Gaston Cahen (1877-1944)

Couverture. Gaston Cahen (1877-1944). Les relations de la Russie avec la Chine et les peuplades limitrophes à la fin du XVIIe, début XVIIIe siècle. Deux ambassades chinoises en Russie,  début XVIIIe siècle. Revue historique 1907-1920.

LES RELATIONS DE LA RUSSIE AVEC LA CHINE

et les peuplades limitrophes, à la fin du XVIIe siècle et dans le premier quart du XVIIIe siècle

DEUX AMBASSADES CHINOISES EN RUSSIE

au commencement du XVIIIe siècle

Revue historique : tome XCIV, mai-août 1907, pages 45-62 ; et tome CXXXIII, janvier-avril 1920, pages 82-89.

  • "Pour des motifs différents, la Russie et la Chine, vers la fin du XVIIe siècle, étaient animées, l'une et l'autre, d'un réel désir d'entente et de paix. La Russie se trouvait fatiguée par un siècle d'expéditions lointaines et aventureuses poussées à travers la Sibérie, jusqu'en Transbaïkalie et à l'Amour. Elle cherchait avant tout, — et l'on pourrait dire que c'était presque l'unique but de ses efforts dans la Sibérie orientale, — elle cherchait à étendre son commerce jusqu'en Extrême-Orient."
  • "De son côté, la Chine aussi voulait la paix. Elle voyait avec inquiétude s'accroître la puissance des Kalmouks ou Éleuthes de Dzoungarie. Or, près d'eux, sur la Basse-Volga, vivaient d'autres Kalmouks, les Tourgoutes, groupés sous p.46 l'autorité suprême du grand khan, Aïouk. À l'est de la Dzoungarie, dans les bassins de la Selenga, de l'Orkhon, de la Tola, du Kéroulen s'étendaient les Mongols du Nord ou Khalkhas. Qu'une alliance réussît à se conclure entre Tourgoutes et Dzoungares, aussitôt un immense empire se constituait qui aurait occupé toute la Sibérie occidentale et l'Asie centrale, de la Volga au Houang Ha, des portes de Moscou aux portes de Pékin. Si les Éleuthes, profitant de leur supériorité militaire, réussissaient à écraser les Mongols, c'était toute la frontière septentrionale de la Chine menacée par un peuple guerrier et redoutable."
  • "Enfin, le danger ne paraissait pas moindre pour la Chine si l'un ou l'autre de ces trois groupes de nomades, les Tourgoutes de la Volga, les Éleuthes de Dzoungarie, les Mongols Khalkhas, — ou tous les trois, — se plaçaient sous la protection de la Russie. C'est la peur des Kalmouks, c'est la crainte d'une entente entre tous les nomades de la frontière septentrionale d'une part, et la Russie de l'autre, qui expliquent les longues et pénibles campagnes de la Chine contre les Éleuthes et les variations de sa politique envers la Russie au XVIIIe siècle."

Extraits : 1689-1714, le traité de Nertchinsk et les 25 années suivantes
1713-1728. À propos de deux ambassadeurs : T'ou-li-tch'en et Sava Vladislavitch
Éleuthes, jésuites et marchands
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1689-1714, le traité de Nertchinsk et les 25 années suivantes

À la fin du XVIIe siècle, Chinois et Russes étaient aux prises sur l'Amour, autour de la petite place d'Albazin. Les Russes avaient élevé cette forteresse et l'occupaient. Les Chinois tenaient à l'enlever. Le 7 juillet 1684, ceux-ci emmenèrent prisonniers à Pékin une trentaine des défenseurs. L'empereur K'ang-hi envoya à Moscou deux de ces prisonniers d'Albazin. Ils y arrivèrent en novembre 1685. Ils apportaient des lettres en latin, en russe et en mongol où K'ang-hi posait l'évacuation définitive d'Albazin par les Russes comme condition d'une entente. Dans le même temps, le siège de la place continuait. Le 12 juin 1685, les Chinois offraient au gouverneur, Tolbouzin, de capituler. Sur son refus, la ville était prise le 1er juillet et Tolbouzin contraint de se réfugier à Nertchinsk (10 juillet). Mais, dès le mois d'août de la même année 1685, Tolbouzin repartait avec Athanase Beïton et quelques renforts pour relever Albazin. Il y réussit, et cette opiniâtreté exaspéra les Chinois. Ils revinrent avec de l'artillerie le 7 juillet 1686 ; huit jours après, Tolbouzin, blessé, succombait. Malgré ces combats acharnés, — ou plutôt à cause d'eux, — la Russie et la Chine souhaitaient la fin des hostilités. Les propositions de K'ang-hi indiquaient des dispositions conciliantes. La Russie accueillit ces ouvertures avec empressement. Elle répondit au message de K'ang-hi par l'envoi de deux « courriers », N. Vénioukov et J. Favorov. Ils devaient annoncer que la Russie faisait partir une ambassade solennelle pour résoudre à l'amiable les différends, en conséquence, prier K'ang-hi de suspendre les hostilités à Albazin. Vénioukov, Favorov parvinrent à Pékin le 31 octobre 1686 (ils y restèrent jusqu'au 14 novembre). Leur mission eut pour effet de décider K'ang-hi à lever le siège d'Albazin, en partie le 6 mai, en totalité le 30 août 1687.

