « docteur ès armes », c'est-à-dire, un général ; car la République chinoise passe par les brusques changements inséparables des crises de croissance et par les aventures violentes qui sont la loi de la jeunesse.

Le dernier Fils du Ciel ne sait pas en réalité ce que c'est qu'un président de la République. Il doit croire que c'est un ministre investi de tous les pouvoirs, un de ces favoris qui autrefois gouvernaient la Chine despotiquement, tandis que les empereurs, ses ancêtres, isolaient leur majesté invisible dans le paisible séjour du palais d'Été.

Peut-être que parfois il trouve qu'il serait bon d'appliquer au président quelques douzaines de bons coups de bambou, pour qu'il soit pourvu plus généreusement à ses dépenses, mais il ne voit plus autour de lui les eunuques de l'ancienne cour préposés à cette correction.

Il ne rencontre dans ses jardins que des militaires vêtus d'un uniforme bleu, rembourré pendant l'hiver, qui le regardent en face avec une audace de paysans révoltés, ne pouvant comprendre pourquoi un homme qui marche de la même façon qu'eux, a été appelé pendant cinquante siècles par leurs pauvres ancêtres le Fils du Ciel.


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En marche vers le fleuve Bleu

Plusieurs Européens qui habitent Pékin, ingénieurs, commerçants, et même diplomates, se joignent à nous pour profiter du train spécial qui doit nous mener à Shang-haï, à travers une partie considérable de la Chine.

Le Gouvernement a pris de grandes précautions pour que ne se renouvelle pas, quand nous passerons par Ling-tcheng, l'attaque qu'eut à subir, il y a quelques mois, un train de luxe, plein d'Européens et d'Américains.

Comme les personnages importants de Pékin qui ont besoin d'aller à Shang-haï et dans d'autres ports du Sud et désirent voyager avec nous, sont nombreux, on finit par former deux trains spéciaux. Chacun d'eux est muni d'énormes projecteurs électriques, semblables à ceux dont use la marine de guerre, et en tête comme en queue du train il y a des wagons blindés avec une compagnie d'infanterie et plusieurs mitrailleuses. En outre le ministère de la Guerre a fait concentrer des troupes dans les gares qui constituent des points stratégiques dans la vaste zone montagneuse où opèrent les bandes de brigands.

Nous croyons qu'en raison de toutes ces précautions nous pourrons arriver sans encombre à Shang-haï, au bout des trente-six heures que durera le voyage. Les deux trains sont composés de wagons-lits, de wagons-restaurants et de wagons-salons avec balcons permettant de contempler le paysage. Je n'ai jamais rien vu de semblable en Europe pour les commodités et pour le luxe. Seuls les trains appelés « trains de millionnaires », qui vont pendant l'hiver de New-York à Los Angeles, peuvent être comparés à ces deux trains organisés par le gouvernement chinois. Le matériel roulant est le même, car les wagons de Pékin ont été achetés aux États-Unis.

Notre voyage commence. Partout le sol est labouré. Hormis le terrain occupé par les tombes, il n'y a pas un seul pouce de terre en friche. Mais, comme nous sommes en hiver, la plaine est jaune. On ne voit plus que des sillons, des mottes de terre çà et là et des chaumes, d'où le vent fait jaillir des colonnes de poussière. Au printemps et en été ces plaines doivent être vertes et cuivrées.

Une vie animale exubérante se déploie dans la campagne soigneusement cultivée. Dans les champs courent d'innombrables troupes de volailles qui poursuivent les bêtes parasites. C'est seulement ici qu'on en peut voir d'aussi nombreuses. Le sol semble lui-même animé d'une vie extraordinaire ; on dirait qu'il se meut et qu'il ondoie, tant il y a de poules qui le parcourent ! Autour des étangs et des canaux, ou couvrant les eaux au loin, des bandes de canards battent des ailes. Cette Chine immense est la plus grande productrice d'œufs qui existe. Dans quelques gares nous voyons d'énormes récipients de métal, semblables à ceux dont on se sert dans les chemins de fer européens pour le transport des vins et des vinaigres. Ces cylindres gigantesques renferment une pâte épaisse formée par des millions d'œufs crus, entassés pêle-mêle, qui exhalent une puanteur intolérable. Les confiseurs l'achètent dans les ports de l'Europe, pour qu'elle serve de base à leurs combinaisons savoureuses et parfumées. Nous voyons aussi des fabriques où l'on fait sécher et triture les œufs que la Chine produit en si grand nombre, pour les réduire en une poudre qu'on envoie à l'étranger.

