Jean-Baptiste Kao

Couverture. Jean-Baptiste Kao : La philosophie sociale et politique du confucianisme

LA PHILOSOPHIE SOCIALE ET POLITIQUE DU CONFUCIANISME

Éditions franciscaines, Paris, 1938, 192 pages.

  • Kao J.-B. : "À l'époque de Confucius (551-479 avant Jésus-Christ), l'ordre social, basé sur le régime féodal, subissait les premières secousses du bouleversement qui allait le renverser et le système de l'éducation publique, comme beaucoup d'autres institutions sociales, tombait déjà en décadence. Confucius se proposa de rétablir l'ordre dans l'empire en préparant une équipe de fonctionnaires compétents et vertueux, qui sauraient mettre en pratique les principes des anciens sages. De tous côtés, des jeunes gens affluèrent vers lui. Le caractère traditionnel de cet enseignement valut à l'École de Confucius d'être appelée Jou-Kia ; ses disciples furent nommés les Jou. La doctrine de l'École des Jou est essentiellement la sagesse traditionnelle des anciens rois, sages et vertueux, dont les hautes physionomies ouvrent l'histoire nationale de Chine...Confucius a repris cette tradition glorieuse ; il en a colligé et perfectionné les données en les développant en un système complet et, par l'intermédiaire de ses disciples, il l'a transmise aux générations qui allaient suivre."
  • Tsien Tai, Ambassadeur de Chine (1938) : "Au contraire de tant d'autres livres, qui, induisant en erreur les Européens, déçurent les Chinois et les attristèrent, le présent travail offre un caractère de probité intellectuelle auquel le lecteur le moins averti des choses d'Extrême-Orient, peut, à bon droit, se fier. Le mérite est d'autant plus grand qu'il n'est pas fréquent. Le R. P. Kao a su jeter des ponts entre la terminologie chinoise et la terminologie française ; il a su tracer de justes délimitations aux endroits où la confusion des termes avait amené celle des jugements et avait écarté les uns des autres des hommes qui, rien qu'en se comprenant, sont tout près de s'aimer."
  • Jacques Leclercq (Revue néo-scolastique de philosophie, 1939) : "Par un exposé simple, portant toutes les marques externes de l'objectivité, — je ne suis pas capable de juger des marques internes, — le R. P. Kao venge la pensée morale chinoise du discrédit dont l'Occident la frappe. En réalité, la Chine a été, en dehors du monde chrétien, le centre le plus actif de réflexion morale que la civilisation ait produit, et le système confucianiste est plus cohérent et plus complet qu'aucun des systèmes occidentaux. L'Europe juge d'habitude le confucianisme d'après ce qu'il était au XIXe siècle. Nous nous insurgeons à bon droit quand on juge de même le thomisme d'après ce qu'il était aux XVIIe et XVIIIe siècles. La grande tradition confucianiste va du VIe siècle av. J. C. au début de notre ère. C'est sur Confucius et ses grands disciples qu'il faut juger le confucianisme, non sur ce qu'il est devenu deux mille ans plus tard."


Extraits : L'évolution de la doctrine de l'École des Jou - Le problème de la nature humaine
La conception confucianiste de la société humaine - L'antimilitarisme confucianiste - Conclusion

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L'évolution de la doctrine de l'École des Jou au cours des âges

Confucius consacra presque toute sa vie à l'enseignement. Il forma tous ceux qui venaient à lui, sans distinction de condition sociale. Le nombre de ses disciples atteignit 3.000 ; 72 d'entre eux connaissaient parfaitement les six arts libéraux et sur ces 72, dix, les plus remarquables, nous sont connus ; leurs noms et le souvenir de leurs qualités sont conservées dans le Lun-yu : Yen-yuan, Ming-tse-k'ien, Joen-pei-niou et Tchoung-koung brillaient par leur vertu ; Tsai-gno et Tseu-koung se distinguaient par leur conversation ; Jan-you et Tseu-lou avaient un sens supérieur de la politique ; Tseu-you et Tseu-hia étaient d'une haute valeur littéraire.

Dans son œuvre éducatrice, Confucius avait pour but de former des hommes accomplis et plus particulièrement des hommes d'État, qui, compétents et vertueux, pourraient aider les princes à réformer leurs administrations et ainsi collaborer à mettre fin au désordre et à relever l'empire. Le Maître n'avait guère l'intention de faire de ses disciples spécifiquement des philosophes. Après sa mort, ses disciples se dispersèrent à travers toute la Chine ; ils devinrent ministres de différents royaumes, précepteurs et consulteurs des princes, vulgarisateurs de la doctrine de leur Maître. Il s'en suivit que ces disciples immédiats de Confucius n'apportèrent à peu près aucun développement ni aucune addition à la doctrine originale, à l'exception toutefois de Tseng-tse, auteur présumé du Ta-hio et du Hio-king, qui dans ce dernier ouvrage, développa le thème de la piété filiale et en montra l'importance primordiale.

De l'École de Tseng-tse sortit Tseu-sée, petit-fils de Confucius, qui composa le Tchoung-young. À cette même École appartient Mentse (environ 372-289 avant J.-C.), grand esprit politique, qui s'employa à défendre la doctrine de son Maître contre les attaques des autres philosophes de son temps. Son œuvre a pris place dans Les Quatre Livres. De l'École d'un autre disciple de Confucius, Tchoung-koung, sortit le grand philosophe Suntse (environ 330-236 avant J.-C.). Par la profondeur de sa doctrine et par l'ampleur de son érudition, il surpassa en valeur tous les philosophes de l'École des Jou et contribua à répandre la doctrine de Confucius dans toute sa pureté et son intégrité. Il réfuta brillamment tous les systèmes différents qui avaient surgi depuis Confucius, et soumit à la critique leurs erreurs initiales. Il revendiqua pour l'École des Jou d'être seule à posséder la vérité et seule capable de remédier aux maux de la société. Ses ouvrages sont nombreux. On en tira trente-deux chapitres qui constituent le livre qui porte son nom.

Ces deux derniers philosophes, Mentse et Suntse, apportèrent à la doctrine confucianiste des éléments vraiment neufs.

Mentse démontra la nécessité de l'économie, tant publique que familiale. À ses yeux les vertus principales, l'humanité, la justice, l'honnêteté et la sagesse prennent leurs racines dans le cœur de l'homme, dont la nature est essentiellement bonne. Pour cultiver la nature humaine, il édicté de nombreuses règles de perfection morale.

