Édouard Chavannes (1865-1918)

DE QUELQUES IDÉES MORALES DES CHINOIS

Conférence faite à la Sorbonne le 7 juin 1917 dans une solennité organisée par le Comité France-Chine.
Extrait de l'Asie française, avril-juin 1917.


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Un résultat du brassage formidable des peuples et des races que les événements actuels ont produit a été de mettre en contact direct la pensée d'Extrême-Orient et la pensée d'Occident. Jusqu'ici les idées morales des Chinois nous apparaissaient comme susceptibles sans doute d'exciter la curiosité scientifique, mais non comme pouvant intéresser pratiquement nos propres destinées. Voici que soudain la Chine, avec sa population presque aussi nombreuse que celle de l'Europe entière, est appelée à prendre position dans le conflit où la France est engagée. Nous éprouvons le besoin de savoir dans quelles voies habituelles se meut sa pensée. Je voudrais indiquer quelques-unes des idées qui sont les directrices de son activité ; il nous importe en ce moment de les connaître, afin de mieux comprendre les mobiles de sa conduite.

Une de nos sources d'information se trouve dans l'écriture chinoise. Quelques-uns des caractères qui la constituent sont composés avec des images qui nous indiquent en quels éléments doit être analysée la notion qu'ils expriment ; ils sont donc le témoignage irréfragable des associations d'idées qui ont présidé à leur formation. J'en considérerai deux dont l'étymologie est instructive.

Le caractère sin qui signifie « bonne foi » est écrit en joignant l'image de l'homme et celle de la parole : ce qui est digne de foi, c'est la parole de l'homme ; il n'est même pas besoin que cette parole soit rendue plus solennelle par un contrat écrit qui ne serait qu'un chiffon de papier si celui qui l'a prononcée se croit autorisé à la violer et si nécessité ne connaît pas de loi. En 651 avant notre ère, à propos d'un sage qui mourut plutôt que de manquer à son serment, les Chinois ont cité ces vers, déjà alors anciens, du livre des Poésies :

Une tache dans un jade blanc,
On peut encore l'enlever en frottant ;
Mais, pour une tache dans la parole,
Il n'y a rien à faire.

Il pensait de même, celui devant qui nous nous sentons petits, celui qui se dresse comme l'honneur personnifié, le souverain du peuple martyr, Albert, roi des Belges.

Le second caractère sur lequel je voudrais attirer votre attention est celui qui se lit wou et ni signifie « guerre ». Il se résout en deux signes élémentaires, dont l'un représente une lance, symbole des armes en général, et dont l'autre est un dessin d'un pied au repos, comportant le sens d'« immobile, arrêter ». La guerre, en effet, comme nous l'explique un texte de l'année 597 avant Jésus-Christ qui commente avec éloquence ce caractère, a pour but d'arrêter les armes, de faire cesser les combats. Qu'est-ce à dire ? C'est que la guerre n'est pas entreprise par ambition ; elle a pour objet de rétablir la paix détruite par les fauteurs de troubles. Elle est un châtiment juste infligé à des coupables et c'est pourquoi un des plus anciens livres qui nous aient été conservés sur le droit pénal, le Hing fa tche de l'histoire des Han antérieurs, commence par traiter de la guerre, car c'est la punition appliquée aux pires criminels. Ne sommes-nous pas arrivés à une conception du même ordre et les peuples alliés ne forment-ils pas comme une haute cour de justice qui condamne l'esprit de violence et de conquête et qui s'est résolue à la guerre afin de sauver la cause de la civilisation ?

