Wang Tch’ang-tche

WANG Tch’ang-tche : La philosophie morale de Wang Yang-ming. Variétés sinologiques n° 63. Imprimerie et Librairie de T’ou-sè-wè, Zi-ka-wei, Changhai. Librairie orientaliste P. Geuthner, Paris, 1936.

LA PHILOSOPHIE MORALE DE WANG YANG-MING

Variétés sinologiques n° 63. Imprimerie et Librairie de T’ou-sè-wè, Zi-ka-wei, Changhai.
Librairie orientaliste P. Geuthner, Paris, 1936, 218 pages.

  • Introduction : "Tout d’abord, qu’entendons-nous par « philosophie morale » ?
    Nous n’allons pas énumérer ici les différents devoirs particuliers, classer les vertus et les vices, ni en discuter dans l’abstrait. Laissant de côté ces éléments matériels de l’activité morale, nous nous occuperons du problème moral fondamental que pose le devoir unique et universel, libre mais inéluctable, de faire le bien et de fuir le mal : problème que suscite la finalité suprême de l’homme, la réalisation de la valeur véritablement humaine, valeur toute personnelle, toute spirituelle, absolument indépendante des circonstances extérieures, des conditions corporelles de notre existence."
  • "L’étude d’un pareil problème mérite éminemment, à notre avis, le nom de « philosophie ». Si l’on prend ce mot dans le sens d’une recherche du Bien, et non pas d’un système d’idées ou d’une analyse du fonctionnement de notre entendement dans l’élaboration de ses concepts et dans la dialectique de ses raisonnements.
    En effet, pour les penseurs chinois, la plus haute activité de l’homme, c’est l’activité morale qui réalise la finalité spirituelle de l’homme. Aussi, leur première et dernière préoccupation intellectuelle, est-ce la recherche de notre perfection morale... La véritable philosophie est toujours une activité morale réfléchie ; et la parfaite conduite morale est une véritable philosophie en action. "
  • "Le moment semble donc opportun de faire connaître et apprécier un maître chinois de la philosophie morale d’une façon exacte et approfondie.
    Parmi les philosophes chinois, notre choix s’est arrêté sans hésiter sur Wang Yang-ming. Les raisons en sont multiples. Wang Yang-ming a donné une philosophie de « l’intuition morale », du liang-tche et a construit un système très un, solidement charpenté. Sa riche et forte personnalité de penseur et d’écrivain, de gouverneur civil et de chef d’armées — personnalité unique parmi les philosophes — nous attire. De plus, sa pensée a exercé aux XVIe et XVIIe siècles, en Chine, une influence profonde, étendue, prépondérante. Enfin, ce qui nous a surtout décidé à faire ce travail, c’est de savoir Wang Yang-ming encore si méconnu, et même presque inconnu en Europe. "

Extraits : Comment étudierons-nous cette pensée ? - Le milieu intellectuel - L'homme - La notion de liang-tche
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Comment étudierons-nous cette pensée ?

D’abord négativement. De même que nous ne cherchons point de comparaison, de ressemblance, entre la pensée de Wang Yang-ming et celles des philosophes européens, comparaisons qui n’engendrent souvent qu’inexactitudes et confusions, de même nous voudrions que nos lecteurs n’essaient point d’introduire de force une pensée chinoise dans les cadres de la philosophie européenne ; qu’ils ne s’empressent point de voir dans notre exposé approbations ou négations de leurs propres systèmes ; surtout, qu’ils n’interprètent pas les termes que nous employons, selon des définitions qui n’ont rien de fondé dans la pensée de Wang Yang-ming. Par exemple, dans un manuel européen de morale, la question de la liberté de la volonté humaine ne peut manquer de figurer ; or, cette question n’est jamais traitée par un penseur chinois, quoique toujours implicitement reconnue dans le fait du devoir moral. Autre exemple : qu’on ne prenne pas les philosophes chinois pour des matérialistes, sous prétexte qu’ils n’ont point parlé de l’immortalité de l’âme ni fait d’elle une substance distincte du corps. Qu’on ne fasse pas non plus de Wang Yang-ming un bergsonien, parce que nous nous servons du mot « intuition » ; ou un kantiste, parce que nous parlons de l’« en-soi » du liang-tche. Nous voudrions que nos lecteurs déposent toute idée préconçue pour saisir telle quelle la doctrine d’un philosophe chinois.

De plus, quand on étudie Wang Yang-ming, non seulement il importe de ne pas confondre les expressions encore flottantes des années antérieures avec l’enseignement définitif des derniers temps de sa vie, de ne pas traiter cette doctrine foncièrement une, comme une mosaïque de thèmes juxtaposés et de ne pas interpréter cette doctrine éminemment transcendante par des vues naïvement simplistes ; mais il faut encore ne pas confondre ce qui fait la véritable originalité de Wang Yang-ming et ce qui n’est chez lui que la répétition, le développement du fond commun de la philosophie chinoise. Encore moins doit-on prendre pour sa pensée authentique, pour la partie intéressante de sa philosophie, ce qui n’est en réalité que le résidu laissé dans sa doctrine par les idées courantes de l’époque ou de la tradition.

Nous nous efforcerons d’être fidèle à la pensée de Wang Yang-ming, et en même temps intelligible pour des lecteurs européens. Il n’est pas facile de satisfaire cette double ambition. Entre tous les philosophes, Wang Yang-ming est exceptionnellement logique, simple et clair. Mais il n’a pas composé de traités ex professo. Son enseignement est oral par principe : nous ne possédons de lui en matière de philosophie que des écrits d’occasion. Il nous a donc fallu grouper ses idées éparses, les classer, les relier entre elles, pour saisir objectivement sa pensée. Et pour l’exposer, nous nous appuierons toujours sur ses propres paroles et nous ne craindrons pas de le citer quelquefois un peu longuement. Cependant, désireux avant tout d’être fidèle à son esprit, au sens véritable du texte, nous négligerons quelquefois certaines tournures qui alourdissent la traduction, certaines figures sans importance qui auraient besoin d’être expliquées. Nous éviterons de suivre Wang Yang-ming dans ses discussions sur d’anciens textes peu importants pour notre exposé, de multiplier les noms d’individus et de pays qui encombreraient la mémoire sans intérêt. Souvent, dans la traduction littérale d’un texte, nous mettrons entre parenthèses un mot synonyme, une proposition explicative ou une interprétation personnelle, espérant ainsi, tout en respectant le texte original, rendre intelligible une traduction nécessairement déficiente.

Parmi nos lecteurs, il ne manquera pas — nous le souhaitons bien, — de sinologues éminents. Pour qu’ils puissent juger notre travail, pour qu’ils puissent contrôler, compléter au besoin, notre traduction, nous croyons devoir reproduire les principaux textes chinois qui sont réunis dans un appendice à la fin du livre. À ceux qui connaissent le chinois, ces textes serviront d’occasion d’étudier la philosophie du liang-tche dans la source même, et peut-être aussi de s’initier à l’étude des autres philosophes de l’École de la Norme.