Suntse prouve que la société civile est d'origine naturelle et décrit en détail ce que doivent être la forme et les qualités d'un bon gouvernement. Pour démontrer la nécessité de l'éducation, de la législation et de l'autorité civile, il entend prouver par des arguments psychologiques que, par elle-même, la nature humaine tend vers le mal et a un besoin constant d'être redressée. Son livre contient nombre de réflexions personnelles sur la psychologie des sentiments, de la volonté et de la connaissance. Il réfute les sophismes et fixe les règles du juste emploi des mots. Grâce à Suntse, la doctrine de l'École des Jou, remontant à l'antiquité impériale, établie sur des bases solides par Confucius et développée par ses disciples, atteignit une véritable perfection.

C'est pourquoi nous limitons notre étude à cette première période classique. Cependant, il nous paraît utile dans cette introduction de tracer l'évolution de la doctrine au cours des âges et jusqu'à nos jours.

Comme nous l'avons indiqué ci-dessus, vers la fin du 3e siècle avant J.-C. le confucianisme subit une violente persécution sous l'empereur Che-houang-ti de la dynastie des Tsin (221-206 avant J.-C.).

En 213, ce souverain, se rapportant au conseil de son ministre Li-se, qui était disciple de Suntse, proscrivit tous les livres canoniques laissés par Confucius et les livra aux flammes. Il fit en même temps enterrer vifs plus de 460 lettrés confucéistes.

Cet acte de destruction aveugle et de cruauté avait été suscité par l'opposition irréductible des Jou à l'œuvre politique grandiose de Che-houang-ti, qui rendit l'unité à l'empire, centralisa les pouvoirs administratifs dans ses mains et abolit le système féodal, facteur principal de la crise qui accablait le pays depuis plus de cinq cents ans. L'exercice brutal de cette politique répressive, qui se portait contre la classe intellectuelle la plus puissante d'alors, suscita contre l'empereur Che-houang-ti une sourde et violente opposition. Le désordre ne tarda pas à éclater de nouveau et la dynastie des Tsin fut renversée. Son règne n'avait pas dépassé quinze ans.

La dynastie des Han (206 avant J.-C. à 220 après J.-C.) lui succéda. En opposition avec la conduite de son prédécesseur, Kao-tsou, fondateur de cette dynastie, se rendit au tombeau de Confucius pour rendre hommage au Maître et pour gagner à sa cause les disciples du Sage. Son successeur, Houi-ti (194-188 avant J.-C.) rapporta l'interdiction que Che-houang-ti avait prononcée contre les livres canoniques confucéistes. Le troisième empereur, Ouen-ti (179-156) accorda aux confucianistes dans le gouvernement et l'administration une influence qu'ils n'avaient jamais possédée jusqu'alors. Un peu plus tard, l'empereur Ou-ti (140-86), se rangeant à la proposition du célèbre confucéen Toung-Tchoung-Chou (en 124 avant J.-C.) institua une commission composée de docteurs confucéistes pour rechercher les fragments des cinq livres canoniques, pour les reconstituer et les interpréter. Des passages non retrouvés furent rétablis de mémoire par de vieux lettrés. Mais il fut impossible de restaurer tous les ouvrages dans leur intégrité primitive ; le Chou-king, Annales des empereurs, n'a retrouvé qu'un tiers de son ancien volume. D'une manière générale cependant, ce travail, accompli avec compétence et piété filiale, parvint à reconstituer les livres canoniques dans la pureté de leur doctrine et l'intégrité de leur pensée.

On doit à l'empereur Ou-ti la fondation auprès du palais impérial, de l'école supérieure consacrée uniquement à l'enseignement de la doctrine de Confucius en vue de former des fonctionnaires compétents et vertueux. Leur avancement dépendait de leur capacité qui était reconnue au cours d'examens. Ce système d'enseignement confucéen ne tarda pas à se développer dans tout l'empire.

La recherche et la reconstitution des livres canoniques et leur exégèse, l'institution du système officiel d'enseignement et d'examens sur la philosophie confucéiste et le recrutement des Jou dans l'administration furent les trois éléments du triomphe du confucianisme, qui devint en fait la doctrine orthodoxe de l'empire chinois.

L'époque des Han fournit à l'École des Jou plusieurs philosophes vraiment remarquables. Leur coryphée, Toung-Tchoung-Chou (170-90 avant J.-C.) développa la doctrine de Confucius en s'attachant principalement au livre Le Printemps et l'Automne, le Tchouen-ts'iou. C'est à lui que revient le mérite d'avoir assuré au confucianisme la victoire décisive.

À la dynastie des Han succédèrent les « Trois royaumes » et les dynasties dites Méridionales et Septentrionales. Cette période d'une durée de 400 ans, est dans l'histoire de la Chine, une période de troubles et qui, du point de vue intellectuel confucéen, n'offre rien de remarquable : des guerres incessantes, des révolutions continuelles et des invasions barbares molestèrent affreusement la population.

L'éducation publique, instituée par la dynastie des Han, fut complètement négligée et presque anéantie. Sous le coup de cette oppression, le peuple chercha sa consolation dans la doctrine religieuse du taoïsme et du bouddhisme. Les intellectuels faisaient leurs délices des méditations métaphysiques du taoïsme et le peuple s'attachait à la doctrine bouddhiste de la compassion et de la métempsychose. Le bouddhisme, introduit en Chine vers le début de l'ère chrétienne, tira de ces circonstances un réel profit et il leur dut un progrès considérable. Au Ve siècle il s'était établi solidement dans tout l'empire chinois. À cette époque cependant on compte encore des partisans militants du confucianisme qui s'efforcent de restaurer l'éducation publique selon les principes du Maître. Ils rédigèrent des commentaires de grande valeur sur les livres canoniques ; grâce à eux, la tradition confucianiste ne fut pas interrompue.

