Marcel Granet (1884-1940)

LA PENSÉE CHINOISE

Première édition, Paris, 1934. Albin Michel, 1968, 568 pages.


Conclusion : "Les Chinois ont conquis à leurs mœurs, à leurs arts, à leur écriture, à leur Sagesse, l’Extrême-Orient tout entier. Dans tout l’Extrême-Orient, de nos jours encore, aucun peuple, qu’il paraisse déchu ou qu’il s’enorgueillisse d’une puissance neuve, n’oserait renier la civilisation chinoise. Celle-ci, quel que soit l’éclat que la science expérimentale ait pu prêter à l’Occident, maintient son prestige : il demeure intact, bien que la Chine ait perdu la supériorité que, jusqu’à la Renaissance, sur bien des points, en matière technique, elle possédait sur les pays d’Europe. — Si grande qu’ait pu être, jadis, en matière technique, la supériorité de la Chine sur tout l’Extrême-Orient, ce n’est ni cette supériorité, ni même la puissance de la Chine impériale qui expliquent le prestige chinois. Ce prestige durable a d’autres fondements. Ce que les Extrême-Orientaux tiennent à conserver après l’avoir emprunté à la civilisation chinoise, c’est une certaine entente de la vie : c’est une Sagesse."

Table des matières

Introduction

Livre premier : L’expression de la pensée
Chapitre I.   La langue et l’écriture : Les emblèmes vocaux. Les emblèmes graphiques
Chapitre II.  Le style : Les sentences. Les rythmes

Livre deuxième : Les idées directrices
Chapitre I.   Le temps et l’espace
Chapitre II.  Le Yin et le Yang
Chapitre III. Les nombres : Nombres, Signes cycliques, Éléments. Nombres, Sites, Emblèmes divinatoires. Nombres et rapports musicaux. Nombres et proportions architecturales. Fonctions classificatoire et protocolaire des Nombres.
Chapitre IV. Le Tao

Livre troisième : Le système du monde
Chapitre I. Le macrocosme
Chapitre II. Le microcosme
Chapitre III. L’étiquette

Livre quatrième : Sectes et écoles
Chapitre I. Les recettes du gouvernement : L’art de réussir. L’art de convaincre. L’art de qualifier. L’art de légiférer
Chapitre II. Les recettes du bien public : Confucius et l’esprit humaniste. Mö tseu et le devoir social
Chapitre III. Les recettes de sainteté : L’art de la longue vie. La mystique de l’autonomie
Chapitre IV. L’orthodoxie confucéenne : Mencius : le gouvernement par la bienfaisance. Siun tseu : le gouvernement par les rites. Tong tchong-chou : le gouvernement par l’histoire

Conclusion



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Le système du monde. Le macrocosme

Un fait signale la place privilégiée que les Chinois donnent à la Politique. Pour eux, l’histoire du Monde ne commence pas avant celle de la Civilisation. Elle ne débute pas par le récit d’une création ou par des spéculations cosmologiques. Elle se confond, dès l’origine, avec la biographie des Souverains. Les biographies des Héros antiques de la Chine contiennent d’assez nombreux éléments mythiques. Mais nul thème cosmogonique n’a pu entrer dans la littérature sans avoir subi une transposition. Toutes les légendes prétendent rapporter des faits de l’histoire humaine. Une même philosophie politique les inspire. Les êtres et les choses existent et durent en raison de l’harmonie (ho) instituée par les saints auteurs de la civilisation nationale. C’est leur Sagesse qui permet aux hommes et aux êtres de se conformer à leur essence (wou) et de réaliser pleinement leur destin (ming). L’harmonie sociale, qui est due à l’ascendant des Sages, entraîne, avec la Grande Paix (T’ai p’ing),un parfait équilibre du macrocosme, et cet équilibre se reflète dans l’organisation de tous les microscosmes. La prédominance accordée aux préoccupations politiques s’accompagne, chez les Chinois, d’une répulsion foncière pour toute théorie créationniste.


Seules quelques métaphores, jointes à des débris de légendes, renseignent sur l’idée que les anciens Chinois se faisaient de l’Univers. Il y a peu de chances que ces données folkloriques se rattachent à un système unique et défini de pensée. Elles peuvent cependant faire entrevoir un fait essentiel : la conception du monde physique est entièrement commandée par des représentations sociales.

L’Univers, c’est le char ou la maison du Chef.

On compare souvent le Monde à un char à ridelles recouvert par un dais. Le dais est circulaire et figure le Ciel ; la Terre est représentée par la caisse carrée qui supporte l’occupant du char. Mais il ne s’agit pas d’un char quelconque. Quand on dit « la Terre... c’est le grand fond de char », on pense à la voiture de cérémonie où prend place l’Homme Unique et, sans doute, imagine–t–on le Fils du Ciel au moment où, pour remplir le premier devoir de sa charge, il fait le tour de la Terre des hommes en suivant la route du Soleil. Au Ciel, le Soleil parcourt sa carrière monté, lui aussi, sur un char.

Le Chef de char se tient, tout à l’avant de la voiture, sous la bordure du dais. Le mot (hien) qui désigne cette place sert aussi à nommer l’endroit de la salle de réception où, quand il tient sa cour, doit se placer le Maître. Quand on dit : « la Terre porte et le Ciel couvre », on n’évoque pas moins la maison que le char. L’édifice où le suzerain reçoit les feudataires, carré à la base, doit être recouvert par un toit circulaire. C’est sous le pourtour de ce toit que le Fils du Ciel se poste quand il promulgue les ordonnances mensuelles qui ajustent les temps aux espaces.

