Georges MASPERO (1872-1942)

Georges Maspero (1872-1942) : La Chine.  Librairie Delagrave, Paris, 1925. Deux tomes, XX+310 et 260 pages. Première édition 1918.

LA CHINE

Librairie Delagrave, Paris, 1925. Deux tomes, XX+310 et 260 pages. Première édition 1918.

  • C.R. de lecture de P. Aucourt (BEFEO, 1918) : "M. Maspero a vécu pendant plus de 20 ans en Extrême-Orient parmi d'importantes populations chinoises qu'il a eu à administrer. Il s'est intéressé au peuple chinois, pour lequel, comme il le dit lui-même, il avait senti naître une sympathie curieuse. Il a noté patiemment les résultats des travaux et les recherches des sinologues, des orientalistes ; il a su faire un choix judicieux parmi les nombreuses relations écrites sur l'Extrême-Orient ; en y joignant ses études personnelles, il vient de faire paraître, sous le titre La Chine, un ouvrage de vulgarisation qui mérite un gros succès. Au moment, où plus que jamais la Chine attire l'attention du monde entier, un pareil livre doit avoir une utilité incontestable. Le public, même dans les milieux coloniaux, est généralement fort ignorant des choses chinoises ou les connaît mal. Il trouvera dans le livre de M. Maspero un résumé de tout ce qu'il peut souhaiter savoir sur la Chine."
  • Table des matières : I. Le pays et ses habitants. — II. L'histoire. — III. La constitution politique et sociale. — IV. Les relations de la Chine avec l'Occident jusqu'à la « guerre de l'opium ». — V. L'époque des traités. — VI. La réaction contre les traités. — VII. La guerre avec la France. — VIII. La guerre avec le Japon. — IX. La curée et les Cent jours. — X. La réaction et la guerre des Boxeurs. — XI. La guerre russo-japonaise. — XII. Le mouvement révolutionnaire. — XIII. La République. — XIV. La guerre européenne et la Chine. — XV. Le conflit entre le Nord et le Sud. — XVI. La conférence de Washington. — XVII. La lutte des généraux.

Extraits : 1898. La période des Cent jours - Conférence et traités de Washington (novembre 1921- février 1922) - Épilogue
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1898. La période des Cent jours

En 1885, un jeune lettré de Canton, K'ang Yeou-wei, qui avait terminé ses études au Japon, publiait un ouvrage intitulé la Rénovation du Japon, où il étudiait l'amour de la patrie qui se manifestait dans cet empire depuis la révolution de 1868 et expliquait la rénovation que chacun y admirait. Il exaltait ce patriotisme encore étranger à l'esprit chinois ; il montrait que l'attachement au souverain ne suffisait pas, qu'il fallait aussi aimer la Chine en elle et pour elle-même, comme une personne, pour son passé, œuvre de milliers d'ancêtres nés et morts sur son sol ; pour son avenir que leurs descendants leur devaient de maintenir glorieux. À l'exemple à suivre il opposa, dans Une Histoire de la Grandeur et de la Décadence de la Turquie, l'exemple à éviter. Une Étude de l'histoire des changements constitutionnels de l'Angleterre et la Vie de Pierre le Grand lui permirent de montrer comment un peuple avait conquis ses libertés, et comment un prince avait su, de lui-même, apporter à son peuple les bienfaits d'une civilisation étrangère. Enfin, empruntant aux classiques des arguments auxquels les lettrés ne surent répondre qu'en lui attribuant ironiquement le surnom de « Confucius moderne », il démontra que sa doctrine, loin d'être contraire aux enseignements du Sage, s'en inspirait, y trouvait la raison et l'assurance de son succès. Dans tous ses écrits, aussi bien, nulle trace d'esprit révolutionnaire, nulle atteinte au respect dû au souverain. C'est de lui qu'il attend les réformes, c'est à lui qu'il s'adresse pour les effectuer par la voie traditionnelle des « suppliques ».

Le même respect et le même espoir animent ceux qui, plus hardis dans leurs conceptions, voient dans le parlementarisme l'instrument indispensable à la rénovation de la Chine.

« La Chine ne pouvant se réformer qu'avec le consentement du trône, » écrivait plus tard un d'entre eux, nommé Sun Yat-sen, et que les événements mettront au premier rang des républicains, « ce fut pour amener celui-ci à modifier un état de choses malheureux que le parti « jeune Chine » fut formé. Espérant que les autorités de Pékin, par le contact qu'elles avaient depuis plusieurs années avec les diplomates étrangers, auraient compris les principes du gouvernement constitutionnel, je m'aventurai à les approcher, les suppliant, en toute humilité, de s'orienter vers une forme de gouvernement libéral. »

Mais le trône restait insensible à tous ces appels. Cependant la situation empirait. Les « Trois Puissances » qu'on imaginait, au lendemain de leur intervention heureuse pour l'évacuation du Leao-tong par le Japon, unies pour résister, dans l'intérêt de la Chine, aux envahissements de l'Angleterre, avaient été les premières à pratiquer la politique des compensations. L'une, avec une brutalité qui n'avait même pas permis de sauver la face, avait occupé un port du Chan-tong, cœur de l'empire. L'autre, en obtenant Port-Arthur et Ta-lien-wan, devenait maîtresse effective de cette presqu'île qu'elle avait prétendu libérer du joug japonais. La troisième enfin s'installait à Kouang-tch'eou-wan pour ne pas demeurer en arrière des deux premières. Si bien que l'Angleterre exigeait à son tour une nouvelle cession dans cette province de Chan-tong où reposent les restes de Confucius. Et toutes, par leurs délimitations de « sphères d'intérêts », manifestaient ouvertement leurs ambitions comme si la Chine était déjà un État agonisant dont on s'apprêtait à partager les dépouilles. Tout ce que la Chine comprenait d'ouvert aux questions de politique générale s'en émut, et nombreux furent ceux, parmi la classe même des lettrés, qui comprirent qu'il fallait agir ou se résigner à périr. Les Exhortations à l'étude publiées dans le premier semestre de 1898 par Tchang Tche-tong, gouverneur général des deux Hou, qui exerça une influence considérable sur l'esprit des jeunes lettrés et mandarins, est, à ce titre, singulièrement caractéristique. Certes, l'auteur n'en peut être accusé de modernisme ou d'esprit révolutionnaire. C'est un lettré, un vrai Chinois, qui réprouve nettement toute conception parlementaire comme prématurée, le peuple chinois manquant, selon lui, de l'éducation politique suffisante ; il préconise nettement l'ouverture d'écoles à programmes modernes et la réforme des examens. Il engage les jeunes gens à voyager pour étudier les enseignements des peuples étrangers, à multiplier la traduction des livres, à lire les journaux, à ne pas combattre les religions. Il enseigne enfin qu'il faut « unir les cœurs, la protection de l'empire, celle de la doctrine nationale et celle de la race n'étant qu'une seule et même chose. »

Au palais même, l'idée nouvelle rencontra l'adepte le plus inattendu et en même temps le plus précieux, puisque son intervention devait procurer à K'ang Yeou-wei l'occasion de passer à l'acte et réaliser les réformes qu'il réclamait. Ce fut en effet Wong T'ong-ho, précepteur de Kouang-siu et partisan du prince Kong, qui fit lire à l'empereur les œuvres du « Confucius moderne ». Reçu premier, en 1856, aux examens triennaux à l'académie des Pinceaux, c'était, par tradition, par éducation, par esprit, un lettré, et un lettré de la vieille école. Mais c'était aussi un patriote, et il souffrit de l'humiliation que les Japonais avaient infligée à son pays. Ayant lu, par hasard, la Rénovation du Japon, il fut stupéfait d'y trouver la prédiction des événements dont il se lamentait. Il en conçut une vive admiration pour celui qui les avait faites, lut toutes ses œuvres et les fit lire à l'empereur.