Pour couper court à toute équivoque, à tout malentendu sur les termes que nous employons, il nous a paru nécessaire de forger quelques expressions pour notre usage et surtout de déterminer le sens précis des termes techniques de la philosophie de Wang Yang-ming. Aussi, malgré la difficulté de la tâche et la nouveauté de l’essai, avons-nous ajouté à cette étude un petit Lexique des Termes Techniques. Que nos lecteurs s’y réfèrent toujours.

Le plan de notre exposé est conçu selon le développement logique de la doctrine de Wang Yang-ming.

La partie préliminaire porte naturellement sur le milieu où vécut Wang Yang-ming, sur sa personne et ses activités multiples.

Une doctrine philosophique se produit souvent en réaction contre une erreur courante occasionnée par une autre doctrine tombée dans l’excès. Tel est bien le cas de la philosophie du liang-tche. C’est pourquoi nous commencerons par établir l’immanence de la norme morale que Wang Yang-ming affirme contre ceux qui préconisent la recherche des vérités morales en dehors de nous. Nous aborderons alors l’idée originale et centrale de Wang Yang-ming : la RÉALISATION DU LIANG-TCHE. Il y aura à expliquer ce qu’est le liang-tche, cette idée tellement riche chez son auteur qu’elle nous paraît presque intraduisible par le terme « intuition morale » ou autres. Il y aura surtout à expliquer ce qu’est la réalisation du liang-tche, puisque la doctrine de Wang Yang-ming est essentiellement pratique et que se contenter de spéculer sur la notion abstraite du liang-tche serait trahir la pensée de son auteur. Ce but pratique du Philosophe du liang-tche l’oblige à descendre dans les difficultés concrètes qu’on rencontre dans le travail de la perfection morale. Par suite, il nous faudra traiter aussi des directives générales qu’indique Wang Yang-ming à ses disciples pour les aider à mettre en pratique la réalisation du liang-tche.

Le propre de l’esprit humain est de réfléchir sur son activité et de remonter de l’acte au principe. Nous devons réaliser notre liang-tche, nous devons agir suivant notre intuition morale. Or, ne pourrait-on pas envisager le principe même de l’acte d’intuition morale ? Les prédécesseurs et les contemporains de Wang Yang-ming ont d’ailleurs beaucoup discuté sur le cœur, principe de nos activités conscientes. Alors, à la nouvelle doctrine, trois problèmes se posent surtout : quelle relation entre l’en-soi et l’activité du liang-tche ? Devrait-on cultiver directement l’en-soi du liang-tche et comment ? Pourrait-on laisser agir simplement cet en-soi parfaitement bon, transcendant ainsi le bien et le mal des actes particuliers ? La pensée synthétique et pénétrante de Wang Yang-ming nous a donné sur ce sujet des réponses remarquables. Cependant, il n’attache jamais d’importance à ces subtilités. Ce qu’il nous demande, c’est avant tout un effort sincère, sérieux pour réaliser le liang-tche, pour agir selon notre intuition morale, dans chacun de nos actes particuliers, les plus humbles comme les plus éclatants.

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Le milieu intellectuel

La nécessité de situer une philosophie dans son milieu social, dans la personnalité vivante de son auteur se fait sentir plus que jamais lorsqu’on étudie Wang Yang-ming. Il importe de ne pas interpréter un philosophe chinois d’après les cadres d’une pensée étrangère et de ne pas confondre l’époque où vivait Wang Yang-ming avec celle de Confucius par exemple relativement mieux connue en Europe. De plus, la philosophie de Wang Yang-ming est essentiellement une expérience vécue. Toute sa vie prêche, illustre, explique, confirme sa doctrine. Avec Wang Yang-ming, on n’est point en présence d’idées impersonnelles et abstraites ; on assiste au contraire à la vie d’une pensée qui mûrit peu à peu chez le maître et qu’il communique à ses disciples afin qu’ils la revivent eux-mêmes. Il nous est donc indispensable de commencer notre étude par un aperçu rapide mais suffisant sur le milieu où vivait Wang Yang-ming et sur son activité à la fois intellectuelle, politique et militaire.

Wang Yang-ming vit aux XVe et XVIe siècles. Nécessairement, il pense avec et pour son époque. Or, cette époque jouissait d’un héritage accumulé déjà depuis plus de vingt siècles, pour ne pas remonter au-delà de Confucius. Formé dès son enfance par les livres du confucianisme, il ne quitte pas les principes et les préoccupations des philosophes des Song. Wang Yang-ming ne fait que continuer cette « École de la Norme », vieille déjà de cinq siècles ; il la corrige, il est vrai, la perfectionne, lui donne une nouvelle vigueur ; mais il ne la renverse pas.

La doctrine morale de Confucius et de ses disciples peut se résumer, pour notre besoin et à notre sens, dans les points suivants :

a) avoir foi à nos jugements moraux, et par suite à la valeur de nos actes qui constituent la valeur véritable de l’homme ;

b) reconnaître que notre nature est en soi bonne, puisque c’est le ciel qui nous la donne, puisque nous avons conscience de notre devoir de faire le bien.

c) insister surtout sur la pratique morale, sur le devoir de faire le bien et fuir le mal, et par suite sur la nécessité de l’éducation, de la formation de l’adolescent dans son être moral avant tout ;

d) manifester la sincérité d’âme, la loyauté envers notre conscience, surtout dans nos rapports sociaux et par les vertus sociales : piété filiale, dévouement envers le prince, fraternité, fidélité conjugale, loyauté envers son ami ; en d’autres termes : humanité, justice, bienséance, prudence, fidélité ;

e) morale universaliste qui considère l’homme et l’univers comme un tout, qui demande à l’individu de faire le bien à tous les hommes ; qui cherche à constater, à seconder, à restaurer l’unité d’harmonie de la nature tout entière, les vertus morales de l’homme étant un effort puissant pour obtenir cette unité d’harmonie.

Ces grandes idées feront la base de la pensée de Wang Yang-ming.

Aux XIe et XIIe siècles de l’ère chrétienne, sous la dynastie des Song, le confucianisme a brillé d’un nouvel éclat. Les sinologues européens l’appellent « Néo-confucianisme », tandis que les Chinois parlent plutôt de l’« École de la Norme » Li-hio. Car, le but principal de ces philosophes est d’expliquer la « norme » de notre activité morale.

Parmi les philosophes des Song, on compte cinq grands maîtres dans la lignée réputée «orthodoxe» de l’École de la Norme : Tcheou Toen-i (1017-1073), Tchang Tsai (1020-1077), les deux frères Tch’eng Hao (1032-1085) et Tch’eng I (1033-1107), et beaucoup plus tard Tchou Hi (1130-1200).