Nous pouvons chercher d'autres renseignements sur les idées morales de la Chine dans la pensée de Confucius. Les événements récents nous attestent quelle influence exercent encore aujourd'hui ses écrits. Dans la première séance des deux Chambres réunies en Constituante, le 27 septembre 1916, on a discuté l'article suivant de la loi constitutionnelle :

« L'enseignement de la nation prendra pour fondement de la morale la doctrine de Confucius. »

Après un débat passionné, le vote a donné les résultats suivants : sur 577 votants, la majorité étant des deux tiers, soit 385, les bulletins pour ont été de 377, les bulletins contre de 200 ; la majorité n'étant pas obtenue, quoiqu'il s'en soit fallut de bien peu, l'article devra passer en seconde lecture. Un mouvement intense d'opinion publique a marqué l'importance que la Chine attribue à cette question ; des pétitions ont été adressées aux Chambres ; des associations pour le maintien de la doctrine de Confucius ont été instituées dans toutes les provinces et le 5 mars 1917 une réunion tenue à Changhaï a jeté les bases d'une fédération entre ces groupements locaux. Il est à remarquer d'ailleurs que la divergence d'opinion qui s'est manifestée à la Constituante ne signifie pas que ceux qui ont voté contre soient opposés à la morale de Confucius; parmi les républicains chinois, bon nombre voudraient voir leur pays adopter le point de vue américain qui a séparé nettement les domaines du spirituel et du législatif et c'est pourquoi ils estiment que la doctrine confucéenne est au-dessus et en dehors de la loi constitutionnelle. Que leur opinion finisse par l'emporter ou non, ce qui résulte de l'examen des faits actuels, c'est que la Chine moderne est à peu près unanime pour reconnaître dans Confucius celui en qui les empereurs honoraient le maître et le guide de 10.000 générations. Comment pourrait-il en être autrement puisque Confucius a été, cinq cents ans avant notre ère, comme la conscience nationale dans laquelle se sont précisées et fortifiées les idées profondes, dont les livres classiques de la haute antiquité nous révèlent les premiers linéaments ? Je ne fais, disait-il lui-même, que transmettre ; je n'invente pas. Ailleurs il se compare au héraut qui, avec la cloche à battant de bois, annonçait de lieu en lieu les sages instructions du souverain ; mais le souverain dont il était le porte-parole c'était la pensée de sa race ; il allait, proclamant la nécessité de se conformer à l'idéal moral que la Chine avait lentement conçu au cours des siècles ; les hommes de son temps se refusèrent à lui obéir parce qu'ils trouvaient trop difficile de renoncer à leurs aises ou à leurs intérêts ; ils sentaient néanmoins que sa voix avait une autorité plus qu'humaine ; ils étaient émus et troublés jusqu'au plus profond de leur être quand les frôlait le souffle puissant venu du passé qui évoquait en eux les vérités entrevues par leurs pères.

L'une de ces vérités, la première de toutes, c'est qu'il y a une morale. Les hommes de peu n'agissent que par intérêt ; les hommes supérieurs ont pour mobile de leur conduite le devoir. L'intérêt n'a que trop de prise sur les âmes vulgaires ; assurément il n'est pas condamnable en soi, mais toutes les fois qu'il est en conflit avec le bien, il doit être sacrifié. Les Chinois ont donné tout récemment un bel exemple collectif de soumission à ce principe dans la lutte qu'ils ont entreprise contre un péril national, l'opium. L'usage de ce poison de la volonté s'était développé d'une manière inquiétante dans la seconde moitié du siècle ; des classes supérieures de la société, il s'était étendu jusqu'au peuple ; il exerçait ses ravages non seulement sur ceux qui s'y adonnaient et qui devenaient en peu d'années des loques humaines, mais encore sur l'avenir de la race dont il diminuait la vigueur. Pour lutter contre ce fléau, il fallait tenir tête à des intérêts multiples : on privait l'État d'une source importante de revenus ; on lésait les cultivateurs des champs de pavots ; on s'opposait enfin à la passion des fumeurs chez qui l'habitude était devenue un besoin. La Chine républicaine n'a pas hésité à appliquer dans toute sa rigueur la proscription qui avait été décidée sous le gouvernement de la dynastie mandchoue finissante. On est en droit de tout attendre d'un peuple qui est assez énergique pour prendre de telles résolutions et pour s'y tenir.

Quel est donc ce devoir supérieur à l'intérêt ? Quelle est cette loi morale si absolue qu'elle ne doit jamais fléchir, car suivant la forte parole d'un livre classique :

« On ne peut pas s'écarter de la loi morale, même un instant ; si l'on pouvait s'en écarter, elle ne serait plus la loi morale.

