Dr Aimé-François Legendre (1867-1951)

LA CIVILISATION CHINOISE MODERNE

Collection d'études, de documents et de témoignages pour servir à l'histoire de notre temps.
Éditions Payot, Paris, 1926, 299 pages.

  • c.a. : Note : Seule la deuxième partie de la publication est reprise dans cet ensemble. Car la première partie, consacrée à la civilisation chinoise, a déjà été publiée dans le livre d’A.-F. Legendre Deux années au Setchouen, et n'en est que la copie conforme. N’a donc été gardée, outre l’introduction, que la deuxième partie, qui a été écrite postérieurement à la publication des Deux années…, livre auquel il convient de se reporter.
  • Introduction : "Au point de vue politique, l'unité réalisée au XVIe siècle par les conquérants mandchous est aujourd'hui [c.a:1926] brisée : c'est le règne des clans, de dictateurs militaires (tou kiuns), vrais barons féodaux qui, avec leurs armées de mercenaires, dressent les provinces les unes contre les autres et accaparent tous les pouvoirs, toutes les ressources du pays. Si bien que le nouveau régime qualifié « républicain » s'est mué en anarchie véritable sous le plus dur des despotismes. C'est le désordre partout : les mercenaires des tou kiuns, les brigands devenus légion, traitant de vastes régions en pays conquis, pillant, massacrant même les malheureux paysans qui leur résistent. Quant au Gouvernement central, il ne représente plus qu'une « ombre », reconnue par les seuls étrangers, par les grandes nations qui ne savent à quel fantoche se vouer.
    C'est la famille elle-même violemment combattue aujourd'hui, elle dont la solide organisation faisait la force de la Chine et lui avait permis de durer à travers les siècles, malgré tant de cataclysmes politiques et sociaux.
    Aujourd'hui la jeunesse lettrée s'agite, pérore inlassablement, se dresse insultante contre l'Européen. Aujourd'hui, cette jeunesse renie toute discipline familiale, sociale ou légale, entend régenter parents, maîtres et gouvernants. Elle fait table rase du passé, même de Confucius et de ses préceptes. Elle montre une ardeur à détruire."


Extraits : L'agitation étudiante - Partout où le Chinois est maître, la forêt a disparu
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L'agitation étudiante

Le petit monde des étudiants, c'est-à-dire des futurs dirigeants de la Chine, ne contribue que trop à aggraver les troubles actuels par son agitation incessante, désordonnée. C'est là un fait sur la gravité duquel tous les Européens ou Américains vivant en Chine sont pleinement d'accord et ne manquent pas de déplorer dans leur presse, ainsi que dans les conseils des Chambres de Commerce.
Inutile d'ajouter que le Chinois, lui, est plus touché encore par cette situation que l'Européen.
La gent écolière intervient en tout et partout, voire même, et principalement, en politique étrangère : les problèmes intérieurs, les luttes acharnées entre clans ne suffisant pas à sa dévorante activité.
Combien de fois, ces dernières années, le Gouvernement central n'a-t-il pas été sommé d'avoir à se conformer à telle ou telle directive à l'égard d'une nation étrangère, directive émanant de comités d'étudiants. C'est surtout au moment de la Conférence de Washington que ces comités s'en sont donné à cœur joie.
Les boycottages si sérieux dont le Japon a tant souffert ont été naturellement organisés par les étudiants, soucieux avant tout de se mettre en évidence, même au risque de complications, d'embarras graves pour le Gouvernement.
Le plus étrange, c'est que les maîtres du jour en Chine ont une véritable crainte de ces bandes bruyantes d'écoliers, redoutent les gestes, les attitudes de ces ténors d'opérette qui prétendent jouer sur la scène du monde, s'y faire admirer.
Rien de plus caractéristique d'ailleurs du Chinois que ce cabotinage, ce besoin de parader, de monter sur des tréteaux, ne serait-ce que pour y battre du tambour.

L'étudiant se mêle donc de tout et qu'il s'agisse de questions extérieures ou encore d'économie politique ou financière, il signifie ses commandements à tous avec menace de représailles s'il n'est pas écouté, menaces en particulier de dénonciation de tel ou tel gouvernant dont la conscience n'est pas tranquille.
L'accusation la plus redoutée par les hommes au pouvoir n'est pas celle de concussion, péché véniel en Chine, mais plutôt celle de corruption... par l'or étrange : mai kouo (vendre son pays), accusation très facilement lancée par de jeunes cerveaux excités.