Cependant, le chef de l'ambassade russe, Th. Al. Golovin, quittait Moscou le 26 janvier 1686. Ses instructions lui interdisaient de céder Albazin et de livrer le prince daour Gantimour, baptisé et devenu sujet russe. Mais de nouvelles instructions « personnelles et secrètes » du 14 juin 1687, qu'il reçut le 30 septembre, lui permettaient, en vue d'établir des relations commerciales régulières, d'abandonner Albazin. Golovin dut être à la fois général et diplomate. Une petite armée, forte d'un millier de « striéltsy », recrutés à Moscou et en Sibérie, accompagnait l'ambassade. Il en fut le chef suprême, et elle lui rendit des services marquants. Golovin avait adressé à Pékin, le 19 novembre 1687, St. Korovin pour demander à la Chine de fixer l'endroit où se tiendraient les conférences. Korovin, arrivé à Pékin le 14 mars 1688, y resta jusqu'au 17 avril. Le 21 juin 1688, Golovin recevait de lui avis que Selenginsk était la place désignée. C'était compter sans les Kalmouks et sans les Mongols. Les Kalmouks avaient à leur tête un chef hardi et habile, Galdan, que les documents russes appellent Bouchoukhtou ou Bochoktou Khan. Il étudiait au Tibet quand le meurtre d'un de ses frères le rappela en Dzoungarie. Bientôt maître de toute la Dzoungarie, en 1688 il envahit la Mongolie septentrionale. Une aile de son armée opérait contre le riche couvent bouddhique d'Erdeni tszou (sur la Selenga) ; lui-même, avec le gros de ses troupes, continuait sa marche vers l'est, s'avançait vers le Kéroulen, barrant ainsi la route de Chine en Sibérie. C'est à ce moment que le rencontra l'ambassadeur chinois, parti de Pékin pour rejoindre Golovin à Selenginsk. Les Chinois, sur l'ordre de K'ang-hi, abandonnèrent la partie, revinrent en Chine et en informèrent Golovin. Celui-ci était aux prises, de son côté, avec de grosses difficultés. Il semble probable que c'est la diversion des Kalmouks sur Erdeni tszou qui provoqua une panique chez les Mongols et leur fuite, les uns, le Houtouktou en tête, vers le sud, les autres vers le nord, en Sibérie. Mais là ils se heurtèrent à l'armée de Golovin. Surpris par cette invasion inopinée, Golovin se laissa d'abord assiéger et enfermer dans Selenginsk. Il réussit à se dégager, battit les Mongols au combat du Khilok (28 août-16 septembre 1688) leur imposa deux traités d'alliance défensive et offensive (15 janvier et 12 mars 1689). Malgré les obstacles, la situation s'améliorait pour les Russes. Elle ne tarda pas à prendre un tour favorable aux négociations. Golovin reçut le 7 juillet 1688 des instructions dernières, datées du 29 octobre 1687. Elles lui enjoignaient d'envoyer le porteur, Iv. Loginov, à Pékin s'assurer des dispositions de la cour ; s'il le fallait, Loginov traiterait à Pékin même avec les pleins pouvoirs d'un ambassadeur. Loginov arriva à Pékin le 13 mai 1689 et reconnut que la Chine se montrait toute disposée à une entente. Les ministres chinois se préparaient à un nouveau départ pour la frontière du nord ; Nertchinsk, plus à l'est, plus éloignée que Selenginsk du théâtre des hostilités, serait le lieu de la rencontre. Dans ces conditions, le rôle de Loginov était terminé ; il s'effaça devant Golovin. Les conférences commencèrent à Nertchinsk à partir du 12 août 1689. Les pères Gerbillon et Pereira, qui accompagnaient le ministre chinois Songotou et ses compagnons, jouèrent un rôle actif dans les négociations. La défection des Brates ou Mongols Bouriates et des Onkotes, qui passèrent aux Chinois sous Nertchinsk même, au milieu d'août, la faiblesse de la petite armée de Golovin et des garnisons de Sibérie obligèrent l'ambassadeur russe à des concessions. Par le traité de Nertchinsk (27 août-6 septembre 1689), Albazin dut être rasée, Argoun déplacée sur la rive nord de la rivière du même nom ; la Gorbitsa, petite rivière qui se jette dans la Chilka, formait limite entre la Russie et la Chine. À l'est de la Gorbitsa, la frontière était laissée indécise jusqu'à une nouvelle ambassade. On décidait seulement qu'elle passerait par la chaîne de montagnes qui sépare la Gorbitsa du Toungir (c'est-à-dire le bassin de l'Amour de celui de la Léna) et se prolongerait à l'est par les « Monts de pierre », « Kamennyia gory », et la rivière Ouda, qui ne représentaient à cette époque que de vagues indications géographiques. Les « transfuges » devaient être désormais extradés, les relations commerciales développées.

Ainsi, la Chine avait forcé la Russie à reculer. Une section de la frontière se trouvait délimitée. Mais l'œuvre de partage restait encore inachevée, tant à l'ouest de Nertchinsk qu'à l'est. Ce fut la tâche des ambassades suivantes de chercher, du côté de la Russie, à développer les rapports commerciaux ; pour la Chine, à compléter la démarcation de son territoire.