Cette loi morale n'est pas hors de l'homme ; elle est en lui. Une antique poésie dit que celui qui manie une hache pour fabriquer un manche de hache n'a pas à chercher bien loin son modèle puisqu'il l'a dans la main. Bien plus proche encore de nous est le type auquel nous devons nous conformer pour bien agir, car il est notre propre essence. La nature humaine, selon l'idée chinoise, est bonne à l'origine ; elle se pervertit sous l'influence des passions mais on en peut toujours retrouver en soi-même le type idéal ; le sage travaille donc incessamment à se connaître lui-même, et quand il y est parvenu, son devoir lui apparaît clair et net. Socrate, né dix ans après la mort de Confucius, faisait lui aussi de la connaissance de soi-même le fondement de la morale et l'idée platonicienne est identique à cette notion de la conformité de l'être à son essence (tch'eng) qui est considérée par le confucéisme comme le but. La pensée de la Grèce antique est la mère de la pensée occidentale et c'est pourquoi il n'y a pas lieu de s'étonner si, ici de nouveau, nous nous trouvons en merveilleux accord avec la pensée chinoise ; car enfin les puissances alliées ne luttent-elles pas pour maintenir sur la terre l'idéal humain, pour sauver les principes excellents, lentement acquis, que les despotismes conquérants foulent aux pieds dès qu'ils les gênent.

Dans les relations d'homme à homme ou de peuple à peuple, la justice est l'affirmation qu'il y a une puissance invisible supérieure à la force brutale. Confucius la considérait comme la vertu sociale par excellence, ou plutôt la justice (yi) n'était à ses yeux que la manière dont se manifestait dans la conduite la vertu d'humanisme (jen) qui était la claire notion conçue par l'intelligence de ce que l'homme se doit à lui-même précisément parce qu'il est homme. En quoi consiste la justice ? On trouve la réponse dans ce précepte de Confucius :

— Ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse à vous-même, ne le faites pas à autrui.

Une autre fois, comme un de ses disciples lui demandait :

— Doit-on rendre le bien pour le mal ?

Le maître répliqua :

— Que rendrez-vous donc pour le bien ? C'est par la justice qu'il faut répondre au mal ; on rendra le bien pour le bien.

C'est la même conception que nous trouvons dans ces nobles paroles qui résonnent encore à nos oreilles :

« La France appellera à son aide, le jour de la victoire, non pas la vengeance, mais la justice. »

Les Chinois de nos jours ont conservé de la justice la même notion claire que leurs ancêtres exprimaient il y a deux mille ans par la bouche de Confucius. Lorsqu'ils ont vu l'Allemagne déchaîner sur les océans une guerre sous-marine qui dépasse en horreur tout ce que le monde a jamais commis d'iniquités et qui réduit à néant les longs et patients efforts par lesquels s'était constitué un embryon de droit international, ils ont protesté au nom de la civilisation ; puis, après être restés plus d'un mois sans recevoir de réponse satisfaisante, ils ont rompu les relations diplomatiques ; à la fin de mars 1917, le ministre d'Allemagne a dû quitter Pékin, et les uns après les autres, tous les consuls germaniques ont abandonné leurs postes respectifs. Ainsi la Chine a libéré sa conscience ; elle a affirmé par une décision grave sa désapprobation de forfaits qui soulèvent l'indignation ; elle s'est rappelé la parole de Confucius :

« Celui qui voit ce qui est juste et qui n'agit pas en conséquence, manque de bravoure. »

