Edmund T. Backhouse (1873-1944) et John O. P. Bland (1863-1945)

LES EMPEREURS MANDCHOUS

Mémoires de la Cour de Pékin

Bibliothèque historique, Éditions Payot, Paris, juin 1934, 330 pages.
Première édition : Annals and memoirs of the court of Peking, Heinemann, London, 1914, 531 pages.

  • Préface d'Henri Maspero : "Ce sont les empereurs de cette dynastie que MM. Backhouse et Bland ont voulu faire connaître dans le livre ici traduit en français. Fidèles à la méthode qui leur a permis d'écrire avec tant de succès sur l'histoire chinoise contemporaine, l'impératrice Tseu Hi, la révolution et les débuts de la république, ils se sont surtout attachés à faire le portrait des empereurs et de leurs ministres et le tableau de leur Cour, de façon à présenter des personnages vivants, et à les montrer évoluant dans leur milieu. On sait combien les historiens chinois officiels sont avares de détails sur les personnes ; ils racontent les faits avec beaucoup de détails, mais ils les racontent en quelque sorte impersonnellement comme s'ils étaient indépendants des hommes. Jamais ils ne nous font voir l'influence des hommes sur les événements, ou réciproquement celles des événements sur les hommes, à moins qu'ils n'y voient l'occasion d'une dissertation morale. C'est cette lacune que les auteurs ont comblée en s'aidant des documents contemporains non officiels, européens et chinois. Grâce à eux les grands empereurs mandchous cessent d'être des ombres vagues pour devenir véritablement des hommes, pouvant aller prendre leur place dans la grande galerie des portraits historiques de l'humanité."
  • Écrits publics et privés : "Depuis l'inauguration de la République, les écrits publics et privés des Chinois et des Mandchous ont jeté une vive lumière sur les principaux faits du règne de Tseu Hi, et, à vrai dire, sur l'histoire de la dynastie... Le trait le plus significatif, commun à tous ces documents, est leur admission tacite qu'une période de chaos politique comporte la consommation de vengeances privées par tel parti qui est l'arbitre des pouvoirs à un moment donné. L'acceptation par le Vieux Bouddha [Tseu Hi] du programme boxer : « Bouter à la mer » l'étranger haï, fut utilisé par les principaux chefs politiques boxers — le prince Touan, Siu T'oung et Kang Yi — non pas tant au service de cette politique et du bien de l'État que pour le châtiment de leurs ennemis et rivaux personnels. Alors que les Alliés étaient aux portes même de Pékin, ces hommes se préoccupaient moins de la défense de leur ville et de leur souverain que de se venger de leurs adversaires politiques. Le sinistre drame des passions humaines qui se jouait autour du trône du Dragon pendant ces jours de terreur est rendu plus sinistre encore par le fait que ceux qui le racontent le regardent comme une chose toute naturelle, inconscients de tout ce qu'il implique dans le passé historique et pour l'avenir de leur pays."

Extraits : K'ang-hi jette les dés - Sa Majesté K'ien-long - Le secret du succès
Mémoires de l'année des Boxers (1900) - Les gâteaux de la duchesse
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K'ang-hi jette les dés

Toute l'histoire de la dynastie mandchoue offre un exemple du trait que Mill considère comme caractéristique des Orientaux : la jalousie invétérée déployée par les empereurs successifs et leurs conseillers à l'égard des hauts fonctionnaires qui avaient acquis de l'influence dans les conseils de leurs prédécesseurs. Ainsi voyons-nous, sous le règne de Chouen-tche, la déposition posthume du régent, le prince Jouei ; K'ang-hi renvoie son Conseil de régents ; Kia K'ing ordonne l'exécution du favori de son père ; Tao-kouang renvoie l'eunuque tout-puissant de son père ; Hien-fong envoie Mou Tch'ang-a en exil ; T'ong-tche (sous l'influence de Tseu Hi) se débarrasse des régents usurpateurs ; enfin, de nos jours, l'impératrice Lung Yü, au nom de Sa Majesté Siuan-t'ong, renvoie Yuan Che-k'ai.