Le traité de Nertchinsk était à peine signé que les Kalmouks offrirent aux Russes une occasion de prendre leur revanche. À la nouvelle du traité, désavantageux pour les Russes, Galdan leur adressa, à Nertchinsk et à Irkoutsk, ses émissaires. Le 22 février 1690, ils rencontrèrent à Irkoutsk Golovin, qui s'en retournait à Moscou. Ils lui remirent une lettre de Galdan, où il excitait les Russes à une action, de concert avec lui, contre les Mongols. Golovin, dans sa réponse, encouragea le Kontaicha à la guerre, mais déclina toute alliance offensive. La Chine aurait appris la réserve de l'ambassadeur russe et en aurait témoigné sa satisfaction : cette conduite lui permit de se tourner tout entière contre Galdan, de le vaincre à Oulanboutoun (1690), de l'anéantir en 1696. La Russie ménageait la Chine, autant à cause de son propre épuisement que dans l'intérêt de la paix et du commerce. Elle entendait appliquer désormais tous ses efforts au développement de ses relations commerciales avec l'Empire du Milieu.

Aussi fit-elle choix d'un agent de commerce, trois ans après le traité de Nertchinsk, pour la représenter à Pékin. L'« Envoyé » Izbrant se qualifie de marchand danois. Il faisait du trafic par mer à Arkhangelsk. La cour de Russie lui confia une mission commerciale en Chine : il devait fournir un rapport exact sur les produits d'importation et d'exportation entre la Russie et la Chine et essayer d'attirer les marchands chinois à Moscou et dans toute la Russie. Il devait aussi s'informer secrètement des intentions du Bogdy Khan sur la partie de la Daourie (ou Transbaïkalie) laissée indivise. Parti de Moscou le 14 mars 1692, Izbrant resta à Pékin du 3 novembre 1693 au 19 février 1694. Admis à l'audience impériale, il ne put faire accepter ni la « Gramota » [lettre] des tsars ni les présents dont il était chargé. Les Chinois alléguèrent que, dans cette pièce, les titres de leur maître étaient écrits au-dessous des qualifications des tsars et y virent un manque de respect. Izbrant se vit obligé de revenir sans avoir pu remplir sa mission. Tout au plus fut-il en état de donner quelques indications, d'après le dire des jésuites, sur les dispositions pacifiques de K'ang-hi et d'apporter un petit nombre de remarques sur le commerce. De retour à Moscou, le 1er février 1695, il transmit une lettre datée du cinquième jour, deuxième mois de la trente-troisième année de K'ang-hi. Elle lui aurait été donnée par les ministres de l'empereur en réponse aux prétentions qu'il leur avait exposées point par point, suivant ses instructions. La lettre est écrite en très mauvais russe, et, avec les difficultés de lecture, il est à peu près impossible de l'entendre pleinement. Elle semble indiquer que la frontière n'est pas encore établie du côté de la Mongolie et que les Chinois reçoivent les marchands étrangers en Chine mais ne sortent pas de leur propre pays.

Cependant, les relations de la Chine et de la Russie avec les Kalmouks gardaient, en se prolongeant, un caractère différent pour l'une et pour l'autre puissance. Si Galdan se vantait à tort de secours importants que lui auraient fournis les Russes, du moins est-il sûr que les rapports de la Russie avec les Kalmouks restèrent amicaux dans les vingt-cinq années qui suivirent le traité de Nertchinsk (1689-1714). De part et d'autre, on échangeait des ambassades, et les Boukhariotes, agents commerciaux du Kontaicha, trouvaient facilités et même faveurs pour leur trafic en Sibérie. La Chine, au contraire, continuait ses campagnes contre les Éleuthes. À Galdan avait succédé son neveu, Tsevang Raptan (1697), qui, non seulement reprenait la politique agressive de Galdan, mais cherchait, par des alliances ou par la force, à se constituer un vaste empire en Asie centrale, au détriment des Mongols, des princes du Koukou Nor, du Tibet.

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1713-1728. À propos de deux ambassadeurs : T'ou-li-tch'en et Sava Vladislavitch