Abordons enfin le groupe des idées morales compris sous le nom de piété filiale : il a joué un rôle considérable en Chine parce qu'il est la base de la famille. Je l'envisagerai sous un seul de ses aspects. Le plus grave manquement à la piété filiale, a dit un écrivain chinois de l'an 300 avant notre ère, est de ne pas avoir de postérité. Cette phrase qui nous paraît étrange devient claire quand on sait ce qu'est le culte des ancêtres : les Chinois pensent que les morts d'une famille ont besoin d'un culte qui leur soit rendu par leurs descendants ; si donc un homme est cause que la lignée est interrompue, il manque à la piété filiale puisqu'il met fin aux sacrifices par lesquels est entretenue la vie d'outre-tombe de toutes les générations précédentes. Sous cette pratique religieuse est cachée une intuition profonde : la famille n'est pas une simple succession d'individus ; de l'un à l'autre se transmet une hérédité qui a une existence suprasensible ; c'est de chaque génération qu'on peut dire qu'elle est chargée du passé et grosse de l'avenir ; la famille est une entité supérieure aux individus qui n'en sont que les représentants passagers. Nous avons eu quelque pressentiment de la même idée et nous en relevons la trace dans les croyances qui s'attachent chez nous au nom de famille ; on désire généralement assurer la perpétuité de ce nom; on se sent obligé par le nom qu'on porte et on ne ferait rien qui pût le déshonorer. Dernièrement, sur l'initiative d'un publiciste éminent dont le fils est mort en héros sur le front, le garde des sceaux a déposé un projet de loi grâce auquel le nom illustré par un brave sera assuré d'être toujours représenté. Qu'est-ce donc que ce nom, si ce n'est l'expression de l'accumulation des vertus qu'il signifie ? Et quand nous tenons à avoir des descendants à qui nous puissions le transmettre sans tache, c'est parce que nous sentons bien que sa disparition, si elle était volontaire de notre part, serait le suicide d'une véritable personne morale. Notre excès d'individualisme nous empêche de bien comprendre le symbolisme du culte des ancêtres en Chine ; mais nous sommes obligés de reconnaître la supériorité sociale d'une croyance grâce à laquelle un peuple est assuré de ne jamais déchoir.

Avec toutes ces idées morales qui ont fait de la Chine dans l'histoire la grande puissance civilisatrice de l'Extrême-Orient, la révolution chinoise n'a point rompu ; tout en s'inspirant des exemples des démocraties française et américaine, elle a su conserver intacts les principes directeurs que le génie de la race avait conçus. Pour désigner les esprits hardis qui ne reculent point devant le bouleversement nécessaire des vieilles institutions, les Chinois emploient l'expression wei sin tche jen qui paraît au premier abord signifier simplement « les novateurs » ; mais cette expression est tirée d'un livre classique et prend une valeur différente ; c'est dans une ode du livre des Poésies, glorifiant le fondateur d'une dynastie antérieure à l'an 1000 avant notre ère, qu'il est dit :

« Quoique les Tcheou soient un ancien royaume, le mandat qu'ils ont reçu de régner est entièrement nouveau. » Tcheou souei kieou pang k'i ming wei sin.

Aujourd'hui il en est de même ; c'est sur le tronc du vieil empire qu'a refleuri la jeune République ; les hommes qui la représentent ont foi dans les nouvelles destinées qui lui sont assignées ; leur confiance est inébranlable parce qu'elle est enracinée dans des principes qui ont fait leurs preuves de longue date. Les forces morales lentement élaborées au cours des siècles vont manifester encore leur puissance ; elles agiront, comme elles ont toujours agi dans le monde, pour la loyauté, pour la justice et pour l'idée que l'homme se fait de sa dignité.

Ainsi, dans les époques de crise, reparaît chez chaque peuple ce qui constitue sa physionomie propre. Aux heures troubles où la conscience, comme une boussole affolée, cherche sa direction, le point fixe où nous trouvons notre plus ferme appui est le caractère national dont nos ancêtres ont forgé le pur métal dans les douleurs de l'adversité. Aussi bien que le sol qui porte nos moissons, c'est ce tréfonds moral qui constitue la patrie. En France, Vercingétorix l'Arverne et Jeanne la bonne Lorraine sont toujours présents ; ou plutôt, ce qui est immortel, c'est la grande âme de la France telle qu'elle s'est incarnée momentanément en eux, telle qu'elle rayonne maintenant, depuis trois ans de souffrances indicibles, dans les regards de nos soldats ; elle est apparue au monde lumineuse et stoïque, et nous sentons que notre véritable raison d'être est de travailler, malgré le sang, malgré les larmes, à maintenir intactes les énergies morales dont nous sommes les dépositaires.


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