Le toit du Ming t’ang et le dais du char sont reliés par des colonnes à leur support carré. Des colonnes, qu’on nomme les piliers du Ciel, sont bien connues des géographes qui en savent le nombre et l’emplacement. Elles sont en rapport avec les Huit Directions, les Huit Montagnes et les Huit Portes qui livrent passage aux Nuées pluvieuses et aux Huit Vents. Reliés par l’intermédiaire des Huit Vents aux Huit Trigrammes que l’on dispose en octogone, les Huit Piliers rattachent le périmètre de la terre au pourtour circulaire du Ciel.

L’architecture du Monde fut d’abord imaginée plus simplement. On ne comptait que quatre colonnes, et l’on ne connaissait que quatre Montagnes cardinales. « Quatre Montagnes » est le nom des chefs que le Suzerain chargeait d’assurer la paix dans les Quatre Directions et qu’il recevait en ouvrant les Quatre Portes de sa résidence, Les Montagnes ont dans la nature un rôle analogue à celui des Chefs dans la société. Elles assurent la stabilité de l’Univers. Mythiquement, il n’y a point de différence entre la lutte engagée par un usurpateur contre le souverain légitime et l’attaque menée contre une montagne par un génie mauvais qu’on se représente sous l’aspect d’un Vent soufflant en tempête et faisant choir le toit des maisons.

Le seul pilier du monde qui soit célèbre est un mont, le Pou–tcheou, au nord–ouest du Monde ; là se trouve la Porte qui conduit à la Résidence Sombre ; par elle souffle un vent qu’on nomme aussi Pou–tcheou. Au cours de la bataille qu’il engagea contre le Souverain Tchouan–hiu, Kong–kong, génie du Vent, à qui la Résidence Sombre sert de retraite, réussit à ébranler le Pou–tcheou. Un déluge suivit. Le monde n’est en ordre que lorsqu’il est clos à la manière d’une demeure.

Jadis, lorsque Niu–koua entreprit d’aménager l’Univers, « les Quatre Pôles étaient renversés, les Neuf Provinces fissurées, le Ciel ne couvrait point partout, la Terre ne supportait pas tout le pourtour (pou–tcheou), le Feu incendiait sans s’éteindre jamais, les Eaux inondaient sans jamais s’apaiser, les Bêtes féroces dévoraient les hommes valides, les Oiseaux de proie enlevaient les débiles. Niu–koua, alors, fondit les pierres de cinq couleurs pour réparer le Ciel azuré ; elle coupa les pieds de la Tortue pour dresser les Quatre Pôles ; elle tua le Dragon noir pour mettre en ordre le pays de Ki ; elle entassa de la cendre de roseau pour arrêter les Eaux licencieuses. Le Ciel fut réparé, les Quatre Pôles se dressèrent, les Eaux licencieuses furent asséchées, le pays de Ki fut mis en équilibre (p’ing), les bêtes féroces périrent, les hommes valides subsistèrent, la Terre carrée porta sur son dos, le Ciel rond tint embrassé », et l’Union (ho) se fit entre le Yin et le Yang.

Jadis aussi, montant et descendant, les Iles des Bienheureux flottaient au gré des marées ; on ne pouvait s’y tenir immobile. Elles ne devinrent stables que le jour où, sur l’ordre d’un génie de la mer, des tortues géantes les prirent sur leur dos. Les Chinois ont longtemps pensé qu’ils pouvaient procurer au sol la stabilité en sculptant des tortues de pierre et en leur faisant supporter une lourde stèle. Montagnes ou piliers, les colonnes qui relient la Terre et le Ciel donnent la solidité à cette architecture qu’est l’Univers.

Cependant, depuis la révolte de Kong–kong, l’équilibre n’en est plus parfait. Ce monstre cornu, se lançant sur le mont Pou–tcheou, l’ébrécha d’un coup de corne ; « il brisa le pilier du Ciel et rompit l’amarre (wei ; les Huit Amarres pa wei, correspondent au pa ki, aux Huit Pôles, aux Huit Directions) de la Terre ». Aussi le Ciel bascula–t–il, s’inclinant vers le Nord–Ouest, si bien que le Soleil, la Lune et les Constellations durent s’acheminer vers le Couchant, tandis que, sur la Terre, qui, basculant en sens inverse, cessa d’être comblée vers le Sud–Est, tous les cours d’eaux prirent la direction de ce coin béant de l’espace.

On raconte d’une autre manière les méfaits de Kong–kong : c’est lui, dit–on, ou bien Tch’e–yeou, autre génie du Vent, autre Monstre cornu, qui déchaîna le débordement des Eaux, en attaquant K’ong–sang. Ces mythes se rapportent à une représentation légèrement différente de l’Univers. K’ong–sang, le Mûrier creux, qui s’oppose à K’ong–t’ong, le Paulownia creux, est, comme ce dernier, à la fois un arbre creux et une montagne : tous deux servent d’abri aux Soleils et de demeure aux Souverains. D’autres arbres encore se dressaient comme des piliers célestes : au Levant, le P’an–mou, un immense pêcher situé près de la Porte des Génies ; — au Couchant, l’arbre Jo, sur lequel, comme sur le Mûrier creux, mais le soir, les Dix Soleils viennent se percher; — au centre, le Kien–mou (le Bois dressé), par lequel les Souverains (on ne dit pas, en ce cas, les Soleils) montent et descendent.

Les Chinois racontaient volontiers que leurs ancêtres avaient commencé par nicher sur des arbres ou par gîter dans des cavernes. La plupart des légendes évoquent l’idée d’une construction à colonnes, mais quelques traits mythiques montrent que le Ciel est conçu comme la voûte d’une grotte. Dans leurs rêves d’apothéose, les Souverains, quand ils s’élèvent jusqu’aux Cieux, s’en viennent lécher les tétons de la Cloche céleste, c’est–à–dire les stalactites qui pendent du toit des cavernes.