Mais revenons à K'ang-hi. Les régents, demeurés ministres après qu'il eut assumé le gouvernement, furent quelque temps encore une épine à son flanc ; le duc Ngao Pai, en particulier, le traitait avec une arrogance que sa fierté supportait mal. Pourtant, les ex-régents manœuvraient de nombreux partisans et la vieille impératrice douairière conseilla la prudence au jeune monarque. Le compte-rendu de la manière dont ils furent enfin déplacés est intéressant, ne fût-ce que parce qu'il révèle chez la veuve âgée de T'ai Tsung la crédulité et la superstition naïve qui, jusqu'à la fin, demeurèrent les caractéristiques des femmes notoires de la dynastie.

Le jour de l'an 1669, le duc Ngao Pai parut comme à l'ordinaire, à la tête de la Cour, pour présenter les félicitations d'usage. Il portait une robe d'apparat impériale, la seule différence entre son costume et celui du souverain étant la grande perle impériale que celui-ci portait sur le devant de sa coiffure, alors que le duc s'était contenté d'un nœud de velours rouge. K'ang-hi ne fit pas de commentaire sur le moment, mais en rentrant dans ses appartements privés, il demanda à sa grand'mère de lui conseiller un moyen de se débarrasser de l'orgueilleux ministre. À ce moment, l'eunuque favori de la vieille souveraine était près d'elle, jetant des dés pour lire les sorts. Lorsqu'on jette les dés chinois, dont il y a généralement six, le meilleur coup est celui où paraissent les six numéros différents. K'ang-hi saisit le gobelet, s'arrêta un instant comme pour invoquer une aide surnaturelle et jeta les dés. Tous les numéros parurent et l'impératrice grand-douairière s'écria, ravie :

— Vous n'avez plus à le craindre, à présent (signifiant qu'il s'agissait de Ngao Pai).Quelques jours plus tard, l'empereur publia un décret relevant les ex-régents de leurs fonctions et invitant ses princes et ses ministres à examiner leurs fautes et à conseiller une peine appropriée. Ils prononcèrent contre Ngao Pai la peine de la mort lente, mais l'impératrice Grand douairière n'ayant pas jugé à propos d'en venir à cette mesure extrême, la peine fut commuée en une permission de se suicider, avec confiscations de tous ses biens et titres, sauf le duché héréditaire. Avant que la sentence ne pût être exécutée, un buku (un lutteur du palais) étrangla le duc dans sa prison.

En commémoration de cette heureuse délivrance, K'ang-hi publia un décret établissant comme une coutume de famille à observer par sa postérité que tous les jours de l'an l'empereur jetterait les dés pour connaître les présages de l'année qui commençait. Ainsi fut fait jusqu'à l'abdication de la dynastie ; mais comme toutes les bonnes coutumes, celle-ci fut corrompue dans les derniers temps par les eunuques. Le jour de l'an, après que la Cour avait rendu hommage et que l'empereur s'était retiré dans ses appartements, le Grand eunuque avait accoutumé, invariablement, de lui présenter un plateau d'or avec six dés. L'eunuque s'agenouillait pendant que l'empereur les jetait. Invariablement les numéros différents sortaient et l'eunuque, félicitant le souverain pour la constance des faveurs du ciel, les ramassait précipitamment. Le ciel n'avait pourtant rien à faire avec ce présage invariablement favorable ; les dés impériaux étaient soigneusement pipés, de manière à assurer l'heureux présage, avec un numéro particulier, et un seul, sur chaque dé.

Quant à Ngao Pai, les chroniqueurs racontent aussi qu'une semaine avant sa mort il avait demandé un congé de maladie et que l'empereur était allé lui faire visite. Il le trouva couché sur le poêle, couvert d'une robe de sable. Tandis que K'ang-hi lui parlait, quelqu'un de la suite tira brusquement cette robe de côté et une dague apparut. C'est un cas de trahison pour un sujet que d'avoir des armes sur sa personne en présence de l'empereur, mais K'ang-hi sourit simplement à cette vue et dit :

— Ngao Pai est un vrai guerrier mandchou ; il garde ses armes à ses côtés, même sur son lit de malade, pour pouvoir se lever à tout moment pour la défense de son empereur.