Sous la dynastie des T'ang, qui régna de 618 à 907, le confucianisme reprit un grand rôle réalisateur dans l'État. Les empereurs de cette dynastie rétablirent l'instruction publique sur les bases de l'enseignement confucéiste et ils confièrent aux Jou le gouvernement et l'administration. L'empereur Tai-tsong (627-649), partisan convaincu du confucianisme, fit publier une édition officielle des livres canoniques sous le titre : Che-san-king « Les Treize Livres » (à savoir : Y-king, Chou-king, Cheu-king, Tcheou-li, Y-li, Li-ki, Tchouen-ts'iou-Tso-tchouan, Koung-yang, Kou-liang, Lun-yu, Hio-king, Oeul-ya, Mentse). L'empereur Hiuan-tsong (712-756) donna à Confucius le titre de Ouen-huan-ouang : Auguste Roi des Lettrés et il fonda l'Académie de Han-lin qui, dans la suite, revêtit la plus haute autorité et devint le centre spirituel de l'École confucéiste et de la vie intellectuelle chinoise.

La chute des T'ang fut suivie d'une période de troubles (907-960), pendant laquelle se succédèrent les Cinq Dynasties Ou-Tai et qui ne prit fin qu'avec la dynastie des Song.

Sous la dynastie des Song, le confucianisme connut une vigueur nouvelle. L'enseignement confucéiste fut rétabli et, sur beaucoup de points, amélioré. Mais ce qui fait la gloire de l'époque des Song, c'est le développement métaphysique que l'École de Sing-li « Philosophie de la nature et de la raison » apporta à la doctrine de Confucius. Les penseurs les plus remarquables de cette renaissance confucianiste sont au nombre de cinq : Tchou-toun-y, Tchang-tsai, les deux frères Tcheng-ming-tao et Tcheng-y-tchouan et enfin Tchou-Hi.

Ils cherchèrent à rétablir dans sa pureté primitive l'ancienne doctrine de Confucius et à l'approfondir au point de vue métaphysique ; ils fortifièrent ainsi la position du confucianisme en face du bouddhisme et du taoïsme. Le représentant le plus connu et le plus estimé de cette école néo-confucianiste est le rationaliste Tchou-Hi ou Tchou-Tse ; il remplit dans le courant néo-confucianiste un rôle que l'on a comparé à celui de saint Thomas d'Aquin dans la philosophie scolastique, car il devint le guide spirituel de l'École, et pendant plus d'un demi-millénaire les générations qui se sont succédées, ont étudié les livres canoniques à la lumière de ses commentaires.

La dynastie des Song fut renversée par les Mongols qui fondèrent la dynastie des Yuan. Pendant près d'un siècle (1280-1368), la Chine connut de nouveau la domination d'une race étrangère. Le peuple chinois eut la vie très dure. L'enseignement confucéiste fut maintenu, mais l'École ne produisit aucun philosophe.

La dynastie des Ming (1368-1644) chassa les Mongols et rétablit la liberté nationale. Les empereurs de cette dynastie s'efforcèrent de renouveler le pays selon la tradition millénaire des ancêtres ; ils mirent tous leurs soins à réorganiser et à perfectionner l'institution de l'enseignement et des examens créée par la dynastie des Han, reformée par celles des T'ang et des Song et ils lui donnèrent une forme définitive. Quant au développement doctrinal du confucianisme, l'époque des Ming eut un penseur remarquable en la personne de Ouang-Yang-Ming qui, se basant principalement sur la doctrine du Tchoung-young, s'efforça de rétablir le confucianisme dans sa pureté primitive. Il appartenait comme Tchou-Hi à l'École de Sing-li, mais leurs méthodes sont différentes. Tchou-Hi est un intellectualiste ; Ouang-Yang-Ming au contraire est un volontariste. On peut regretter que l'influence de Ouang-Yang-Ming sur le néoconfucianisme ne fut pas plus profonde et plus durable.

Au XVIIe siècle, la Chine subit encore une fois l'invasion barbare. Les Mandchous prennent possession du trône impérial. Leur domination dura plus de deux siècles et demi (1644-1912). Ils firent tous leurs efforts pour gagner les lettrés à leur cause, confirmant leur situation privilégiée dans le gouvernement et l'administration, renforçant le système d'instruction publique confucianiste et faisant de celle-ci un rouage de l'État.

En 1671, le second empereur Mandchou, Kang-Hi, publia son fameux « Saint Édit » dans lequel il entendait donner aux principes moraux du confucianisme une forme dogmatique. Un demi-siècle plus tard, en 1724, son successeur, Young-Tcheng, promulgua un commentaire officiel et détaillé du « Saint Édit ». Le confucianisme était érigé en dogme et l'École des Jou devenait une « secte » orthodoxe qui seule avait le droit de diriger la vie et la conduite du peuple chinois. Sous la dynastie mandchoue, l'École des Jou n'a guère produit de véritables philosophes. Par contre, les Jou de cette époque s'adonnèrent à de grands travaux d'ordre linguistique pour établir la pensée authentique du confucianisme classique par une étude approfondie et scientifique du texte des livres canoniques. Leur activité dénommée K'ao-tcheng-hio ouvre l'ère de « la science critique des textes ».

À partir de la seconde moitié du dernier siècle, au contact de l'Occident et à la suite des multiples défaites politiques et militaires que subit la Chine, les confucianistes, devenus outranciers dans leur conservatisme, furent contraints par les faits de reconnaître que l'étude de la philosophie ne suffisait pas à remplir le programme d'études et d'admettre des réformes dans l'enseignement et l'administration. Un groupe des Jou, l'ayant compris, soulignèrent les principes démocratiques que contient le confucianisme et préconisèrent une réforme profonde à introduire dans la politique. Ils préparèrent l'esprit public à accueillir la révolution qui éclata en 1911. En cette année, la dynastie mandchoue, qui avait ankylosé les forces vives de la nation, fut renversée, le principe de la liberté nationale fut proclamé et la République fondée.

Dès 1904, dans les établissements d'enseignement public, les livres canoniques confucianistes avaient été remplacés par les manuels des sciences modernes. C'était un changement très profond menaçant de bouleverser la vie spirituelle chinoise qui, pendant plus de deux mille ans, était nourrie presque uniquement de ces livres sacrés. C'était la fin du monopole de l'étude des classiques et de la domination des Jou sur le gouvernement et l'éducation.