Humble tout d’abord comme la demeure des premiers chefs, le Monde a grandi, — à l’inverse de ce pays des Géants qui diminua d’étendue lorsque la taille de ses habitants fut devenue plus petite. On le croyait encore au temps des Han : comme tous les corps que le souffle (k’i) emplit, la Terre et le Ciel ont progressivement augmenté de volume. La distance entre eux s’est accrue. Ils se tenaient jadis, quand les Esprits et les Hommes vivaient en promiscuité, si étroitement rapprochés (la Terre offrant au Ciel son dos et le Ciel la tenant embrassée) qu’on pouvait « montant et descendant » passer à chaque instant de l’une à l’autre. Tchong–li, « coupant la communication », mit fin à ces commencements scandaleux de l’Univers.

Le Ho t’ou des Song figure [au moyen des ronds blancs (yang) ou noirs (yin) selon qu’ils sont impairs ou pairs] les dix premiers nombres disposés en croisée avec, au centre, 5 et 10.
Le Ho t’ou des Song figure [au moyen des ronds blancs (yang) ou noirs (yin) selon qu’ils sont impairs ou pairs] les dix premiers nombres disposés en croisée avec, au centre, 5 et 10.



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Le système du monde. Le microcosme

Les Sages de la Chine ont toujours poursuivi de leur haine les baladins. Ceux–ci, quand ils font l’arbre droit, risquent de bouleverser le Monde. Les hommes ont des pieds carrés et qui doivent reposer sur la terre. Ils sont coupables s’ils posent de tendre la tête vers le haut : la tête est ronde à l’image du ciel. La conformation des êtres humains reproduit l’architecture du monde, et avec toutes deux s’accorde la structure sociale. La société, l’homme, le monde sont l’objet d’un savoir global. Valable pour le macrocosme et pour tous les microcosmes qui s’emboîtent en lui, ce savoir se constitue par le seul usage de l’analogie.

Rien n’illustre mieux la conception chinoise du microcosme que les idées, les usages, les mythes relatifs à la Gauche et à la Droite.

En Chine, l’antithèse de la Droite et de la Gauche n’a rien d’une opposition absolue, Le Yin et le Yang eux–mêmes ne s’opposent pas, comme le Non–Être et l’Être ou le Pur et l’Impur. Les Chinois n’ont pas la fougue religieuse qui condamne à répartir les choses entre le Mal et le Bien. Nous honorons la Droite, détestons la Gauche, qualifions de sinistre tout ce qui appartient au Mal : nous blâmons les gauchers et nous sommes droitiers. Les Chinois sont droitiers comme nous ; pourtant ils honorent la Gauche, et leurs plus grands héros, Yu le Grand, T’ang le Victorieux, sont les uns gauchers, les autres droitiers. Ce sont même, pourrait–on dire, des Génies de la Droite ou des Génies de la Gauche : Maîtres de la Pluie ou de la Sécheresse, voués entièrement au Yin ou au Yang, on les déclare volontiers atteints d’hémiplégie, si même on ne les réduit pas à la moitié droite ou à la moitié gauche du corps. Un génie terrestre ou un génie céleste doivent animer les fondateurs de deux dynasties successives. Mais le héros, pas plus que la dynastie qu’il fonde, ne vaut mieux ou pis, selon que, gaucher ou droitier, il est possédé par la Vertu du Ciel ou par la Vertu de la Terre. Ces vertus sont complémentaires. Elles doivent se relayer à l’ouvrage. Bien plus, elles imprègnent successivement les Sages les plus parfaits. Ceux–ci, d’abord ministres, exercent des fonctions actives. Ils déploient leurs talents dans le détail des choses de la Terre. Devenus souverains, seul le souci du Ciel les occupe : ils ne vivent que pour concentrer en eux l’Efficace (tao) supérieure à toute efficience de détail (tö). La Gauche et le Ciel l’emportent en quelque manière sur la Droite et la Terre, comme le Yang l’emporte sur le Yin, le Tao sur le Tö, l’œuvre Royale sur les besognes ministérielles. L’opposition se réduit cependant à une différence de grade ou à une distinction d’emploi.

Dans le signe qui figure la Droite (main + bouche), les étymologistes savent lire un précepte : la main droite sert à manger. La Droite convient donc aux choses de la Terre. L’élément « main » se retrouve dans le signe adopté pour la Gauche, joint, cette fois, à un autre élément graphique qui figure l’équerre. L’équerre est le symbole de tous les arts, et surtout des arts religieux et magiques. C’est l’insigne de Fou–hi, premier souverain, premier devin. Fou–hi est le mari ou le frère de Niu–koua, dont le compas est l’insigne. Ce couple primordial a inventé le mariage ; aussi pour dire « bonnes mœurs », dit–on « compas et équerre ». Les graveurs représentent Fou–hi et Niu–koua se tenant enlacés par le bas du corps. A Niu–koua, qui occupe la droite, ils font tenir le compas de la main droite. Fou–hi, à gauche, tient, de la main gauche, l’équerre. L’équerre, qui produit le Carré, emblème de la Terre, ne peut être l’insigne du Mâle qu’après un échange hiérogamique d’attributs ; mais, le Carré (comme l’enseigne le Tcheou pei) produisant le Rond (qu’il contient), l’équerre mérite tout de suite d’être l’emblème du sorcier qui est yin–yang, et surtout de Fou–hi, savant dans les choses du Ciel comme dans celles de la Terre. Fou–hi peut donc porter l’équerre de la main gauche, et la main gauche (avec l’équerre) évoquer l’Œuvre Royale, l’hiérogamie première, l’activité magico–religieuse. Les Chinois n’opposent pas fortement la religion à la magie, pas plus que le pur à l’impur. Le sacré et le profane ne forment pas eux–mêmes deux genres tranchés. La Droite peut être consacrée aux œuvres profanes et aux activités terrestres sans devenir l’antagoniste de la Gauche. La pensée chinoise s’intéresse non aux contraires, mais aux contrastes, aux alternances, aux corrélatifs, aux échanges hiérogamiques d’attributs.