Dans toutes les localités, même dans les plus pauvres, des groupes de femmes offrent en hurlant des comestibles aux voyageurs : ce sont des plats apprêtés par elles, dont l'élément principal est le poulet ou le faisan. Ce dernier animal, si apprécié en Europe, est extrêmement commun en Chine. On voit autant de faisans que de poules dans toutes les basses-cours.

Beaucoup de gares, avec leurs marchandes à la figure ronde, à la peau jaune et aux yeux obliques, me rappellent celles du Mexique, où s'assemblent également de nombreuses femmes, qui offrent des pâtés et des membres de volaille saupoudrés de quelque chose de rouge. Les comestibles qu'on vend ici sont de la même couleur. Je vois des faisans tout apprêtés, recouverts d'une substance qui a l'air d'un vernis pourpre, mais cette couche n'est pas formée, comme au Mexique, de ce poivre extrêmement fort qu'on appelle « chile ». Les Chinois, pour donner un plus bel aspect aux volailles rôties, les enduisent de laque rouge, la même laque qu'ils emploient pour vernir un vase ou un meuble.

Pendant la nuit nous dépassons la région la plus dangereuse, un pays de montagnes où les bandes de rebelles peuvent trouver aisément un refuge après un attentat contre un train. Nous voyons d'inquiétantes lueurs d'incendie illuminer çà et là le paysage. Ce sont les projections lumineuses des réflecteurs qui explorent le chemin ; elles font se détacher dans l'obscurité les rails, qui brillent comme des bandes d'argent. Dans toutes les gares il y a des groupes d'officiers qui montent dans le train en traînant leurs sabres, pour donner des nouvelles ou recevoir des ordres.

Au réveil, le lendemain matin, nous voyons du train une Chine nouvelle. Nous approchons de la partie tropicale du pays, du Yang-tsé-Kiang, le fameux fleuve Bleu. Toute la région que nous traversons entre Pékin et Shang-haï est formée par les vallées de deux fleuves qui par la longueur énorme de leur cours sont dignes de leur renommée, le Hoang-Ho (fleuve Jaune) et le Yang-tsé-Kiang (fleuve Bleu). En réalité ce sont ces deux vallées qui sont la Chine proprement dite, et jusqu'au temps de l'antique République romaine le peuple chinois se développa dans la région qu'elles forment, sans les dépasser. Depuis, l'empire des Fils du Ciel s'agrandit par des conquêtes, ou fut envahi par des barbares qui ajoutèrent leur propre territoire au sien, et maintenant il comprend, outre l'ancienne Chine, la Mandchourie, la Mongolie, le Turkestan et le Thibet.

Nous avons traversé pendant la nuit la vallée du puissant fleuve Jaune, qui change souvent de lit, inondant des provinces entières, en convertissant d'autres en terrains marécageux, condamnant des millions d'êtres humains au supplice de la faim et faisant émigrer en masse les populations de certaines villes. Nous atteignons maintenant le versant septentrional des montagnes qui dominent le fleuve Bleu.

Nous voyons du balcon de notre wagon-salon des lagunes avec des cultures, rizières qui s'étendent à perte de vue, et des troupes de canards blancs et rougeâtres. C'est la Chine productrice de riz. Par intervalles nous rencontrons une large rivière artificielle, dont les rives sont tirées au cordeau, et d'énormes nappes d'eau qui servent de ports. Des centaines de joncs, dont les tiges se touchent par le bas, élèvent dans les airs une forêt de mâts.

L'empire a exécuté, il y a plusieurs siècles, un ouvrage qui, bien que moins fameux, est aussi extraordinaire que la Grande muraille. C'est le Grand canal qui traverse la plus grande partie de la Chine et relie à Pékin les ports du Sud. Pour le creuser il a fallu de longues années de travail et l'effort de plusieurs millions d'hommes.