Au cours des années 1913-1916, le Président Yuan-Che-Kai voulut remettre la doctrine confucéenne comme base fondamentale de l'éducation morale dans les écoles, tant publiques que privées. L'opinion publique ne fut pas favorable à cette initiative et le parlement rejeta le projet jugé contraire à la constitution républicaine. Le confucianisme fut déclaré responsable de toute l'inertie des fonctionnaires de la dynastie mandchoue et l'on attribua à cette philosophie les désastres publics dûs au fonctionnarisme et à l'abandon même des principes de haute politique et du service public qui avaient donné à l'État chinois de surmonter tous les obstacles au cours des quatre millénaires de son histoire.

Après la guerre mondiale, une nouvelle tendance se manifeste dans la vie intellectuelle du peuple chinois. On veut réajuster les divers systèmes philosophiques de l'ancienne Chine et les apprécier selon leur vraie valeur, avec impartialité, avec équité. Dans un grand effort d'objectivité, on recherche et on étudie leurs idées essentielles qui font l'objet de monographies multipliées et de traités d'histoire et de philosophie. À ces travaux on doit, jusqu'à présent, plusieurs ouvrages remarquables sur les doctrines des différentes écoles philosophiques chinoises. Confucius reprend la première place qui lui est due et sa philosophie comme celle des autres systèmes, retrouve son vrai visage. Cette étude est riche en résultat. Elle s'accompagne d'un mouvement d'éducation publique « la Vie Nouvelle » lancé par le généralissime Kiang-Kai-Chek, et qui fait de rapides progrès dans le pays. Ce mouvement a pour but de renouveler l'esprit moral de la nation, d'après les meilleurs principes de la philosophie nationale confucianiste. Le gouvernement, détenu par le Parti National Kuo-Min-Tang soutient ce mouvement.

Au Congrès plénier du Parti National, qui se réunit à Nankin les 15-22 février 1937, le projet tendant à la réintroduction des livres canoniques dans les écoles publiques fut adopté. Le gouvernement rétablit les honneurs traditionnels rendus au grand Sage dans son temple de Ciu-Fou et décréta que le 18 août, date présumée de la naissance de Confucius, soit jour de fête nationale en souvenir du grand Maître. Le Parti National (Kuo-ming-tang) base son activité politique sur le tridémisme (San-ming-tchou-i), doctrine du docteur Sun-Yat-Sen, fondateur de la République chinoise. Cette doctrine est une synthèse de la pensée traditionnelle chinoise confucéiste et des théories politiques de l'Occident appliquées à la Chine. L'esprit du confucianisme y domine. Il n'est donc pas arbitraire d'affirmer que le confucianisme vit encore en Chine, et qu'il a devant lui un très long avenir. Car son glorieux passé, son génie éminemment social et humain le rendent impérissable. À toute époque il est actuel à condition d'en adapter l'application aux circonstances de temps.

Doctrine régulatrice de la vie humaine, basée sur la loi naturelle par les anciens Sages de la nation chinoise, colligée et approfondie par Confucius, développée et propagée par ses disciples, le confucianisme, dès le début du IIe siècle avant Jésus-Christ a été pour la Chine le code orthodoxe de toute sa vie morale et spirituelle et, en dépit des autres systèmes concurrents, il est demeuré le principe directif de toute la vie sociale. Depuis la dynastie des Han, l'instruction publique est entièrement basée sur l'enseignement de Confucius et sa portée spirituelle malgré les déviations que la faiblesse des hommes lui a fait endurer, demeure intégrale.

L'époque des Han et des T'an fut marquée par la reconstitution des livres canoniques et par leur étude exégétique. L'époque des Song et des Ming vit surgir une merveilleuse floraison métaphysique. La période de la dynastie mandchoue suscita un mouvement de critique des textes qui atteignit une très grande perfection. Notre époque enfin, qui enregistre la destruction de la secte des Jou et de son influence politique, détenue par le parti Kuo-ming-tang, voit les principes essentiels du confucianisme incorporés dans le système du tridémisme qui est le code du gouvernement national.

Après tant de millénaires, la doctrine des anciens sages et du grand Maître de la philosophie chinoise reste toujours vivante et toujours actuelle.

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Le problème de la nature humaine

Le problème que pose la nature humaine a toujours été, de la part des philosophes chinois, l'objet d'études très actives ; leurs efforts se portèrent principalement sur un point particulier : la nature humaine est-elle foncièrement bonne ? ou est-elle foncièrement mauvaise ?

Le sujet dernier de toutes les questions relatives à l'éducation, à la politique, et à la moralité des actes n'est autre que la nature humaine elle-même. Dès lors, l'importance du problème saute aux yeux ; que ce problème reçoive une juste solution, du même coup, toutes les autres questions s'éclairent à cette lumière.

Dès les temps les plus anciens, comme le témoignent les livres classiques le Y-king et le Chou-king, les philosophes chinois essayèrent certaines explication. À l'époque des empereurs Yao, Chouen et Yu (XXIIIe et XXIVe siècles avant J.-C.), l'on distinguait une double tendance ou « double cœur » : le « cœur de l'homme » et le « cœur de la raison » ; celui-là violent, dangereux, troublant l'intelligence ; celui-ci subtil, délicat, ouvert à la lumière.

Au cours des siècles suivants, des expressions différentes furent employées pour exprimer cette même idée et l'on expliquait : l'homme est doté de l'existence simultanée d'une nature raisonnable ou conscience innée, principe de ses actes vertueux et d'une nature vicieuse, toute pleine de concupiscences, à laquelle notre confiance ne doit pas être donnée, mais que nous devons contenir et diriger.

Ces quelques éléments furent le point de départ des divers systèmes qui s'édifieront par la suite.

Il fallut attendre la seconde période de la dynastie des Tcheou (700-255 avant J.-C.) pour avoir une explication logique du problème. Traitant de la nature humaine, un philosophe du nom de Che-Chao discerna en elle deux parties : l'une bonne, l'autre mauvaise ; que la partie bonne soit cultivée, et le bien se développera ; que la partie mauvaise le soit, et le mal se développera. L'accroissement du bien ou du mal dépend donc de la direction dans laquelle l'homme cultive sa nature.

Che-Chao précéda-t-il ou suivit-il Confucius ? ou même fut-il son contemporain ? C'est un point qu'il est impossible de préciser à l'heure actuelle. Nos informations sur ce philosophe nous viennent de Ouang-Tsong, qui vécut au premier siècle de l'ère chrétienne et qui, dans son livre De la Nature, expose la pensée de Che-Chao et signale plusieurs disciples de Confucius, tels Mi-tse-kien, K'i-tio-k'ai, Koung-Sueng-Loung-Tse, etc., comme partisans des vues de Che-Chao. Les livres de ces disciples de Confucius ne nous étant pas parvenus, il nous est impossible de porter un jugement sur l'existence de cette communauté de pensée.