L’infinie variété des Temps et des Espaces multiplie ces échanges, ces contrastes, ainsi que les conditions concrètes des corrélations et des alternances. L’étiquette doit tenir compte de toutes ces complications ; aussi met–elle à l’honneur tantôt la Gauche et tantôt la Droite. Les Chinois sont droitiers, obligatoirement, car, dès leur enfance, on leur enseigne à se servir de la droite, du moins pour manger. Mais à tous les garçons on enseigne aussi qu’il convient de saluer en cachant la Main droite sous la main gauche ; les filles doivent au contraire placer la gauche sous la droite. Telle est la règle qui, en temps normal, sert à distinguer les sexes : la Droite est yin, la Gauche est yang. En temps de deuil, le Yin et la Droite l’emportent : les hommes eux–mêmes saluent alors en cachant la gauche et en présentant la Main droite. Une deuxième prescription montre que la Gauche, car elle est yang, s’accorde avec l’heureux ou le faste : se découvrir l’épaule droite, c’est se déclarer vaincu et s’apprêter au châtiment ; on découvre au contraire l’épaule gauche quand on assiste à une cérémonie joyeuse. Et pourtant le mot « gauche » sert à qualifier les « voies défendues » et semble, en ce cas, équivaloir à « sinistre ». Si faste que la gauche puisse être par ailleurs, c’est toujours en serrant la droite qu’on jure par la paumée et qu’on fait amitié. Le serment par la paumée peut être complété par un échange du sang tiré du bras et apparemment du bras droit. En revanche, quand on donne force au serment en flairant le sang d’une victime, le sang est pris près de l’oreille (pour le prendre, il faut avoir l’épaule gauche découverte), et on doit le tirer de l’oreille gauche, car c’est l’oreille gauche qu’avant de les sacrifier on coupe aux prisonniers de guerre tenus en laisse de la main gauche. Ainsi, tandis que la main droite l’emporte sur la main gauche, l’oreille gauche vaut mieux que l’oreille droite.

Quant au Lo chou, les 9 premiers nombres y sont disposés en carré magique (autour de 5) — ainsi qu’on pouvait le prévoir pour un tableau du Monde offert (par l’intermédiaire d’une tortue) à un Héros qui divisa la Terre (carrée) en 9 Régions (carrées).
Quant au Lo chou, les 9 premiers nombres y sont disposés en carré magique (autour de 5) — ainsi qu’on pouvait le prévoir pour un tableau du Monde offert (par l’intermédiaire d’une tortue) à un Héros qui divisa la Terre (carrée) en 9 Régions (carrées).



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Le système du monde. L'étiquette

Au lieu de s’appliquer à mesurer des effets et des causes, les Chinois s’ingénient à répertorier des correspondances. L’ordre de l’Univers n’est point distingué de l’ordre de la civilisation. Comment songerait–on à constater des séquences nécessaires, immodifiables ? Inventorier des convenances traditionnelles exige un art plus subtil et d’un tout autre intérêt. Savoir, alors, c’est pouvoir. Les souverains, quand ils sont des sages, sécrètent la civilisation. Ils la maintiennent, ils propagent en étendant à toute la hiérarchie des êtres un système cohérent d’attitudes. Ils ne songent pas à la contrainte des lois, puisque le prestige des règles traditionnelles suffit. Les hommes n’ont besoin que de modèles et les choses sont comme eux. On ne s’avise pas de voir dans le monde physique le règne de la nécessité, pas plus qu’on ne revendique pour le domaine moral la liberté. Le macrocosme et les microcosmes se complaisent également à conserver des habitudes vénérables. L’Univers n’est qu’un système de comportements, et les comportements de l’esprit ne se distinguent pas de ceux de la matière. On ne fait point la distinction de la matière et de l’esprit. La notion d’âme, l’idée d’une essence entièrement spirituelle et qui s’opposerait au corps comme à l’ensemble des corps matériels est tout à fait étrangère à la pensée chinoise.


Lie tseu développe longuement la thèse que les actions les plus réelles sont des actions sans contact et sans déperdition d’énergie. Agir, c’est influencer. L’idée qu’on agit par simple influencement n’est pas spécifiquement taoïste. Une anecdote du Tso tchouan le prouve. Un bon cocher arrive à conduire un char à plein chargement avec des traits prêts à se rompre. Changez le cocher et ne chargez le char que d’un peu de bois ; les traits cassent immédiatement ; ils n’ont plus de cohésion : ils ne sont plus influencés par l’ascendant d’un conducteur maître en son art. La matière et l’esprit (ou plutôt ce que nous appelons ainsi) ne forment pas des règnes séparés. Telle est en Chine l’idée commune ; c’est, pour Lie tseu, une des idées maîtresses de son système. Aussi, avec tout le sérieux qu’un philosophe peut conserver quand il argumente, raconte–t–il complaisamment une scène de comédie qui fut, au temps du roi Mou des Tcheou, jouée par des marionnettes. Le baladin qui les montrait les avait faites de cuir et de bois peints et vernis. Ces figurines faisaient des courbettes tout aussi bien que les hommes et, même, elles chantaient juste et dansaient joliment. C’est qu’elles étaient, à l’intérieur, garnies de viscères de bois et qu’aucune ouverture ne leur manquait. Leur enlevait–on les reins ? elles ne savaient plus danser. Leur ôtait–on le foie ? elles n’y voyaient plus. Munies de leurs Cinq Viscères et de toutes leurs Ouvertures, elles éprouvaient toutes les Passions. Le roi Mou dut se mettre en colère : les marionnettes lançaient impudemment des clins d’yeux à ses favorites. Ces appareils de démonstration magico–philosophique valaient ce que valent les hommes : ils en avaient la face. Quand le Chaos, ayant fait preuve de civilité, mérita d’être reçu parmi les hommes, deux amis (c’étaient les génies de l’Eclair) employèrent toute une semaine, lui perçant chaque jour une ouverture, à lui donner la face humaine qu’il méritait. Au septième jour de l’opération, le Chaos mourut, dit Tchouang tseu. C’est dire que toute initiation ou toute naissance ressemble à une mort. La mort véritable s’accompagne au contraire de l’obturation de tous les orifices du corps. On clôt les yeux des défunts. On leur ferme la bouche. Dès l’antiquité, sans doute, on scellait avec du jade toutes les ouvertures : cet usage s’apparente à la coutume qui impose de dessiner sur les cercueils les Sept Étoiles de la Grande Ourse. Il convient d’enfermer dans le cadavre l’infection funéraire et le principe même de la mort. Il faut aussi enclore dans le criminel le principe de son crime et de sa maléficience : c’est donc par précaution, plus que par cruauté, qu’on obture les orifices de son corps. Chez les sages et les purs, toutes les ouvertures s’ouvrent et fonctionnent librement, les 7 ouvertures de la face et les 7 ouvertures du cœur qui leur correspondent. La qualité de vivant ne s’obtient et ne se conserve que si les premières sont bien ouvertes ; la sainteté est obtenue dès que les autres sont débouchées ou près de l’être. La puissance de vie atteint son maximum quand rien n’entrave l’endosmose du Microcosme et du Macrocosme. D’où l’importance des Ouvertures.