Sans entrer dans les détails et les divergences qui séparent ces maîtres, nous résumons ainsi leur apport philosophique dont Wang Yang-ming bénéficiera ou dont il cherchera à se dégager :

a) Ils ont donné des analyses très poussées du fait moral ; ils ont distingué et expliqué en particulier les quatre concepts : du « cœur » (sin), de la « nature » (sing), de la « norme » (li), du « souffle » (k’i) ; et ils ont essayé d’organiser un système explicatif du fait moral.

b) Ils se sont appliqués à grouper les enseignements moraux des anciens autour de quelques idées centrales. Ainsi, la poursuite de la perfection morale devient plus méthodique par le double travail du gouvernement de soi-même et de l’étude des vérités morales.

c) Réagissant d’un côté contre les commentateurs trop servilement attachés à la lettre des livres confucéens, et de l’autre contre le nihilisme bouddhiste et le « supramondisme » taoïste, ces philosophes ont eu le mérite de former à la vie pratique, aux devoirs sociaux, à une conduite vertueuse, à un caractère inflexible capable de braver la mort pour la justice.

d) Mais il leur a manqué une critique rigoureuse des textes des anciens livres (critique qui sera poussée à la perfection au XVIIIe siècle). Cette lacune se fait sentir encore davantage chez Wang Yang-ming. Mais comme il tire plutôt les textes anciens à sa propre doctrine, l’inconvénient est moins grand chez lui que chez Tchou Hi, par exemple, qui base sa doctrine sur les textes anciens.

e) Au lieu de se cantonner fermement sur le terrain du fait moral, ces philosophes ont essayé de doter la doctrine morale confucéenne d’un ensemble d’idées mi-métaphysiques, mi-cosmologiques, et de faire dériver la morale de cette construction fort fragile.

f) La tendance, — chez Tchou Hi surtout, — à recueillir partout des connaissances utilisables et à délaisser la réalité pour des concepts abstraits, s’accentue de plus en plus, et expose des intelligences superficielles, des volontés moins sincères, à se contenter de mots, à ne se soucier que d’une correction extérieure.

Aussi, au temps de Tchou Hi, Lou Siang-chan s’élève-t-il contre cet esprit de servilité, de morcelage, contre cette poursuite des vérités morales en dehors de nous. Lou ne sort pas des préoccupations communes de l’École de la Norme, bien qu’on en fasse un « hétérodoxe » à cause de son insistance sur l’« identité du cœur et de la norme », sur l’unique possibilité de trouver la vérité morale au dedans de notre esprit. Trois siècles plus tard, Wang Yang-ming remettra en honneur la philosophie de Lou Siang-chan. De la sorte, on opposera, à l’intérieur de l’École de la Norme, l’École de Lou et Wang, à l’École de Tch’eng et Tchou. Mais si le mérite de Tchou Hi consiste surtout à synthétiser les pensées de ses prédécesseurs, Wang Yang-ming n’est point un simple continuateur de Lou Siang-chan. L’ampleur et la profondeur de sa doctrine dépassent de loin les premières recherches amorcées par Lou Siang-chan sur l’immanence de la vérité morale.

L’École de la Norme languissait sous la dynastie mongole des Yuen (1278-1368). Elle reprend peu à peu avec les empereurs chinois des Ming (1369-1644). L’autorité de Tchou Hi restera désormais officiellement reconnue. Cependant les philosophes des Ming, précurseurs ou contemporains de Wang Yang-ming, dégoûtés du morcelage et de l’hypocrisie des lettrés vulgaires, tendent de plus en plus à insister sur la pratique morale. Ainsi, Ou Yu-pi (1391-1469), tout en continuant la tradition des philosophes des Song, invite à travailler sur notre vie quotidienne. Il fut le maître de Tch’en Hien tchang (1428-1500) et de Leou Liang (1422-1491). Ce dernier nous intéresse parce que Wang Yang-ming l’a entendu expliquer la doctrine des philosophes des Song. Mais c’est Tch’en Hien-tchang qui a exercé le plus d’influence sur son époque.

Tch’en Hien-tchang recommande le recueillement comme base de la pratique morale. Par un recueillement prolongé, on s’apercevra, dit-il, de la grandeur de son propre cœur et on constatera que la norme et le cœur s’harmonisent parfaitement : alors on se comportera dans les différentes circonstances sans jamais se dissiper et on saisira la vérité des êtres, les enseignements des anciens dans leur source même.

Tchan Jo-choei (1466-1560), disciple de Tch’en Hien-tchang et ami de Wang Yang-ming, demandera à son tour que l’on s’applique à reconnaître partout la norme céleste. Mais Tch’en Hien-tchang et Tchan Jo-choei, fidèles aux principes de l’École de Tchou Hi, mettent toujours la norme, la vérité morale, hors de notre cœur, tout en la soumettant à son contrôle. Aussi tous deux restent-ils très éloignés de Wang Yang-ming, quoique leurs doctrines se rencontrent sur bien des points.

Il en appert que, en dépit de cette prédominance de Tchou Hi, la tendance de cette époque va à la recherche de la norme morale à l’intérieur de notre esprit et pour diriger notre vie concrète. C’est pourquoi là où Lou Siang-chan n’a pas pu pleinement réussir, Wang Yang-ming aura plus de chance. Il approfondira la doctrine et obtiendra qu’on l’écoute. Néanmoins, il ne faut pas oublier que, sous la dynastie des Ming, quoique de façon moins tyrannique que plus tard sous la dynastie des Ts’ing, la doctrine officielle et obligatoire pour les candidats aux examens d’État, fut toujours celle des commentaires de Tchou Hi. Et même parmi les contemporains de Wang Yang-ming, à côté de ces lettrés vulgaires corrompus et intrigants, il ne manque point dans l’École de Tchou Hi, de penseurs remarquables. Tel Lo K’in-choen, qui a su défendre l’« orthodoxie » en critiquant amicalement mais sévèrement l’explication que Wang Yang-ming donne du kô-ou.

Outre le confucianisme, il est avéré que le bouddhisme et le taoïsme ont exercé une grande influence sur Wang Yang-ming. Il nous faut donc en avoir quelque idée.

Avec la dynastie des Ming, bien des sectes religieuses que les empereurs mongols ont laissé entrer en Chine, sont de nouveau expulsées. À côté des cultes officiels et traditionnels, seuls le bouddhisme et le taoïsme demeurent. Le bouddhisme en tant que pratique religieuse ou superstitieuse continue à prospérer ; mais en tant que pensée philosophique, il recule. De nombreuses écoles bouddhistes achèvent de s’éclipser devant le progrès de l’école du Dhyâna (tch’an). Celle-ci, repoussant toute spéculation subtile, toute rédaction écrite, prêche uniquement « la connaissance de son propre cœur, l’intelligence de sa nature propre » ; cette doctrine simple et élevée séduit les confucianistes embarrassés par les détails et le souci d’une lettre morte. Aussi Wang Yang-ming en a-t-il subi fortement l’attrait et en gardera toujours une haute estime. Pourtant, cette simplicité de procédé risque trop de rendre stériles les progrès de la pensée ; et de fait, l’école du Dhyâna ne produit point de maîtres illustres tels qu’on en a vu auparavant dans d’autres écoles bouddhistes. Retenons aussi que, lorsque Wang Yang-ming attaque le bouddhisme, c’est le bouddhisme de l’école du Dhyâna qu’il vise ; et il ne faut pas étendre sa critique au bouddhisme tout entier.