Confucius s'entretint très rarement de ce problème. Plusieurs de ses sentences cependant s'y rapportent. Entre autres celle-ci :

« Les natures sont très proches l'une de l'autre — il entend par là que les hommes différents considérés à priori dans leur être, indépendamment de toute détermination, ont une nature semblable — les mœurs et les habitudes les différencient ; les habitudes bonnes ou mauvaises les font dissemblables. »

Ce principe vaut pour la grande majorité des hommes, mais non pour tous. Car le philosophe fait une restriction :

« Il y a deux classes d'hommes qui ne changent jamais de conduite : les plus sages qui sont toujours parfaits, et les plus insensés, qui ne veulent ni s'instruire, ni se corriger. »

Autrement dit : les plus sages conservent constamment l'intégrité et la bonté de leur nature et ne se tournent plus vers le mal ; les plus insensés, les dépourvus d'intelligence — que ce soit en raison d'un état physiologique ou moral — ne se tournent plus vers le bien, mais sont établis de façon permanente dans le mal. Hors ces deux cas exceptionnels, les natures humaines, généralement médiocres et changeantes, ont besoin d'un éducation qui les améliore et leur permet d'atteindre leur perfection, le plein épanouissement de leurs facultés. C'est la raison pour laquelle Confucius dit :

« Toutes les natures s'éduquent ; les distinctions de classes ne doivent pas exister. »

Et il se voua à l'enseignement de ceux qui venaient vers lui avec une volonté sincère d'apprendre.

Selon la différence des dons naturels, il distingua les hommes en quatre classes :

« Ceux en qui la connaissance des principes de la sagesse est innée sont les hommes tout à fait supérieurs ; au second rang viennent ceux qui acquièrent cette connaissance par l'étude ; au troisième rang ceux qui, malgré leur peu d'intelligence, travaillent à l'acquérir ; ceux qui n'ont ni l'intelligence, ni la volonté d'apprendre forment la dernière classe des hommes. »

Il semble que Confucius tient la nature humaine pour naturellement bonne, car il dit :

« L'homme dès sa naissance est constitué dans la droiture. »

Il n'oublie pas que l'homme est sujet aux passions et peut dévier de sa droiture ; c'est pourquoi il prescrit la maîtrise de soi comme un moyen essentiel d'atteindre la perfection de la nature.

Ces sentences d'ordre général donnèrent lieu à des théories diverses qui admirent la possibilité pour la nature humaine d'être bonne ou mauvaise, — plus ou moins bonne, — plus ou moins mauvaise.

Après Confucius, surtout chez ses continuateurs, le problème se pose d'une façon plus précise. Dans le Ta-hio, certains passages traitent de la connaissance intellectuelle, de la droiture d'intention et de la pureté des affections. Dans le Tchoung-young, nous trouvons des études sur la loi naturelle ou conscience, sur la modération et l'harmonie des affections et sur la rééducation de la nature. Tous deux, le Ta-hio et le Tchoung-young, semblent admettre l'hypothèse d'une nature bonne.

Les premiers, Mentse et Suntse, exposent systématiquement le problème ; ils aboutissent à des conclusions qui, tout au moins dans les termes, s'opposent. Nous étudierons plus longuement ces deux philosophes.

Pour les philosophes qui suivirent, le problème est nettement posé et devient un de leurs principaux objets d'étude et de discussion. Des théories sont formulées, qui se différencient, suivant le point de vue moral ou psychologique envisagé.

Si, laissant de côté les modalités spéciales de chacune des opinions des penseurs chinois, nous voulions les considérer seulement dans leurs grandes lignes, nous pourrions établir cinq catégories : 1. La nature humaine est bonne ; 2. la nature humaine est mauvaise ; 3. la nature humaine n'est ni bonne, ni mauvaise ; 4. la nature humaine est tout à la fois bonne et mauvaise ; et 5. la nature humaine est plus ou moins bonne ou plus ou moins mauvaise.

Bien qu'en soi les conséquences de ces différentes théories puissent être graves, dans la pratique, l'ensemble des Chinois, pour garder et entretenir la moralité, adoptèrent la position de Mentse qui se fit le défenseur et le propagateur de la première opinion : La nature humaine est bonne.

Cet aperçu historique nous permet d'aborder plus aisément l'étude des théories confucianistes ; nous nous arrêterons aux deux principales : celles de Mentse et de Suntse qui, nous venons de dire, semblent aboutir, tout au moins dans leurs termes, à des conclusions opposées, Mentse : affirmant la bonté de la nature humaine, Suntse sa malice.

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La conception confucianiste de la société humaine

La société humaine est un fait. Il ressort d'une nécessité imposée par la nature elle-même.

Les maîtres confucianistes expliquent comme suit cette nécessité :

1. — Dès le commencement de l'existence humaine, la société apparaît déjà dans l'union de l'homme et de la femme. Cette société cellulaire évolue et se développe en un vaste monde par la génération des enfants. De là, résulte l'ordre humain basé sur les relations entre parents et enfants, supérieurs et inférieurs, gouvernants et gouvernés. Cet ordre est réglé par les Rites et les lois d'équité.

Le Y-king expose en ces termes la genèse de la société humaine :

« Le ciel et la terre existant, alors l'universalité des choses existe. L'universalité des choses existant, alors l'homme et la femme existent. L'homme et la femme existant, le mari et l'épouse existent. Le mari et l'épouse existant, alors le père et le fils existent. Le père et le fils existant, alors le prince et le sujet existent ; le prince et le sujet existant, alors le supérieur et l'inférieur existent ; le supérieur et l'inférieur existant, alors sont institués les rites et l'équité pour régler les relations. »

2. — Vivre dans la société et travailler pour la ramener à l'ordre est, pour Confucius, un devoir de l'homme et il fait de la vertu d'humanité — le Jen —, le centre de sa doctrine. Cette vertu n'est autre que le sentiment naturel de sympathie qui nous porte spontanément à vivre avec nos semblables et à nous aider réciproquement. Le Jen constitue l'essence de l'humanité. Ce caractère social, l'homme le tient donc de la nature elle-même.