Cette importance, reconnue par toute la tradition, s’explique par le prestige dont a joui de tout temps, en Chine, la magie des sécrétions, des excrétions et des souffles. Les précautions qu’exige l’étiquette et qui paraissent relever des soins de propreté sont imposées par le souci de ne pas laisser un supérieur pâtir ou un ennemi profiter des exhalaisons, pertes ou dégradations de ce qui constitue la puissance de vie. C’est aux proches, c’est aux fils qu’il appartient de recueillir et de cacher soigneusement les crachats et la morve des parents ; c’est à eux qu’il incombe de recueillir le dernier souffle, de clore les yeux, la bouche, d’amonceler sur tous les orifices un amas de vêtements, de ne rien laisser perdre de la substance paternelle, d’enfouir dans le sol de la maison les ongles, les cheveux du défunt, l’eau qui a servi à laver le cadavre. On peut agir sur autrui (et sur tous les siens) dès qu’on possède une part ou un résidu de sa substance. En lui en dérobant quelque portion choisie, on peut aussi s’annexer ce qu’il détient de vie, la puissance de sa vue ou de son ouïe si l’on s’empare d’yeux ou d’oreilles, la vie à sa source même si l’on dérobe le premier sang des vierges ou l’embryon à peine formé. Ces pratiques, encore punies par les codes des dynasties les plus récentes, ne sont point nouvelles. Ce n’était point par cruauté ou dilettantisme de tyran que Cheou–sin, le dernier des Yin, éventrait les femmes enceintes et mangeait la chair de ses ennemis. Tout chef, tout magicien a besoin de récupérer de la puissance, de la substance, de la vie, car il doit dépenser, au profit de tous, son entière vitalité. Le magicien use la sienne quand il anime les marionnettes ou fait se combattre des pièces sur l’échiquier ; le cocher s’use aussi quand il donne de la cohésion aux rênes. Mais combien plus le Chef ! Il obtient, par un effet direct d’influencement (ce serait parler notre langue que de dire par un effet d’esprit à esprit), que les chevaux de son char marchent droit dès qu’il pense droit, que les flèches de ses sujets touchent juste dès qu’il pense juste. Il suffit que le magicien atteigne son ennemi avec sa salive ou qu’il souffle sur son ombre, pour que, rongé d’ulcères, le malheureux périsse : dans sa salive ou dans son souffle, le magicien a concentré l’essence de ses vertus magiques. Mais l’Œuvre royale exige la concentration d’une puissance d’animation vraiment totale. Dans tous les guerriers passe le seul souffle du Chef : celui–ci, en battant le tambour, communique à la bataille entière le rythme de sa propre ardeur. Un décret a force d’exécution dès que le prince a dit « oui » ; il est efficace, en lui–même, tout aussitôt, et peu importe que dans la pratique on l’exécute : en ce « oui » s’est condensée toute la vertu d’animation que la pratique de l’étiquette maintient intacte dans le prince. S’il y a une étiquette du costume, de la coiffure, du rire, des lamentations, du coït, s’il faut que l’inférieur, par respect, tantôt se vête et tantôt se dévête, que la femme demeure toujours habillée et que la sorcière opère toute nue, qu’on rase les criminels, que les cheveux des femmes soient sans cesse cachés, tandis que la magicienne danse échevelée, si le Chef tantôt rase ses poils pour les offrir aux dieux, tantôt s’habille hermétiquement comme une femme et tantôt danse les cheveux épars comme une sorcière, si l’on doit éviter de bâiller, d’éternuer, de cracher, de se moucher, de tousser, de roter, s’il ne faut ni rire ni pleurer inconsidérément, mais s’il faut en temps de deuil se lamenter à pleine voix, si l’on fait amitié par le rire ou le sourire, si le père doit rire quand il donne droit à la vie au petit enfant, si l’enfant doit rire dès qu’il reçoit un nom de son père et pleurer pour mériter ce nom, s’il est dangereux pour une femme qu’on lui arrache un rire ou qu’elle ne s’en laisse point arracher, si elle doit cacher son sourire en voilant sa bouche de ses manches et si elle ne doit jamais dérober à l’homme un soupir, s’il faut tantôt se livrer, tantôt se conserver, si le Chef, qui devra parfois se dépenser entièrement, prend plus de précautions que tout autre pour demeurer hermétique et muet, c’est que le corps, par tous ses orifices, laisse pénétrer et laisse échapper, sait retenir, projeter et même capter, substance qui vaut puissance, puissance qui vaut substance, ce qui fait l’être et ce qui fait être.