Quant au taoïsme, il devient, sous la dynastie des Ming, presque exclusivement une religion superstitieuse, un agglomérat de pratiques destinées à procurer l’« immortalité », la vie heureuse dans des régions imaginaires. Wang Yang-ming a essayé lui aussi de cultiver l’« immortalité » (de prolonger la vie), de se nourrir de l’air respiré, d’acquérir la télévision. Revenu à l’École de la Norme, il appelle de préférence les taoïstes du nom d’« École de l’Immortalité » et leur accorde peu d’importance dans l’ordre de la pensée. Avec ces taoïstes superstitieux ou extravagants, on est bien loin des profondes et vastes visions de Lao-tse ou de Tchoang-tse !

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L'homme

Wang est le nom de famille de notre philosophe. Son nom personnel est Cheou-jen. Il prend celui de Yang-ming, du nom d’une grotte de son pays natal où il aimait à se retirer pour méditer. Il naît en automne 1472 (le 31 octobre). Sa famille habite la sous-préfecture Yu-yao, non loin de Ning-po, dans la province de Tché-kiang.

C’est une vieille famille de lettrés. Son père, Wang Hoa (1453-1522), n’avait reçu comme héritage de ses ancêtres, que ses qualités intellectuelles et morales et ne dut son élévation qu’à ses succès aux examens officiels. Sa carrière le mena jusqu’aux fonctions de ministre de l’Intérieur à Nankin. C’était un homme intelligent, digne, intègre, respecté, mais un peu faible de caractère. La mère de Wang Yang-ming mourut, quand il n’avait que douze ans. Il s’attache beaucoup à sa grand’mère qui lui tint lieu de mère durant sa jeunesse et qui mourut dans sa centième année.

Ses demi-frères, beaucoup plus jeunes que lui, semblent fort médiocres et par leur intelligence et par leur conduite. Mais le mari de sa demi-sœur, Siu Ngai (1487-1517), dont il regrettera toujours la mort prématurée, a été un de ses premiers et de ses meilleurs disciples.

Wang Yang-ming épousa, en 1488, la fille d’un fonctionnaire du Kiang-si. Fut-il compris et soutenu par sa femme ? Les historiens n’en disent rien. Pourtant, il est tout à fait remarquable que Wang Yang-ming, malgré la stérilité de celle-ci, ne prit point de femme de second rang pour s’assurer une descendance, comme il eût dû le faire pour se conformer aux vieilles mœurs chinoises. Il adopta simplement, en 1515, le fils d’un cousin assez éloigné, âgé alors de sept ans. Ce fils adoptif ne paraît guère avoir été intelligent ni sage ; Wang Yang-ming eut plus souvent à lui faire des reproches que des éloges. Ce ne fut qu’à l’âge de 54 ans, dix mois après la mort de sa première femme, que Wang Yang-ming en prit une autre qui lui donna bientôt un fils. Mais Wang Yang-ming n’a pas pu le voir grandir.

Ces quelques mots sur la famille de Wang Yang-ming nous faciliteront l’intelligence de ce qui suit.

Wang Hoa n’avait pas encore réussi tous ses examens quand son premier fils naquit. Aussi Wang Yang-ming passa-t-il son enfance dans son pays de Yu-yao avec sa mère et ses grands-parents, tandis que son père voyageait entre les deux capitales pour se présenter aux examens ou chercher une situation. En 1481, Wang Hoa fut reçu premier au concours national des « Académiciens ». Aussitôt l’avenir lui sourit. Employé à la cour, il fit venir sa famille à Pékin.

Wang Yang-ming se révéla dès l’enfance sérieux et intelligent. Son éducation fut aussi bonne qu’elle pouvait l’être à son époque. Les nombreux voyages éveillèrent son esprit et enrichirent ses connaissances. À l’occasion de son mariage, il passa un an et demi au Kiang-si. Au retour, il eut l’occasion d’écouter Leou Liang sur la doctrine des philosophes des Song, et l’idée de tendre à la perfection morale commença à le préoccuper. Les Mongols faisaient alors des incursions dans le Nord de la Chine ; ce qui excita Wang Yang-ming à s’initier au métier des armes et à étudier les ouvrages militaires. En même temps, il réussit successivement aux différents examens officiels et sa valeur littéraire se fit de plus en plus admirer par les connaisseurs.

Mais le succès littéraire ne l’éblouit pas. Au contraire, il considère son travail de styliste comme vain et inutile, et s’applique à acquérir la « science des Parfaits » selon la méthode de Tchou Hi. Pourtant, il n’arriva pas à intégrer les « vérités des êtres » dans son propre cœur, à unifier sa propre vie spirituelle. Son application le rendit malade.

Il pensa alors à cultiver sa vie pour se rendre « immortel » à l’école des taoïstes. Déjà fonctionnaire au ministère de la Justice, il fut envoyé réviser les procès dans la région Nord de Nankin. Il profita de ce voyage pour rendre visite aux maîtres célèbres du bouddhisme et du taoïsme. Rentré dans son pays natal pour raison de santé, il se livra aux pratiques taoïstes dans la grotte de Yang-ming, songeant à abandonner complètement la vie du monde. Mais il se ressaisit vite et il trouva que la vie solitaire des taoïstes ou des bouddhistes était inhumaine et incompatible avec les devoirs sociaux. Le dégoût du bouddhisme et du taoïsme le décida à revenir à la vieille doctrine de Confucius.

C’était en 1502. Deux ans plus tard, il reprit son activité publique à Pékin. Des disciples se groupèrent autour de lui. Et c’est vers cette époque que Tchan Jo-choei devint son ami intime et toujours dévoué, malgré la divergence de leurs opinions philosophiques.

La première période de la vie de Wang Yang-ming s’achève ici. Après tant d’essais infructueux dans sa recherche d’un idéal de vie, il est revenu à la vieille doctrine morale, sans pourtant réussir encore à s’y installer. Mais ses études littéraires ou militaires, ses initiations aux doctrines et aux pratiques du bouddhisme et du taoïsme, qui lui apparaissent en ce moment stériles, lui seront en réalité très utiles. Il restera l’un des meilleurs littérateurs des Ming, et pourra servir son pays grâce à ses talents militaires. Le bouddhisme l’aidera beaucoup à élaborer une philosophie morale approfondie et tous reconnaîtront que, même dans ses réfutations du bouddhisme, il apportera équité, compétence et pénétration. Par ailleurs, ces multiples essais dénotent chez Wang Yang-ming un tempérament tourmenté, anxieux, mais surtout, une droiture infatigable dans sa recherche de la vérité.