Est-ce au désir de susciter sur les derrières de Tsevang Raptan un adversaire inopiné qu'il faut attribuer l'envoi par la Chine d'une ambassade aux Tourgoutes de la Volga en 1713 ? T'ou-li-tch'en en fut le chef. Il déclare que ses instructions lui interdisaient de conclure avec les Tourgoutes une alliance offensive contre les Éleuthes. S'agissait-il alors d'obtenir d'eux une neutralité favorable ? Faut-il croire que la Chine se fût exposée aux difficultés d'une ambassade à travers la Sibérie pour avertir le khan des Tourgoutes, Aïouk, que son neveu, Arabtchour , était retenu et bien traité à Pékin ? Reste une hypothèse : elle est exprimée par Glazounov, secrétaire du Collège (Ministère) des Affaires étrangères, qui avait mission officielle d'accompagner les ambassadeurs chinois en Russie à leur voyage de 1731. Fondant son opinion sur le dire des personnages mêmes de l'ambassade, il prétend que l'ambassade de T'ou-li-tch'en, en 1713, aurait eu pour but d'engager les Tourgoutes à revenir dans l'empire chinois . Si, sur la foi de T'ou-li-tch'en, on écarte l'idée d'une proposition d'alliance offensive entre la Chine et les Tourgoutes contre les Éleuthes, le dessein indiqué par Glazounov paraît fort vraisemblable. Ce qu'il y a de sûr, c'est que la Chine se montra satisfaite de l'accueil fait en Sibérie et en Russie à son représentant et le témoigna par une lettre datée du 27, troisième mois, cinquante-cinquième année de K'ang-hi, ou 18 avril 1716. Elle alla plus loin encore. À cette époque (1716), le gouverneur de la Sibérie, le prince Mathieu Pétrovitch Gagarin, envoyait une expédition militaire, sous la conduite du lieutenant-colonel Boukholts, à la recherche du sable aurifère d'Yarkand, ville qu'on croyait toute proche de Tobolsk. Remontant l'Irtych, la petite colonne se heurta, vers le lac Iamychev, à un parti de Kalmouks et subit un désastre ; elle dut rétrograder. La nouvelle de cette tentative malheureuse (qui fut une des causes de la disgrâce de Gagarin) parvint jusqu'à Pékin. La Chine y saisit aussitôt un prétexte à intervention, et, par lettre du 13, troisième mois, cinquante-sixième année de K'ang-hi, ou 23 avril 1717, se référant à une lettre antérieure, elle proposait à la Russie une alliance offensive contre le Kontaicha. Si cet accord ne réussît point à se nouer, du moins la Chine ménageait-elle la Russie.

Celle-ci vit dans des dispositions si favorables un gage de succès pour une ambassade. La Russie avait toujours l'esprit fixé sur les intérêts de son commerce. En outre, le bruit des expéditions chinoises en Dzoungarie l'inquiétait : il lui importait d'être fixée sur les forces et les ressources de ses adversaires. Aussi l'envoi d'une ambassade décidé, un officier en fut-il le chef : le capitaine de la garde du corps Léon Izmaïlov. Il avait à recueillir toute information concernant l'armée et la guerre des Chinois ; mais c'est sur les rapports commerciaux avant tout que portent les instructions du Collège des Affaires étrangères et celles du Collège du Commerce. C'est pour le commerce que lui est adjoint le Suédois Lorents (Laurent) Lang, qui avait déjà fait le voyage de Chine (avec le médecin Harvin en 1716-1717) . Chercher à développer les rapports commerciaux entre la Russie et la Chine, et, à cet effet, demander l'admission d'une caravane tous les ans, obtenir la liberté du commerce avec exemption des douanes dans tout l'empire chinois, la création d'un tribunal de commerce, l'établissement d'un agent consulaire à Pékin, d'un sous-agent en province, enfin, négocier pour la fondation d'une église orthodoxe à Pékin, tels sont les principaux points de ces instructions. Izmaïlov avait ordre d'employer les jésuites à ses desseins ; pour prix de leurs services, leur correspondance serait admise à passer par la Sibérie. Pour éviter tout froissement, dans la « Gramota » impériale, les titres de l'empereur de Chine étaient énumérés, et le tsar n'avait mis que son prénom. Izmaïlov quitta Saint-Pétersbourg le 16 juillet 1719, fut à Pékin du 18 novembre 1720 au 2 mars 1721 et rentra à Moscou le 13 janvier 1722. Malgré les exigences de T'ou-li-tch'en (après son ambassade il paraît chargé des affaires avec la Russie), Izmaïlov trouva des dispositions conciliantes et jouit du meilleur accueil. Il consentit à écrire directement au prince Tcherkaskii, gouverneur général de la Sibérie, au sujet de sept cents transfuges réclamés par la Chine. Cette satisfaction et surtout les heureuses nouvelles parvenues de Dzoungarie (succès de la Chine en 1719 et 1720) agirent favorablement sur les Chinois. Si l'Envoyé extraordinaire ne put arriver à signer un traité de commerce, il réussit du moins à obtenir l'entrée de la caravane et le droit de séjour pour Lang. Un terrain fut cédé pour la future église, qui devait être pourvue d'un archimandrite. L'empereur lui-même donnait des marques de bienveillance ; déjà il avait soldé sur sa cassette personnelle les dettes des marchands chinois envers les Russes. K'ang-hi eut encore avec Izmaïlov plusieurs entretiens amicaux. À l'audience du 28 novembre 1720, il indiquait pour les marchands russes, — peut-être avec une arrière-pensée politique, — l'Irtych comme la voie la plus courte de pénétration en Chine. À ce moment, toutes les pensées de la Chine étaient tournées vers les Kalmouks ; sur eux et sur les forces militaires des Chinois, le capitaine sut rapporter des renseignements précis. Enfin, à la faveur des circonstances et sous l'habile direction de Lang, il semblait que le commerce russe en Chine fût appelé à prospérer.