À ces mots les courtisans comprirent que les jours de puissance de Ngao Pai étaient comptés.

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Sa Majesté K'ien-long

K'ien-long monta sur le trône du Dragon à l'âge de vingt-cinq ans, en 1736, et régna sur la Chine pendant soixante ans. À la fin de ce cycle, il abdiqua en faveur de son fils, Kia-k'ing. D'après le verdict de ses contemporains et de la postérité dans son propre pays, aussi bien que d'après le témoignage des observateurs européens, il fut certainement l'administrateur le plus capable et le souverain le plus sage qu'ait eu la Chine pendant plusieurs siècles. Tant par son bon gouvernement que par ses guerres victorieuses en Dzoungarie, en Asie centrale, en Birmanie et au Thibet, il restaura complètement le prestige mandchou, gravement miné par son prédécesseur. Dans la vie privée il semble s'être distingué par des qualités de largeur d'esprit et de courage qui, à elles seules, suffisent à l'élever bien au-dessus du niveau de ses prédécesseurs et de ses successeurs. Il est vrai qu'il était impulsif ; intolérant des faiblesses de ceux à qui il avait confié l'autorité, particulièrement dans les affaires militaires ; superstitieux et naturellement ignorant de la situation et de la puissance relative de la Chine dans le cadre international ; mais néanmoins doué d'une pénétration claire, d'une douce raison et d'un tempérament infiniment sympathisant. Il unissait à un haut degré dans sa personne les meilleures qualités du soldat et de l'homme d'État ; il était aussi un érudit, un historien et un poète. Dans la vie privée il parvint à maintenir son autorité paternelle et à conserver le respect de ses fils et de ses petits-fils ; autocrate polygame à l'égard des femmes, il ne fut ni esclave d'elles ni luxurieux. Après un règne de succès sans précédent, il laissa l'empire plus fort et plus prospère qu'il ne l'avait été depuis plusieurs siècles.

Le respect instinctif de K'ien-long envers le Ciel et ses ancêtres, le bon exemple de sa vie modérée et laborieuse, toutes ses précautions militaires et politiques visaient à consolider la puissance mandchoue et le gouvernement qui devait donner la prospérité au peuple chinois. Pourtant, malgré la sincérité de ses bonnes intentions, il avait établi à côté du trône, en la personne de son ministre favori, le Grand secrétaire Ho Chen, une source de démoralisation, une initiative mauvaise et cupide dans les hautes fonctions qui était destinée (comme nous le montrerons) à détruire les fondements même de l'État. Parmi les érudits et les historiens chinois court un dicton : « Un cycle de sage gouvernement fut anéanti par Ho Chen : le siècle désastreux de rébellion et de déclin qui suivit est son œuvre, à lui seul. »

Dans la vie privée et dans l'administration de sa maison, K'ien-long unissait un sens élevé de sa dignité impériale à des habitudes frugales. Pendant toute sa longue vie il conserva son amour pour la chasse, les pays sauvages de la Mongolie et de la Mandchourie, pour la vie simple et au grand air qui fit de ses ancêtres la race forte qu'ils étaient. Il serait intéressant de constater la coïncidence entre le déclin des parcs de chasse impériaux, des exercices virils parmi l'aristocratie mandchoue et l'influence grandissante des eunuques, qui commença à s'affirmer sous le règne du successeur de K'ien-long.