En 1506, Wang Yang-ming remplissait les fonctions de chef de bureau au ministère de la Guerre à Pékin. L’empereur Ou-tsong régnait depuis quelques mois. Sous l’influence des eunuques, déjà il se laissait aller à bien des écarts. Les ministres consciencieux et les censeurs publics s’attirèrent des disgrâces, des emprisonnements et même des supplices. Wang Yang-ming adressa à l’Empereur des remontrances pour le rappeler à ses devoirs. Lieou K’iu, l’eunuque le plus puissant alors, se sentit visé ; immédiatement, il lui fit donner quarante coups de bâton et le laissa à demi-mort en prison. Wang Yang-ming y passa près d’un an. Il y trouva le temps de méditer sur la valeur du monde et le prix qu’il accorde à la vertu. Mais la trempe de son caractère n’en fut point altérée. Au printemps de 1507, la sentence impériale fut prononcée contre lui ; il fut condamné à devenir un tout petit fonctionnaire, le chef du poste de relais appelé Long-tch’ang dans la province de Koei-Tcheou. Long-tch’ang était alors habité par les Miao à demi civilisés ; son climat était mortel pour les étrangers. C’était un véritable exil, une condamnation à mort déguisée.

Wang Yang-ming arriva à Long-tch’ang au printemps de 1508. Ses amis l’avaient abandonné. Poursuivi par la haine de Lieou K’in, guetté par les Miao à tout moment, il risquait encore de mourir de maladie ou de faim. Cette perspective de la mort lui faisait peur. Il se demandait ce qu’auraient fait les anciens Parfaits en pareille circonstance. Il se prépara un tombeau et se décida à accepter la mort de bon cœur. Mais son attitude était-elle conforme à la vérité morale ? Où trouver la vérité morale, la norme de sa conduite ?

Ces pensées le préoccupaient toujours. Une nuit soudainement, il comprit « le véritable sens de ce que le livre du Ta-hio nous enseigne par ces mots kô-ou et tché-tche » ; il comprit que la doctrine des Parfaits, la norme morale, se trouve dans notre cœur, et non point dans les êtres extérieurs. Chercher la norme morale en dehors de notre cœur, c’est ce qu’avait enseigné Tchou Hi ; c’est ce que Wang Yang-ming avait essayé de pratiquer en vain. Maintenant, il sait que la norme morale est immanente. Il se rangera désormais du côté de Lou Siang-chan et prêchera avec lui l’« identité du cœur et de la norme » en y ajoutant la « synthèse de la connaissance et de l’action ». Quatorze ans plus tard, il s’exprimera plus clairement ; mais le fond de sa pensée restera identique. Cette illumination que Wang Yang-ming reçut à Long-tchang était le fruit de ses rudes épreuves et le point de départ d’une nouvelle vie spirituelle.

Par ailleurs, il travaillait courageusement à améliorer son existence matérielle. Il se construisit un abri en briques et cultiva lui-même quelques champs. Peu à peu, il s’acquérait le respect, l’affection, la confiance des Miao. La persécution elle aussi s’apaisait. On le fit venir à la capitale de la province pour parler aux jeunes gens. En 1510, il fut rappelé à l’intérieur de la Chine et nommé à un poste de sous-préfet. Le puissant eunuque Lieou K’in ayant été à son tour condamné à mort, Wang Yang-ming fut rappelé à la cour en automne de la même année. À partir de ce moment, tout en poursuivant sa carrière, il ne cessa plus de répandre sa doctrine morale, basée sur l’immanence de la norme, à l’encontre de la doctrine courante de l’École de Tchou Hi. Parmi ses tout premiers disciples, il faut nommer Hoang Koan († 1550 ? âgé de 74 ans), qui lui était supérieur en dignité. Hoang demeurera toujours à la cour son ami dévoué et, après sa mort, se fera le protecteur de son fils.

En 1516, l’activité publique de Wang Yang-ming entra dans une nouvelle phase qui lui permit de révéler d’une façon inattendue ses qualités extraordinaires de chef militaire et d’organisateur en pays troublés. Dans la région montagneuse de Nan Kan, au sud de la province de Kiang-si et dans les pays limitrophes, entre les provinces de Kiang-si, de Fou-kien, de Koang-tong et de Hou-koang, des troupes de bandits se répandaient au loin et dévastaient le pays dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Depuis des années, les armées du gouvernement n’avaient pu en avoir raison. Le ministre de la Guerre qui connaissait la valeur de Wang Yang-ming le fit nommer par l’Empereur d’abord gouverneur civil, ensuite commandant en chef des forces militaires de ces régions. Il entra en fonctions au printemps de 1517. En deux ans, il détruisit plusieurs repaires de brigands, pacifia le pays et le réorganisa. Partout, il commençait par imposer aux habitants des mesures policières minutieusement exécutées, pour se débarrasser des gens douteux. Il achevait son œuvre pacificatrice en inculquant à la population des principes moraux. En ses campagnes il utilisait peu de soldats, mais il frappait toujours juste et jamais en vain.

Ce n’est pas le lieu de raconter tous ses exploits ni d’étudier son art militaire ou son talent de gouvernant. Ce qu’il nous faut noter, c’est que, même au cours de ses campagnes, il ne cessa point de travailler à sa perfection morale et à celle de ses disciples. « Il est plus facile d’abattre les bandits qui se trouvent dans la montagne que de vaincre ceux qui se trouvent dans notre cœur », écrivait-il à un disciple nommé Sié K’an (1487-1546). Et le premier livre du Tch’oan-si-lou (Recueil des Leçons du Maître), qui rapporte les entretiens du Maître avec ses disciples sur la doctrine morale, fut édité en cette année 1518, à Nan-Kan, par les soins de Sié K’an. Vers la même époque, Wang Yang-ming fit publier le livre du Ta-hio « d’après l’édition ancienne », pour l’opposer à l’édition retouchée par Tchou Hi. Ainsi la propagation de sa doctrine profita indirectement de son influence politique de jour en jour grandissante. Cette doctrine ne pouvait plus être ignorée des lettrés du pays ; on fut pour ou contre lui.

Sous les Ming, les princes du sang étaient placés dans les capitales des différentes provinces. Théoriquement, ils n’avaient rien à voir dans l’administration de la province. Mais ils y jouissaient toujours d’une influence prépondérante. Celui qui se trouvait alors au Kiang-si, le Prince Ning, nommé Tch’eng-hao, homme vicieux et brutal, ambitieux et intrigant, voulut profiter des désordres de l’Empereur pour lui enlever le pouvoir. La révolte éclata durant l’été de 1519.