Le moment était propice. Le prince Kong venait de mourir. Son successeur, le prince K'ing, effrayé des responsabilités qui lui incombaient, voulait se retirer. Kouang-siu se décide, à l'instigation de son précepteur, à entrer dans la voie des réformes qui mettront son pays à même de résister victorieusement aux armées et aux exigences étrangères. « Depuis le 10 du quatrième mois (29 mai 1898, date de la mort du prince Kong), écrit Leang K'i-tch'ao dans son Histoire des Réformes de l'année 1898, l'empereur discutait chaque jour avec Wong T'ong-ho l'affaire de la réforme... Le 23e jour du 4e mois (11 juin) l'empereur publia un décret où il s'engageait aux réformes. Le 25 (13 juin), il fit un décret ordonnant que K'ang Yeou-wei (et ses adeptes) seraient reçus en audience le 28 (16 juin...). »

Les premiers décrets qui annoncent la décision impériale exhortent « les officiers de la cour et des provinces, grands et petits, depuis les princes et les nobles de la famille impériale jusqu'aux lettrés du dernier rang... » à « unir leurs forces pour aller de l'avant ».

L'impératrice essaye de réagir. Le 27 (13 juin), elle arrache à l'empereur un décret disgraciant Wong T'ong-ho, qu'elle soupçonnait, non sans raison, d'être l'adversaire acharné de son influence. Mais déjà K'ang Yeou-wei était dans la place. Le 16, il est reçu officiellement par l'empereur, qui vient de le nommer au poste de secrétaire adjoint au ministère des travaux avec ses principaux disciples, parmi lesquels Leang K'i-tch'ao.

Dès lors, les réformes vont se poursuivre sous l'égide de l'empereur, dont le nom paraît seul au bas des décrets. En réalité, pensées, préparées et rédigées par K'ang Yeou-wei et les siens qui, malgré la modestie des emplois qu'ils tenaient, avaient accès libre auprès du souverain en de longs entretiens de nuit d'où l'étiquette était bannie ; elles se succéderont en un ordre logique très sûr et digne de l'esprit qui les concevait.

Ce qu'il faut d'abord, c'est encourager les hommes dévoués ou ouverts aux idées nouvelles, à s'intéresser à la chose publique.

« La cour, dit le décret du 3 août, en vue de relever l'état des affaires, ne dédaigne pas de demander partout des avis. Cependant, pour que cela soit utile, il faut que tous les officiers supérieurs ou inférieurs exposent leurs sentiments avec sincérité, en sorte que nous puissions y choisir ce qui est pratique... Que personne ne se laisse arrêter dans ce qu'il aurait à nous dire par une crainte respectueuse. Que personne ne soit tant soit peu empêché de dire ce qu'il croirait devoir nous dire. En parlant librement on secondera les excellentes intentions que nous avons d'ouvrir toute large la voie des représentations. »

Et on insiste à plusieurs reprises sur le but de l'extension de ce droit séculaire d'adresser des mémoires au trône, sur la facilité que les fonctionnaires doivent assurer à tout sujet qui veut en user.

« Notre but est de nous mettre bien au courant de tout ce qui est très important, surtout à présent qu'il est question de tout renouveler. Qu'on ne fasse à personne la moindre difficulté et que l'on n'impose à qui que ce soit la même contrainte. »

Puis, ces idées nouvelles, il faut les répandre par le peuple, la multitude chinoise qui les ignore, favoriser par conséquent le journalisme naissant.

« La fondation de journaux sert à rendre les intérêts de l'empire manifestes à tous et à faire parvenir aux autorités les désirs de la multitude. Le but principal des journaux est de signaler les abus et les mesures avantageuses ainsi que le développement des connaissances. Nous permettons aux journaux de publier hardiment les nouvelles certaines qu'ils auraient reçues sur les affaires nationales et étrangères. Qu'ils ne craignent pas de toucher à certaines choses auxquelles jusqu'ici on ne touchait pas par une crainte respectueuse. Nous espérons que, de cette manière, les journaux seconderont les excellentes intentions que nous avons de bien connaître tout ce qui nous regarde et de chercher avec soin les moyens de bien gouverner l'empire. »

Le décret qui s'exprime ainsi (26 juillet) transforme en Journal officiel l'organe de K'ang Yeou-wei, le Che-wou Pao. Dans celui du 11 août, on trace

« le but qu'on doit se proposer en fondant un journal » et on insiste « sur les avantages qui résultent, tant dans l'administration intérieure que dans les relations avec les nations étrangères,... de la traduction et publication des nouvelles et lois des royaumes étrangers, qui élargissent le cercle des connaissances des mandarins, des lettrés et des gens du peuple. »

Enfin, le 12 septembre, est autorisée la création à Pékin d'un journal destiné à « publier en chinois les nouvelles étrangères ».

Pour que l'œuvre entreprise porte ses fruits, il est nécessaire qu'elle s'appuie sur des fonctionnaires choisis libres des anciens errements et ouverts aux idées nouvelles. Il ne faut donc pas plus hésiter à élever les bons qu'à punir et chasser les mauvais.

« Dorénavant les gouverneurs généraux et les gouverneurs s'appliqueront à examiner soigneusement les officiers, leurs subordonnés ; s'ils trouvent parmi eux des sujets capables, qu'ils fassent aussitôt un rapport détaillé sur leur carrière administrative, et, avec le sentiment de leur propre responsabilité, qu'ils les proposent à qui de droit pour l'avancement. Quant aux mandarins qui ne s'occupent pas des affaires de leur charge, qui y chercheraient leurs intérêts personnels ou se livreraient à des abus, qu'à l'occasion ils nous soient dénoncés par les Grands Mandarins.

Enfin, il faut changer les méthodes mêmes d'administration, renoncer aux anciens errements, proscrire les usages ou coutumes conformes aux traditions, mais contraires au progrès.

« Si l'on veut chercher les moyens de fortifier l'empire, déclare un décret du 11 août, il faut de toute nécessité abandonner les anciennes méthodes et en chercher de nouvelles. »

Et plus loin :

« En somme, la faiblesse et le malaise où se trouve en ce moment la Chine vient de nombreux abus qui se sont accumulés peu à peu : comme un rhumatisme articulaire, ils en paralysent l'action. C'est précisément contre ces abus que les grands officiers doivent se prémunir de toutes leurs forces.

En conséquence, il faudra modifier l'organisation administrative du pays, l'adapter aux exigences nouvelles.