Comme chef de famille et de son train de maison, K'ien-long exerça un strict contrôle sur ses affaires domestiques jusqu'à ce que l'âge et le souci croissant des affaires de l'État aient relâché ses énergies en ce sens. Dans la vie privée autant que publique, le secret de son succès consistait en la surveillance personnelle des détails unie à une énergie infatigable, un esprit large et une personnalité où un sens profond de l'ordre et de la discipline s'alliait à maintes qualités sympathiques. K'ien-long était avant tout un homme d'État ; mais il était aussi un sportif, avec une pointe de sentiment poétique. Le voyageur qui contemple aujourd'hui les ruines mélancoliques de Yüan-Ming-yüan, ou les parcs de chasse de Jehol et de Pékin ne peut que s'étonner qu'une race qui produisit un chef si sage et si viril et qui envoya ses armées à travers la moitié de l'Asie, soit aujourd'hui représentée seulement par les créatures abêties et efféminées qu'on voit aller et venir, si délicates et si inutiles, sous le nom de princes mandchous. K'ien-long détestait l'extravagance et jusqu'à la fin de son règne, quand la contagion de la pourpre et du beau linge de Ho Chen commença à engendrer le luxe au palais impérial, il donna l'exemple de l'économie et de la simplicité. En même temps, il n'avait rien du puritain, et ne professait pas l'abstinence totale ; il aimait une jolie femme et un bon dîner, mais avait la conception orientale que c'étaient là dons des dieux, qu'on ne pouvait gagner aisément, ni qu'on ne devait mésestimer. Pendant ses soixante années de règne il n'omit pas une seule fois la coutume d'offrir un sacrifice propitiatoire au dieu de la cuisine qui, le vingt-troisième jour de la dixième lune, se rend au ciel pour faire son compte-rendu annuel sur la conduite de la famille pendant l'année. Le palais où se faisait le sacrifice était le K'un Ning-kang (« Repos Terrestre »), et la cérémonie avait lieu sur une estrade de briques érigée au centre de la salle. Des tambours étaient disposés autour et l'impératrice avait coutume de se rendre au temple la première et d'y attendre l'empereur. Celui-ci battait alors du tambour et chantait le refrain appelé : L'empereur cherche les fonctionnaires fidèles. La maison impériale était présente, rangée en files et, à la fin du chant, des pétards étaient allumés pour faire partir le dieu de la cuisine en mission. La coutume fut abandonnée par Kia-k'ing.

K'ien-long n'avait rien d'un ascète rabat-joie. À l'est du lac du Bonheur, au palais d'Été de Yüan-Ming-yüan, dans un jardin appelé le « parc de la Joie universelle », il aimait à donner à sa Cour des représentations théâtrales. Au nouvel an il faisait construire de petites boutiques le long de l'allée principale du jardin ; il y organisait un marché de foire, pour l'amusement de la Cour. Il y avait des magasins de curiosités et de porcelaines, des boutiques de broderies et de soieries, des restaurants, des tavernes et des maisons de thé. Même les camelots étaient autorisés à venir et à faire leur commerce. Les magasins étaient tenus par des eunuques et les objets de jade et autres marchandises étaient fournis par les grands établissements de Pékin, d'après les arrangements faits par le surveillant de l'octroi qui décidait quels objets seraient choisis. Les hauts fonctionnaires et leurs femmes étaient reçus à cette foire et autorisés à acheter dans les boutiques ou à consommer comme il leur plaisait dans les maisons de thé et les restaurants. Tout se passait exactement comme à un véritable marché de foire : les garçons et les vendeurs étaient choisis dans le personnel des principaux restaurants et magasins de la ville, un grand soin étant apporté à choisir ceux qui avaient bonne apparence et une prononciation claire. Tandis que Sa Majesté se promenait devant les étalages, les restaurateurs criaient leur menu du jour, les camelots faisaient l'article pour leurs marchandises, les commis annonçaient les chiffres qu'ils inscrivaient sur leurs livres journaliers. Le mouvement et l'animation de cette scène ravissaient l'empereur. La foire continuait journellement jusqu'à la fin de la première lune, quand on démolissait les boutiques. Cette aimable coutume fut abandonnée elle aussi par Kia-king dont le tempérament était morose et opposé à toutes les formes de gaité.