La bonne administration avait souffert de l’insouciance de Ou-tsong et devant une révolte aussi soudaine, la cour ne s’était pas préparée. La plupart des fonctionnaires, craignant la réussite du prince rebelle, n’osaient s’opposer à lui. Wang Yang-ming était alors en route vers le Fou-kien. À la nouvelle de la révolte, il rentre aussitôt à Nan-kan et réunit ses troupes. Le prince Ning descendait sur Nankin avec soixante mille hommes. Wang Yang-ming accourt de Nan-kan pour surprendre Nan-tch’ang, capitale de la province et base de l’armée rebelle. Il monte à l’assaut de la ville et s’en empare. Le prince tente de la reprendre, mais après quatre jours de combat tombe aux mains de Wang Yang-ming. Le courage du vainqueur et la rapidité de la victoire provoquèrent l’admiration de tous.

Mais cette victoire rapide et éclatante allait bientôt avoir pour son auteur de douloureuses conséquences. Les favoris de l’Empereur avaient persuadé à ce dernier d’aller lui-même combattre les rebelles et de se mettre à la tête de l’expédition : il pourrait ainsi se procurer des plaisirs d’un nouveau genre. C’était là un jeu dangereux et fort coûteux pour le pays. Les ministres protestèrent, mais l’Empereur partit avec ses eunuques et ses favoris. À la nouvelle de la défaite complète des révoltés, ces courtisans voulurent obliger Wang Yang-ming à lâcher le prince prisonnier pour permettre à l’Empereur de lui livrer une véritable bataille et de le capturer lui-même. Évidemment, Wang Yang-ming résista de son mieux à pareille absurdité. Alors les intrigues, les complots, les malveillances, les injures, les calomnies reprirent contre lui.

Wang Yang-ming avouera plus tard qu’il vécut là des jours beaucoup plus terribles que ceux de l’exil à Long-tch’ang. Car à Long-tch’ang, il lui suffisait d’être prêt à mourir, tandis que maintenant, d’un geste, d’une parole de sa part pouvait dépendre le salut de millions d’habitants dont il avait la charge. Il ne lui suffisait plus d’être prêt à mourir, il lui fallait faire l’impossible pour apaiser les envieux, désarmer les intrigants, éclairer l’Empereur lui-même ; il lui fallait éviter toute impatience, tout faux pas, qui pouvait aggraver la situation. À qui alors demander conseil ? Sur quoi s’appuyer ? Sa résistance au prince rebelle n’avait-elle pas été complètement vaine et insensée ? N’aurait-il pas mieux fait, comme tout le monde, de laisser déchirer l’empire et de ne point se compromettre ? Au milieu de ces terribles épreuves, Wang Yang-ming voyait que son liang-tche, son « intuition morale » s’imposait à lui. Il fallait accorder une confiance absolue à son liang-tche et le réaliser. « Réaliser le liang-tche », cette formule synthétisera tous ses enseignements précédents, constituera le noyau de sa doctrine et conférera à celle-ci une véritable originalité. Nous sommes dans l’été de 1521.

Le pire désastre fut encore écarté. L’empereur Ou-tsong rentra à Pékin pour y mourir bientôt. Le nouvel empereur Che-tsong voulut rendre justice à Wang Yang-ming et l’appela à la cour pour le faire ministre d’État. Ce fut alors au tour des ministres jaloux d’intriguer contre lui. Néanmoins, tandis qu’il interrompait sa marche sur Pékin pour aller voir son vieux père, Che-tsong ne l’oubliait pas. Il lui décerna le titre de Sin-kien-pé ; en même temps, il le nomme ministre de la Guerre à Nankin. Mais en dépit de la générosité de l’Empereur, la jalousie poussait les hauts fonctionnaires à intriguer contre Wang Yang-ming et surtout à empêcher à tout prix qu’il ne vînt à la cour et n’acquît la confiance de l’Empereur.

Wang Hoa mourut au printemps de 1522. Les coutumes obligeaient tout fonctionnaire à suspendre son activité publique pendant les trois ans que durait le deuil de son père ou de sa mère. Wang Yang-ming employa ce repos forcé à former les disciples qui lui venaient de tout le pays. Ce furent des années riches en moisson, tant à cause des élèves formés que des écrits philosophiques qui voient le jour à cette époque et que la postérité recueillera avec respect.

À l’exemple de son père, Wang Yang-ming ne sut point s’enrichir dans les postes importants qu’il occupa. Il souffrait de la pauvreté. À un jeune disciple dont le père était mourant, comme à un vieux lettré de 78 ans, qui venait de loin pour le voir, Wang Yang-ming regrette de ne pouvoir donner, pour toute aumône, que de bonnes paroles et sa compassion. Mais si lui-même supporte allègrement sa pauvreté, il n’en est pas de même de ses frères et cousins. Ceux-ci s’attendaient aux honneurs et aux richesses et leur déception devait créer à l’intérieur de sa famille bien des ennuis qui transparaissent dans ses lettres. Partout, Wang Yang-ming est en butte aux épreuves, et peut-être est-ce la raison qui lui fait voir en elles les meilleurs moyens de nous exercer à la vertu.

Quand les trois années de deuil se furent écoulées, Wang Yang-ming ne fut point rappelé à la cour: des ministres ne cessèrent d’intriguer contre lui. Sa retraite forcée, ou plutôt la période de sa pleine activité éducatrice dura environ six ans. Enfin, on l’obligea à quitter sa retraite lorsque son concours devint indispensable. La province du Koang-si était alors peuplée par les Yao, à peine civilisés. Une querelle entre deux chefs de tribus dans le sud-ouest de la province avait nécessité l’intervention de la cour impériale. Un gouverneur envoyé pour apaiser la querelle voulut profiter de l’occasion pour supprimer les familles héréditaires de chefs de tribus et de les remplacer par des fonctionnaires chinois. Cette mesure provoqua immédiatement la révolte et exigea une campagne laborieuse de pacification. Elle traînait péniblement depuis des années lorsqu’on songea à Wang Yang-ming.

Wang Yang-ming paraît n’avoir jamais joui d’une santé brillante. Ses campagnes dans les montagnes du Kiang-si avaient achevé de la ruiner. Ses poumons et ses intestins étaient atteints. La chaleur humide aggravait sa toux ; et ses diarrhées s’accentuaient. Il prévoyait donc que l’expédition au Koang-si, au climat encore plus pénible et plus chaud que le sud du Kiang-si lui serait fatale. Mais le gouvernement de Pékin le pressa de partir, lui conféra le commandement des forces militaires de quatre provinces : Koang-tong, Koang-si, Kiang-si et Hou-koang, et bientôt y ajouta encore le gouvernement civil du Koang-tong et du Koang-si. Il se mit en voyage à la fin de l’automne de 1527 et arriva au Koang-si au milieu de l’hiver.