3. — Mentse, lui aussi, découvre cette sociabilité dans la nature humaine, qui, à ses yeux, est essentiellement bonne. L'homme, suivant Mentse, possède les principes des quatre vertus sociales: la bienfaisance, la justice, l'urbanité ou honnêteté et la prudence ; elles déterminent sa nature propre et le distinguent des animaux. Pour atteindre sa perfection, l'homme n'a d'autre tâche à accomplir que de développer ces quatre vertus fondamentales. S'il ne le fait pas, il manque à son devoir et se nuit à lui-même. Ces vertus ne peuvent être développées que par la vie en société. La vie sociale est donc nécessaire pour l'homme.

« Tout homme, dit Mentse, a des sentiments de compassion pour les malheureux, de pudeur et d'aversion pour le mal, de déférence et de respect pour les autres hommes. Il est capable de discerner le vrai du faux, le bien du mal. La compassion, c'est la bienveillance. La honte et l'horreur du mal, c'est la justice. La déférence et le respect constituent l'urbanité. La vertu par laquelle on distingue le vrai du faux, le bien du mal, c'est la prudence. La bienveillance, la justice, l'urbanité, la prudence ne nous viennent pas du dehors comme un métal fondu qu'on eût versé dans un moule. La nature les a mises en nous. »

Il reprend les mêmes idées dans un autre endroit de son œuvre et conclut :

« Tout homme, aussi naturellement qu'il a quatre membres, possède ces quatre principes. Celui qui, détenteur de ces principes de vertu, prétend ne pouvoir les développer pleinement, se nuit gravement à lui-même... Si nous savons développer ces quatre principes, qui sont en chacun de nous, nous serons comme un feu qui commence à brûler, comme une source qui commence à jaillir (et ne s'interrompt jamais). Celui qui parviendrait à les développer pleinement serait capable de gouverner l'empire. Celui qui ne les développe pas n'est même pas capable de remplir ses devoirs envers ses parents. »

Ces pensées constituent le point de départ de la doctrine sociale de Mentse ; elles sont aussi son argument principal pour prouver que la nature humaine est bonne. Pour lui, le point capital est de cultiver en nous la source de ces quatre vertus fondamentales, innées, en remplissant d'abord nos devoirs envers nos parents dans la famille et ensuite nos devoirs de citoyens dans une société plus vaste comme l'est celle de l'empire.

Nous pouvons invoquer chez Mentse une autre pensée déjà citée plus haut et qui constitue un argument très important concernant le fondement de la société humaine. C'est la similitude des capacités et des facultés chez tous les hommes.

« Toutes les choses d'une même espèce, dit-il, sont semblables... Pour cette raison, je dis que chez tous les hommes le palais apprécie de la même manière les saveurs, l'oreille les sons et l'œil les couleurs. L'esprit serait-il seul qui ne portât pas sur certains objets les mêmes jugements chez tous ? Quels sont ces objets sur lesquels tous les hommes portent des jugements semblables ? Je dis que ce sont les principes de l'honnêteté et de la justice (Li et Y) et les applications de ces principes. Les plus grands sages ont trouvé avant nous ce que, d'une manière générale, notre esprit approuve. L'esprit de l'homme adhère aux principes de la raison et approuve leurs applications, comme son palais se complaît à la chair des animaux qui se nourrissent d'herbe ou de grain. »

Cette observation est juste et incontestable. En effet, tous les hommes apprécient les phénomènes extérieurs d'une même façon et ils jugent les actes d'ordre moral d'après les mêmes principes premiers qui font distinguer le vrai du faux, le bien du mal. Il est évident que chez tous, les besoins généreux, tant matériels que spirituels, sont semblables. Cela prouve la possession de capacités communes. Grâce à cette similitude des capacités et des besoins, la communauté de vie est non seulement possible, mais elle est même nécessaire.

4. Parmi les docteurs confucianistes, Suntse est celui qui explique le mieux l'origine de la société. Ses théories peuvent se résumer dans les propositions que voici.

a) La défense de la vie. — C'est la nécessité de mise en commun des forces humaines, pour venir à bout des bêtes sauvages que ne peuvent vaincre les efforts isolés, qui poussa les hommes à s'associer en vue de la sauvegarde de leur vie à tous. Par le fait qu'ils se groupèrent en société, les hommes se sont placés au-dessus des animaux.

b) Les exigences de la vie. — La vie humaine présente une variété d'exigences et d'appétits qui ne peuvent être satisfaits que dans la société. Mais les choses matérielles, objets de ces exigences, sont limitées. Si tous les hommes veulent jouir dans une même mesure des biens matériels, sans s'imposer aucune restriction, ils susciteront entre eux des rivalités et des disputes. Pour éviter ces conflits, il est nécessaire de contenir les appétits par une juste répartition des biens et par une équitable détermination des droits et des devoirs de chacun. Cette fonction ne peut être remplie que par une autorité. Dans ce besoin social, se trouve l'origine du principe de gouvernement.

c) L'inégalité des conditions. — Il y a en effet des hommes capables et des hommes incapables, des savants et des ignorants, des nobles et des roturiers, des riches et des pauvres, des forts et des faibles. Toutes ces catégories ne peuvent prétendre à une égale possession de richesses, mais il importe qu'une juste proportion des biens soit attribuée à chacun. L'équité peut donc s'accommoder de l'inégalité des conditions. Cela requiert l'intervention d'un gouvernement sans lequel les forts et les capables abuseront des faibles et des incapables, les riches et les nobles opprimeront les pauvres et les petits. Le gouvernement aura pour tâche d'unir tous les membres de la société dans un ordre conforme à la nature humaine.

d) La malice de la nature humaine. — Pour soumettre la nature humaine au bien et le ramener à l'ordre il faut une autorité sociale. Suntse, nous l'avons vu, considère l'homme d'un point de vue différent de celui de Mentse. Ce dernier insiste sur la bonté de la nature humaine qui possède en elle-même les principes des vertus sociales ; Suntse, au contraire, s'arrête, dans l'examen de la même nature, aux tendances qui poussent l'homme vers le mal. Si ces tendances n'étaient pas combattues, le désordre en résulterait partout. Il faut donc transformer notre nature. Les moyens que Suntse juge les plus efficaces à cet effet sont les Rites et les règles d'équité, les lois et les peines, les maîtres et les rois. Tout un organisme social est par conséquent indispensable pour la vie humaine.