Le Grand Canal est maintenant interrompu sur quelques points de son énorme parcours, mais on peut encore y naviguer pendant des milliers de kilomètres, et la nombreuse marine marchande chinoise l'utilise pour ses voyages à l'intérieur du pays. Plusieurs lacs alimentent de leurs eaux captées cette rivière artificielle, la plus longue qu'on connaisse. Les Fils du Ciel l'ont fait creuser pour qu'elle servît à transporter tous les tributs de riz fournis par les proyinces du Sud, ressource sans laquelle on ne pourrait assurer l'alimentation de Pékin et des multitudes qui peuplent le nord de la Chine.

Incontestablement il y a deux civilisations dans le monde, celle des pays producteurs de blé et celle des pays producteurs de riz ; mais l'Européen se trompe, quand il s'imagine que le riz est un aliment dont les Asiatiques font une très grande consommation. C'est pour les jaunes le mets de prédilection, mais la plupart d'entre eux n'en mangent que de loin en loin, et, s'ils parviennent à pouvoir en faire leur nourriture quotidienne, ils n'en consomment que des quantités très restreintes.

La divine ambroisie dans l'Olympe des Hindous est le riz au curry. Les dieux dans leurs festins le préfèrent à tout. Ce don du ciel est aussi l'aliment réservé aux grands personnages chez tous les peuples jaunes. Les autres mortels, dont le nombre s'élève à des centaines de millions, se servent pour le prendre de petits bâtons, afin que le plaisir de le savourer dure plus longtemps, et ils prolongent voluptueusement l'absorption du tout petit tas placé sur une assiette dont la contenance ne dépasse pas celle d'un décilitre. Les gens du peuple, dans l'Hindoustan, croient faire un vrai festin quand ils tiennent dans la paume de leur main une petite poignée de riz et en portent à leur bouche les grains un à un avec deux doigts de leur main droite.

Les peuples de la vieille Asie sont, depuis les périodes les plus lointaines de leur histoire, mariés indissolublement avec la faim.


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Shang-haï

La ville de Shang-haï n'est pas seulement célèbre dans tout l'Extrême-Orient par ses industries et par le mouvement de son port ; bien des gens, lorsqu'ils entendent prononcer son nom, sourient, tantôt avec une expression de regret, tantôt avec une certaine malice. C'est en effet la capitale du plaisir et du gaspillage. Il s'y trouve une rue de plusieurs kilomètres, appelée « Fou Tcheou Road », qui est magnifiquement éclairée jusqu'au lever du soleil. Toute la nuit restent ouverts ses restaurants, ses cafés-chantants, ses maisons de jeu et d'autres établissements qu'il est plus difficile de désigner par leur nom véritable.

La femme chinoise jouit ici d'une plus grande liberté que dans le reste du pays. Les courtisanes de Shang-haï sont fameuses et figurent dans un grand nombre de romans et de comédies de la littérature nationale. On les voit passer pendant la nuit dans la rue en question, assises dans des ricshas, couvertes depuis le cou jusqu'aux pieds d'étoffes à fleurs aux couleurs voyantes, le visage peint comme celui d'une poupée, les yeux allongés par un trait de crayon noir, fixes et sans expression. Elles vont de restaurant en restaurant pour figurer dans les banquets. Tout festin chinois manque d'attraits si, pendant sa durée de plusieurs heures, les convives ne voient point passer dans la salle de nombreuses courtisanes de ce genre. Elles causent aimablement avec eux, font les coquettes, débitent des vers et chantent des chansons, et se retirent ensuite pour faire place à des camarades qui arrivent, tandis qu'elles vont animer à leur tour de leur présence d'autres banquets. L'amphitryon se charge de les rémunérer pour cette visite fugitive.

Les grands négociants chinois, désireux de vivre à l'européenne, fréquentent des restaurants élégants et moins « gais » avec leurs femmes et leurs filles, tout en gardant leurs somptueux et éclatants costumes nationaux. Tous, dans ce pays, sont riches et gaspillent l'argent, les commerçants anglais et américains, les négociants en soie français, les brasseurs d'affaires des autres colonies étrangères ; mais les capitalistes les plus opulents, il faut les chercher parmi les Chinois, commerçants admirables qui dans un port comme Shang-haï peuvent donner libre essor à leur intelligence et monopolisent l'importation des articles étrangers comme la production nationale de la soie.

...Cette ville bruyante et riche, gouvernée par le corps consulaire, que tous appellent à cause de son port et du mouvement des affaires le « Londres de l'Extrême-Orient », est en même temps le séjour de ceux qui dirigent la propagande morale du christianisme et l'endroit où l'on trouve les lieux de corruption les plus tapageurs de l'Asie.