« Que les présidents, gouverneurs généraux et gouverneurs délibèrent immédiatement sur les postes dans les cours de la capitale et dans les provinces qui doivent être supprimés, et quels sont ceux qui doivent être annexés à d'autres. De plus, que, parmi les officiers restant en charge, ils fassent un triage sévère des officiers capables et renvoient les inutiles et les ignorants.

Mais toutes ces réformes ne sont en somme que les moyens du progrès ; elles ne sont pas le progrès. Il faut mettre en formules le régime nouveau d'où il doit sortir. Il faut bâtir après avoir démoli. Et ici le plan adopté n'est pas moins heureux ; il est tel que la logique l'ordonne.

La réforme préjudicielle, si j'ose employer ce terme, celle qui demeure la condition du progrès, c'est la réforme de l'instruction et des examens. Le principe est, en Chine, qu'on n'accède aux charges publiques que par la voie des concours classiques ; principe excellent, mais vicié dans son essence même par la nature de ces concours, dont l'épreuve principale se définit assez par sa dénomination : Wen-tchang, « amplification littéraire ». C'est une sorte de composition oratoire qui n'a son équivalent exact dans aucune littérature européenne ; le développement, par la juxtaposition de phrases empruntées aux classiques, d'une proposition donnée. À l'examen triennal de 1895, au moment même ou la vieille Chine se voyait incapable de résister aux coups du Japon modernisé, le sujet de cette composition était : « Confucius a dit : ils étaient trois ! » Toute autre explication serait superflue ! Les décrets dénoncent, en termes excellents, l'inanité de pareils concours :

« Les compositions que les candidats présentent aux examens se réduisent en règle générale à des amplifications superficielles d'un texte, et l'on en trouve rarement qui éclaircissent le sens des classiques. De tout cela il résulte que les lettrés dont les compositions ont été vulgaires et vides de sens, obtiennent injustement d'être approuvés et promus aux grades.

Ils condamnent définitivement les lettrés inutiles... qui se livrent inutilement à l'acquisition d'un vain verbiage. Ils fixent le programme des nouveaux examens.

« À la première épreuve pour les examens de licence et de doctorat, l'examen portera sur l'histoire de la Chine et sur le gouvernement de notre dynastie. À la seconde, la matière sera de cinq projets sur des affaires actuelles. Les candidats seront interrogés spécialement sur la forme du gouvernement et sur l'administration des divers royaumes du globe et sur les arts propres à chaque royaume. Enfin, à la troisième épreuve, les candidats feront deux dissertations sur le sens des quatre classiques et une sur celui des cinq canoniques.

Ils déterminent la façon dont les examinateurs devront établir leur jugement.

« À l'avenir, en toutes sortes d'examens il faut que tout le monde fasse de la vraie science et de la vraie administration ; c'est là le point capital. Les examinateurs ne devront nullement se guider sur la forme matérielle de l'écriture pour fixer le rang des examinés. Nous espérons par là encourager la vraie science et reléguer au loin la science vaine et fleurie.

L'enseignement lui-même est réformé. Une université, « qui sera le modèle des écoles des capitales de province », est fondée à Pékin à l'exemple des universités occidentales, avec deux annexes, une bibliothèque publique et un bureau de traduction des livres étrangers. Il est ordonné aux grandes autorités provinciales de « transformer les cercles littéraires en écoles moyennes et inférieures, où l'on enseignera en même temps les sciences européennes et chinoises. Les grands cercles littéraires des capitales et provinces deviendront des écoles supérieures. »

C'est toute une organisation nouvelle destinée à « relever l'instruction », à inculquer aux générations nouvelles « l'esprit de progrès ».

En ce qui concerne la justice, l'empereur, considérant que « dans la suite des temps... les articles des lois et règlements... se sont multipliés prodigieusement, déclare absolument nécessaire d'entreprendre une grande réforme... de sorte que la réglementation des tribunaux revienne à sa simplicité et à sa facilité primitives. »

Cette réforme ne s'en tiendra pas à une révision des textes, elle obligera les fonctionnaires chargés d'appliquer la justice à changer leur procédé. Ce sont eux qui dorénavant devront examiner les procès, dire le droit ; et il leur sera interdit, sous des peines sévères, de se décharger de ce soin sur les « scribes, satellites et autres gens de cette catégorie qui saisissent l'opportunité de se livrer à toutes sortes d'abus ».

Puis les réformes, élargissant leur champ d'action, visent à « étendre le commerce, favoriser l'industrie, enseigner l'agriculture ». On ouvrira des Bureaux de commerce et des écoles d'agriculture ; on créera à Pékin un Bureau central des mines et chemins de fer qui aura sous sa juridiction « toutes les compagnies fondées pour exploiter les mines et construire les chemins de fer ». Enfin, on établira à la capitale un Bureau central d'agriculture, d'industrie et de commerce, dont les directeurs devront « s'occuper, avec les gouverneurs généraux et les gouverneurs, des nouvelles méthodes, et chercher de nouveaux perfectionnements déjà acquis,... propager les sociétés d'agriculture, imprimer des journaux (techniques), acheter des machines ».

Enfin, l'armée est constituée « sur le modèle des armées européennes ». Le général en chef « est invité à se conformer aux méthodes européennes, changer les anciens règlements et en faire de nouveaux ».

« Car, dit le décret du 9 juillet, si on veut réformer l'armée, la substitution de la tactique européenne à la vieille tactique militaire est tout à fait nécessaire.

Ce n'étaient pas, on le voit, réformes inconsidérées en elles-mêmes ni mal préparées. Le plan en était sagement mûri, tenait un compte exact des abus à corriger et des améliorations à apporter. Il dénotait non seulement une compréhension très nette des exigences de la vie moderne et de la civilisation occidentale, mais encore une connaissance profonde des choses et des êtres de l'empire. C'est ainsi qu'adoptant les vues du gouverneur général Tchang Tche-tong, qui, dans ses Exhortations à l'étude, avait déclaré prématurée l'adoption du régime parlementaire, il ne comporte aucune modification au régime politique de l'empire, aucune allusion même aux assemblées représentatives des pays étrangers. Ces réformes n'avaient qu'un défaut, mais capital, elles arrivaient avant leur temps. Les réformateurs oubliaient que ce n'est pas tout d'ordonner les réformes ; qu'il faut des hommes pour les appliquer, et le temps pour amener les populations à les comprendre et s'y soumettre. Ils semblaient ignorer qu'elles exigent, pour être mises en vigueur, la bonne volonté non seulement de la part de ceux qui ont charge de les appliquer, mais encore de ceux qui en sont l'objet. Véritables lettrés dont l'éducation s'était faite suivant le système classique, animés d'idées généreuses suscitées en eux par les malheurs de leur pays et la lecture des auteurs étrangers, dénués de tout sens pratique, ils allaient leur chemin sans se rendre compte de l'isolement où ils se trouvaient, de l'isolement de l'empereur au nom duquel ils agissaient, de la précarité de leur situation. Tout entiers à leur œuvre, ils négligeaient de se faire des partisans, de se créer la clientèle politique sur qui s'appuyer pour résister victorieusement à l'opposition des mécontents et des lésés. Ils tendaient droit à leur but et ne s'apercevaient pas qu'incompris de ceux dont ils voulaient faire le bonheur, ils ameutaient contre eux la masse de ceux dont ils troublaient la quiétude et menaçaient la situation ou les ambitions.