En conclusion, pour les confucianistes, la société humaine est une institution imposée par la nature même de l'homme, que l'on considère cette nature soit dans sa tendance au bien, soit dans ses instincts mauvais.

Cette société d'ordre naturel évolue nécessairement vers une société politique ou étatique dotée d'une autorité suprême, ou gouvernement, qui a charge d'établir équitablement entre tous les membres de la société, la répartition des biens et des devoirs.

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L'antimilitarisme confucianiste

L'esprit cosmopolite des confucianistes, qui s'anime de leur sentiment d'humanité (Jen), leur inspire une véritable horreur pour toute action qui viole la justice et l'humanité, surtout pour la guerre injuste, guerre agressive et guerre de conquête. Ils la considèrent comme contraire à la nature humaine. Répandre le sang humain pour s'emparer des terres et des biens d'autrui, est un acte inhumain et le pire qui soit. Ainsi, Mentse condamne avec véhémence les militaristes :

« S'il en est qui disent : je suis habile à ranger une armée en bataille, je suis habile à diriger un combat, Ils sont gravement coupables.

« Confucius rejetait, continue Mentse, tous les ministres qui augmentaient les trésors des princes inhumains ; à plus forte raison aurait-il rejeté les ministres qui auraient suscité des guerres dans l'intérêt seul de leurs princes. Si on livre des combats pour gagner des territoires, les hommes tués couvriront les campagnes ; si on livre des combats pour prendre une ville, les hommes tués rempliront la ville prise. Cela s'appelle forcer la terre à dévorer la chair des hommes. La mort même ne suffit pas pour expier un tel crime. Celui qui excelle à faire la guerre mérite le supplice le plus rigoureux. Le plus criminel après lui est le ministre qui fait des alliances entre princes (en vue d'entreprendre des guerres). En troisième lieu, vient celui qui défriche des terres et oblige le peuple à les cultiver au profit du prince.

« De nos jours, continue Mentse, ceux qui servent les princes disent : Je puis, dans l'intérêt du prince, augmenter l'étendue des terres cultivées (en créant des colonies par invasion), remplir ses greniers et ses magasins (par des impôts excessifs). De tels hommes sont considérés à présent comme de bons ministres ; les anciens les appelaient spoliateurs du peuple. Chercher à enrichir un prince qui ne suit pas la voie de la vertu et ne tend pas à la perfection, c'est enrichir Kie (le tyran).

« Quelques-uns disent : Je puis, dans l'intérêt du prince, former des alliances et par ce moyen, faire la guerre avec la certitude de remporter la victoire. De tels hommes sont considérés à présent comme de bons ministres ; les anciens les appelaient fléaux du peuple. Vouloir faire la guerre avec acharnement pour un prince qui ne suit pas la voie de la vertu et ne tend pas à la perfection, c'est seconder Kie (le tyran). »

Le jugement porté par ces textes et beaucoup d'autres sur la guerre agressive se base sur les motifs suivants :

La guerre d'agression viole la justice qui doit être la base des relations aussi bien entre les États qu'entre les individus ; l'État qui livre des combats pour s'emparer du territoire ou des biens d'un autre État, viole évidemment le droit d'autrui et son acte n'est qu'un brigandage.

En second lieu, la guerre d'agression est en opposition flagrante avec le caractère fondamental de tout gouvernement qui doit être humain et procurer la paix à son peuple et, en même temps, travailler au progrès de l'humanité tout entière. Or, la guerre agressive ou la guerre tout court est un grand facteur de destruction qui fait couler non seulement le sang du peuple attaqué, mais met également en péril la vie du peuple de l'agresseur et, ce faisant, elle empêche et détruit tout progrès social.

De plus, la guerre n'est pas un instrument efficace pour assurer l'autorité du prince sur un peuple qu'il veut soumettre, car la force brutale ne peut jamais convaincre le cœur des hommes ; seule, la vertu peut attirer une affectueuse adhésion et obtenir une sincère soumission.

« Les peuples, dit Mentse, ne se soumettent pas de cœur à celui qui les soumet par la force ; ils se soumettent parce qu'ils n'ont pas la force de lui résister. Les peuples se soumettent de cœur et avec joie à celui qui les soumet par l'influence de sa vertu. »

C'est pourquoi Confucius donne aux princes ce conseil en disant :

« Si les habitants des contrées éloignées ne reconnaissent pas l'autorité du prince, qu'il fasse fleurir les vertus civiles (l'urbanité, l'harmonie et la pureté des mœurs) afin de les attirer ; après les avoir attirés, qu'il les fasse jouir de la tranquillité. »

Cependant, cette disposition d'esprit n'amène pas l'École des Jou à rejeter le service militaire dont elle n'ignore pas la nécessité pour le gouvernement. À son disciple Tsekoung qui l'interrogeait sur la façon de gouverner, Confucius répondit :

— Celui qui administre les affaires publiques doit avoir soin que les vivres ne manquent pas, que les forces militaires soient suffisantes, que le peuple lui donne sa confiance. »

Mais le but de l'armée est tout à fait pacifique :

« Les troupes d'un prince humain, dit Suntse doivent servir à réprimer le trouble, la violence, et à empêcher le dommage, mais non à attaquer et à envahir injustement les autres pays. »

Cet esprit pacifique, traditionnel, a profondément pénétré l'âme du peuple chinois qui a toujours accueilli et traité les peuples voisins ou éloignés avec générosité et politesse. Cependant, à cause même de cet esprit, le peuple chinois ayant négligé trop souvent l'organisation militaire, fut plusieurs fois, dans l'espace des vingt derniers siècles, opprimé et soumis par des peuples barbares, tels les Tartares, les Mongols et les Mandchous. Mais le peuple chinois est tenace et il a déployé cette vertu dans la conservation de la tradition des ancêtres. Ainsi, il est toujours parvenu à rétablir son autonomie et, par sa haute culture, il a assimilé les peuples barbares qui l'avaient assujetti.