Il n'y a rien de pareil dans le monde à ce qu'est la nuit dans l'interminable rue appelée Fou-Tcheou-Road. On y voit des femmes de tous les pays, on y entend parler toutes les langues. Le grand bouleversement de la Russie a poussé jusqu'à Shang-haï un flot de femmes aux cheveux roux et aux yeux verts, sentimentales compliquées et à demi sauvages en même temps. Les courtisanes européennes se mêlent aux courtisanes chinoises. Les millionnaires du boom jettent à poignées les billets de banque par les fenêtres. Un souper à Shang-haï est quelque chose qui dépasse les imaginations du Satiricon. Le théâtre chinois y prospère plus que dans n'importe quelle autre ville de la Chine, et, comme les rôles de femmes sont tenus par de petits jeunes gens aux gestes caressants, ce qu'on appelle les « Princesses chinoises », fait concurrence au troupeau de femmes international. Le Blanc, subissant l'influence du milieu, s'adonne à l'opium avec une ardeur de néophyte, et finit par visiter les maisons luxueuses des « Princesses chinoises », maisons dont les directeurs intoxiquent avec une certaine herbe leur personnel imberbe pour lui donner un air languissant et par là plus intéressant.

Le quartier chinois de Shang-haï !... Maintenant, les Chinois de Pékin me paraissent grands, sobres de paroles, graves dans leur sourire, bref, des hommes d'une autre race. Ici, je rencontre pour la première fois le Chinois petit, turbulent, remuant et rusé compère. La ville chinoise de Shang-haï diffère de tout ce que j'ai vu dans le Nord. Ses rues tortueuses, étroites et humides, ressemblent à celles d'un souk musulman. Le sol est élastique sous le talon, tant est épaisse la couche de saleté qui la recouvre ! Dans les petites boutiques, de vraies tanières, on voit les industries et les commerces les plus divers, ébénistes travaillant à des meubles de luxe, marchands d'oiseaux, fripiers qui offrent de vieilles tuniques de mandarins, doublées d'une zibeline de grande valeur colonisée par les poux, aquarium avec des poissons aux formes fantastiques, fabriques de cercueils, boucheries avec des animaux écorchés qu'il est impossible d'identifier. Et dans les ruelles étroites se pressent les gens en foule, une multitude comme on n'en peut trouver que dans ces fourmilières de l'Asie, où l'on est habitué à côtoyer une misère inouïe.

Comme il fait moins froid qu'à Pékin, beaucoup vont à demi nus. D'autres conservent orgueilleusement leurs guenilles rembourrées, mais portent déboutonnées leurs tuniques, d'où pendent par les déchirures les blancs flocons du rembourrage. Il faut à coups de coude se frayer un passage à travers une cohue de mendiants, horriblement défigurés par la maladie, qui sont des caricatures de l'espèce humaine. Les lépreux tendent, pour implorer la pitié, leur main droite qui est un moignon sans doigts. D'autres n'ont plus de nez, et par deux trous noirs, complètement à découvert, on voit l'intérieur de leur crâne... Et toute cette tourbe s'agite, crie, se pousse, demande l'aumône ou chante. Des groupes de mendiants entonnent en chœur des espèces de chansons populaires devant les étalages des boulangers ou des bouchers, avançant en même temps des deux mains la sébile où ils reçoivent les offrandes. Comme nous sommes dans un pays de jongleurs étonnants, beaucoup de jeunes gens qui apprennent le métier d'équilibristes se promènent, le nez traversé par un jonc, au bout duquel tourne une assiette ou une roue.

Si nous traversons cette cour des Miracles en faisant effort sur nous-mêmes pour supporter des contacts si dangereux et une puanteur si immonde, c'est parce que nous voulons visiter le fameux « Jardin du Mandarin »... Et à ce propos, je crois utile d'avertir le lecteur : les Chinois ne savent pas ce que c'est qu'un mandarin, pas plus qu'ils ne savaient, il y a peu de temps, qu'il existait un peuple appelé le peuple chinois.

Le mot mandarin est un mot portugais. Comme les Portugais furent les premiers navigateurs de l'Europe qui visitèrent les ports de la Chine, quand ils jetèrent l'ancre à Canton, ils appelèrent « mandarins » tous les fonctionnaires du pays qui exerçaient quelque autorité (mando) sur leurs compatriotes.