Il n'en fut rien, et ce sont encore les rapports de la Russie avec les Kalmouks qui expliquent le revirement de la Chine. Bien loin de chercher à venger l'échec du Iamychev, la Russie, dans les années suivantes, s'efforça d'amener le Kontaicha à sa clientèle, comme elle l'avait fait pour le khan des Tourgoutes, Aïouk. Iv. Dm. Tchérédov, dépêché de Tobolsk à Tsevang, le 28 juin 1719, resta auprès de lui jusqu'au 9 janvier 1721. Il obtint du Kontaicha une vague promesse de soumission, à la condition que les Mongols lui fussent livrés comme les Mangoutes à Aïouk. L'envoyé que Tsevang adressa en 1721 à Saint-Pétersbourg, Borokourgan, repartit, accompagné du capitaine d'artillerie Ounkovskii, chargé de conclure avec le Kalmouk un traité ferme. Malgré une année d'efforts (17 novembre 1722 au 18 septembre 1723), il ne semble pas qu'il y ait réussi, et un nouvel agent kalmouk, Darja, s'en vint en Russie continuer les négociations. Mais ces relations avaient éveillé la défiance de la Chine. Ses dispositions conciliantes ne tardèrent pas à se changer en malveillance, puis en animosité contre la Russie. Lang, resté à Pékin après le départ d'Izmaïlov, fut obligé de s'en retourner avec la caravane d'Istopnikov (11 juillet 1722). De Selenginsk, il ne put, durant les trois années suivantes, que relever l'attitude des Chinois, chaque jour plus hostile ; malgré un oukaze du 4 juillet 1722, ordonnant de rechercher et de rendre à la Chine ses transfuges, dès la fin de 1722, les Russes sont expulsés d'Ourga ; l'évêque Koultchitskii, nommé à Pékin en remplacement d'Ilarion (mort vers 1719), ne peut franchir la frontière. La caravane de Tret'iakov n'est pas admise.

Cependant, la Chine désirait tourner toutes ses forces contre les Éleuthes. Pour ce dessein, la paix définitive avec la Russie était nécessaire. La Chine laissait paraître ce souci par l'envoi successif à la frontière russe de personnages chargés de se faire livrer les transfuges, et, au besoin, d'engager des négociations diplomatiques générales. Lang relevait cette attitude, en signalait le caractère conciliant. D'autre part, la Russie connaissait les difficultés de la Chine dans ses campagnes contre les Éleuthes et la misère des Mongols, que les incursions continues des Kalmouks avaient ruinés. L'occasion lui sembla propice pour tenter une action diplomatique importante et obtenir des avantages.

Elle disposait alors de quelques agents remarquables ; Lang, qu'un séjour de plusieurs années en Chine et à la frontière rendait précieux pour les intérêts du commerce ; le comte d'Illyrie Sava Vladislavitch , jadis marchand de fourrures, que son âge (il était né en 1668), son expérience des affaires et son intelligence peu commune recommandaient aux faveurs de la cour. L'ambassade qu'il eut à diriger est plus considérable, — par son ampleur et ses résultats, — que toutes les autres. C'est le plus vaste effort diplomatique, dans les rapports de la Russie avec la Chine, depuis les origines jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle.

Cette ambassade réunit les caractères de chacune des précédentes ; mais l'expérience avait appris à diviser la tâche. À Sava Vladislavitch étaient réservées les discussions diplomatiques ; Lang devait l'aider dans le règlement des affaires commerciales. Le commissaire Kolytchov, précédemment chargé de délimitation de frontières en Turquie et en Pologne, avait mission de lever une carte et d'y proposer la démarcation des territoires. Les forces militaires étaient placées sous la direction du colonel Boukholts ; enfin, deux clercs de Moscou accompagnaient l'ambassadeur comme élèves de chinois. Ajoutez que Sava Vladislavitch disposait encore du personnel de la caravane, administrée par Alex. Tret'iakov puis (2 mai 1726) par D. Molokov, et des géodésiens mis au service des commissaires. Ses instructions répètent celles d'Izmaïlov (importance prépondérante du commerce, — admission de la caravane, — liberté des transactions, — établissement d'un agent consulaire, — entremise des jésuites). Elles lui ordonnent, en outre, de trancher les différends relatifs aux transfuges et de proposer un accord pour la frontière, — de chercher à introduire en secret l'évêque Koultchitskii, — de s'informer des forces militaires de la Chine et du Kontaicha. Une aussi grosse entreprise ne put s'exécuter d'un coup. Pendant que les commissaires Kolytchov, pour la Russie, et Longotou, pour la Chine, opéraient à la frontière, Sava Vladislavitch, parti de Saint-Pétersbourg le 12 octobre 1725, arrivé à Pékin le 21 octobre 1726, entrait en communication directe avec les ministres de Yong-tcheng. Grâce aux dispositions pacifiques de l'empereur, grâce à la remarquable intelligence du représentant de la Russie, après trente conférences, un projet de traité, présenté par Sava Vladislavitch le 19 janvier 1727, était adopté dans ses grandes lignes. C'est sur place, à la frontière même, que dut se conclure l'accord définitif. Longotou, par son obstination à ne céder aucune parcelle du territoire mongol, faillit compromettre toute l'œuvre. Rappelé le 8 août 1727, ses pouvoirs passèrent à ses compagnons, Tsyren Van, chef mongol, gendre de l'empereur, que Sava sut circonvenir, et T'ou-li-tch'en. Un traité préliminaire fut signé sur la Bouria le 20 août 1727 ; le 27 octobre de la même année et le 17 mai 1728, les commissaires Glazounov, pour la partie à l'est de Selenginsk, et Kolytchov, pour l'ouest, échangeaient avec leurs collègues chinois les instruments fixant la frontière. Enfin, le 14 juin 1728 intervenait le traité définitif ou traité de Kiakhta. Il établissait, sur une longueur de près de 4.000 verstes, la frontière russo-chinoise, depuis les États du Kontaicha kalmouk jusqu'aux territoires du bassin de l'Amour laissés indivis. Comme par le passé, les transfuges devaient être rigoureusement extradés. Suivant les vues de l'ambassadeur, le commerce était interdit en Mongolie et reporté dans deux places-frontière, Kiakhta, sur la Selenga, et Tsouroukhaïtou, près de Nertchinsk. Une seule caravane était admise tous les trois ans à Pékin. La mission orthodoxe à Pékin avait le droit de s'adjoindre, entre autres, six élèves de langues mandchoue et chinoise. Revenu à Moscou le 18 décembre 1728, Sava Vladislavitch put se flatter d'avoir remporté un véritable succès : il avait mis un terme à ces irritantes questions de déserteurs et de frontières, pendantes depuis le traité de Nertchinsk, donné au commerce un appui solide par la création de Kiakhta, par la réorganisation des conditions d'échange. Enfin son activité s'était étendue sur tous les domaines, et c'est presque une transformation complète de la Sibérie que produisent ses conseils ; les places de la frontière sont restaurées pour pallier l'effet déplorable des révélations de T'ou-li-tch'en sur la faiblesse militaire de la Sibérie ; les gouverneurs sont rappelés à l'observation stricte de leurs devoirs ; les fraudes des marchands, les abus de tous genres sont relevés et autant que possible prévenus. Enfin cette ambassade a servi l'histoire et la géographie par les explorations et travaux cartographiques qu'elle amena, par l'établissement à Pékin de ces élèves interprètes dont quelques-uns devinrent des traducteurs et des savants.