Je ne peux manquer de signaler aussi la fréquence de l'action directe chez l'étudiant : par exemple, ses descentes dans la rue. Tous les Européens ayant quelque peu séjourné en Chine ont vu se dérouler de ces longues, infiniment longues processions avec drapeaux, étalant des inscriptions vengeresses, des revendications fulgurantes à l'emporte-pièce.
Et qui forme la masse de ces processionnaires ? Des bambins, des éphèbes des deux sexes étonnamment sérieux ou plutôt au visage si peu expressif, clamant d'une voix flûtée les droits souverains de la Chine... et ceux des écoliers.
La foule regarde intéressée, ironique : elle aime tant le théâtre, la comédie, tout ce qui lui en rappelle les distractions.
Processions dans la rue, c'est bien inoffensif généralement, sauf à certaines heures de boycottage de l'étranger ; mais ce qui est plus sérieux, nous cause toujours de l'étonnement à nous Européens, un étonnement profond, c'est l'existence de la grève, de grève véritable à l'intérieur des écoles. Ces grèves qui durent des semaines, des mois quelquefois, sont décrétées par un comité d'élèves qui formule certaines revendications d'ordre général ou entend signifier son mécontentement à son directeur, à ses professeurs.

Une revendication courante bien connue des étrangers est celle qui consiste pour l'élève à discuter le programme des études, à fixer la teneur, l'étendue de ce programme. Avant tout, il entend réduire la durée de ses études, la réduire suivant sa seule fantaisie, allant jusqu'à maltraiter ses maîtres, en exiger le renvoi si ceux-ci ne se soumettent pas à ses caprices.
Les faits divers de la presse chinoise et étrangère mentionnent presque chaque semaine quelque bruyante révolte d'écoliers, quelque grève d'éphèbes dressés contre l'administration scolaire ou les professeurs, dressée furieusement contre tous ceux qui voudraient les initier à une certaine discipline en même temps qu'à la science.
Il y a aussi la grève politique, celle qui se déclenche lorsque les gouvernants passent outre aux directives des comités.

Tels sont les déplorables effets qu'ont eus, sur de jeunes cerveaux, ces articles d'importation récente en Chine qui s'appellent liberté, démocratie.
Liberté : l'étudiant en use ; on voit comment il la comprend, au grand désespoir de sa famille, de ses maîtres, au grand détriment de son avenir, de sa capacité d'action, d'évolution. Et, c'est à pareille époque de son histoire, d'une transformation sociale et économique des plus difficile, semée de tant de dangers, que l'étudiant chinois ne sait se conduire qu'en enfant terrible.

Le plus étrange, c'est que ce désordre, ce chaos dans l'école, l'Université, se prolonge, dure depuis des années sans que personne ose y mettre bon ordre. Tous les corps constitués se laissent brimer, y compris les guildes de banquiers et gros commerçants, qu'on somme, un jour, d'avoir à cesser toutes transactions avec telle Puissance étrangère ; celle-ci ayant montré, semble-t-il, à l'étudiant, un insuffisant respect des droits souverains de la Chine, en ayant blessé la noble face.
Tel est l'écolier d'aujourd'hui en Chine : une mouche de coche par trop bourdonnante et brouillonne.

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Partout où le Chinois est maître, la forêt a disparu

Quand on traverse les immenses plaines de la Chine orientale, on est frappé, avant tout, de l'absence de tout bosquet, de toute forêt. En hiver, c'est la nudité absolue de tout le sol, sans l'apparence d'un taillis, d'une haie.

Allez ailleurs, sur les plateaux ou dans la montagne : même nudité, sauf quelques groupes d'arbres poussés en des lieux peu accessibles. J'ai traversé de vraies forêts, mais au Thibet seulement ou dans ces monts du « far-west » chinois où vivent les tribus indépendantes des Lolos. Partout ailleurs, partout où le Chinois est maître, la forêt a disparu : pour elle il est sans pitié. Il est vrai de dire que le paysan chinois se révèle, dans la majorité, comme un être insouciant, vivant au jour le jour. Il n'a pas compris ou voulu comprendre que la forêt est le « régulateur » des pluies, la meilleure garantie de récoltes annuelles, constantes. Il a, au contraire, partout rasé la forêt, dans l'inconscience des effets fatals. Ce paysan est, d'ailleurs, pour le régime du moindre effort. Il est machinal, rituel, sans aspiration et sans grand jugement. Ainsi, il n'a pas compris, non plus, la nécessité de la prairie, l'a sacrifiée partout à la culture des céréales. Donc, nombre très limité des bêtes domestiques et de qualité très médiocre parce que mal nourries et non sélectionnées. Le troupeau de bêtes grasses n'existe pas, ne peut venir combler l'insuffisance de production des céréales.