Or, en cette aventure, les réformateurs avaient toute la nation contre eux : le peuple, naturellement hostile par atavisme, par l'essence même de sa civilisation, à toute idée nouvelle et surtout d'origine étrangère ; les fonctionnaires, farouchement opposés à tout ce qui menaçait les habitudes et les routines séculaires d'une administration habituée à tous les abus ; les lettrés, qui voyaient condamner l'essence même de leur doctrine et de leurs traditions ; les soldats des huit bannières, Mandchous et Mongols, qui, dépossédés de leurs privilèges par les décrets sur la réorganisation de l'armée, se voyaient confondus avec le commun des marchands et artisans chinois par l'ordonnance qui les relevait de l'ancienne interdiction d'exercer un métier, et par conséquent les obligeait à travailler pour vivre ; la cour, enfin, qui ne percevait dans le nouveau régime que la fin de ses prérogatives et de ses privilèges.

Il est avéré d'autre part que la Russie, craignant qu'un gouvernement plus conscient de ses devoirs et mieux armé pour la lutte l'obligeât à renoncer à ses projets d'expansion, favorisait le parti de la réaction ; que la France, pour rester fidèle à son alliance, se tenait strictement dans l'expectative comme l'Allemagne ; et que seuls l'Angleterre et le Japon marquaient quelque sympathie. Encore ne la manifestèrent-ils qu'à l'égard de K'ang Yeou wei quand traqué par les réactionnaires, il dut chercher son salut dans la fuite.

Que faire quand on a l'unanimité du pays contre soi ? L'empereur et ses conseillers essayèrent de réagir. Les réfractaires sont révoqués ou rudement rappelés à l'ordre. Les plus hauts sont atteints, et il n'est pas de jour qui ne voie nouvelles exécutions. Mais quoi ! il eût fallu changer tous les grands dignitaires, tous les gouverneurs généraux ou gouverneurs, tous les fonctionnaires, donner à un monde nouveau un personnel nouveau. Où le trouver ? Plus qu'aux coups de la réaction, les réformateurs échouèrent par la force d'inertie de ces « préfets indignes et lettrés attachés aux méthodes anciennes » qui ne voulurent pas « expliquer au peuple les intentions de l'empereur » ; de ces fonctionnaires « qui appartiennent à la catégorie des oisifs et des inutiles », qui s'opposent à l'exécution des réformes sous prétexte qu'elles sont contraires « aux lois fondamentales de la dynastie », et objectent qu'elles sont impossibles ou y répondent « par des amplifications banales ». Les plus hauts ne furent pas épargnés, et le 7 septembre Li Hong-tchang lui-même était renvoyé du tsong-li ya-men.

Mais déjà Ts'eu-hi agissait. Au moment du renvoi de Wong T'ong-ho, qu'elle avait fait remplacer par le gouverneur général du Tche-li, elle avait nommé à ce poste son propre neveu, le général Jong-lou, un Mandchou, assistant grand secrétaire depuis juin 1896. À peine l'éloignement de Li Hong-tchang du Tche-li était-il annoncé que Jong-lou fit avancer l'armée de Nie Che-tch'eng, « qui était forte de 5.000 hommes, et la fit camper à T'ien-tsin ; de plus, il ordonna que l'armée de Tong Fou-siang camperait au poste de Tch'ang-cheng » (à 35 kilomètres environ de Pékin). Ainsi assurée d'être appuyée, Ts'eu-hi exige de l'empereur le renvoi de K'ang Yeou-wei (15 septembre). La veille (14 septembre) Kouang-siu avait convoqué les réformistes, leur avait exposé la situation, et les avait suppliés de le sauver. « Je suis près de perdre mon trône », leur dit-il, et il ordonna à K'ang Yeou-wei, aux quatre ministres et à leurs amis de discuter des moyens de salut. K'ang Yeou-wei, en recevant le décret qui le renvoyait, se mit à sangloter, raconte Leang K'i-tch'ao ; l'empereur était comme une main sans pouce et ne savait que décider. Alors parmi les assistants quelqu'un pensa à Yuan Che-k'ai, qui avait été autrefois envoyé en Corée, connaissait les affaires de Chine et de l'extérieur et présiderait aux réformes. Né en 1859, dans le Ho-nan, d'une famille de mandarins, il s'était présenté fort jeune aux examens du baccalauréat. Refusé, il avait obtenu en 1884, grâce à la protection de Li Hong-tchang, un commandement dans les troupes de Corée et su si bien s'y faire remarquer qu'il occupait le poste de Résident de Chine à Séoul lorsque éclata la guerre avec le Japon. Rappelé en 1894, il avait été chargé par Li Hong-tchang de la mission d'organiser les troupes du Nord, et, peu après, reçut la charge de grand juge de la province du Tche-li. Ce sont les fonctions qu'il exerçait lorsque les réformateurs jetèrent les yeux sur lui.

« Yuan Che-k'ai, écrivait en fin 1913 un ami du révolutionnaire Sun Yat-sen, sans être un lettré distingué, est un lauréat des examens provinciaux. Ses aptitudes le portaient plutôt vers la carrière militaire. Il eut le bonheur de trouver dans Li Hong-tchang un protecteur dévoué. Grâce à cet appui et aussi à une ambition démesurée qui lui donnait le courage d'accomplir des actes qui furent regardés alors comme hasardés, il se vit l'objet de distinctions flatteuses. Il fut regardé à un certain moment comme un novateur ; c'est lui d'ailleurs qui a doté la Chine de l'armée nouvelle, comme disent les Chinois. Il est juste de dire que cette armée nouvelle n'a jamais quitté Yuan Che-k'ai et que, même du temps de son exil, il conservait une entière autorité sur cette armée. A-t-il trahi l'empereur Kouang-siu, qui avait en lui l'un de ses confidents ? Yuan Che-k'ai s'est toujours défendu d'avoir joué un rôle aussi infamant ; mais ses aveux, si forts soient-ils, ne pourront jamais empêcher la réalité d'exister. Il a reconnu qu'il lui était impossible d'obéir à l'impératrice douairière Ts'eu-hi et à l'empereur Kouang-siu, et qu'il a cru obéir à sa conscience en révélant à l'impératrice Ts'eu-hi les projets de l'empereur Kouang-siu. Mais Yuan Che-k'ai n'a jamais révélé qu'il eût accepté d'être l'exécuteur du programme de Kouang-siu, si K'ang Yeou-wei n'avait pas existé. Sa maxime était déjà : tout pour moi ou rien. La séquestration de l'empereur Kouang-siu et la mainmise sur le gouvernement par l'impératrice Ts'eu-hi amenèrent Yuan Che-k'ai au pouvoir alors que K'ang Yeou-wei prenait le chemin de l'exil. »