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Conclusion

Des thèmes favorables à une libre méditation, voilà ce que les Chinois demandent à leurs Sages, et non pas des idées — des dogmes, encore moins. Peu importe s’ils classent parmi les Taoïstes ou les Confucéens le Maître qui éveille en eux le jeu de l’intelligence ; peu importe si les pratiques qui préparent la libération de l’esprit visent à faire surgir l’impression d’une autonomie inconditionnée ou à créer le sentiment de la dignité souveraine de l’homme. Ni l’objet véritable de l’entraînement, ni même l’esprit des méthodes ne différent. Il s’agit toujours d’un dressage de l’être entier. Qu’il tende à constituer en sainteté ou en sagesse, qu’il se fasse au moyen de jeux sanctifiants ou de rites anoblissants, ce dressage s’inspire toujours d’un désir de libération, et toujours il s’accomplit dans un esprit de liberté. Dans le Taoïsme et le Confucéisme, même dégénérés en orthodoxies, même quand des intérêts de secte ou de caste semblent pousser au rigorisme doctrinal, l’esprit de conciliation ne cesse point de dominer, et l’éclectisme demeure la règle. L’idéal, dans les deux camps, est une sagesse complète. Si celle qu’on propose ressemble davantage, chez les Confucéens, à une sagesse stoïcienne (mais à peu près démunie de religiosité) ou, davantage, chez les Taoïstes, à une sagesse épicurienne (mais faiblement préoccupée de science), l’idéal commun est une entière connaissance — ou plutôt une maîtrise — de soi. Cette maîtrise de soi et la connaissance qu’elle apporte et de soi et du monde (car l’Univers est un), s’obtient grâce à une libération des appétits et des désirs. Un sentiment exalté de puissance en résulte. Dès qu’ils se sentent les maîtres d’eux–mêmes, le sage confucéen et le saint taoïste pensent avoir acquis, s’étendant à tout l’Univers, une maîtrise qui se suffit en soi. Elle a son principe dans la pratique de rites qu’on accomplit de tout son cœur ou de jeux auxquels, de tout son être, on se donne. Qu’on emprunte les modèles rituels à la société, ou, à la nature, les thèmes des jeux, c’est là chose accessoire, et c’est chose accessoire que d’insister, quand on polémique, sur l’excellence du conventionnel ou du naturel. Dans l’entraînement qui purifie ou anoblit, ce qui importe, c’est un effort, intime et total pour échapper à la servitude des appétits. Qu’on les considère comme artificiels ou comme naturels, qu’on pense revenir à la nature ou s’élever au–dessus d’elle, qu’on la sanctifie ou qu’on glorifie la civilisation, qu’on se réclame du naturisme taoïste ou de l’humanisme confucéen, seul compte un effort libre vers la puissance pure. C’est d’un jeu profondément sérieux, c’est d’un jeu pur, qu’on attend, conférant sainteté ou sagesse, une libération souveraine. Elle ne saurait résulter d’une contrainte extérieure, même simplement dogmatique.

Les Chinois ont conquis à leurs mœurs, à leurs arts, à leur écriture, à leur Sagesse, l’Extrême–Orient tout entier. Dans tout l’Extrême–Orient, de nos jours encore, aucun peuple, qu’il paraisse déchu ou qu’il s’enorgueillisse d’une puissance neuve, n’oserait renier la civilisation chinoise. Celle–ci, quel que soit l’éclat que la science expérimentale ait pu prêter à l’Occident, maintient son prestige : il demeure intact, bien que la Chine ait perdu la supériorité que, jusqu’à la Renaissance, sur bien des points, en matière technique, elle possédait sur les pays d’Europe. — Si grande qu’ait pu être, jadis, en matière technique, la supériorité de la Chine sur tout l’Extrême–Orient, ce n’est ni cette supériorité, ni même la puissance de la Chine impériale qui expliquent le prestige chinois. Ce prestige durable a d’autres fondements. Ce que les Extrême–Orientaux tiennent à conserver après l’avoir emprunté à la civilisation chinoise, c’est une certaine entente de la vie : c’est une Sagesse. — L’autorité morale de la Chine commence à s’établir au moment où, unifiée sous forme d’Empire, elle est capable de faire régner au loin son influence. C’est à ce même moment que les Chinois semblent se décider à adopter, comme règle des mœurs, un conformisme archaïsant et que (la production philosophique s’arrêtant dès que se trouvent constituées deux orthodoxies complémentaires) ils semblent de même se résoudre à se confier uniquement à la sagesse des Aïeux. La civilisation chinoise paraît alors arrivée à la maturité. — Quand on s’est essayé à décrire le système de conduites, de conceptions, de symboles qui semble définir cette civilisation, peut–être, à l’instant où on la montre prête à dominer pendant de longs siècles sur une immense masse d’hommes, est–on tenu de dire en quoi se résume l’autorité morale qui lui a été reconnue. On ne le fera point sans avoir marqué combien il est présomptueux de tenter de définir l’esprit des mœurs chinoises. La règle imposant de faire passer l’histoire des réalités avant l’histoire des idées et celle–ci avant l’histoire de la littérature, est plus impérieuse dans le cas chinois que dans tout autre. Or, pour peu qu’on aborde les choses de Chine avec quelque esprit réaliste et un peu d’imagination critique, on doit reconnaître que tout ce que la Chine paraît décidée à laisser voir d’elle n’est que littérature... Sans doute, pour la nation comme pour l’individu, l’orthodoxie sert–elle, ainsi que le conformisme, à abriter une vie profonde... Tout ce qui constitue le fond vivant de la civilisation chinoise, — la vie technique, le folklore, — demeure dissimulé sous un revêtement d’amplifications littéraires... Ceux que peuvent rebuter ces commentaires flatteurs d’anciens commentaires avantageux se livreraient assurément à une plaisanterie malveillante s’ils se laissaient aller à comparer ces gloses d’esprit officiel aux réclames qui ne dissimulent rien, sauf les secrets de fabrication... Toute civilisation a besoin d’une certaine inconscience et droit à une sorte de pudeur... Mais le fait est que rien ne permet, sinon par effraction, de pénétrer la vie réelle de la Chine... Pour l’indiscret, les chances de bon accueil sont nulles, et rares (malheur plus grand) les occasions de tomber juste et de voir clair. — S’il faut donc, pour conclure, essayer d’indiquer les traits les plus remarquables de la civilisation chinoise, la formule la moins imprudente sera celle qui présentera un aspect négatif. En raison même de cet aspect, celle que je vais proposer, moins pour définir que pour situer la plus massive et la plus durable des civilisations connues, aura peut–être, du moins pour des Occidentaux, quelque intérêt. Insistant sur le fait que les Chinois ne subissent volontiers aucune contrainte, même simplement dogmatique, je me bornerai à caractériser l’esprit des mœurs chinoises par la formule : ni Dieu, ni Loi.