Son plan était déjà arrêté. Il jugea inutile et sans raison de soumettre les tribus barbares à l’administration des fonctionnaires chinois. De leur côté, les chefs, le connaissant bien de réputation, se soumirent docilement à lui. La révolte qu’une armée de centaines de milliers d’hommes n’avait pu réduire, fut apaisée sans combat. Wang Yang-ming s’efforça d’organiser le pays et d’éduquer la population. Répondant aux vœux des habitants et profitant des troupes rassemblées, il dirigea ses soldats vers le repaire d’une tribu sauvage qui dévastait la partie est de la province depuis des siècles. En un mois, il s’empara de cette retraite et la démolit.

Sa mission avait donc réussi au-delà de ce qu’on espérait de lui. Mais sa santé périclitait de plus en plus. Il demanda donc son congé à l’Empereur et, sans attendre la réponse, il quitta le Koang-si au début de l’hiver de 1528, espérant recouvrer un peu de santé dans son pays natal. Mais il était trop tard. À peine venait-il de franchir les montagnes qui séparent le Koang-tong et le Kiang-si, qu’il mourut dans le bateau qui le ramenait, le 9 Janvier 1529, dans la 57e année de son âge. Un de ses disciples qui l’accompagnait, lui demanda s’il avait quelque recommandation à transmettre : Wang Yang-ming répondit :

— Ce cœur est bien lumineux, qu’y a-t-il encore à dire ?

Le Philosophe du liang-tche est mort, mais le liang-tche reste toujours le maître vivant pour tout le monde.

Tandis que le peuple du Kiang-si, province à laquelle Wang Yang-ming avait consacré la plus grande partie de son activité publique, pleurait la mort de son ancien pacificateur, que les disciples venaient à la rencontre du cercueil de leur maître, les ministres jaloux redoublaient leurs intrigues auprès de l’Empereur, accusant Wang Yang-ming d’avoir quitté son poste sans autorisation, d’avoir prêché une doctrine « hétérodoxe ». Che-tsong fit donc une volte-face complète à l’égard de Wang Yang-ming déjà mort. Non seulement on ne lui décerna aucune récompense nouvelle, mais on le priva des honneurs dus à sa dignité. Et son enfant, âgé seulement de deux ans, devint l’objet de tracasseries de toutes sortes. Ce ne fut que quarante ans plus tard que le successeur de Che-tsong rendit pleinement justice à la mémoire et à la descendance de Wang Yang-ming. Il fut même admis en 1584 à l’honneur insigne d’être placé au temple de Confucius, honneur qui ne fut accordé, durant toute la dynastie des Ming, qu’à quatre personnages.

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La notion de liang-tche

Le terme de liang-tche est propre et essentiel à la doctrine morale de Wang Yang-ming. Il dérive d’un texte de Mencius :

« Ce que l’homme connaît sans l’avoir appris, c’est le liang-tche (la connaissance naturellement bonne d’ordre moral). »

Ce terme que Mencius a mentionné en passant va avoir une brillante fortune.

Expliquer ce qu’est le liang-tche d’après Wang Yang-ming : tel est le but de ce chapitre. Dès maintenant, il est bon de remarquer que le liang-tche peut signifier ou l’acte d’intuition morale, ou le principe de cette intuition. Sans doute, Wang Yang-ming considère le liang-tche surtout en tant qu’acte d’intuition, en tant que connaissance actuelle de la valeur morale de nos actes. Mais en même temps, passant de l’acte au principe, souvent il parle du liang-tche principe de l’intuition. Cela ne doit point nous étonner.

Tout d’abord, le langage chinois, avec ses caractères invariables, est extrêmement souple pour passer du sens premier aux sens dérivés. Le terme liang-tche peut donc exprimer tantôt l’acte, tantôt le principe. Mais surtout il est à noter que l’esprit synthétique du Philosophe du liang-tche voit toujours l’acte avec le principe et le principe dans l’acte. L’en-soi et l’activité ne sont pas à traiter comme deux réalités physiquement séparées. Ainsi Wang Yang-ming parle, sans préciser, du liang-tche comme acte ou comme principe.

Dès lors, si l’acte d’intuition concerne essentiellement l’ordre moral, le principe d’intuition, lui, se confond nécessairement avec le cœur, avec la nature, et revêt des attributions autrement plus étendues. C’est un point qu’il importe de remarquer pour nous épargner toute surprise devant les vues élargies sur le liang-tche.

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Le liang-tche et ses caractéristiques

Voici l’explication que Wang Yang-ming donne du liang-tche dans son commentaire du Ta-hio :

« Le liang-tche, c’est ce que Mencius appelle « le sens du vrai et du faux (du bien et du mal) que possède tout homme ». Le sens du vrai et du faux connaît sans avoir besoin de réfléchir et agit sans avoir besoin d’apprendre ; aussi est-il appelé liang-tche (connaissance naturellement bonne). Telle est la nature que le Ciel nous a donnée ; tel est l’en-soi de mon cœur qui est naturellement lumineux et intelligent. Quand une pensée quelconque se produit, le liang-tche de mon cœur ne la laisse point échapper à sa connaissance. Si elle est bonne, seul le liang-tche de mon cœur le connaît par soi-même. Si elle n’est pas bonne, de même le liang-tche de mon cœur le connaît par soi-même. Tout cela n’a rien à voir avec d’autres hommes. C’est pourquoi même un « homme vulgaire » qui fait le mal jusqu’au degré extrême, à la vue d’un « homme vertueux » se dissimule aussitôt, cachant ses actions mauvaises et étalant celles d’apparence bonne : cela montre bien que son liang-tche ne peut être complètement aveugle. »

« Le liang-tche, c’est donc ce qui discerne le bien et le mal. »

Ainsi, toute « pensée », (tout acte de notre esprit), n’est pas une intuition morale ; mais elle est toujours jugée dans sa valeur morale par notre intuition morale.

« Une pensée peut être vraie ou fausse, (droite ou déréglée ) ; ce qui connaît la vérité (rectitude) ou la fausseté (dérèglement) de cette pensée, c’est le liang-tche. »

Le liang-tche, c’est donc une connaissance intime, personnelle de la valeur de notre acte concret, actuel ; connaissance qui découle de notre nature, et par suite, directe, intuitive, infaillible ; connaissance qui juge toutes nos activités et qui se trouve nécessairement, aussi bien que la nature elle-même, chez tous les hommes. Étudions ces traits caractéristiques du liang-tche.

Le liang-tche se caractérise par son origine strictement personnelle. C’est mon propre cœur, ma propre conscience, qui juge la valeur morale de mon acte personnel et actuel. Aucune connaissance reçue de l’extérieur ne peut remplacer mon intuition personnelle dans ce rôle. Parler du liang-tche, c’est parler d’une façon concrète de l’immanence absolue de la norme. Comme nous avons longuement traité ce point au chapitre précédent, nous ne nous étendrons plus là-dessus.