Le rôle que joua Yuan Che-k'ai à la fin des Cent jours est assez mal déterminé. Voici celui que lui attribue Leang K'i-tch'ao dans son Histoire des réformes de l'année 1898 :

« L'empereur, raconte-t-il, fit venir en audience Yuan Che-k'ai et le nomma vice-président du ministère (sans emploi). Le deuxième jour (16 septembre), il le fit venir encore. Le troisième (17 septembre) au soir, M. T'an (Sseu-t'ong) se rendit au Fa Houa-sseu où logeait Yuan Che-k'ai, et lui demanda :
— Savez-vous quel homme est empereur ?
Yuan dit :
— C'est le saint Maître qui élargit la dynastie.
T'an dit :
— Le complot de la revue de T'ien-tsin, le connaissez-vous ?
Yuan dit :
— Vraiment j'en ai entendu parler.
C'est pourquoi, (T'an) tira le décret secret et le lui montra en disant :
— Aujourd'hui, pour sauver l'empereur, il n'y a que vous. Si vous voulez le sauver, vous le sauverez.
Et il ajouta en se passant la main sur la nuque :
— Si vous ne voulez pas le sauver, je vous prie d'aller au parc Yi-ho (où résidait l'impératrice douairière) m'accuser et me tuer : cela vous rapportera profit et gloire.
Yuan rougissant et élevant la voix dit :
— Monsieur, pour qui me prenez-vous ? L'empereur est le maître de nos actes. Vous et moi nous avons reçu ensemble une chance rare, la charge de le sauver ; ce n'est pas vous seul (qui l'avez reçue). Si vous avez des instructions à me donner, je désire les entendre.
Monsieur T'an dit :
— Jong-lou complote secrètement que toutes les troupes de T'ien-tsin, votre armée, et celles de Tong (Fou-siang) et de Nie (Che-tch'eng) soient mises sous ses ordres, afin d'employer l'armée à accomplir la grande affaire (le renversement de l'empereur). Cependant Tong et Nie ne suffisent pas. Le salut de l'empire est entre vos mains. S'il se révolte, vous, avec votre armée, vous vous opposerez à ces deux armées, vous protégerez l'empereur, vous restaurerez son pouvoir. Nettoyer le palais, rétablir le pouvoir impérial, c'est un exploit (qui sera célébré pendant) de nombreuses générations.
Yuan dit :
— Si l'empereur, quand il passera en revue les troupes, en toute hâte entre dans mon régiment et m'ordonne de punir de mort les brigands fauteurs de trouble, je pourrai, à la suite de ces messieurs (les réformistes) m'efforcer jusqu'à la mort de sauver (l'empereur).
M. T'an (Sseu-t'ong) dit :
— Si Jong-lou vous a bien traité, comment le traiterez-vous ?
Yuan sourit sans répondre. Le secrétaire militaire de Yuan dit :
— Jong-lou et ses brigands ne traitent pas bien le général (Yuan Che-k'ai). Autrefois certain ministre voulait augmenter les troupes du général. Jong-lou dit : « Les Chinois ne peuvent pas prétendre à de grands commandements militaires, car jusqu'ici ils n'ont pas dépassé les barreaux de la cage. » Alors comme les années passées, Hou King-houei accusa le général (Yuan Che-k'ai). Or, Hou King-kouei est l'homme de Jong-lou. Jong, ayant reçu son accusation, après examen, reconnut l'innocence (du général), afin d'acheter sa bienveillance, et il renvoya Hou comme préfet de Ning-hia ; ensuite il le fit promouvoir au rang de t'ao-tai de Ninh-hia. C'était un plan très ingénieux de Jong-lou. Comment le général ne s'en souvient-il pas ?
M. T'an Sseu-t'ong dit :
— Jong-lou a la force de Ts'ao et de (Wang) Mang, et un courage inouï ; lui rendre la pareille, j'ai peur que ce ne soit bien difficile.
Yuan, lui jetant un regard furieux, dit :
— Si l'empereur était dans mon camp, je châtierais Jong-lou, comme on tue un chien.
Alors comme ils parlaient en détails des moyens de sauver l'empereur, Yuan dit :
— Dans mon camp, les fusiliers et les artilleurs sont tous des hommes de Jong-lou, et parmi les officiers il y en a beaucoup aussi qui lui appartiennent. L'affaire presse ; aussitôt fixé un plan, je reviendrai en toute hâte à mon camp, je nommerai des officiers sûrs, j'établirai des règlements pour me garantir contre les fusiliers et les artilleurs. Alors peut-être (réussirai-je).
Alors ils se dirent adieu et s'en allèrent. C'était le troisième jour du huitième mois à la troisième veille (17 septembre).
Le cinquième jour (19 septembre), Yuan fut appelé encore par l'empereur ; il reçut un décret secret qui disait : « Le sixième jour, faites le coup d'État. » Alors je rendis visite (c'est Leang K'i-tch'ao qui s'introduit ici) à M. T'ang Sseu-t'ong et assis en face l'un de l'autre sur des chaises, nous discutions quand nous arriva soudain la nouvelle d'une perquisition au Nan Hai-kouan (où habitait maître K'ang Yeou-wei) ; nous apprîmes aussi le décret d'abdication.

Ce qui est certain, c'est que, sentant la partie perdue pour l'empereur et les réformistes, Yuan les abandonna. Au lieu d'exécuter contre Jong-lou l'arrêt de mort qu'il avait reçu de l'empereur, il se présente devant lui, lui montre le décret. L'autre lui disant : « Que ne l'exécutez-vous pas ? » il lui fait entendre que cette exécution peut être différée de quelques heures pour lui laisser le temps d'aller « faire ses adieux » à Pékin. À bon entendeur, salut ! Jong-lou bondit chez Ts'eu-hi. Elle appelle les soldats, fait garder les issues du palais, convoque l'empereur, lui reproche sa conduite, s'emporte jusqu'à le frapper de son éventail, et lui fait signer le décret qui proclame sa déchéance (20 septembre).


C'était la fin des Cent jours, la condamnation des réformes et des réformistes, la réaction réinstallée au pouvoir sous l'égide de l'impératrice douairière chargée, pour la troisième fois, de la régence. Pour Kouang-siu, relégué dans l'île de Yong-t'ai, au milieu du lac du Palais, retranché du monde, on le dira malade, puis fou, et son existence ne sera plus révélée au monde que par l'apposition réelle ou supposée de son nom et de son estampille vermillon au bas des décrets qui marqueront les étapes de la réaction, jusqu'au jour où son abdication marquera le prologue de l'agitation des Boxeurs.

*

Conférence et traités de Washington (novembre 1921- février 1922)

Si la République chinoise se débattait en de lamentables dissensions intérieures, du moins sa politique étrangère manifestait-elle un remarquable esprit de suite, une persévérance dans l'effort qui lui assurait d'indéniables succès à l'égard des puissances étrangères, dont les intérêts souvent contraires ne facilitaient pas l'entente commune ni la résistance efficace à l'égard de ses revendications et de ses prétentions.