On a souvent dit que les Chinois n’avaient point de religion et parfois enseigné que leur mythologie était autant dire inexistante. La vérité est qu’en Chine la religion n’est, pas plus que le droit, une fonction différenciée de l’activité sociale. Quand on traite de la civilisation chinoise sans vouloir jeter les faits dans des cadres qui, pour telle autre civilisation, peuvent paraître valables, on ne doit point réserver à la religion un chapitre. Le sentiment du sacré joue, dans la vie chinoise, un grand rôle, mais les objets de la vénération ne sont point (au sens strict) des dieux. Création savante de la mythologie politique, le Souverain d’En–haut n’a qu’une existence littéraire. Ce patron dynastique, chanté par les poètes de la cour royale, n’a jamais dû jouir d’un grand crédit auprès des « petites gens », ainsi que semble le prouver l’échec de la propagande théocratique de Mö tseu. Confucéens ou Taoïstes ne lui accordent aucune considération. Pour eux, les seuls êtres sacrés, ce sont les saints ou les Sages. C’étaient, pour le peuple, les Magiciens, les Inventeurs, les Chefs. La mythologie chinoise est une mythologie héroïque. Si les historiens ont pu, sans grande peine présenter comme de simples grands hommes les héros des vieilles légendes, c’est que ceux–ci n’avaient jamais possédé la majesté qui isole les dieux. L’histoire de ce maître d’école, bien achalandé, dont des campagnards voulurent faire leur dieu du sol, est significative : on ne conçoit pas de dieux qui soient étrangers aux hommes, qui aient une autre essence que la leur. L’Univers est un. Les Chinois n’ont aucune tendance au spiritualisme. A peine trouve–t–on la trace, dans les croyances populaires, d’un animisme inconsistant. On croit aux revenants, aux esprits des morts, aux démons vengeurs, à toute espèce de lutins : ils peuvent, à de certains instants, inspirer la terreur, mais quelques exorcismes en débarrassent, et, aussitôt, ils ne fournissent plus que le sujet de bonnes histoires. L’incrédulité, chez tous les sages, est totale, bien plus souriante qu’agressive. La bonhomie des anecdotes qu’ils racontent fait voir qu’elles sortent d’un fond paysan. La pensée n’est point occupée par les dieux : la clientèle de chacun d’eux est restreinte, son existence est locale, momentanée — passée la fête, passé le dieu. Il n’existe aucun clergé organisé ; les dieux n’ont point d’appui : ils n’ont aucune transcendance. Trop engagés dans le concret, trop singuliers, ils manquent aussi de personnalité. Et chez aucun sage, en effet, aucune tendance au personnalisme ne se remarque, pas plus qu’au spiritualisme. Ce qu’il peut rester de réalisme magique dans la pensée savante se tourne facilement en agnosticisme ou en positivisme. Quand, fût–ce d’abord pour éviter de les susciter, on s’applique à ne parler ni des miracles ni des êtres extraordinaires, l’idée même qu’il s’en puisse produire est tôt chassée de l’esprit. Les Chinois adoptent à l’égard du sacré (s’ils ne s’appliquent pas à l’éliminer de leur pensée) une attitude de familiarité tranquille. D’où le sentiment de son immanence, — sentiment profond, mais furtif, mais impermanent. Cette immanence occasionnelle du sacré favorise, certes, un certain mysticisme, — de même qu’elle rend aisée une certaine utilisation artistique (ou politique) du folklore superstitieux. Confucius reçoit, de temps à autre, la visite d’un génie familier, les Taoïstes pénètrent, par instants, dans l’intimité du Tao ; mais le Tao n’est point conçu comme une réalité transcendante, mais le génie familier de Confucius n’est qu’un personnage historique : il représente une tradition impersonnelle de Sagesse, tandis que le Tao n’est que le principe impersonnel de toute sainteté. Les Confucéens ne permettent jamais de rien glisser d’individuel dans une formule de prière ; les Taoïstes en extase ne font que répéter une oraison stéréotypée. Sauf Mö tseu (s’il faut admettre que ce prédicateur croyait à sa rhétorique), il n’est point, dans l’antiquité, de sage Chinois qui ait véritablement songé à fonder, sur des sanctions divines, la règle des mœurs. Bannies dans un espace et un temps sans réalité, éloignées des hommes sans pour cela se trouver grandies, neutralisées par le culte sans qu’il y ait un clergé qui travaille à les magnifier, les divinités, toujours occasionnelles, — tantôt trop familières et inactuelles le plus souvent, — ne fournissent point une représentation assez émouvante du sacré pour qu’on soit tenté d’en faire le principe de la morale ou de la sagesse. La sagesse chinoise est une sagesse indépendante et tout humaine. Elle ne doit rien à l’idée de Dieu.