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Le secret du succès

Pour démontrer le ton de l'administration à la fin du règne de Tao-kouang, bien intentionné mais malheureux, les vers suivants, adressés par un ironiste anonyme au Grand secrétaire Ts'ao Chen-yung, sont intéressants :

« Si vous voulez intriguer avec succès et vous élever dans le monde, faites-vous des amis à la Cour, par des dons en argent ;

Si vous voulez passer pour un héros, évitez toute allusion aux questions épineuses, soyez réservé et toujours humble ;

Le secret du succès pour un haut fonctionnaire est de prendre les choses facilement, sans affirmer ses mérites ni protester de sa loyauté ;

Dans tous vos actes soyez évasif ; ne critiquez jamais ni ne condamnez ;

Tout comme à la campagne une paisible province jouit de bonnes récoltes, de même, l'absence de friction mène à l'avancement ;

Avec vos collègues soyez conciliant et parlez doucement ; couvrez leurs défauts, mais évitez de louer leurs vertus ;

En ce faisant, vous pourrez vous élever sans effort au rang de Grand secrétaire : votre femme recevra un brevet de vertu et votre fils une sinécure ;

Vous laisserez derrière vous un impérissable et délicieux souvenir, et si vous n'êtes pas canonisé comme « savant et loyal », vous entrerez du moins dans l'histoire sous le nom de « savant et poli ».

Ce fut le même Grand secrétaire Ts'ao qui répondit cyniquement, un jour qu'on lui demandait de conseiller un candidat à un poste sur le meilleur moyen d'assurer son avancement :

— C'est vraiment très simple ; continuez de faire le salut kotow et ne vous compromettez jamais par une opinion définitive sur un sujet quelconque.

Ts'ao se permettait le cynisme parce que, bien qu'impuissant à endiguer ce flot de la décadence, il était lui-même, pour son époque, honnête et patriote. Sa famille avait fait une grosse fortune dans le commerce du sel à Anhui, dont une large part échappait aux droits gouvernementaux, mais quand le vice-roi de Nankin, pressé de trouver les fonds nécessaires à la répression de la révolte, attira son attention sur ces fuites, il répondit :

— Faites vos réformes, sans égards pour les moyens d'existence de ma famille. Je n'ai jamais ouï dire qu'un Grand secrétaire fût mort de faim.

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Mémoires de l'année des Boxers (1900)

À cette époque, l'opinion de l'homme de la rue, du citoyen humble et victime du pillage, comptait fort peu, tandis que les grands jouaient les destinées de l'empire sur un dernier coup de dé. Ce que l'homme ordinaire pensait est assez bien décrit dans le passage suivant de ces souvenirs de la crise écrits à l'époque par un originaire du Kiangsu résidant à Pékin, nommé Heng Yi.

La vingt-sixième année de Kouang-siu, écrivait-il, ma maison se trouvait à l'extrémité ouest de la rue San T'iao, à quatre cents mètres à peine des légations. Après l'assassinat du ministre allemand, le vingt-quatre de la cinquième lune, les soldats brigands de Tong Fou-siang pénétrèrent dans presque toutes les maisons du voisinage, et les mirent à sac. Pendant toute la journée du 24 et du 25, j'ai entendu les cris des femmes et des enfants qu'ils massacraient et les hurlements des bandits dans le dialecte kansu :

— Faites sortir les Erh Mao tzu ! [« Démons secondaires », le terme par lequel on désignait les Chinois chrétiens.]

Le 26 (22 juin), un censeur mandchou les mit en accusation devant le Trône et le Vieux bouddha fit venir leur général Tong Fou-siang et lui ordonna de faire un exemple des coupables. En conséquence, le soir même, vingt soldats furent décapités juste à l'entrée de ma rue.