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Éleuthes, jésuites et marchands

À peine dégagée de ses négociations avec la Russie, la Chine se tournait à nouveau contre les Éleuthes. Dès 1729, elle reprenait l'offensive et cherchait à appuyer ses opérations militaires d'une action diplomatique. Une ambassade spéciale, ménagée par une ambassade et des présents à la cour de Russie, partait en 1731 chez les Tourgoutes de la Volga. Elle devait exciter contre le nouveau Kontaicha kalmouk, Galdan Tcheren, son fils Loouzang Chonon et son beau-frère Lozon Tcheren, tous deux réfugiés sur la Basse-Volga. Peut-être aussi prolongeait-elle l'ambassade de T'ou-li-tch'en en conseillant la transmigration des Tourgoutes en Chine. En tous cas, la Russie s'inquiéta : une seconde ambassade chinoise, arrivée à la frontière russe le 27 avril 1732, était admise à porter ses présents à la cour ; mais de nouveaux envoyés aux Tourgoutes se voyaient refuser le passage par la Sibérie. La Chine, battue par les Kalmouks en 1731 au lac Khotoun Kourkha près de Kobdo, prenait sur eux sa revanche en 1732, grâce à l'appui du prince mongol Tseren. À l'avènement de K'ien-long, les négociations pour la paix n'étaient pas terminées. Durant la plus grande partie du XVIIIe siècle, les relations respectives de la Chine et de la Russie avec les Kalmouks gardèrent une importance primordiale pour les rapports diplomatiques et commerciaux des deux puissances.

Jusque-là, les intermédiaires indispensables entre les deux pays avaient été les jésuites. C'est eux qui parlaient latin aux conférences de Nertchinsk, eux qui traduisaient en latin les lettres du Li-fan-yuan à la cour de Russie. Aussi leur rôle est-il intéressant à considérer au milieu des exigences et des persécutions des deux cours. Du temps de l'empereur K'ang-hi, ils trouvaient protection et faveur auprès d'un monarque ami des lettres et des sciences : ils servaient alors le parti de la Chine, et les rapports de Golovin les accusent de partialité pour leurs maîtres. Du moins refusèrent-ils la proposition des Russes d'ajouter dans l'exemplaire latin du traité de Nertchinsk une clause secrète, relative à Albazin, qu'ils eussent été seuls à connaître et à comprendre. À cette époque, en Russie, les religieux de la Compagnie se voyaient en butte aux dénonciations du patriarche de Moscou, Joachim, et aux poursuites du gouvernement. Mais la situation privilégiée des jésuites à Pékin ne se prolongea point, et, à mesure que s'accentuent contre eux les dispositions hostiles, ils se rapprochent de la Russie. Un mémoire en chinois, en mandchou et en latin, remis le 31 octobre 1716 aux Européens en Chine, réclame des nouvelles sur les pères A. Barros et A. Beauvolier, partis en 1706, sur les pères J. Provana et R. d'Arc, disparus depuis 1708, et qu'une lettre antérieure signalait à la Russie. Le 25 juin 1717, le père Stumpf, qualifié de supérieur de la communauté, s'adresse au tsar pour donner avis à l'empereur Charles VI et à Rome de la situation critique où les jette la persécution. Ces requêtes furent entendues du jour où Lang informa le Collège des Affaires étrangères d'un service notable rendu à la Russie par les jésuites. Dans son rapport daté de Pékin, le 21 octobre 1721, reçu à Moscou le 11 juillet 1722, Lang raconte qu'on avait exigé de lui des passeports pour quatre mandarins chargés d'aller examiner une idole à la Saïssan Kamen' (non loin d'Irkoutsk) ; déjà il y avait consenti quand un jésuite lui révéla le but réel de l'expédition : il s'agissait d'aller placer des bornes qui serviraient de frontière lors du futur partage. Averti, le Collège des Affaires étrangères eut soin d'interdire l'entrée des mandarins suspects et une enquête n'aboutit qu'à la découverte de vagues antiquités sur le Tchakoul. Désormais les jésuites trouvèrent à la cour de Russie reconnaissance et dispositions favorables. Izmaïlov eut ordre de recourir à leurs bons offices en leur offrant, en retour, le libre passage de leur correspondance par la Sibérie. Les instructions de Sava Vladislavitch sont identiques sur ce point ; et celui-ci sut employer les Pères portugais et surtout le père Parrenin. Dès le 22 avril 1726, il lui adressait une lettre secrète en italien, et, au cours des négociations, l'action du Père fut si sensible et si heureuse pour la Russie que Sava rémunérait l'émissaire des jésuites, un personnage de la cour nommé Masi. Mais l'importance des jésuites diminuait avec l'empereur Yong-tcheng ; d'autre part, la Russie sentait la nécessité de traducteurs pour le chinois, le mongol, le mandchou : une lettre en chinois du Li-fan-yuan, reçue le 3 mars 1725, avait dû être renvoyée à Selenginsk faute d'interprètes et n'arriva traduite au Collège qu'un an après ; Izmaïlov avait éprouvé des difficultés à recruter un bon interprète de mongol. Aussi l'archimandrite Ant. Platkovskii avait-il organisé à Irkoutsk une école de mongol et de russe qui fonctionna une dizaine d'années (jusqu'en 1731). C'est lui qui, à la tête de la mission orthodoxe de Pékin, était chargé de surveiller l'instruction des élèves de langue, établis par les conventions de Sava Vladislavitch. L'ambition de la Russie était d'arriver à se passer d'intermédiaires.