Le Chinois végète donc misérablement. Et l'angoisse de la pitance quotidienne à assurer se perpétue ainsi depuis des siècles !
Le mandarin l'a laissé faire : aussi la Chine manque-t-elle aujourd'hui de prairies, de bois de chauffage et de charpente, de bois d'ébénisterie. Pour ses traverses de chemin de fer, elle est obligée de s'adresser à l'étranger.
Après avoir étudié longuement la Chine centrale et occidentale, j'ai voulu connaître la Chine du Nord, les régions du lœss, de cette formation bien connue pour sa fertilité. Comme elle couvre d'immenses étendues, des centaines de milliers de kilomètres carrés de l'est à l'ouest, et que les céréales des régions tempérées y poussent facilement, elle devrait être le grenier d'abondance de la Chine.
Il n'en est malheureusement pas ainsi.
Comme ailleurs, les populations agricoles, leurs notables, restent pleinement inconscients des conséquences de la destruction des arbres. Les famines, dont ils ont si cruellement souffert, ne paraissent pas les avoir éclairés.

Du Chansi, j'écrivais à la Société de Géographie :
« L'habitant a transformé une grande partie de cette belle province en zones désertiques ; et il continue activement.
« Je viens de traverser un haut plateau où se montre encore un coin perdu d'une luxuriante végétation, d'une impressionnante beauté au milieu de la désolation générale. Un lilas blanc sauvage, des eleagnus, des daphnés poussent superbes à l'abri de quelques arbres : pins, bouleaux, peupliers, tilleuls. On observe aussi de nombreux buissons d'un chêne voisin du nôtre, mais en vain cherche-t-on un représentant à l'état d'arbre. Dans les districts moins isolés, la hache, la serpe ont abattu, rasé et la houe vient, aujourd'hui, arracher les dernières racines des derniers arbustes, au flanc des coteaux. C'est pour créer un nouveau lopin, un nouveau champ en remplacement de celui de la vallée enseveli, un jour, sous les quartiers de roche descendus de la montagne pelée, subissant au maximum les effets de l'érosion. La montagne pelée se venge en couvrant de ses blocs le champ fertile du stupide paysan, en le stérilisant à jamais. Et c'est ainsi que le désert se crée, s'étend rapidement.
« J'ai vu des plateaux du plus riche lœss tellement ravinés par les eaux sauvages, qu'ils apparaissaient tels une gigantesque étoile aux innombrables rayons, gagnant chaque année vers le centre, dévorant le sol fertile jusqu'à l'expulsion prochaine de tout habitant.
Sauf des coins isolés de plus en plus rares, où la végétation a sauvegardé la terre végétale contre la brutalité des pluies estivales c'est partout sur les plateaux, aux flancs des collines et des chaînes, une vision de nudité, de désolation profondément impressionnante. On dirait qu'Attila, avec toutes ses hordes a passé là, lui dont le cheval stérilisait de son sabot l'herbe même. C'est la ruine invraisemblable, voulue cependant, d'un beau pays, d'une terre féconde. Avant vingt-cinq ans, cette œuvre de destruction de toute végétation arborescente ou arbustive sera pleinement achevée, malgré les efforts du gouverneur actuel, Yen, homme d'intelligence et de caractère. Lui s'efforce de replanter, mais l'opinion, les intéressés ne le suivent pas, car leur psychisme, leur incompréhension de l'économie rurale est celle de primitifs vivant au jour le jour. »

Et ainsi en est-il de toutes les provinces. On objectera sans doute : « Mais les grandes plaines, elles, échappent aux effets de l'érosion ? »
Non : elles sont touchées indirectement. La fonte des neiges, conjuguée avec les violentes pluies d'été, jette soudainement aux thalwegs d'énormes masses d'eau, puisque la forêt n'est plus là pour modérer le ruissellement : c'est donc, presque chaque année, l'inondation dans le Nord, dans le Centre ou dans le Sud, d'immenses étendues noyées avec leurs récoltes. Ou bien, toujours en raison du déboisement général, c'est l'insuffisance de neige et de pluie, donc la sécheresse, les récoltes compromises. Ceux qui n'ont pas vu des milliers d'affamés le long des routes attendant la mort dans une troublante résignation, ne peuvent se faire une idée de l'étendue de ces dévastations. Aussi, c'est le régime de la portion congrue et même de la faim qui s'établit de plus en plus en Chine ; c'est l'émigration obligatoire vers la Mandchourie, la Mongolie ou vers les colonies européennes du Pacifique.

Cette situation est-elle récente ? Non pas : elle est aussi l'œuvre du passé, de longs siècles d'insouciance et d'incompréhension. Mais elle va empirant, chaque décade, et ce n'est pas le nouveau régime issu de la Révolution de 1911 qui peut changer cette situation : au contraire, il l'a aggravée, ainsi qu'on l'a vu.

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