Au cours du siècle dernier, la nation chinoise, en raison de son esprit pacifique et à la suite de l'inertie de la dynastie mandchoue et de l'héritage qu'elle a laissé après elle, a enduré de graves atteintes dans l'exercice de sa souveraineté, dans l'intégrité de ses possessions territoriales et dans la jouissance de ses droits politiques. Le danger que court le pays a contraint les Chinois de tenir compte du programme militaire étranger et d'opérer le redressement national par le réveil du sentiment patriotique, et par la diffusion d'un esprit militaire. Cet état de choses cependant ne touche pas l'esprit traditionnel, qui remontant à leurs ancêtres, demeure pour tout Chinois la seule voie possible pour assurer la paix et la justice entre les peuples.

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Conclusion

Au terme de cette étude synthétique du confucianisme dans ses sources originales, nous pouvons, maintenant, sans crainte d'erreur, fixer les traits essentiels de cette doctrine, qui plonge ses fondements millénaires au sein de la tradition nationale chinoise et dont le dépôt, établi par Confucius et développé par ses disciples, constitue, aujourd'hui encore, la force morale de l'Extrême-Orient.

1. — C'est une doctrine solidement rationnelle. Elle est fondée sur la loi naturelle qui n'est autre que l'expression de la volonté divine et, dans le cadre de leurs applications, ses prescriptions veillent à éviter les exagérations, les superstitions et les extravagances.

2. — C'est une doctrine éminemment humaine et sociale. Humaine, parce que tout y est ordonné au perfectionnement intégral de l'homme. Sociale, parce que ce perfectionnement doit s'opérer dans le cadre de la société par l'accomplissement général des devoirs mutuels imposés par l'équité naturelle. En vertu de ce double caractère humain et social, le confucianisme est un antidote contre les deux erreurs extrêmes de l'individualisme et du socialisme.

3. — C'est une doctrine spiritualiste. Elle prescrit le culte du Souverain Seigneur du Ciel, le respect de sa volonté et la pratique universelle des vertus qu'imposent ses lois. Elle met la morale au premier plan et s'apparente de près à la doctrine chrétienne.

4. — C'est une doctrine démocratique en ce triple sens que : a) toute organisation sociale et politique n'existe qu'en fonction du bénéfice du peuple ; b) que la dignité du prince dépend tout à la fois du mandat céleste et de l'adhésion populaire ; et c) que le choix des fonctionnaires relève avant tout des vertus et des talents individuels bien plus que de prétendus droits héréditaires ou traditionnels.

5. — C'est une doctrine bien équilibrée dans ses principes et qu'on pourrait définir une doctrine de « juste milieu » pour employer l'expression de l'École confucianiste. Au point de vue individuel, elle préconise le travail de développement parallèle de toutes les facultés humaines en vue de l'ascension vers la plus haute perfection. Elle ne méprise aucune des facultés, ni intellectives ni affectives et elle les soumet aux règles de la raison. Au point de vue familial, elle considère la famille comme la base de la société, sans limiter au cadre familial l'activité humaine. Dans la famille elle fixe les devoirs réciproques des parents par rapport aux enfants et vice-versa. Au point de vue social, tout en respectant les droits et les devoirs de la famille, elle donne leur grande importance aux droits et aux devoirs découlant de la vie en société. Ce caractère d'équilibre ressort aussi bien de l'heureuse proportion établie entre les quatre classes sociales que de l'attention égale apportée aux besoins matériels et aux exigences morales de la collectivité.

6. — C'est une doctrine universaliste et pacifiste. Elle établit comme idéal la paix et la fraternité universelles visant à faire disparaître l'antagonisme des races, des nations et des classes sociales. À ce point de vue encore, elle présente des analogies avec la doctrine pacifiste du christianisme.

7. — C'est une doctrine toujours actuelle, qui, dans ses grands principes, ne se ferme pas aux adaptations que nécessitent les temps modernes. La longue expérience qui a présidée à sa rédaction non moins que sa longue mise à l'épreuve lui donnent une autorité qui confirme encore sa valeur intrinsèque et en révèle le caractère d'universalité.

Cet ensemble de caractéristiques si remarquablement élevées explique la force morale que la nation chinoise, depuis ses origines jusqu'à nos jours, a puisée dans la doctrine confucianiste.

Mais comment dès lors, se fait-il, que dans le cours du dernier siècle, cette doctrine de si haute valeur ait pu apparaître à beaucoup comme cause même de la stagnation nationale qui arrêta la Chine dans la voie du progrès ?

La raison en est due non au confucianisme, mais aux confucianistes de ces derniers temps, qui, dans la conscience des biens intellectuels et moraux dont ils détenaient la possession, se sont repliés sur eux-mêmes et, pour mieux conserver leur trésor, ont considéré l'isolement comme une supériorité, ont emmuré la vie culturelle et nationale chinoise et l'ont défendue, avec une intransigeance absolue, de tous les apports qui auraient développé la féconde vitalité.

Apports des sciences positives et des progrès modernes auxquels celles-ci ont donné lieu ; apports des relations interculturelles et des richesses que chaque civilisation puise en elle-même à l'occasion du commerce intellectuel et moral avec les modes de penser différents ; apports de la révélation chrétienne, des lumières et des forces supérieures qu'elle donne à l'humanité, en l'éclairant sur l'origine et sur la fin de l'homme, et en la dotant de ce « don de Dieu » qui répond aux espérances les plus profondes du cœur humain et ouvre sans cesse des voies nouvelles au progrès de la vie sociale.

Le peuple chinois dut payer chèrement — et, aujourd'hui, plus que jamais, il paie de son sang, — le prix des erreurs de ce conservatisme outrancier, qui a empêché le confucianisme de donner aujourd'hui ce qu'aujourd'hui comme autrefois il est appelé à donner, à la condition, — bien entendu, — de respecter cette loi de la vie, qui veut que l'on ne demeure ce que l'on est qu'en ne cessant de se renouveler.

À vingt-six siècles de distance, le mouvement intellectuel national chinois, qui aujourd'hui remet en honneur et en vigueur la doctrine de Confucius, l'appliquant, par le tridémisme, du Dr Sun Yat-Sen, aux besoins politiques de la nation et par le « Mouvement de la Vie Nouvelle », du généralissime Kiang Kai-Shek, aux besoins moraux de la population, lui ouvre les grandes perspectives trop longtemps interdites, il apporte un témoignage non équivoque que l'Œuvre du Maître des Jou, — à laquelle l'Occident attache de plus en plus d'importance et d'intérêt, — est loin d'avoir atteint la fin du cycle de son influence et de sa fructueuse efficacité.

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