Les rapports se multipliaient en effet entre la Russie et la Chine, et les relations officielles étaient loin de former la plus grosse part de ces transactions. Ce sont des marchands russes qu'on trouve continuellement à Pékin et en Mongolie, et c'est le commerce qui constitue la base même et la raison d'être des relations diplomatiques. Source de profit pour le fisc russe et, en fraude, pour les particuliers, les échanges paraissent n'avoir eu qu'une médiocre importance pour les trafiquants chinois. Du moins convient-il de relever les conditions de ce commerce, ses voies à travers l'Asie, ses objets.

Le commerce avec la Chine est un monopole de la Couronne. Pour se joindre à la caravane, il faut oukaze impérial et Gramota du Sibirskii Prikaz (oukaze du 16 mars 1693), sous peine de mort en cas de contravention (oukaze du 28 janvier 1706). Certains articles sont interdits aux particuliers : les zibelines et renards noirs, — le tabac, — la rhubarbe, — les armes et munitions ; le trafic d'esclaves est, de même, réservé au fisc. Presque toutes les infractions sont punies de mort par la loi. Le 8 avril 1726, Tret'iakov est le premier qui reçut autorisation d'emporter, avec les marchandises de l'État, des marchandises privées ; leur valeur ne devait pas s'élever au delà de 6.000 roubles, et Tret'iakov mourut avant d'avoir pu jouir de son privilège. Malgré ces défenses rigoureuses, le commerce clandestin se développait et les fraudes étaient aussi nombreuses que variées. D'une part, les gouverneurs de Sibérie ne se faisaient nul scrupule d'adresser, de leur propre autorité, émissaires et marchands en Chine. Les ministres chinois révélèrent à Sava Vladislavitch plus de cinquante expéditions de ce genre bien que la cour n'eut officiellement envoyé que les ambassades indiquées ci-dessus. L'exemple le plus frappant fut donné par le gouverneur général de la Sibérie, le prince Mathieu Petrovitch Gagarin, qui du reste paya ses exactions de sa tête. De leur côté, les marchands, attirés par l'appât du gain, trouvaient mille manières de frustrer le fisc. Il se faisait un actif commerce de fourrures à Ourga, souvent en cachette, malgré la présence d'un inspecteur russe dans la ville. Dans la Sibérie occidentale, à Tobolsk, à la foire d'Irbit, à Tomsk, même à Irkoutsk et jusqu'en Transbaïkalie, le commerce était presque tout entier aux mains des Boukhariotes. Agents du Kontaicha kalmouk, ils se voyaient, à ce titre, ménagés et déchargés d'une partie des douanes. Avec leurs relations en Sibérie et en Chine, leurs associations et leurs compagnies, il était impossible, — de nombreux documents officiels le reconnaissent, — d'arrêter leurs fraudes. Cependant le gouvernement multipliait les précautions. Des douanes étaient installées aux portes de la Sibérie, l'une à Verkhotour, dans la Sibérie occidentale, l'autre à Nertchinsk, près de la Chine. Chacune devait fournir le relevé des marchandises et la quittance d'acquittement des droits. Copie de cette sorte de « mémorandum double » était envoyée à l'autre bureau. Elles percevaient la dîme, en nature sur les dizaines complètes, en argent sur les autres. Par la Sibérie, par le couvent de l'Ambassade sur le Baïkal, les caravanes officielles s'acheminaient vers Pékin. À la frontière, plusieurs passages s'offraient à elle. Les premières suivirent le plus long, mais le plus sûr, la route de Nertchinsk par le sud-est vers Naoun (Tsitsikar) et Pékin. Ce fut celle de Sp. Liangousov, 1696-1699, de G. Bokov, 1699-1701, de Iv. Savatiéev, 1702-1704. La route de l'Orkhon et de la Tola, pour dure qu'elle fut, avait l'avantage d'être parcourue en soixante-dix jours au lieu des cent cinquante de la voie précédente. Aussi, dès le début du XVIIIe siècle, les caravanes la prennent-elles presque toutes (G. Oskolkov, 1704-1706 et 1711-1715, P. Khoudiakov, 1706-1708 et 1711-1713, M. Gousiatnikov, 1714-1718, Th. Istopnikov, 1718-1723). La route du Kéroulen, la plus directe, était fermée par la Chine. Par exception, Lang la suivit avec la caravane de 1731, à cause des invasions kalmoukes. La Russie eut aussi l'idée d'utiliser un chemin