Même ce châtiment exemplaire ne put mettre fin à leur fureur ; car le jour suivant un autre contingent nombreux recommença le pillage et finalement s'approcha de ma maison. Mon cousin avait ordonné au portier de barricader la porte principale, mais je le priai de n'en rien faire. (Notre seul espoir d'échapper au massacre était de parlementer avec eux). Mon cousin se rendit à l'évidence et nous rassemblâmes toute la famille dans l'une des chambres principales et lui dirent de ne pas s'effrayer ni de crier. J'achevais à peine de leur parler, que dix-neuf des bravaches kansus firent irruption dans la maison. Leurs sabres et leurs vêtements ruisselaient encore de sang comme s'ils sortaient d'une boucherie. Je m'avançai à leur rencontre et leur dis poliment :

— Je sais ce que vous cherchez : vous voulez découvrir les démons secondaires ; cependant nul d'entre nous ne s'est « nourri » de la religion étrangère ; vous verrez que nous avons un autel au Dieu de la cuisine au fond de notre habitation. Toute notre famille est ici rassemblée ; veuillez faire le tour de la maison pour vous assurer qu'il ne s'y cache pas de chrétien. Je voulais dire par là que nous n'offririons pas de résistance s'ils pillaient ce qui leur plaisait. J'appelai aussi un domestique pour préparer le thé. Nos hôtes reçurent assez favorablement ces avances et après quelques minutes de pillage méthodique, ils revinrent dans la grande salle et quelques-uns s'assirent pour prendre le thé. L'un d'eux observa :

— Vous paraissez des gens tout à fait respectables : quel dommage que vous habitiez si près de ce nid d'espions et de convertis étrangers.

Au bout de peu de temps, ils nous remercièrent poliment, s'excusant de leur intrusion, et se retirèrent avec leur butin. Il était alors environ deux heures de l'après-midi. Nous perdîmes, environ, quatre mille dollars d'objets de valeur. Peu après, les flammes éclatèrent dans la maison de notre voisin ; aussi je me décidai à transporter ma famille dans la maison d'un ami, au nord de la ville. Malgré ces actes de violence, on trouvait encore, même parmi les gens éclairés, des personnes pour croire que la soldatesque kansu était un rempart de défense pour la Chine et serait plus que capable de repousser n'importe quelle force de troupes étrangères. Un de mes amis estima que deux cent cinquante mille personnes périrent à Pékin cet été-là. J'avais l'habitude d'injurier les Boxers dans notre intimité, à tel point que ceux des membres de ma famille qui sympathisaient avec eux m'avaient surnommé « Erh Mao Tzu » ; et mon cousin, craignant que les Boxers ne m'assassinent, me persuada un jour de faire le salut kotow devant un de leurs autels, dans le Nai-Tzu-fu. Je regrette encore aujourd'hui ma faiblesse d'avoir ainsi fléchi le genou.

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Les gâteaux de la duchesse

Quand, en février 1881, elle [Tseu Hi] tomba malade et fut confinée dans ses appartements pour deux mois, on crut généralement qu'elle avait donné le jour à un enfant dont Jong-lou était tenu pour le père. Comme il eût été contraire à l'étiquette que le médecin de la Cour prescrivît des remèdes appropriés à une maladie résultant de la grossesse (Yehonala étant une veuve), il la soigna comme pour de la dysenterie et son état, au lieu d'améliorer, empira. Ce n'est que quand le docteur Sie Fou-tchen fut appelé de Kiangsu qu'il diagnostiqua immédiatement son cas ; mais en prescrivant les soins appropriés, il eut soin d'écrire en tête de l'ordonnance « pour dysenterie ». afin que l'auguste patiente ne perdît pas son prestige. (Toutes les ordonnances du palais doivent être inscrites dans les archives des médecins de la Cour).