Les Chinois n’ont aucun goût pour les symboles abstraits. Ils ne voient dans le Temps et l’Espace qu’un ensemble d’occasions et de sites. Ce sont des interdépendances, des solidarités qui constituent l’ordre de l’Univers. On ne pense pas que l’homme puisse former un règne dans la Nature ou que l’esprit se distingue de la matière. Nul n’oppose l’humain et le naturel, ni surtout ne songe à les opposer, comme le libre au déterminé. Quand les Taoïstes préconisent le retour à la nature, ils attaquent la civilisation comme contraire à la fois à l’ordre humain véritable et à la société bienheureuse que ne déformaient point encore de faux préjugés : leur individualisme n’est point tel qu’ils opposent radicalement le naturel au social. Quand les Confucéens vantent les bienfaits des contacts amicaux ou de la division des fonctions, le sentiment qu’ils ont de l’amélioration que procure la vie de société ne les conduit pas non plus à opposer radicalement le social au naturel. Entre l’idéal taoïste de sainteté et l’idéal confucéen d’anoblissement, la différence est sans portée, je l’ai dit. C’est celle qui sépare le jeu du rite, et ni d’un côté, ni de l’autre, on ne consentirait à nier la parenté des jeux et des rites, car on entend prêter aux jeux l’efficace des rites, et l’on ne songe point à enlever aux rites leur valeur de jeux : les rites demandent de la sincérité, les jeux exigent des règles, ou, tout au moins, des modèles. Les Taoïstes insistent sur la valeur de l’autonomie, les Confucéens sur la valeur de la hiérarchie ; mais l’idéal — Age d’or, Règne de la sagesse — qu’ils entendent réaliser est toujours un idéal de bonne entente : bonne entente entre les hommes, bonne entente avec la nature. Cette entente des choses et des hommes est un souple régime d’interdépendances ou de solidarités qui jamais ne saurait reposer sur des prescriptions inconditionnelles : sur des Lois. Le prestige du concret, le sentiment de l’occasionnel sont trop puissants, l’ordre humain et l’ordre naturel paraissent trop étroitement solidaires pour que le principe de tout ordre puisse être loué d’un caractère d’obligation ou de nécessité. Ni dans la nature, ni dans la pensée, on ne découvre de véritables contraires, mais uniquement des oppositions d’aspects qui procèdent de simples différences de situations. Aussi l’ascèse naturiste des Taoïstes ne comporte–t–elle ni contre–indications ni indications formelles ; aussi l’étiquette confucéenne ne comporte–t–elle ni prescriptions impératives ni tabous stricts. Puisque tout dépend de congruences, tout est affaire de convenances. La loi, l’abstrait, l’inconditionnel sont exclus — l’Univers est un — tant de la société que de la nature. De là la haine tenace qu’ont excitée les Légistes et aussi les Dialecticiens. De là le mépris de tout ce qui suppose l’uniformité, de tout ce qui permettrait, induction, déduction, une forme quelconque de raisonnement ou de calcul contraignants, de tout ce qui tendrait à introduire dans le gouvernement de la pensée, des choses, des hommes, rien de mécanique ou de quantitatif. On tient à conserver à toutes les notions, même à celle de Nombre, même à celle de Destin, quelque chose de concret et d’indéterminé qui réserve une possibilité de jeu. Dans l’idée de règle, on ne veut guère voir que l’idée de modèle. La notion chinoise de l’Ordre exclut, sous tous ses aspects, l’idée de Loi.

On se plaît à parler de l’instinct grégaire des Chinois, et l’on aime aussi leur prêter un tempérament anarchique. En fait, leur esprit d’association et leur individualisme sont des qualités campagnardes. L’idée qu’ils ont de l’ordre dérive d’un sentiment, sain et rustique, de la bonne entente. L’échec des Légistes, les succès conjugués des Taoïstes et des Confucéens le prouvent : ce sentiment, — que blessent les intrusions administratives, les contraintes égalitaires, les codifications ou réglementations abstraites, — repose (pour des parts, variables, sans doute, selon les individus, mais, en gros, sensiblement égales) sur une sorte de passion d’autonomie, et sur un besoin, non moins vif, de compagnonnage et d’amitié. État, Dogmes et Lois ne peuvent rien en faveur de l’Ordre. L’Ordre est conçu sous l’aspect d’une Paix que les formes abstraites de l’obéissance ne sauraient établir, ni imposer les formes abstraites du raisonnement. Pour faire régner en tout lieu cette paix, ce qui est nécessaire, c’est un goût de la conciliation qui demande un sens aigu des convenances actuelles, des solidarités spontanées, des libres hiérarchies. La logique chinoise n’est point une logique rigide de la subordination, mais une souple logique de la hiérarchie : on a tenu à conserver à l’idée d’Ordre tout ce qu’avaient de concret les images et les émotions dont elle est sortie. Qu’on lui donne pour symbole le Tao et qu’on voie dans le Tao le principe de toute autonomie et de toute harmonie, qu’on lui donne pour symbole le Li et qu’on voie dans le Li le principe de toute hiérarchie ou répartition équitables, l’idée d’Ordre retient en elle, — très raffiné, certes, et pourtant tout proche encore de son fond rustique, — le sentiment que comprendre et s’entendre, c’est réaliser la paix en soi et autour de soi. Toute la Sagesse chinoise sort de ce sentiment. Peu importe la nuance plus ou moins mystique ou positive, plus ou moins naturiste ou humaniste de leur inspiration : dans toutes les Écoles se retrouve, — exprimée par des symboles qui demeurent concrets et n’en conservent que plus d’efficience, — l’idée que le principe d’une bonne entente universelle se confond avec le principe d’une universelle intelligibilité. Tout savoir, tout pouvoir procède du Li ou du Tao. Tout Chef doit être un saint ou un Sage. Toute Autorité repose sur la Raison.

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