Invitée par le président des États-Unis d'Amérique Harding à participer à une conférence « sur la limitation des armements et les questions du Pacifique et de l'Extrême-Orient, qui s'y rattachent étroitement », réunie à Washington le 11 novembre 1921, elle y avait délégué comme envoyés extraordinaires et ministres plénipotentiaires MM. Alfred Sseu et Wellington Kou.

Avant l'ouverture même de la conférence, M. Alfred Sseu Che-Tchao-tche, au cours de la première réunion du Comité chargé de l'examen des questions du Pacifique et de l'Extrême-Orient, avait exposé, au nom de son gouvernement, quelques-uns des principes généraux qui, d'après lui, devaient guider les travaux de la Conférence : intégrité territoriale et indépendance politique et administrative de la République chinoise ; principe de la « porte ouverte » appliqué sur tout son territoire ; passation d'aucun traité dans le Pacifique ou en Extrême-Orient sans que la Chine en ait été avertie préalablement et qu'elle ait été mise à même d'y participer ; révision, examen et publication, sous peine de nullité, de tous les traités secrets ; suppression, dès que les circonstances le permettraient, de toutes restrictions à la liberté politique, juridictionnelle et administrative de la Chine ; limitation raisonnable des traités ou engagements dont le terme n'avait pas été fixé ; respect des droits de la Chine comme neutre dans toutes les guerres où elle ne participerait pas.

D'autre part, Wellington Kou, dans la séance publique du 20 novembre, avait exposé comme suit les directives générales de son gouvernement :

« De la réhabilitation de la Chine, avait-il déclaré, dépend la paix de l'Extrême-Orient. La Chine doit pouvoir travailler à son relèvement économique par le développement de ses ressources nationales. Son intégrité territoriale doit être garantie, et tout empiétement au moyen de concessions étrangères doit cesser. Elle doit avoir une indépendance politique absolue et libérée de toute intervention étrangère. »

Dans une autre séance, il réclamait pour son pays le contrôle sur ses chemins de fer, et demandait que les restrictions actuellement admises sur la taxe d'importation soient revues ou modifiées.

Le 22 novembre, la Commission d'Extrême-Orient de la Conférence adoptait un ordre du jour qui donnait toute satisfaction au gouvernement chinois.

« C'est la ferme intention des puissances qui assistent à la conférence, déclarait cet ordre du jour : 1° de respecter la souveraineté, l'indépendance et l'intégrité territoriale et administrative de la Chine ; 2° de lui assurer la plus grande opportunité possible pour développer et maintenir un gouvernement stable ; 3° d'employer leur influence dans le but d'établir sur son territoire des facilités industrielles et commerciales égales pour toutes les nations ; 4° de ne prendre aucun avantage des conditions présentes pour rechercher des intérêts spéciaux et des privilèges de nature à nuire aux droits des sujets des nations amies, et de n'adopter aucune attitude contraire à la sécurité de ces nations. »

À cette même séance, M. Wellington Kou déclarait que la Chine ne désirait en aucune façon intervenir dans l'administration des douanes, pas plus que dans la liquidation des dettes étrangères auxquelles elles servent de garanties, mais qu'elle réclamait une révision de tarifs devenue nécessaire par suite de la hausse générale des prix, et qui l'aiderait à faire face à ses besoins. Il demandait, en conséquence, la fixation desdits droits à partir de 1922, à 12 1/2 p. 100.

Le premier traité signé à Washington le 6 février 1922 et concernant « les principes et directives à suivre dans les questions intéressant la Chine », reproduisait intégralement, dans son article 1er, le texte des résolutions adoptées à la séance du 22 novembre par la Commission d'Extrême-Orient. Aux termes de son article 3,

« les pouvoirs contractants s'engageaient à ne poursuivre par eux-mêmes ni soutenir leurs nationaux respectifs dans la poursuite : 1° de tous arrangements de quelque nature qu'ils soient qui auraient pour but d'établir en faveur de leurs intérêts une supériorité générale des droits concernant le développement commercial ou économique dans une partie quelconque de la Chine ; 2° de tout monopole ou droits de préférence qui priveraient les nationaux d'une autre puissance du droit d'entreprendre un commerce légitime ou une industrie quelconque en Chine, ou de toute participation avec le gouvernement chinois ou une autorité locale quelconque dans une entreprise publique de quelque catégorie qu'elle soit qui, en raison de son but, de sa durée pratique ou de son aire géographique, serait de nature à empêcher l'application pratique du principe d'égale concurrence. »

Un second traité signé le même jour concernant des tarifs douaniers élève à 5 p. 100 ad valorem le montant de ces tarifs.

La Chine obtenait à Washington un second succès plus sensible encore peut-être à son orgueil national. les représentants des puissances réunis à la conférence savaient fort bien que leurs efforts pour établir la paix dans le Pacifique et l'Extrême-Orient resteraient vains tant que la question du Chan-tong ne serait pas réglée entre le Japon et la Chine. Depuis la conférence de Versailles, celle-ci soutenait que la question était du domaine international et ne pouvait être traitée qu'en accord avec les puissances. Le gouvernement japonais, au contraire, prétendait qu'elle ne regardait que les deux États intéressés, et que des négociations directes entre eux étaient seules capables d'aboutir au règlement désiré. Chaque pays était resté depuis sur ses positions. Les diplomates réunis à Washington s'interposèrent et firent accepter au baron Kato une formule de conciliation qui permît aux délégations de la Chine et du Japon, assistées des représentants des États-Unis et de la Grande-Bretagne, de se réunir en comité pour examiner les moyens d'arriver à un règlement. La première réunion eut lieu le 1er décembre 1921. Menés avec un grand désir d'aboutir à un règlement satisfaisant, les pourparlers furent sanctionnés par un traité signé le 4 février 1922 en présence de MM. Hughes et Balfour. Le Japon s'y engage :

« 1° à transférer, dans un délai qui n'excède pas 6 mois à partir de la date de la promulgation du traité, le territoire de Kiao-tcheou, précédemment cédé à bail à l'Allemagne, à la Chine, et à examiner avec elle en une conférence préliminaire les modalités d'exécution de ce transfert ; 2° à retirer ses troupes, y compris la gendarmerie, de la voie ferrée Tsing-tao Tsi Nan-fou dès que les forces chinoises seraient en mesure de les relever ; 3° à transférer cette voie ferrée à la Chine, à charge à celle-ci de lui en rembourser la valeur actuelle. »

Enfin, à cette même conférence de Washington, la Chine obtenait de l'Angleterre la signature d'une entente provisoire pour la reddition du territoire de Wei Hai Wei moyennant l'engagement d'y maintenir une organisation administrative distincte, identique à celle établie par l'Angleterre.