Tseu An avait surpris sa collègue dans plusieurs situations équivoques et connaissait parfaitement son manque de vertu féminine. Mais elle était d'une nature généreuse et tolérante. Lors de la guérison de Tseu Hi, l'impératrice de l'Est l'invita à une réception pour célébrer l'événement. Après que la coupe de vin eut été passée trois fois, Tseu An renvoya tous les assistants, désirant faire appel aux meilleurs sentiments de Tseu Hi en reparlant confidentiellement du passé. Elle évoqua leur enfance et la bonté de son père envers la malheureuse famille de Yehonala. Puis elle parla de la fuite à Jehol et du complot de Tsai Yuan qui avait été si près d'amener leur ruine à toutes deux. Yehonala fit mine d'être très émue et versa bien des larmes pendant ce récit. L'impératrice de l'Est continua :

— Nous devenons vieilles toutes les deux, ma sœur. Avant peu, l'une de nous ira peut-être rejoindre notre seigneur et maître Hien-fong dans les salles du monde infernal. Nous avons passé vingt ans ensemble et, somme toute, nous n'avons jamais eu de vraie discussion ; or j'ai en main quelque chose que j'ai reçu de feu Sa Majesté et qui est devenu sans valeur. J'ai peur qu'on ne le découvre à ma mort, ce qui pourrait faire croire que nos relations n'ont été amicales qu'en apparence et que réellement nous étions ennemies. Ce serait vraiment dommage et ce serait contraire aux désirs de feu l'empereur.

À ces mots, elle sortit un papier de sa manche et le remit à Yehonala qui le lut, devint livide, et put à peine maîtriser ses sentiments. Car ce document était le mandat donné à Tseu An par Hien-fong au moment de sa mort, l'autorisant à faire exécuter Tseu Hi si cela était nécessaire. Quand Tseu Hi en eut pris connaissance, Tseu An le lui redemanda en disant :

— Ne soyez point irritée, ma sœur ; soyez sûre que je ne vous l'aurais pas laissé voir si j'avais eu contre vous le moindre ressentiment. Je voulais que vous l'ayez vu pour que vous compreniez la véritable affection que j'ai pour vous.

Elle prit alors le papier, le brûla sous les yeux de Tseu Hi et dit en souriant :

— Il est maintenant sans valeur et mieux vaut qu'il soit détruit. Je crois avoir fait mon devoir envers Sa Majesté et avoir accompli ses désirs.

Yehonala était furieuse au-delà de toute mesure, mais elle parvint à cacher ses sentiments. Elle fit même semblant de verser des larmes de reconnaissance pénitente et serra la main de Tseu An, tandis que sa poitrine était soulevée de sanglots. Tseu An la consola et lui conseilla de retourner à son palais et de se reposer. Ce fut alors que Tseu Hi se décida à tuer l'impératrice de l'Est. Tant est vrai l'adage que « celui qui n'a pas l'habitude de dresser les bêtes fauves doit s'abstenir de les mettre en fureur ». Tseu An eut bien fait de s'en souvenir.

Quelques jours plus tard, elle rendit visite à sa collègue et la trouva bien différente, moins orgueilleuse que d'habitude. Elle était un modèle d'affection soumise, à tel point que les eunuques de service ne comprenaient pas ce qui était arrivé à leur maîtresse. Quant à Tseu An, elle se félicita de sa sage diplomatie et s'imagina avoir soumis la fière Yehonala pour toujours. Avant de partir, Tseu An se plaignit d'avoir faim ; Tseu Hi ordonna donc à Li Lien-ying d'apporter un plateau de gâteaux sucrés. Tseu An en prit plusieurs et les trouva meilleurs que ceux qu'on lui servait de la cuisine impériale. Yehonala s'en réjouit et dit :

— Ces gâteaux sont faits par ma sœur, la duchesse Tchao : si vous les aimez, je lui enverrai un mot demain et elle en fera d'autres.

Tseu An la remercia et Yehonala dit en souriant :

— Ma famille est votre famille ; comment ma sœur serait-elle alors digne de vos remerciements ?

Deux jours plus tard, la duchesse Tchao fournit dûment plusieurs boîtes de gâteaux exactement semblables en apparence à ceux que Tseu An avait tant aimés. Tseu An en mangea un ou deux et trouva leur goût quelque peu amer. Avant le coucher du soleil, elle était morte empoisonnée.

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