Actuellement le « Jardin du Mandarin » est au centre du quartier chinois de Shang-haï. Sur l'emplacement du jardin on a élevé des maisons ; la seule chose qu'on ait conservée, c'est son petit lac. Il est intéressant de voir cette nappe d'eau circulaire refléter les constructions aux avant-toits vermoulus et aux toitures de laque brillante qui en bordent le contour.

Au milieu du lac il y a une île, occupée tout entière par un kiosque où l'on va prendre le thé, et par un saule qui courbe ses rameaux pleureurs sur l'eau verte. Un pont la relie à la rive, mais ce pont n'est pas en ligne droite ; ce serait trop simple pour le goût chinois. Il forme plusieurs angles dans son parcours et ainsi le trajet est plus long et offre divers points de vue. C'est cet îlot avec son kiosque, son saule et son pont angulaire que nous désirons voir. Il est aussi célèbre pour les Chinois que le sont pour nous le Parthénon, les Pyramides, l'Alhambra, les cathédrales gothiques et le Capitole de Washington.

Le lecteur connaît parfaitement l'île du « Jardin du Mandarin » ; il la connaît presque aussi bien que moi qui l'ai vue de mes propres yeux. Qu'il ne fasse pas signe que non ! Je répète qu'il la connaît, et cela depuis son enfance. C'est l'île avec un kiosque, un saule et un pont qui figure sur toutes les tasses à thé et sur leurs soucoupes, sur les châles appelés châles de Manille, sur toutes les boîtes de laque, sur tous les éventails chinois.

Les artistes indigènes reproduisent depuis quatre siècles l'île du « Jardin du Mandarin », et ils continueront à le faire aussi longtemps. Bien que cet ensemble ait l'air d'un décor frivole et fragile, il est plus connu que n'importe quel monument chinois dans le monde entier.


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Canton

Les Chinois les plus célèbres de ces derniers temps ont été des Cantonais. Depuis un demi-siècle, la jeunesse intellectuelle de Canton complète son instruction aux États-Unis et en Europe. De plus, les Chinois du Midi sont plus remuants et moins endurants que ceux du Nord. Leurs ancêtres ont souvent mené la vie de pirate ou formé des bandes de rebelles dans les montagnes. Dans les dernières années de l'empire on chantait dans les rues de Canton des couplets injurieux pour le Fils du Ciel et pour les gouvernants de Pékin, sans qu'aucun des fonctionnaires impériaux osât prendre des mesures pour punir une telle insolence.

Comme c'était logique, le mouvement républicain qui renversa la dynastie des empereurs « très purs », prit naissance à Canton. Mais, une fois la République établie, la population de cette ville refusa de continuer à être gouvernée, comme elle l'était sous l'empire, par les hommes d'État de Pékin ; elle se déclara indépendante et constitua ce qu'on appelle la République du Midi.

Ce séparatisme n'est pas un phénomène accidentel, dû aux divergences des partis politiques. En réalité il y a deux Chine complètement différentes. L'habitant de Pékin, homme de haute stature, à la figure sereine, sobre de paroles, à moitié tartare et à moitié mandchou, ne ressemble pas aux Chinois exubérants, vifs d'imagination, individualistes, ingouvernables, qui peuplent les provinces méridionales, et qui, lorsqu'ils se répandent comme émigrants en Amérique, se proclament orgueilleusement enfants de Canton.

Le docteur Sun-Yat-Sen, fondateur de la République du Midi et son président perpétuel, est un médecin de Canton qui a été étudiant aux États-Unis, et qui a combattu énergiquement au temps de l'empire pour faire triompher la République. Mais maintenant, dans sa propre patrie, il lui faut lutter contre de nombreux adversaires, qui entravent sa politique intérieure, et en outre faire face aux nations étrangères, qui soutiennent le Gouvernement de Pékin et refusent de reconnaître la République du Midi.

En ce moment il a engagé franchement la lutte contre toutes les puissances.

Je n'en vais pas moins à Canton. Mon voyage sera d'ailleurs court, fatigant, presque inutile. Il y a un chemin de fer qui va de Hong-Kong à Canton, mais depuis plus d'un an il ne fonctionne point. La ligne est anglaise, et, comme le président de la République du Midi a mis sous séquestre à plusieurs reprises le matériel roulant, les directeurs de la Compagnie ont jugé opportun d'interrompre le service. Nous faisons le voyage en remontant la rivière de la Perle dans des vapeurs commodes, genre américain, qui ont plusieurs ponts et sont des espèces d'hôtels flottants.