Le liang-tche se caractérise par son jaillissement naturel. Déjà, vers 1512, Wang Yang-ming en parle, expliquant la parole de Mencius :

« À la vue de son père, on connaît naturellement la piété filiale ; à la vue de son frère, on connaît naturellement l’amour fraternel ; à la vue d’un enfant tombant dans un puits, on connaît naturellement la compassion ; cela, c’est le liang-tche ; on n’a aucun besoin de chercher au dehors la connaissance de ces devoirs. »

Cette intuition est tellement naturelle qu’on peut dire que discerner le vrai et le faux est un amour ou une aversion entièrement naturels. Elle nous est tellement enracinée que l’homme n’arrive pas à la supprimer complètement. Même chez l’« homme vulgaire », chez le méchant, chez le voleur, le liang-tche, quelque obnubilé qu’il soit, subsiste toujours.

Le liang-tche se caractérise par son infaillibilité. Jamais il ne peut nous tromper. Il est donc la véritable règle de notre conduite.

« Votre liang-tche, si peu qu’il le paraisse, est votre règle à vous. Il connaît la rectitude ou le dérèglement de tout ce sur quoi porte votre pensée. Rien ne peut lui être caché. »

Le liang-tche peut être appelé notre maître, puisqu’il nous enseigne la vérité morale sans jamais se tromper. Sur aucun point, dans aucune circonstance, jamais il ne fait défaut à sa tâche, pourvu que nous sachions l’écouter et ne pas l’obnubiler. Et ce maître infaillible nous enseigne d’une voix claire, malgré le tumulte des paroles extérieures qui disent le contraire. « C’est vraiment une pierre de touche, une boussole ».

Le liang-tche se caractérise par son activité universelle. Sans doute, nos émotions, joie, colère, tristesse, crainte, ne constituent pas par elles-mêmes des intuitions morales ; mais elles n’échappent pas au liang-tche qui attribue à chacune sa valeur morale concrète. Affections ou émotions ne sont que trop naturelles au cœur de l’homme. En soi, elles ne comportent pas la distinction du bien ou du mal ; et, lorsque, entachées des désirs égoïstes, elles deviennent des passions mauvaises, le liang-tche s’en apercevra bien. Ainsi notre intuition morale s’exerce sur toutes nos actions pour en juger la valeur. Pourtant, il ne faut pas se méprendre sur cette activité universelle du liang-tche. Elle n’est point une connaissance actuelle de tous nos devoirs possibles. Les Parfaits qui avaient une intuition morale parfaite et la réalisaient parfaitement, n’ont point possédé, comme se le figurent les lettrés vulgaires, la connaissance actuelle de tous les détails et de toutes les circonstances de leurs devoirs éventuels. Le liang-tche à l’égard de ces détails ou de ces circonstances, est comme une équerre ou une règle à l’égard des figures ou des mesures. Il en est des détails ou des circonstances, comme des figures ou des mesures ; on ne peut les déterminer toutes d’avance. Mais si les mesures sont établies en principe, on ne se laissera pas tromper dans les cas concrets.

« De même, si le liang-tche est réalisé, on ne se laissera pas tromper sur les détails ou les circonstances ; au contraire, on saura se comporter comme il faut à l’égard de toutes sortes de détails ou de circonstances.


Nous voudrions maintenant écarter deux confusions possibles, à savoir : le liang-tche n’est pas simplement la notion vulgaire de la conscience morale ; encore moins le sens moral irrationnel.

Tout le monde parle de la conscience morale. Surtout dans la Chine de la tradition, qui ne sait qu’il faut « agir selon sa conscience » ? Si le liang-tche se confond avec la « conscience morale », qu’apporte donc Wang Yang-ming, de neuf, de profond, de spécifiquement philosophique ?

Tout d’abord, n’est-il pas avéré que les systèmes philosophiques les plus résistants sont ceux qui s’accordent avec le bon sens, tout en le complétant, le perfectionnant ; et que les théories extravagantes n’éblouissent que les esprits superficiels et seulement pour un temps ?

D’autre part, si le fait de la conscience morale est universel, incontestable, l’explication de ce fait n’est point facile. Sans exiger qu’on nous révèle l’origine de notre conscience, nous voudrions au moins savoir en vertu de quels titres elle nous réclame l’obéissance et jusqu’à quel degré valent ses ordres. Il ne manque pas de raisons de nous en méfier. Si la voix de la conscience se fait impérieuse à ceux qui veulent l’écouter, elle s’affaiblit, elle se tait chez ceux qui cherchent à l’étouffer. Si notre conscience nous dicte clairement le devoir formel de faire le bien et de fuir le mal, elle nous laisse nous tromper souvent sur tel bien ou tel mal particuliers. Surtout lorsque d’autres voix extérieures la contredisent, lorsque nos passions ou nos intérêts s’y opposent ; lorsque nos devoirs semblent entrer en conflit, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander si la voix de la conscience est vraiment la norme toujours sûre, la seule infaillible. Wang Yang-ming lui-même, nous l’avons vu, avant l’âge de cinquante ans, n’a pas osé s’y fier absolument et y appuyer sa doctrine. Le mérite du Philosophe du liang-tche consiste précisément à justifier pleinement l’autorité de notre conscience, à en expliquer la raison et les caractères, à montrer comment discerner la voix authentique de cette conscience d’une foule de cris d’égoïsme, et de nous encourager à nous abandonner entièrement à elle. La notion du liang-tche complète, achève, en lui conférant une valeur philosophique, l’idée élémentaire et mal assurée de la « conscience morale » telle qu’elle se trouve chez le vulgaire.

Le liang-tche n’est pas davantage un sentiment irrationnel. Ce n’est pas ici le lieu de justifier dans le cadre des courants d’idées européens la théorie de la conscience morale, de l’intuition morale. Faisons tout simplement remarquer que dans la philosophie du liang-tche, il s’agit avant tout du jugement moral formel qui porte directement sur la moralité de l’acte du sujet et non pas de la moralité de telle ou telle action prise dans l’abstrait. Il ne faut donc pas prendre le liang-tche pour un certain « sens moral » irrationnel, pour « l’impulsion d’une sorte d’instinct moral ». Certes, l’intuition morale, telle que la comprend Wang Yang-ming, est au-dessus de toute réduction en concepts ou en syllogismes. Mais elle est éminemment rationnelle, ou mieux, elle seule est vraiment rationnelle, puisqu’elle seule juge l’élément formel de nos actes moraux et dépasse leurs éléments matériels, puisqu’elle seule est la manifestation suprême de la « Norme Céleste » et dépasse la rationalité des connaissances secondaires des êtres extérieurs et matériels. Donc, n’ayons pas de méfiance à l’égard du liang-tche. Celle « intuition » ne s’oppose pas à la « raison » bien comprise. Wang Yang-ming dirait que, loin d’être un sentiment irrationnel, elle seule constitue la fonction suprême de la raison humaine.




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