par l'Irtych, à travers les États du Kontaicha, et la Chine aurait favorisé ce dessein, — la proposition de K'ang-hi à Izmaïlov semble l'indiquer — : c'eût été une occasion de conflits perpétuels entre ses deux voisins. Parvenus à Pékin, les deux cents membres de la caravane officielle (la Chine n'en tolérait pas davantage) étaient entretenus, comme le personnel de la mission orthodoxe, aux frais du Bogdy Khan. Ce n'est pas la crainte de la concurrence qui rendait méfiants les Chinois : leurs exportations semblent dépasser de beaucoup leurs achats. La Chine recevait de la Russie des fourrures, des objets manufacturés en étain ou en plomb, des montres ; ses sujets mongols se fournissaient de draps européens à Ourga. La Russie, en Chine, recherchait surtout les damas et soieries, les lingots d'or et d'argent nécessaires au Trésor ; les porcelaines ne venaient qu'en seconde ligne. Les plantes formaient un objet d'échange important : le thé, à cette époque, apparaît à peine ; par contre, les plantes médicinales sont fort prisées, l'anis et, en particulier, la rhubarbe. Le tabac chinois ou « boule chinoise », « kitaïskii char », fait sur les marchés de Sibérie une concurrence acharnée à la « nicotiane », introduite d'Occident par les Anglais. Cependant le commerce officiel de Sibérie est peu actif. L'ambassadeur français Campredon, généralement bien informé, l'évalue, en 1721, à 200.000 roubles. Pour l'augmenter, malgré les tendances de la cour, vers 1726-1727, à supprimer le monopole d'un certain nombre d'articles, Sava Vladislavitch fit prévaloir ses idées : suppression absolue du commerce en Mongolie, privilège exclusif de la Couronne à Pékin et marché d'échanges à Kiakhta. La Chine, bien pourvue de fourrures par la contrebande de Mongolie, et qui avait toujours cherché à éloigner les Russes de Pékin, vit avec plaisir le commerce reporté à la frontière. Si Tsouroukhaïtou, près Nertchinsk, mal situé, ne tarda pas à disparaître, Kiakhta fut solidement établi et prospéra. Cependant, jusqu'au deuxième quart du XVIIIe siècle, monopoles, privilèges et peines les plus sévères n'avaient pu triompher du trafic clandestin : Sibériens, Boukhariotes et Mongols, à défaut du fisc impérial, y trouvaient leur intérêt.

Ainsi les rapports de la Russie avec la Chine s'étaient notablement modifiés de la fin du XVIIe siècle à l'époque ou nous sommes parvenus. Vers 1680-1689, toute la région de l'Amour, toute la Transbaïkalie même retentissait du bruit des armes : les Chinois cherchaient à refouler les Russes au delà du bassin de l'Amour, les Mongols aidaient les Chinois, les Brates, frères des Khalkhas de Mongolie propre, restaient menaçants en territoire russe. Golovin, l'ambassadeur de 1689, dut à la fois combattre et négocier. Alors la Chine tenait un langage hautain ; les ministres chinois à Nertchinsk se déclaraient prêts à la guerre : la Russie cédait dans l'intérêt de son commerce. En 1727-1728, c'est à l'ambassadeur de la Russie, Sava Vladislavitch, de montrer une assurance fière. C'est lui qui parle de guerre, lui qui obtient des concessions. L'histoire des luttes de la Chine contre les Kalmouks explique, semble-t-il, ce changement. Obligée contre eux à de longues campagnes, très pénibles, très coûteuses et sans cesse renaissantes, la Chine chercha des appuis soit auprès des Tourgoutes, qu'elle eût opposés aux Éleuthes, soit auprès de la Russie. Celle-ci sut, une fois au moins, profiter de ces conjonctures pour fixer la frontière au mieux de ses intérêts et surtout pour développer son commerce. Si, malgré privilèges et monopoles, il restait peu productif pour la Couronne, du moins faut-il reconnaître l'importance qu'y attachait la Russie et la continuelle activité des échanges grâce aux fraudes des gouverneurs, des marchands, des intermédiaires. L'histoire des relations de la Russie avec la Chine au XVIIIe siècle est étroitement liée à l'histoire des peuples placés entre les deux empires, les Boukhariotes, pour le commerce ; pour les rapports diplomatiques, les Tourgoutes, les Kalmouks, les Mongols.

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