Bien que les Européens aient des établissements à Canton depuis trois siècles, ils vivent encore à part, dans un quartier nommé Chamin, séparé du reste de la ville par un canal ; c'était là que se trouvaient anciennement les factoreries. Aujourd'hui Chamin est une ville genre américain, avec des maisons à plusieurs étages et plusieurs hôtels, dont le meilleur et le plus fréquenté est l'hôtel Victoria. Dans ce quartier réservé aux Blancs, le quart des habitants est français ; le reste, anglais ou américain. Le « Christian College », établissement très important, soutenu par les missionnaires des États-Unis, sert d'Université à plusieurs centaines de jeunes gens du pays, qui sont élevés à la moderne. Le reste de Canton occupe une surface énorme, et est habité par plus de deux millions de Chinois. Les anciennes murailles, semblables à celles de Pékin, ont été démolies en plusieurs endroits pour que la ville pût s'étendre. En outre une partie des habitants, plus de 150.000, vit sur la rivière dans des sampangs.

À Canton, cette ville flottante a toujours été une curiosité pour les voyageurs. Les bateaux forment des groupes analogues aux pâtés de maisons dans les villes bâties sur terre. Leurs bordages se touchent et leurs hôtes passent indifféremment de l'un à l'autre. D'étroits canaux séparent les divers quartiers de cette ville aquatique ; ils font l'office de ruelles et il y circule de petits canots. Il y a des sampangs qui sont des boutiques où l'on vend les choses les plus nécessaires à cette population amphibie. D'autres bateaux très vieux servent de temples, et des bonzes vagabonds vivent mêlés aux habitants de la ville fluviale, mendiants, contrebandiers, émeutiers perpétuels qui figurent dans toutes les révoltes.

C'est aussi sur la rivière de la Perle, tout le long de ses rives qu'ont flotté pendant des siècles les fameux « bateaux de fleurs ». Le lecteur sait certainement à quoi servent ces maisons aquatiques, reliées à la terre par une passerelle, qui ont des galeries ornées de plantes grimpantes et de vases fleuris. Leur équipage, — employons cet euphémisme, — est composé de femmes outrageusement fardées, vêtues de tuniques aux couleurs printanières. Ces « bateaux de fleurs », brillamment éclairés toute la nuit, sèment de tous côtés sur les eaux sombres des reflets dorés et les sons d'une musique joyeuse. De leurs cours intérieures jaillissent des fusées qui sillonnent en sifflant le ciel obscur de jets de lumière diaprée. Ce sont des restaurants et des palais d'amour facile pour les libertins du pays. L'Européen qui réussit à pénétrer dans l'un d'eux, en sort presque toujours rossé par les clients de la maison. Plus d'une fois même le Blanc qui s'y était hasardé, a disparu dans le lit fangeux de la rivière.

Il reste encore à Canton un grand nombre de « bateaux de fleurs », mais nous ne parvenons pas à en voir même l'extérieur. Nous qui venons d'arriver, nous ne connaissons encore que les rues à demi européennes du quartier de Chamin, situées entre le débarcadère et l'hôtel Victoria, que nous avons traversées en ricsha.

Les Chinois de Canton nous paraissent plus grossiers, plus turbulents et plus insolents que ceux d'autres villes. Ils crient, en nous voyant passer, d'un ton agressif ; ils interpellent ceux de leurs compatriotes qui traînent nos ricshas, et, bien que je ne puisse comprendre leurs paroles, je crois en deviner le sens d'après les jeux de physionomie qui les soulignent. Ils insultent évidemment ces compatriotes qui servent de chevaux aux blancs. On remarque dans la foule une surexcitation extraordinaire, due sans doute à la menace des croiseurs mouillés dans la rivière. Il y a parmi eux de nombreux croiseurs anglais, français et américains, plus un italien et un portugais, tous avec leurs canons débarrassés de leur housse et prêts à tirer.

En voyant ces échantillons de l'espèce humaine si différents de nous, on met quelque peu en doute l'avenir de la République chinoise et l'affranchissement d'autres nations, véritables fourmilières, qui font partie de ce monde vieux à l'excès.


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