Par contre, la question du Tibet restait toujours pendante entre les deux puissances. Le 11 janvier 1913, les troupes chinoises, à la suite des événements que nous avons relatés plus haut (p2.077-078), avaient complètement évacué ce pays, qui s'était déclaré indépendant et avait conclu un traité avec le houtouktou (grand-lama) de Ourga. Le 13 octobre suivant s'ouvrait à Simla une conférence destinée à établir l'entente entre les différents pays intéressés à la question. Si l'accord avait pu s'établir sur la reconnaissance de l'autonomie complète du Tibet proprement dit, l'attribution à la Chine du droit d'entretenir un Résident à Lhassa avec une garde suffisante, et la constitution dans le Tibet oriental d'une zone semi-autonome où la Chine jouirait d'une situation prépondérante, on n'avait pu s'entendre sur le tracé de leur ligne de démarcation et on se sépara en juillet 1914 sans signer de traité. Le silence s'était fait sur la question, lorsque, en juillet 1917, l'arrestation d'un certain nombre de Tibétains par les troupes chinoises dans le district de Chiamdo avait rappelé l'attention sur ces régions. Le grand-lama réclame vainement leur mise en liberté. Des escarmouches se produisent entre les troupes tibétaines et les troupes chinoises, qui sont fortement maltraitées. En février 1918, le général chinois Peng Tso-tcheng est cerné à Chiamdo et réduit à l'impuissance, tandis que les Tibétains envahissent à l'est de cette ville tout le territoire jusqu'à la rive droite du Yang-tseu. Peng Tso-tcheng dut se rendre en avril. Les Chinois qui avaient, dès février, effectué des ouvertures de paix, les renouvellent sans plus de succès. En juillet, cependant, ils obtiennent un armistice d'un mois, et une conférence de paix est ouverte à Chiamdo. On y décide de suspendre les hostilités pendant un an, les Tibétains devant se retirer à l'intérieur des frontières de Darge et les Chinois à Kao-tseu. Aucun règlement n'ayant pu aboutir depuis, le gouvernement chinois a publié une note exposant sa manière de voir sur la question :

« La Chine, y déclare-t-il, ne demande rien de plus que le rétablissement de sa suzeraineté sur le Tibet avec la reconnaissance de l'autonomie du territoire immédiatement sous le contrôle du gouvernement de Lhassa. Elle est favorable à l'idée britannique d'un territoire tampon, en tant que cela peut s'accorder avec l'équité et la justice Elle insiste cependant pour que ses intérêts commerciaux soient surveillés par ses agents commerciaux comme le font les Anglais. Ces propositions, bien que rejetées par les Anglais, sont cependant accueillies favorablement, même par les Tibétains. En d'autres termes, elle espère que la Grande-Bretagne conclura avec elle des arrangements regardant le Tibet qui ne pourront être moins désavantageux pour elle que celui fait avec la Russie concernant la Mongolie extérieure. Si on considère que la Chine a réclamé et exercé des droits souverains sur le Tibet en commandant l'armée tibétaine, en surveillant l'administration intérieure du pays et qu'elle a approuvé la nomination des fonctionnaires tibétains de tous grades, séculiers et ecclésiastiques, ses prétentions paraîtront, en somme, assez modestes. »

Le Congrès de Washington d'ailleurs a reconnu implicitement le Tibet comme faisant partie intégrante de l'empire chinois. Lorsque vint en discussion une motion de M. Briand déclarant qu'avant d'admettre le principe de l'intégrité territoriale de la Chine, il convenait d'en définir les limites, on se rendit à l'observation de Wellington Kou déclarant que le territoire de la République chinoise était défini dans la Constitution nationale et qu'il ne pouvait être question d'en modifier les termes. Or le Tibet, comme la Mongolie intérieure et extérieure et le Tsing-Hai (Kou-kou Nor), y sont considérés comme territoire chinois au même titre que les autres parties de l'empire. La seule distinction administrative les concernant est que la création des provinces et districts y est ordonnée par une loi au lieu d'y être décidée par les Assemblées locales (art. 135).

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Épilogue

Je me suis efforcé, au cours de cette étude, d'exposer les faits aussi impartialement que possible et de ne les commenter que dans la mesure où la nécessité s'en imposait pour la clarté du récit. Voici cependant qu'il me faut conclure, et un scrupule me prend d'exprimer une opinion qui sera peut-être trop objective, l'opinion d'un homme qui a quitté l'Extrême-Orient depuis cinq ans déjà et qui ne se rend plus un compte exact des contingences au milieu desquelles, à l'heure présente, s'y développent les événements et s'y exerce l'activité des hommes. Aussi bien ne saurais-je mieux faire que de reproduire, entre beaucoup de semblables, l'opinion émise en un article intitulé Le chaos chinois par un journal local, le Hong-kong Daily Press, de documentation sérieuse et d'expression modérée, que d'aucuns trouveront pessimiste, sans doute, mais qui semble cependant la conclusion naturelle des faits historiques que je viens de rapporter :

« Dans ce pays, le gouvernement reste impuissant quand il n'est pas complètement désorganisé. L'autorité est inexistante. Rien n'inspire le respect, ni la confiance. Les gouverneurs militaires des provinces ne sont responsables que vis-à-vis d'eux-mêmes, et la conséquence naturelle de cet état de choses est l'exploitation du peuple, sous prétexte de faire face aux besoins d'un nombre extraordinaire de soldats. Les cours d'eau ne sont pas entretenus... Le désir d'instruction qui se manifeste partout est d'une réalisation impossible, les fonds nécessaires sont détournés de leur destination. Le commerce languit dans l'intérieur par suite des exactions pendant le transport des marchandises et des taxes illégales qui les frappent. Les capitaux désertent les provinces et affluent vers les ports à traité où ils se placent sous la protection étrangère. Aucune entreprise ne peut être menée à bien parce que les tou-kiuns accaparent les bénéfices... Il n'y a aucune loi, donc aucune sécurité... On peut assurer que le peuple ne connaît ni la paix, ni le moindre confort, ni le plus léger bonheur. »

Que va-t-il advenir de ce pays ? Saura-t-il dominer ces éléments de désagrégation, constituer malgré eux son unité nationale et, grâce à une prompte et judicieuse utilisation de ses immenses ressources, s'imposer au premier rang des nations par le nombre de ses armées, la puissance de son industrie et l'extension de son commerce ? Ou, sans force pour résister aux tendances séparatistes chaque jour plus accentuées de ses différentes provinces, va-t-il succomber lentement à l'anarchie qui le ronge et devenir la proie des puissances qui se partageront son territoire et y installeront leur domination ?

Qui peut le dire ? En ce pays, plus que partout ailleurs, il est dangereux de vouloir prédire l'avenir, et je me garderai bien d'y essayer.

Il est permis d'avancer cependant — et c'est la conclusion qui se dégage de l'étude que je viens de terminer — que pour accomplir l'œuvre de régénération nécessaire, pour établir le gouvernement stable et capable qui assurera son unité et sa force, pour réaliser les réformes et constituer l'outillage économique dont elle a besoin, la Chine manque actuellement de deux facteurs essentiels, l'un moral : l'esprit national sans lequel un État ne saurait conserver la souveraineté ; l'autre matériel : un personnel dirigeant à la hauteur de la tâche qui lui incombe.

L'esprit national s'acquiert, mais au prix de combien d'années de souffrances et de luttes communes ! Il a fallu la guerre de Cent ans à notre pays pour en concevoir la claire perception. Alors cependant la France était déjà une nation, et depuis des siècles. La Chine, au contraire, il convient de ne pas l'oublier, — et je ne parle ici que de la « Terre des Dix-huit provinces », laissant de côté les pays vassaux, Mandchourie, Mongolie, Turkestan et Tibet, appelés à former bientôt autant d'États indépendants sous un protectorat étranger, — la Chine n'est géographiquement, ethniquement ni même historiquement, une nation, mais une simple fédération de populations aux intérêts particuliers. Si quelques grands empereurs Han, T'ang ou Ts'ing ont su l'agglomérer en un puissant État, les innombrables souverains fainéants qui en ont occupé le trône, les invasions, les dominations étrangères, les guerres civiles et les luttes intestines innombrables qu'enregistre son histoire ont contribué, par contre, tout au long des siècles, au développement de ce fédéralisme en des compétitions d'hégémonie ou des querelles de clocher. Et aujourd'hui, dans son ensemble, le peuple chinois semble incapable de cette manifestation de l'esprit national que nous appelons patriotisme.

« Il y a très peu de Chinois, écrit Ernest Outrey dans l'article déjà cité, qui aient la notion de patrie, dans le sens le plus large que nous donnons à ce mot, et qui soient capables de comprendre qu'en tout état de cause, l'intérêt général doit primer les intérêts particuliers, et que le devoir des individus, dans certains cas, peut aller jusqu'aux sacrifices les plus grands... Peut-être quelques Chinois instruits et élevés à l'européenne sont-ils capables de s'élever jusqu'à une pareille conception. Mais ils ne constituent qu'une infime minorité ; ce sont des précurseurs dont les adeptes sont rares, car leur culture et leur éducation les éloignent de leurs compatriotes, avec lesquels ils n'ont presque plus rien de commun. »

Le résultat en est que le Chinois demeure, en général, profondément indifférent aux questions de politique, politique intérieure tout aussi bien que politique étrangère. Courbé sur sa charrue ou appliqué à ses comptes, il reste étranger aux questions de régime ; et les échos des compétitions internationales ne parviennent pas jusqu'à ses oreilles. Aussi bien, en serait-il troublé qu'il s'attacherait, par tradition, à les ignorer, tant que ses intérêts immédiats ne seraient pas en jeu. C'est affaire de ceux qui sont payés pour s'en occuper. À eux seuls d'en assumer le soin et les soucis.

Or, précisément, ceux qui à l'heure présente ont mandat de s'y employer et ceux qui aspirent à occuper leurs charges et en toucher les bénéfices, sont incapables, non seulement de mener à bien la tâche que l'œuvre impose, non seulement de l'entreprendre avec l'énergie et les connaissances nécessaires, mais encore d'en concevoir l'importance et la grandeur. Élevés dans les traditions du passé, ils ignorent tout de cette civilisation occidentale dont ils ont aujourd'hui à faire application à leur pays et qu'au fond du cœur ils persistent à mépriser. L'avenir du pays repose tout entier, de ce fait, entre les mains de quelques individualités d'une intelligence supérieure, fonctionnaires de l'ancien régime, qui se sont révélés au cours des événements récents et dont Touan Ki-jouei est le prototype, ou « jeunes Chinois » élevés dans les universités étrangères, tel Sun Yat-sen. Mais les premiers appartiennent encore par leur éducation à l'ancien mandarinat, en conservent les tares, et paraissent plus soucieux de se créer une situation personnelle que d'assurer la grandeur du pays et le bonheur de ses habitants. Les seconds, imbus d'idées théoriques mal assimilées, de principes généreux, mais d'application plus difficile en Chine que partout ailleurs, semblent incapables de jouer avant longtemps le rôle actif qu'on était en droit d'attendre d'eux.

Bien plus, si les premiers restent malgré tout et malgré eux-mêmes, par tradition et par goût, xénophobes et réactionnaires, quelque avancées que soient les opinions qu'ils émettent officiellement, les seconds, bien que révolutionnaires et se disant tout dévoués au progrès, sont plus xénophobes encore peut-être, par susceptibilité exagérée d'un patriotisme trop neuf et trop orgueilleux de lui-même. Au lieu d'imiter les Japonais qui ont su demander à des instructeurs européens le secret de leur civilisation, les « jeunes Chinois » prétendent ne rien devoir qu'à eux-mêmes et manifestent à toute occasion leur impatience de l'ingérence étrangère.

Qu'en résultera-t-il ? Pour le moment c'est l'anarchie, le gâchis, les emprunts dilapidés inutilement pour le pays, qui reste sans armée, sans marine, sans voies de communication que celles qu'ont installées les compagnies étrangères, sans outillage économique, sans industrie nationale, sans rien en un mot de ce qui est indispensable non seulement pour atteindre au rang de grande puissance auquel il aspire, mais encore pour résister aux convoitises européennes intéressées à sa perte.

Est-ce à dire qu'il faille désespérer de l'avenir de la Chine ? Je ne le crois pas. J'ai vécu vingt-deux ans en Extrême-Orient en relation directe avec d'importantes populations chinoises que j'ai eu à administrer : cultivateurs patients, appliqués aux travaux de la terre, gros commerçants ou petits boutiquiers durs à la peine, industriels et banquiers brasseurs d'affaires intelligents et avertis. D'abord froissé par tout ce que leur civilisation présente d'anormal, de déroutant à un esprit occidental ; intéressé bientôt par le sérieux, l'application, l'énergie et l'endurance d'un labeur toujours soutenu, il y a longtemps que j'ai senti naître en moi une sympathie curieuse pour un peuple doué de si belles qualités et si solides, et qui, seul de tous les extrêmes orientaux civilisés ou non, possèdent le sens de l'honneur commercial et le respect de la parole donnée. S'il sait acquérir l'esprit national qui lui manque et trouver parmi les siens les bons ouvriers capables de le doter de l'outillage national nécessaire à son essor, je ne doute pas qu'il ne soit appelé à jouer bientôt un rôle important dans le monde. Or ils existent, ces bons ouvriers, dans les ports ouverts depuis plusieurs années au commerce étranger, tels Canton, Swatow, les trois villes du Yang-tseu : Wou-tch'ang, Han-yang et Han-k'eou, ou dans les concessions internationales telles que T'ien-tsin et Chang-hai, et plus encore dans les importantes agglomérations chinoises du dehors, à Hong-kong, Batavia, Bangkok, Singapour, et dans nos possessions d'Indo-Chine, à Cholon, Phnom-Penh et Haiphong. Là se sont développées des populations chinoises numériquement très importantes, très ouvertes aux progrès de notre civilisation, — en pratique, j'entends, et non en théorie comme les jeunes Chinois. — Elles comptent nombre de chefs d'industries ou de firmes commerciales qui ont, en s'initiant à notre civilisation qu'ils goûtent et apprécient, fort bien conservé les solides qualités de leur race : ardeur et opiniâtreté au travail, sens des affaires, probité commerciale. C'est en eux que je vois l'espoir et l'avenir de la Chine. Ce sont eux déjà qui ont contribué par leur argent, largement donné, au mouvement progressiste qui emporte la vieille Chine. Qu'ils y contribuent par leur collaboration personnelle, par celle de leurs enfants, élevés à leur école et dans notre civilisation, et grâce à eux, le temps aidant, la Chine saura devenir la grande puissance qu'elle doit être.

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